LES MAÎTRESSES DU RÉGENT

 

APPENDICE.

 

 

Le Régent eut bien d'autres maîtresses que celles dont nous avons esquissé l'histoire. Nos recherches nous ont mis à même de recomposer, à. l'inconnu près, la liste de ce don Juan de l'histoire, presque aussi fournie et presque aussi variée que celle du don Juan de la légende. Nous nous bornerons, cependant, dans un sujet où il serait puéril de vouloir paraître complet.

Nous n'accorderons donc, avec quelque regret, toutefois, qu'une mention à ces maîtresses du hasard et du caprice, à ces maîtresses à passades, pour parler comme Saint-Simon.

Passons donc rapidement devant le front de ces troupes légères, et avec le dédaigneux sans-gêne d'un inspecteur aux revues un jour de montre, nommons successivement :

La danseuse Émilie Dupré, de Rennes, qui montra de la naïveté et du désintéressement dans une situation qui ne les comporte guère, et auquel le Régent, un jour de belle humeur, fit, au grand ébahissement de Dubois, l'honneur unique de la consulter sur les affaires du royaume ;

Les deux sœurs Souris, deux sœurs à la taille svelte et fine, au cœur volage, à la dent aiguë, qui grignotèrent sous la Régence pas mal de grands seigneurs, et dont il faut chercher les mérites ailleurs que sur les registres de l'Opéra.

On peut voir dans les Mémoires de Richelieu dans les Mélanges de Boisjourdain, dans Barbier et dans Mathieu Marais les diverses particularités relatives à ces liaisons ; — comment, par exemple, la belle Émilie passa tour à tour du comte de Fimarcon au duc de Melun, puis au Régent, refusa l'argent de ce prince et mérita son estime, le retint pendant six mois auprès d'elle ; fut la cause d'un duel célèbre entre Fimarcon et la Roche-Aimon ; et, de chute en chute, finit par tomber au duc de Mazarin, auquel elle fit faire ses dernières folies[1] ; — ou comment Richelieu enleva un jour audacieusement au Régent l'infidèle Souris[2].

La Le Roy, autre fille de l'Opéra, jouit aussi un moment de la faveur du Régent, fut triomphalement promenée par lui un jour au bal de l'Opéra, et s'il faut en croire la Correspondance de la marquise de La Cour, périt prématurément des suites d'un coup de pied donné par le plus brutal des amants[3].

Il y aurait bien des choses à dire sur la fameuse Dillon, mêlée à toutes les intrigues de cœur et de cour, sous la Régence, obscure et indigne comparse de toutes les conspirations et de tous les coups d'État ; sur la comique confusion qui lui valut son titre de présidente, ses nombreux mariages, sa retraite, etc.[4]...

La belle mademoiselle Uzée n'aurait que quelques lignes, mais ces lignes en diraient autant qu'un livre. Celle-là aussi mourut prématurément, et si elle n'eut du Régent qu'un sourire pour oraison funèbre, eut peut-être une larme du duc de Noailles qui avait pris, comme tant d'autres, une maîtresse pour rire et qui avait fini par l'aimer pour tout de bon[5].

Il faut citer encore mademoiselle Cavalier, maitresse bel esprit, dont nous voudrions reproduire la piquante supplique au digne dispensateur des faveurs ecclésiastiques de M. le duc d'Orléans, Mgr de Tressais, archevêque de Rouen[6].

Et madame de Brossay, la femme aux cinquante-trois amants, et madame de Sessac, et madame de Cursay, et madame de Châtillon, et madame de Flavacourt, et madame de Gesvres, et la princesse de Léon, et la duchesse d'Albret, et mademoiselle de Portes, et madame de Pramnon, et madame la maréchale de Villars, n'en dirons-nous rien[7] ? Hélas ! non.

Pas plus que nous ne parlerons de cette madame de Nicolaï[8] étoile passagère, qui ne brilla qu'une nuit au ciel de ces capricieuses amours ; pas plus que cette madame Horvaux qui était par trop rousse[9], et qui eût eu grand besoin d'un Cyrano pour faire au Régent l'apologie de cheveux d'or chers à l'antiquité[10] ; pas plus que de cette madame Lévesque qui fut, durant les longues et solennelles cérémonies du sacre de Louis XV, l'unique distraction d'un prince ennuyé[11].

Nous ne ferons que nommer cette mademoiselle Chausseraye, cette fine commère qu'on voit passer et repasser sous la Régence, dans les antichambres du Palais-Royal, et s'effacer aussitôt dans les couloirs obscurs ou les escaliers dérobés, qui sont le théâtre de ses services[12], — et cette brillante et élégante madame.de Prie dont le duc de Bourbon ne fut que le pis-aller, et surtout cette madame de La Vrillière, qui avait enlevé Nangis à la duchesse de Bourgogne, comme mademoiselle Chouin avait escamoté le comte de Clermont à la grande princesse de Conti, et comme madame de Mouchy avait souillé Riom à la duchesse de Berry, qui fut ensuite, pour avoir le tabouret, duchesse de Mazarin, disputa et obtint l'honneur infâme de déniaiser le jeune roi Louis XV et fut le chaperon des quatre sœurs de Nesle[13]. Toutes ces histoires particulières qui sont comme les fioritures, les nœuds et les volants de la grande histoire surchargeraient et allongeraient par trop cette étude des mœurs de la Régence, dont il ent été plus sage peut-être d'alléger et de raccourcir encore la robe.

Nous ne pouvons cependant clore notre revue sans nous arrêter un instant devant deux femmes faites, à tous les titres, pour exciter et retenir l'attention.

Si nous n'avons pas consacré un chapitre à madame de Tencin et à madame du Deffand, c'est que ces deux noms valent un livre. Débordé par une abondance de renseignements inédits parmi lesquels un choix était impossible parce que tous avaient leur importance, et dominé par un respect qui doit survivre à la connaissance même de leurs fautes, nous avons persisté vis-à-vis de ces deux femmes célèbres, qu'il nous mit par trop conté de confondre et d'avilir dans la foule des maîtresses à passades, dans un silence plutôt flatteur qu'injurieux.

Leur vie, en effet, fut surtout une vie littéraire, et leur influence est bien plus sensible sur les esprits que sur les mœurs de leur temps. L'amour, qui seul pouvait leur constituer le droit d'entrer dans notre galerie, ne fut pour elles qu'un en-cas, et n'eut guère de place que dans leur jeunesse. L'ambition, qui sait si bien faire sentir à une femme tout le prix de l'indifférence, fut bientôt l'unique passion de madame de Tencin. Pour madame du Deffand, cœur sec, esprit analytique, elle ne parait avoir essayé des erreurs communes à la femme que par curiosité. Elle n'eut de passions ou plutôt de caprices que pour avoir un prétexte plausible de s'ennuyer toute la vie, d'écrire dans ses lettres et de pratiquer dans ses actes cette philosophie du néant qui fut sa seule religion.

L'une et l'autre ne furent que par occasion, par hasard, un jour, une heure, les maîtresses du Régent. Dès le matin du premier rendez-vous, le duc d'Orléans, qui n'aimait pas, à certains moments, le bon sens ni l'esprit, trouva à l'une trop d'esprit, à l'autre trop de bon sens.

Un autre jour, à une autre place et dans un cadre où aucun voisinage compromettant ne pourra gêner vis-à-vis d'une femme qui mérite une biographie sérieuse, la dignité de l'histoire, nous ferons en détail cette curieuse étude de la jeunesse de madame du Deffand dont il nous suffira de dire aujourd'hui, d'après le témoignage unique, mais irrécusable d'Horace Walpole, qu'elle fut un moment, voire même quinze jours, la maîtresse du Régent. Nous dévoilerons ses intrigues, nous citerons ses parodies et ses chansons, nous mettrons le nom encore inconnu au bas de chacun de ses caprices ; nous analyserons enfin ce cœur étrange sur lequel on peut juger, comme sur un type, le dix-huitième siècle tout entier qui s'occupa de tout sans s'inquiéter de rien, qui fit une mode du sentiment et une curiosité de l'amour, et qui poursuivit le plaisir sans tempérament ni roman.

La vie et les aventures de madame de Tencin, femme active, ambitieuse, intrigante, ayant à faire ou à refaire sans cesse la fortune de son frère ou le crédit de ses amants, nous sont en raison de sa participation directe ou indirecte à toutes les grandes affaires de son temps, ecclésiastiques, politiques et littéraires, beaucoup mieux connues. Madame du Deffand se retira de bonne heure dans son tonneau et ne connut du monde, qu'elle ne pouvait plus voir, que ce groupe varié et brillant qui s'en détachait pour venir animer sa solitude. Le pouvoir du duc de Choiseul, auquel elle tenait par intérêt et par reconnaissance, parait avoir été sa seule préoccupation politique. Aussi sa vie intime, domestique, privée, ses sentiments et ses pensées, minutieusement décrits et détaillés dans ses Lettres, constituent-ils pour nous, à défaut d'aventures et de passions, dans une vie qui en fut très-sobre, sa véritable histoire.

Madame de Tencin, au contraire, qui passa sa vie dans les intrigues de palais et qui y témoigna d'une habileté et d'une prévoyance qui en font, sauf la dignité, une diplomate femelle, un ministre en jupons, une madame de Maintenon qui a jeté son bonnet par-dessus les moulins, une madame des Ursins dégénérée, madame de Tencin n'a d'autre histoire que celle de la France au XVIIIe siècle, avec des notes en marge qui résument la part qu'elle prit à ces scandales qui étaient les coups d'État de la politique d'alors. Dans les lettres qui nous restent d'elle, l'esprit se montre souvent, mais le cœur est muet. Nous eussions pu facilement commencer dans ce livre même ce curieux travail en le bornant à la courte période de sa liaison avec le Régent et avec Dubois. Mais dans ces limites Witte, le détail nécessaire nous eût emporté trop loin, et nous n'avons pas voulu exposer au hasard d'un fragment de biographie l'appréciation du lecteur.

Nous serons donc, en raison des considérations qui précèdent, et dont nous regrettons tout le premier la rigueur, aussi concis à l'égard de ces deux femmes illustres, que pour ces maîtresses d'un jour que le Régent crut avoir, que pour ces maîtresses dont l'histoire serait curieuse aussi et honorable pour le temps, que le Régent voulut avoir, et qu'il n'eut pas, les unes, par suite des circonstances, comme la nièce de Sainte-Maure[14], les autres, par suite de leur noble résistance, comme lissé.

Il ne nous reste, pour fermer juste le livre à l'endroit où l'inconnu commence, qu'à placer aux derniers rangs de cet escadron de femmes légères, dont les premières, en pleine lumière, ont toute une histoire, et dont les autres, perdues dans une obscurité qui leur sert de pudeur, n'ont qu'une mention, ces quelques malheureuses dont le Régent, qui voulait aller jusqu'au fond du vice, fit le pis-aller de ses caprices et le rebut de ses plaisirs : cette jeune fille que lui livra la lâche complaisance de son valet de chambre Cauche[15] ; cette maîtresse que lui expédia diplomatiquement le parti jacobite, galant ultimatum qui faillit décider sa conviction[16] ; cette jolie fille de chambre que la duchesse de Berry ne rougit pas d'amener à son père[17] ; ou cette simple et crédule bourgeoise que Dubois fit semblant d'épouser pour la céder ensuite à son maitre, et qui mourut de honte et de douleur, à la suite de cette plaisanterie de laquais[18].

Et c'est ainsi que de révélation en révélation, de chute en chute, nous tomberons dans ce dégoût qui est l'unique moralité d'une histoire comme la nôtre, quand elle est sincère, c'est-à-dire honnête.

Si en finissant, on nous demande pourquoi nous l'avons faite, nous répondrons qu'elle nous a paru nécessaire, comme celle du Bas-Empire par exemple ; que le récit de la décadence d'un grand siècle est la seule leçon bonne pour le nôtre, qu'il est des dégoûts salutaires, et que par moments, quand le sens moral se trouble, que les caractères s'abaissent, et que sa voix n'est plus écoutée, le philosophe aux abois a le droit et le devoir de s'adresser au grand remède, de réveiller l'histoire de la Régence, et comme l'ilote ivre, de la faire marcher à coups de verges devant les Spartiates de Paris.

 

 

 



[1] V. Mélanges de Boisjourdain, t. I, p. 109 ; — Mémoires de Richelieu (par Soulavie) ; édit. Barrière, Didot, 1859, t. I, p. 80 à 92 ; — Journal de Barbier, t. I, p. 172 et 171 ; et Math. Marais, à la date du 16 mars 1723.

[2] Mémoires de Richelieu, édition Barrière, t. I, p. 89 et 90.

[3] V. Castil-Blaze, Histoire de l'Académie impériale de Musique, t. I, p. 84 ; —Correspondance inédite de la marquise de La Cour (Bibliothèque Mazarine).

[4] Mémoires de Richelieu, t. I, p. 89 et 191 à 193. — Mémoires pour servir à l'Histoire de la Calotte ; Mélanges de Boisjourdain, t. I. p. 456 à 438 ; — Mémoires de Maurepas, t. III, p. 22 ; — Recueil Maurepas, V. la Table.

[5] Correspondance de Madame, t. I, p. 262 ; — Mélanges de Boisjourdain, t. I, p. 229 ; — Recueil Maurepas ; — Correspondance de la marquise de La Cour.

[6] Mémoires de Maurepas, t. II, p. 85 ; — Mémoires pour servir à l'Histoire de la Calotte, 1752, t. I, p. 163 ; — Mélanges de Boisjourdain, t. II, p. 320.

[7] Le Recueil Maurepas et Math. Marais sont nos autorités en ce qui concerne toutes ces dames, sauf la maréchale de Villars. Pour cette dernière, V. la Correspondance de Madame, t. I, p. 208, 320.

[8] Mémoires de Richelieu, édit. Soulavie, t. III, p. 309.

[9] Mélanges de Boisjourdain, t. I, p. 210.

[10] Œuvres de Cyrano de Bergerac, publiées par le Bibliophile Jacob : Paris, Delahays, 1858, p. 35.

[11] Mélanges de Boisjourdain, t. I, p. 210.

[12] V. Duclos, Mémoires secrets, édit. Michaud, p. 479 et 559 ; — Mélanges de Boisjourdain, t. I, p. 265 ; Mémoires de Maurepas, t. I, p. 113.

[13] Correspondance de Madame, t. I, p. 315 ; — Recueil Maurepas, V. la Table ; — Journal de Barbier, t. I, p. 362 ; — Mémoires de Maurepas, t. II, p. 217, et t. III, p. 232 ; — Mémoires de d'Argenson, édit. Jaunet, t. II ; — Mélanges de Boisjourdain, t. II, p. 414.

[14] Journal de Barbier, t. I, p. 145.

[15] Mémoires secrets de Duclos, p. 538.

[16] Histoire de la Régence, par Lemontey, t. I, p. 90.

[17] Correspondance de Madame, t. I, p. 378.

[18] Mémoires du chevalier de Ravanne.