C'est par indulgence que nous plaçons mademoiselle Howel ou Houël au rang des maîtresses. Ce ne fut qu'une demi-maîtresse, une maîtresse in partibus. Le Régent la prit sans l'aimer, pour n'en pas perdre l'habitude, et elle n'eut guère auprès de lui que les privilèges incomplets de la Sulamite chargée de réchauffer les pieds du roi David. Le Régent prit mademoiselle Houël pour se réchauffer le cœur, mais ce fut impossible. Cependant, comme il faut être galant, même pour ces pécheresses incertaines, restées indécises entre le vice et la vertu, entre la chute et le triomphe, et qu'après tout, ce ne fut pas la faute de mademoiselle Houël, si elle ne se perdit pas autant qu'elle l'aurait voulu, nous accordons :i cette jeune personne, qui ne fit rien qu'il moitié, moitié bien, moitié mal, moitié envie, moitié pitié, une moitié de place dans ce convoi de belles dépravées que nous conduisons par la grand'route de l'histoire... à l'immortalité du roman. Mademoiselle Houël avait le malheur d'être la nièce de madame de Sabran. De là à être présentée, il n'y avait qu'un pas. On sait que c'était là la position assez équivoque que l'ancienne favorite avait conservée auprès de l'ancien amant. De rage de n'être plus mal-tresse, elle s'était chargée d'introduire ses rivales. C'est ainsi qu'elle avait successivement offert à l'insatiable curiosité du Régent — car je crois que le Régent n'eut guère, après la d'Argenton et là Parabère, que des passions d'esprit qu'il déguisa en passions de cœur —, madame de Phalaris, madame de Nicolas et, récemment, selon Maurepas, madame d'Averne, qui pourrait bien s'être offerte elle-même. Ce n'est que grâce à ce rôle, singulier pour une demoiselle de Foix, qu'il nous est donné de rencontrer encore madame de Sabran, avec laquelle nous n'avons eu qu'une très-courte entrevue, que la rapide survenue de madame de Parabère, de madame de Phalaris et de madame d'Averne, a par trois fois interrompue. Madame de Sabran ne pose pas dans notre galerie, elle la traverse. Madame de Sabran, raconte la chronique, fit donc venir de Marseille une de ses nièces qui étoit dans un
couvent, et qui alloit se faire religieuse, et l'offrit à son arrivée pour
maitresse à monsieur le duc d'Orléans. Ce prince la prit et fit remettre cent
mille francs à madame de Sabran pour la faire équiper. Ne nous hâtons pas de nous indigner contre madame de Sabran : si cette tante prévoyante n'avait pas appelé sa nièce à Paris, elle était de celles qui y viennent bien toutes seules : selon Maurepas, elle n'aurait même fait qu'y suivre un certain M. de Valdeuil, lieutenant de cavalerie[1]. C'est au mois de juin 1723 que se passait ceci. Mathieu Marais raconte l'aventure en ces termes gaulois dont il a gardé le secret, et dont nous lui laissons le privilège : Il y avoit déjà longtemps que le Régent étoit sans maîtresse, au moins publiquement, car, secrètement, on lui donnait madame de Ségur. On lui en a fait venir une de Provence. Mademoiselle Houël est nièce de madame de Sabran, très jolie, qui n'a point fait la difficile, et qui est maîtresse déclarée. Il commence par lui donner 20.000 écus de meubles. Il y fait le mieux qu'il peut, et ce mieux-là est très-peu de chose ; mais la pucelle s'en contente, étant, à ce qu'on dit, très-nice, s'il y en a de telles en Provence[2]. Cet avènement de mademoiselle Houël a eu la bonne fortune
d'être aussi annoncé dans la Correspondance de Voltaire[3] : Monsieur le duc d'Orléans ne travaille plus, et, quoiqu'il
soit moins fait pour les femmes que pour les affaires, il a pris encore une
nouvelle maîtresse, qui se nomme mademoiselle Ouel. Rien n'y manque, on le voit, pas même ce coup de griffe qui est comme la marque de fabrique du grand épistolier. Si le Régent, à l'époque où nous sommes, se montre, et par force, avare de son amour, il est plus que jamais prodigue de son argent. Il fait des rentes à sa maitresse, faute de mieux. On sait qu'il lui a donné 12.000 livres de rente sur la ville, qu'il est content de dormir auprès d'elle, et qu'elle en est aussi très-contente. A peine avoit-elle une chemise, et, à l'heure qu'il est, elle a les plus belles garnitures du monde. Elle eet grande, bien faite, de belles dents ; mais elle est brune et n'est pas belle de visage. Elle n'a que seize ans. Cela est fait pour durer[4]. Mais cela avait besoin de se former un peu. Il est impossible d'allier à un plus haut degré, en effet, que mademoiselle Houël, la naïveté provinciale et la rouerie féminine. Déjà maîtresse du duc d'Orléans, elle avait encore un faux air de pensionnaire échappée, candide jusqu'après la faute. Mademoiselle Houël, la nouvelle maîtresse du duc d'Orléans, est si neuve, que, se promenant avec lui, et ayant rencontré Mittan, intendant de Toulon, qu'elle salua, elle dit au prince : Saluez-le donc, c'est notre intendant[5]. Si mademoiselle Houël manquait d'esprit, elle avait une tante capable de lui en donner. Madame de Sabran lutta avec une énergie vraiment digne d'une meilleure cause, contre l'indifférence qui s'emparait du Régent, et qui ne tarda pas à l'éloigner d'une maîtresse qui n'avait ni le charme romanesque de ses premières amours, ni l'attrait dépravé des dernières. Mademoiselle Houël, avec toutes les qualités qui attirent, n'avait aucune de celles qui retiennent. L'ennui bâilla bientôt entre ces deux existences qu'avait unies un caprice et que tout séparait. Ce qu'il fallait au Régent, c'étaient surtout des plaisirs de vieillard, des débauches d'imagination, des orgies de cerveau. Le corps une fois vaincu, tonte sa lubricité s'était réfugiée dzns l'esprit. La nouvelle maitresse était peu propre à satisfaire ces désirs d'une sensualité tout idéale. Belle, matérielle, elle s'étonnait de ces appétits raffinés qui dédaignaient les trésors de sa nature pour ne s'adresser qu'à la stérilité de son intelligence. Cette recherche inquiète d'un impossible plaisir, cette aspiration désespérée vers des voluptés métaphysiques, tous ces efforts et tous ces regrets épuisaient cette vieillesse précoce et irritaient cette opulente jeunesse, liées ensemble par un amour qui ressemble à un supplice. Philippe rompit le premier cette chaîne qu'appesantissaient sans cesse de nouvelles incompatibilités. Il rendit la liberté à cette esclave impatiente de n'être plus qu'une femme ; et il retomba, pour n'en plus sortir, dans ce dégoût de lui-même et de toutes choses qui est la dernière période de la débauche. Pour mademoiselle Houël, il est permis de croire qu'elle quitta sans regret cette position équivoque, même pour une maîtresse, qui enchaînait autour d'un cœur aride, comme une fleur au rocher, sa languissante jeunesse. Comme les filles de certains brûlants pays, qui naïvement dépravées, s'amassent par la prostitution une dot honorée, elle avait conquis, par le patient sacrifice d'une de ses plus belles années, le droit de vivre impunément selon son cœur. Elle songea à se marier. Peut-être cet énergique dessein lui avait-il été suggéré par son artificieuse tante, et ne devait-il être dans sa pensée qu'un de ces coups de théâtre que la coquetterie d'une femme délaissée a toujours à son service. Contre toute attente, le Régent, que la résistance enflammait plus que l'amour, ne Pat pas sensible à cette déclaration d'indépendance. Il ratifia le congé que la naïve rebelle s'était donné, et dans des termes qui n'eurent pas le don de plaire à madame de Sabran. Le duc d'Orléans a fait dire à madame de Sabran et à sa nièce de quitter la maison de Sève, où il se fait une trop grande dépense. Madame de Sabran s'est moquée de l'ordre, et a dit qu'elle attendroit qu'on la chassât avec des gardes. On peut appeler cela de l'amour forcé[6]. Mais la fière dame n'était pas au bout de ses déceptions. Elle eut bientôt à partager avec tout son entourage celle de la mort dit duc d'Orléans, qui lui enleva toute espérance. S'il fallait en croire les Mémoires de Maurepas, une grossesse des plus imprévues Mt tout l'héritage qui demeura à mademoiselle Houël de cet illustre mort, qui échappait à l'honneur d'une paternité très-contestable. Mademoiselle Houël demeura sans aucun établissement. Valdeuil fut aussi sans récompense, et son frère — de mademoiselle Houël — sans régiment[7]. Ainsi finit l'histoire, qui finit très-mal, comme on voit. Mademoiselle Houël, selon Boisjourdain, réussit pourtant à se marier. Mais cet hymen ne fut guère heureux, s'il faut en croire le même auteur. Les deux époux se battirent durant la nuit même de leurs noces, et ne tardèrent pas à se séparer[8]. Ce que c'est que d'avoir goûté, si peu que ce soit, au fruit défendu ! |
[1] Mémoires de Maurepas, t. I, p. 120-121.
[2] Journal de Math. Marais, juillet 1723.
[3] Lettre à madame de Bernières ; édition Beuchot, p. 92 du t. I de la Correspondance. L'annotateur place cette lettre en avril. Elle pourrait bien être de juin.
[4] Journal de Math. Marais, juillet 1723.
[5] Journal de Math. Marais, juillet 1723.
[6] Journal de Math. Marais, 27 août 1723. — V. aussi les Mémoires de Maurepas, t. I, p. 121.
[7] Le frère de mademoiselle Houël fut plus heureux qu'elle, et fit au jeu une fortune que d'Argenson (Mémoires, t. I, p. 40) évalue à plusieurs millions. Il avait mis pour tout enjeu, sur la première partie, un écu, selon d'Argenson, vingt-quatre sols, selon Barbier (Journal, 1731, t. III, p. 159), que mademoiselle de Charolais lui avait donnés en échange d'une orange qu'il tenait à la main étant spectateur dans un très-gros jeu. Il gagna cette première partie, et fit de sa vie une série de purotin toujours insolemment heureux. Barbier raconte, sous la date de février 1739, une soirée où M. Orry de Fulvy, frère du contrôleur général, intendant des finances et directeur de la Compagnie des Indes, perdit au biribi, jeu défendu, contre cet Houël, alors officier aux gardes, une somme de vingt mille louis ! (480.000 livres.)
[8] Mélanges de Boisjourdain, t. I, p. 210.