Il en est de certains lecteurs, et même de certaines lectrices, comme de madame de Longueville, qui s'ennuyait extrêmement en Normandie où était son mari. Ceux qui étaient auprès d'elle lui dirent : Mon Dieu ! madame, l'ennui vous ronge ; ne voudriez-vous point quelque amusement ? il y a des chiens et de belles forêts ; voudriez-vous chasser ? — Non, dit-elle, je n'aime pas la chasse. — Voudriez-vous de l'ouvrage ? — Non, je n'aime pas l'ouvrage. — Voudriez-vous vous promener, ou jouer à quelque jeu ? — Non, je n'aime ni l'un ni l'autre. — Que voudriez-vous donc ? lui demanda-t-on. Elle répondit : Que voulez-vous que je vous dise ? je n'aime pas les plaisirs innocents[1]. C'est à ces lecteurs et à ces lectrices que j'offre ce petit livre. Innocent, il ne l'est point, Dieu l'en garde ! Mais il est honnête, s'il plait à Dieu. L'histoire intime de la Régence m'a paru posséder ce rare privilège d'être à la fois amusante et instructive. Elle est amusante pour celui qui s'intéresse aux révolutions de la mode et aux caprices du cœur humain. Elle est instructive pour celui qui sait voir dans l'histoire de la mode l'histoire des mœurs elles-mêmes, et qui connaît assez le cœur humain pour tenir compte de ses caprices. Le moraliste trouvera à glaner dans cette frivole moisson d'anecdotes. Il pourra comparer l'une à l'autre deux époques d'argent, et calculer ce qu'un Law peut faire de l'âme d'une nation. Il y verra ce que valent les hommes quand ils s'achètent, et les femmes quand elles se vendent. Quant au lecteur assez heureux pour ne chercher dans l'histoire qu'un amusement et non une leçon, il ne pourra s'empêcher de reconnaître que maîtresses pour maîtresses — je parle des maîtresses de roi —, il est encore meilleur d'avoir affaire à celles qui font sourire qu'à celles qui font pleurer, à celles dont le nom ne rappelle que les fautes d'un prince trop aimable, et ne fait pas songer aux malheurs de la nation. C'est là le principal, peut-être le seul mérite de ces charmantes et nobles aventurières dont je vais esquisser les traits et la vie. Toute leur vertu consiste en ce qu'elles n'ont pas d'histoire. Elles dominèrent l'homme sans dominer le prince, et loin de régner sur la France, ne régnèrent pas même sur son cœur. Madame d'Argenton, madame de Sabran, madame de Parabère, madame d'Averne, madame de Phalaris, furent les maîtresses du duc d'Orléans, voilà tout. Elles aimèrent, mais ne gouvernèrent pas. Faciles à vaincre, elles demeurèrent faciles à renvoyer. Un signe suffit pour commencer ou clore leur passagère faveur. Leur volage amant en triomphait avec un sourire, et les congédiait avec un bon mot. Tout cela, sans que la France s'en mêle. Toutes vécurent et moururent vierges.... de politique. Aucun ministre n'alla prendre à leur toilette l'ordre du jour, et elles ne décidèrent pas la paix ou la guerre d'un signe de leur éventail. Le scandale de leurs liaisons fut si inoffensif, qu'il n'atteignit point même les mœurs qui, autour d'elles, eussent pu rester pures, si, avant elles, elles n'eussent été corrompues. Elles n'imposèrent à la ville et à la cour ni leurs vices ni leurs vertus, qu'elles gardèrent pour elles, économisant également le plaisir de la faute et le mérite du repentir. Quand mademoiselle de Séry tomba, elle n'afficha point sa chute. On ne vit point, à son exemple, les filles d'honneur s'empresser de se déshonorer. Quand madame de Parabère devint enceinte, la mode ne revint pas des robes battantes sous lesquelles madame de Montespan étalait, sous prétexte de les cacher, ses grossesses adultères. Quand elle se convertit, si elle se convertit jamais, on ne flatta point autour d'elle, par une dévotion hypocrite, ces velléités de pénitence. Quand le duc de Brancas se retira à l'abbaye du Bec, on ne vit pas tous les roués aller aux Camaldules de Grosbois, comme on avait vu, avant eux, les anciens compagnons d'orgie de Roquelaure et de Bussy, faire jeûner leurs gens et dragonner les protestants. On ne trouvera donc rien, dans ces récits, de ce qui dépare, sous Louis XIV et sous Louis XV, la grande histoire. On n'y verra passer ni le clergé, ni le Parlement, ni les jansénistes, ni les jésuites. Aucune de ces favorites d'un jour ne vaut la peine d'être flattée. Aussi, n'ont-elles pas de poètes ; Voltaire seul fera hommage à madame d'Averne de quelques vers trop mauvais pour n'être pas désintéressés. Inhabiles à inspirer l'adulation, les maîtresses du Régent ne le sont pas moins à provoquer la haine. Elles ne pourraient pas même, si elles le cherchaient, réussir à être détestées. Personne ne leur fait l'honneur d'un ennemi. Personne ne se bat pour elles et ne va pour elles à la Bastille. Fouquet fut perdu pour avoir osé aspirer à La Vallière. Puni comme concussionnaire, il ne fut peut-être coupable que comme rival. Lauzun fut emprisonné pour avoir marché sur la main de madame de Monaco, puis pour avoir manqué à madame de Montespan. Beringhem et Richelieu conservèrent leur liberté, même après en avoir abusé au point d'enlever au Régent ses maîtresses. C'est à peine si le dernier put réussir, en trahissant l'État, à faire sortir un moment le prince de son indulgence. Le temps est passé des affaires d'amour dégénérant en affaires d'État. De tous ces menus accidents de cour qui, sous Louis XIV, prennent si vite les proportions d'un événement, c'est à peine si l'on trouve quelques traces dans les sottisiers. Quelques couplets malins, mais pas une satire : Voilà tout ce que les maîtresses du Régent purent obtenir de la curieuse indifférence de leurs contemporains. Hâtons-nous de dire qu'elles ne s'en plaignaient pas. L'ombrageux Dubois, lui, ne s'en plaint pas davantage. Il se frotte les mains, loin de trembler, à chaque événement nouveau. Sa tâche n'est-elle pas diminuée de moitié par ces insouciantes enchanteresses, grâce auxquelles lb Régent oublie de régner ?... Du reste, il ne leur laisse pas le temps de s'attacher au prince qu'il gouverne, ni surtout à l'attacher à elles. Ce que le prévoyant précepteur a surtout appris à son élève, c'est l'art d'être infidèle. Et comme il a profité de ses leçons ! Toute sa vie, en politique, en science, en amour, n'est qu'une suite d'inconstances. Grâce à ce système, auquel les passions de l'un et l'ambition de l'autre trouvent également leur profit, tout va bien, excepté la morale. La France n'est pas plus inquiète de ces éphémères faveurs que Dubois n'en est jaloux. La nation sait, comme le ministre, que son sort ne dépend point d'un de ces riens foudroyants qui, sous le pouvoir des maîtresses reines, renversent les hommes et ébranlent les institutions[2]. Chose étrange ! c'est cette époque décriée qu'on nomme la Régence, qui réparera sur certains points les torts du grand siècle. Loin de nous faire assister à la continuation de ce déplorable spectacle qui a fait gémir si longtemps les Chevreuse, les Beauvilliers, les Bellefonds, les Fénelon, ce groupe de fidèles indépendants, plus amis de la royauté que du roi ; loin d'achever la dégradation de la paternité et de consommer l'apothéose de l'adultère, c'est elle qui venge à la fois les droits de la famille et de la nation outragées. C'est elle qui abaisse d'abord l'orgueil de ces fils de l'amour et un peu du hasard, auxquels l'aveugle idolâtrie de Louis XIV vieillissant avait, d'édit en édit, fait enjamber la distance qui les séparait du trône. Sous la Régence comme sous Louis XIV, il y a des adultères et des bâtards. Mais l'infidélité n'est plus glorifiée et la bâtardise reprend son pas boiteux derrière la légitimité. Le Régent ne s'expose pas à recevoir dans son sang la leçon qu'il venait d'infliger aux du Maine. Brutalement prévoyant, il lie ses deux fils naturels au célibat par les vœux de l'épiscopat et de Malte, et loin d'abandonner à une dangereuse fécondité ces branches parasites de sa famille, il les condamne à la stérilité[3]. En outre, continuant par son exemple à nous offrir un argument invincible contre ceux qui veulent faire assumer à ce prince la responsabilité d'une corruption des mœurs qui avait commencé bien avant et qui était déjà mûre à la mort de Louis XIV[4], le Régent, qui n'affiche pas ses passions, ne se pique pas davantage de les faire partager aux autres. Il n'oblige personne au respect de ce qu'il méprise et de ce qu'il aime. Aussi tolérant pour les autres que pour lui-même, il s'amuse, mais il n'empêche pas les autres de s'ennuyer. Il déteste les sermons, mais il respecte le prédicateur. Le curé de Saint-Côme avait tonné contre lui. Le Régent se borne à dire : De quoi se mêle-t-il ? Je ne suis pas de sa paroisse[5]. Ses maitresses, il ne les a prises à personne, et il se les laisse prendre volontiers. Madame d'Argenton reçoit un mari presque de sa main, bien loin d'en être privée. Madame de Parabère, elle, est veuve d'un mari qui n'a pas tardé à comprendre qu'il n'y avait pour lui rien de bon à faire en ce monde[6]. D'ailleurs il n'est pis bien sûr que le Régent ait été l'objet de sa première infidélité. Pour madame de Sabran, elle appelle son mari son mâtin, et il est trop heureux de ronger l'os de ses lucratives débauches. M. d'Averne, encore plus accommodant, c'est-à-dire plus cynique, ne veut perdre ni une goutte de honte, ni une goutte de profit. Ne pouvant empêcher sa femme de se donner, il l'oblige à se vendre ; il la traite comme une affaire et la surveille comice un placement. Quant à madame de Phalaris, l'enlever à son mari, escroc et dépravé, qui déteste toutes les femmes et surtout la sienne, c'est leur rendre h tous deux le plus signalé des services. On le voit, pour toutes ces légères épouses, si le nœud conjugal reçoit quelque atteinte, c'est de la part du mari ; ce qui excuse le Régent ne fait guère l'éloge de son temps, j'en conviens, mais je suis bien forcé de prendre mon bien où il se trouve. Ces maîtresses, que le duc d'Orléans n'a prises à personne, il les entretient lui-même, et ne les fait pas entretenir par la nation. Il s'endette peut-être, mais il n'endette pas la France. Aussi désintéressé que prodigue, sa mère lui rend cette justice véridique que pas une goutte n'est retombée sur lui-même de cette pluie d'or dont il arrose ses courtisanes. Il n'a pas même voulu toucher ce qui lui revient comme administrateur du royaume[7]. Ces aimables rouées, elles ne font rougir personne de leur triomphe, pas même la duchesse d'Orléans. Jeune fille, la duchesse s'est peu souciée que son mari futur l'aime, mais qu'il l'épouse[8]. Épouse, elle se soucie peu de toute autre chose que de le gouverner. Et elle en fait en effet ce qu'elle veut, avec son air de lendore[9], mais jamais au détriment de plaisirs dans lesquels elle semble trouver son compte. C'est elle qui l'envoie à Asnières et au bal de l'Opéra, et lorsque ces courses nocturnes présentent quelque danger, elle offre elle-même asile à l'orgie dans le Palais-Royal. Indifférente, madame d'Orléans n'avait pas le droit d'être jalouse. Elle ne le fut pas. Les mémoires du temps et les lettres de Madame sont unanimes sur ce point. Le Régent, du reste, n'abuse point de cette liberté qu'on lui laisse. Dans l'intérieur, plein d'égards pour sa femme, il sauve à l'extérieur, autant qu'il le peut, les apparences. Monsieur, dit-il au prince de Conti, qui s'est conduit un soir d'ivresse avec peu de dignité, je me souviens d'avoir lu dans un livre, sans le chercher, que quand un homme est ivre, il faut qu'il aille se coucher, sans rien dire à sa femme. Pour moi, quand je suis en cet état, ce qui m'arrive assez souvent, comme vous le savez, je me garde bien de l'aller dire à madame la duchesse d'Orléans, ni de le lui faire connoître ; je fais le tapinois[10]. Si le Palais-Royal est ouvert à ces joyeux convives des deux sexes, les Tuileries leur sont à peu près fermées. Le Régent ne souffre guère autour du jeune roi, que leur naissance leur permet d'approches, la présence de ses maîtresses[11]. Il installe madame de Parabère à Asnières, madame de Sabran à Sèvres, madame d'Averne à Saint-Cloud. Au premier grognement de Dubois, il s'empresse de renvoyer cette dernière de Versailles où elle s'est glissée. Quant aux roués, ils ont tous, comme dit Brancas, beaucoup de faveur et nul crédit. Nocé, le plus aimé de tous, celui que le duc d'Orléans, appelle avec un spirituel cynisme son beau-frère, celui-là est exilé pour, un ben mot contre Dubois que le Régent méprise trop pour ne pas vouloir qu'on le respecte. Nouilles, Broglie, Canillac, sont sacrifiés avec la même égoïste sévérité. Roués et rouées, favoris et maîtresses, s'effacent les uns et les autres dans ce demi-jour qui convient à leur vertu, et ne sont quelque chose qu'à huis clos. Une convention inexorable arrête sur ces lèvres spirituelles où charmantes toute allusion intéressée à là politique. Il n'est qu'un vice que le Régent ne pardonne pas à ses amis, c'est l'ambition. Il l'a dit bien haut : il déteste les roués qui ne s'enivrent qu'à demi et les femmes galantes qui sont en même temps femmes d'affaires. Malheur à celles qui n'ont vu dans les rendez-vous qu'une sorte d'audience sur l'oreiller ! Coquetteries perdues ! jamais l'amour ni le vin n'ont assez enivré le prince pour lui faire trahir le secret de l'État. Vivement pressé de questions par une belle indiscrète, il l'entraîne devant une glace et lui dit pour toute réponse : Sont-ce là les paroles qui conviennent à une telle bouche ? Une autre fois il esquive moins galamment le piège, et madame de Tencin est ignominieusement chassée pour avoir eu de l'esprit dans un dé ces moments où l'esprit gâte tout. Tels sont les traits généraux qui établissent, entre la vie privée de Louis XIV et celle du Régent, un si piquant contraste. Si de la synthèse nous descendons un moment à l'analyse, et du cadre aux figures, nous trouvons les mêmes différences à noter, souvent à l'avantage de nos frivoles héroïnes auxquelles, à défaut d'autre mérite, il faut laisser du moins celui de n'avoir fait de mal à personne, et d'avoir été également légères à la France et à leur amant. Mademoiselle de Séry est la La Vallière de ce second printemps, plus orageux que l'été, du siècle qui dégénère. Comme son aînée, elle appartient à ce groupe des filles d'honneur qui semble personnifier dans cette apothéose de la monarchie, qui est le siècle de Louis XIV, toutes les grâces et toutes les faiblesses de la femme. Comme elle d'abord, elle rougit d'aimer et d'être aimée, et, violette timide, se cache sous l'herbe jusqu'à l'heure où, sûre de son pouvoir, peut-être aussi défiée par quelque hostilité téméraire, elle se redresse dans sa fierté revenue, et montre en vain à un indolent amant le chemin de l'ambition et de la gloire. L'avouerai-je ? il y a dans cette subite et pourtant décente métamorphose, un charme qui vous séduit. Peu nous importe la plus belle de ces deux victimes de l'amour. Celle que nous préférons est celle qu'il ne faut pas plaindre, celle qui se retourne contre la fatalité, et cherche à la dompter d'un courageux sourire, et non celle qui descend d'affronts en affronts la pente de l'expiation ascétique, et va aux Carmélites crucifier son cœur. Nous suivons jusqu'au couvent, avec un attendrissement qui s'indigne, La Vallière humiliée et pénitente, mais nous ne franchissons pas la grille. Pour madame de Séry, devenue comtesse d'Argenton, et bravant, pour elle et pour son amant, les cabales d'une cour hypocrite, nous la suivons jusqu'au bout, en applaudissant à ce gracieux héroïsme, aussi couronné d'une disgrâce, mais d'une disgrâce ennoblie par le combat. Madame de Parabère n'a rien à envier à madame de Montespan. De l'esprit, elle en a assez pour savoir se passer de celui qu'elle n'a pas. Pour du cireur, elle en a bien davantage. Ce n'est pas elle qui eût débuté dans la carrière avec ces hypocrites réticences, ces souhaits timorés, ces yeux baissés ou pieusement levés au ciel de l'astucieuse fille des Mortemart. Ce n'est pas elle qui, l'adultère déjà dans son cœur, se fût écriée avec componction : Dieu me garde d'être jamais la maîtresse du roi ! Si j'étais jamais assez malheureuse pour cela, je n'aurais jamais l'effronterie de me présenter devant la reine ! — C'est le moment où elle la trompait, ajoute avec un énergique laconisme Mademoiselle de Montpensier. Madame de Parabère, dont le cœur vraiment féminin contenait toutes les contradictions, se piqua, sur la, fin, de quelque piété. Un sermon de village l'avait touchée ; elle en convint de bonne grâce et se fit dévote. Que Bien le lui pardonne ! Mais le fut-elle jamais à la façon de madame de Montespan qui, au moment où elle faisait de La Vallière sa servante, et s'acharnait à semer d'affronts ce chemin expiatoire que la maîtresse repentante s'obstinait à suivre jusqu'au bout, affectait une dévotion exagérée, et jeûnoit si austèrement les carêmes qu'elle faisoit peser son pain[12]. Mais laquelle des maîtresses du Régent comparer, pour l'ennui et la fausseté, à madame de Maintenon, cette grande parvenue, positive et pédantesque, qui porta près du trône les scrupules étroits et les prosaïques vertus de la vie bourgeoise, pour laquelle elle s'avouait faite et qu'elle regretta toujours, pour nous servir d'une expression d'elle qui la caractérise à merveille, comme la cane regrette sa bourbe ? Est-il possible de songer sans s'attrister à cet automne froid et gris du grand règne, à ce fauteuil dogmatique où la matriarche[13], comme on l'appelait, se délecte aux assoupissantes délices de la pédagogie ? Écoutez-la, cette prêcheuse guindée, gouvernante du grand roi, femme d'affaires des évêques[14], chargée par bref du Pape des intérêts de l'Église[15], inoculant gravement à de ternes jeunes filles quelque chose de ce génie des jésuitiques subtilités qu'elle possède si bien, que quelques écrivains protestants la disent affiliée à la société[16]. — Qu'entendez-vous, Parthenay, par l'horreur du péché ? — C'est, dit la demoiselle, ce sentiment qui nous pousse à le fuir de toutes nos forces. — Montfalcon, savez-vous ce que c'est que la pratique de la présence de Dieu ? — Oui, dit la petite demoiselle, naïve sans le vouloir, c'est de penser toujours à lui[17]. Un bon point à l'élève Parthenay pour sa définition ! Un mauvais point à l'élève Montfalcon, pour son ingénuité ! Et voilà comment on faisait à Saint-Cyr le catéchisme que les dragons étaient chargés d'appliquer à la France ! Quelle passion que celle-là, dont chaque baiser fut un cas de, conscience, perpétuel combat de l'amour et du jubilé ! Quelle femme que cette méticuleuse dévote qu'un directeur était obligé d'exhorter au devoir conjugal[18], et qui, b. chaque galante velléité du vieux roi, le crayon des redditions à la main, notait ses mauvaises pensées ! Ah ! nous vous l'accordons, ce fut là la femme sans faute[19] vraiment, la femme sans faute,..... comme un pensum[20] ! Quand on sort de cette atmosphère de subtilités cléricales et d'étouffantes méthodes, n'est-on pas près de dire, comme Madame : Pour dire la vérité, il faut convenir que les femmes galantes sont plus amusantes que les femmes vertueuses, mais il faut moins s'y fier ? N'éprouve-t-on pas le besoin de respirer, fût-ce à l'excès, dans l'histoire de tous les caprices et de toutes les licences de l'esprit et du cœur ? Cette histoire, la voici donc enfin, sans le moindre roman. Voici un prince artiste, savant, éloquent, spirituel, toujours gai, toujours bon, qui eut enfin toutes les qualités qui ne sont pas des qualités de prince. Voici des maîtresses que le mari ne dispute point à l'amant et des bâtards dont on ne songe pas le moins du monde à faire des rois. Voici enfin une époque sans préjugés, originale, hardie, sceptique, où l'on veut aimer, rire et chanter quand même, où les vicissitudes du système n'enlèvent pas un habitué aux bals de l'Opéra, où rien n'excuse un homme de s'être fait sauter la cervelle, où les maris eux-mêmes prennent leur parti.et donnent carte blanche aux femmes qui la donnent aux maris, où tout le monde, en proie à un vertige contagieux de galanterie et d'esprit, est quelque peu rimeur ou amoureux, où Richelieu écrit des billets que signerait Voltaire, et Voltaire des billets que ne désavouerait pas Richelieu, où le prince rit tout le premier des couplets qu'on fait contre lui, et prête de l'esprit à ses 'ennemis, où les plus fous sont les plus sages, où les plus sages sont les plus fous, où d'Argenson ne compte plus ses maîtresses, et où d'Aguesseau est bien près d'en avoir, où le garde des sceaux se retire à Notre-Dame du Traisnel, dans un véritable sérail sous la grille, et où le chancelier de France se laisse appeler par la maréchale d'Estrées : Mon folichon[21]. Cette époque, je l'ai peinte telle qu'elle est, ressemblante, mais non flattée. Ceux qui me liront jusqu'au bout verront que toute frivole qu'elle semble, cette œuvre a une conclusion, une moralité, et que si l'auteur n'a pas fait la leçon au lecteur, c'est qu'il est persuadé qu'il n'en est pas de meilleure et de plus profitable que celle que le lecteur se fait lui-même. Si, par hasard, il se reflétait dans mon langage quelque chose de la liberté du temps, on me le pardonnera sans doute. J'ai cherché à éviter, sans y toujours réussir peut-être cette influence. Aujourd'hui, je le sais, les mots ne peuvent plus être à la fois nus et chastes. Notre langue est devenue bégueule comme notre honnêteté. Notre vertu de repentis tremble au seul nom du vice. La moindre caillette de province s'effarouche aujourd'hui de ce dont nos grand'mères daignaient rire. Je ne manquerais point de bonnes raisons pour me défendre contre ces susceptibilités par trop farouches, contre ce cant enfin qui de l'Angleterre passe à la France. Aux uns, je citerais le mot de Chamfort : Plus les mœurs s'altèrent, plus on devient délicat sur les décences. Aux autres, je dirais comme Duclos : La pudeur, la pudeur, belle vertu qu'on attache sur soi le matin avec des épingles ! J'aime mieux m'incliner et me taire. Mais je n'ai pas cru devoir pousser à l'excès le respect de cette pudibonderie qui ne profite en rien à la morale. Je puis prononcer cependant avec assurance l'anathème de l'auteur honnête : Nuda recede Venus ; non est tuus iste libellus. Que le public reçoive donc ce livre avec indulgence. Qu'il
se pénètre des nécessités exceptionnelles de notre sujet ; qu'il se rappelle,
comme l'y conviait le spirituel auteur de quelques ouvrages qui sont les
modèles du genre du nôtre, que le tableau qui peint
le mieux les mœurs n'est pas toujours le plus moral[22]. Que cette bienveillance s'étende du peintre aux portraits et des portraits à l'original. Qu'il sourie à cette époque étrange et charmante qui fut, au sortir des disciplines du grand siècle, comme la Fronde des mœurs légères. Les fautes de nos aimables pécheresses sont-elles donc après tout des fautes indignes de pardon ? Ne pourraient-elles pas dire comme madame de Courcelles à ses juges : Ah ! consultez de grâce et vos yeux et vos cœurs, Ils vous inspireront d'âtre mes protecteurs ; Tout ce que l'amour fait n'est-il pas légitime ? Et vous qui tempérez le sévère Thémis, Pourriez-vous vous résoudre â châtier un crime Que le plupart de vous voudroient avoir commis ? Toutes, du reste, comptèrent plus ou moins sur ce pardon
final des hommes et de Dieu. J'espère cependant,
dit madame de Phalaris au Régent, que Dieu me fera
miséricorde. Et le Régent lui-même la promet, cette miséricorde, à madame
de Parabère. Cette confiance fut surtout la consolation de celles qui devaient se sauver par le repentir. Aux autres, qui n'auront eu sans doute d'autre ressource pour désarmer leur juge que de le faire rire, il reste toujours le mot de madame de La Sablière, excuse charmante de toutes les femmes qui n'en ont pas d'autres : Un magistrat, parent de madame de La Sablière, lui disoit d'un ton grave : Quoi ! madame, toujours de l'amour et des amants ? Les bêtes n'ont du moins qu'une saison. — C'est vrai, dit-elle, mais ce sont des bêtes. M. DE LESCURE. |
[1] Correspondance de Madame, duchesse d'Orléans. Paris, Charpentier, 1855, 2 vol., t. I, p. 409.
[2] Lemontey l'a remarqué avant nous : Les courtisanes politiques, dit-il en son style d'académicien, ne furent sous la Régence qu'un fléau subalterne, suivant l'usage des cours galantes, où un peu de corruption donne du crédit aux femmes, et où beaucoup de corruption le leur ôte.
[3] Correspondance de Madame, 26 juillet 1716 ; — 13 novembre 1717.
[4] C'est là un fait important dont le développement déborderait les limites d'une note, et à l'appui duquel les autorités ne manqueraient pas. La Correspondante de la princesse Palatine, les Mémoires de La Fare, les Mémoires de d'Argenson, parmi les contemporains ou quasi contemporains, et, de nos jours, l'opinion de Lemontey, de MM. Sainte-Beuve et P. Pâris ont irréfutablement établi ce témoignage à la décharge de la Régence.
[5] Mémoires de Duclos, édit. Michaud, t. XXXIV, p. 495.
[6] Mémoires de Saint-Simon, édit. Hachette, t. XIII, p. 334.
[7] Correspondance de la princesse Palatine, t. I, p. 428, 446.
[8] Souvenirs de madame de Caylus, coll. Michaud, p. 509.
[9] Souvenirs de madame de Caylus, coll. Michaud, p. 509.
[10] Journal manuscrit de la Régence (Bibliothèque Impériale), t. IV, p. 1942.
[11] Correspondance de la princesse Palatine, t. II, p. 378.
[12] Souvenirs de madame de Caylus.
[13] Depping, Correspondance administrative du règne de Louis XIV.
[14] La Beaumelle, Mémoires, etc., t. VI, p. 172, éd. de 1756.
[15] La Beaumelle, t. VI, p. 121.
[16] La Beaumelle, t. V, p. 142, 143.
[17] La Beaumelle, t. VI, p. 124, 125.
[18] La Beaumelle, t. VI, p. 67 à 77.
[19] La Beaumelle, t. V. p. 61.
[20] Personne n'a mieux jugé madame de Maintenon que madame du Deffand. Ces deux grandes ennuyées étaient faites pour se comprendre. Je persiste à trouver que cette femme n'étoit point fausse ; mais elle étoit sèche, austère, insensible, sans passion..... On voit qu'elle n'aimoit ni le roi, ni ses amis, ni ses parents, ni même sa place. Sans sentiment, sans imagination, elle ne se fait point d'illusions, elle connoit la valeur intrinsèque de toutes choses, elle s'ennuie de la vie et elle dit : Il n'y a que la mort qui termine nettement les chagrins et les malheurs. Conclusion : Il me reste de cette lecture (de ses Lettres) beaucoup d'opinion de son esprit, peu d'estime de son cœur, et nul goût de sa personne. (Lettres de madame du Deffand, Londres, 1810, t. I, p. 214.)
[21] Journal manuscrit de Mathieu Marais (fonds Bouhier).
[22] Préface des Tableaux de genre et d'histoire, par F. Barrière. Paris, 1828.