NAPOLÉON ET SA FAMILLE – 1769-1821

LIVRE QUATRIÈME. — L'EMPEREUR - 1804-1815

 

CHAPITRE II. — BAYLEN. - ERFURT.- SARAGOSSE - 1807-1809.

 

 

Le versant de la colline. — Vue du sommet. — L'apogée finit ; le déclin commence. — Fautes et malheurs. — Dans quels sentiments nous en tracerons le tableau. — La France, en 1807, désire et espère la paix. — Symptômes caractéristiques. — Dispositions prises en vue d'un suprême effort de la ligue des neutres et de la médiation armée. — Changements dans le personnel ministériel. — M. de Bassano remplace M. de Talleyrand. — Épuration de la magistrature. — Réorganisation des finances. — Cour des comptes. — Immense développement des travaux publics. — Progrès industriel ; prospérité commerciale. — Monuments et dotations. — Protection aux lettres et aux beaux-arts. — Discours de M. de Fontanes. — Mariage du roi Jérôme et de Catherine de Wurtemberg. — Prise de Stralsund. — Second bombardement de Copenhague. — Échec de la médiation russe. — Invasion du Portugal. — Fondation de l'empire du Brésil. — Commencements de la question d'Espagne. — Tableau d'un peuple dégénéré et d'une cour avilie. — Napoléon arrive peu à peu, grâce à Talleyrand (malgré l'avis de Cambacérès), à la pensée de reprendre vis-à-vis de l'Espagne la politique de Louis XIV. — Première phase de l'affaire d'Espagne. — Abdication, protestation, renonciation de Charles IV. — Renonciation de Ferdinand VII. — Joseph roi d'Espagne ; Murat roi de Naples. — Voyage d'Italie. — Tentative de réconciliation avec Lucien. — Décret de Milan. — Insurrection de l'Espagne. — Combats de Tudela, Mallen ; sac de Cordoue. — Capture de la flotte française à Cadix. — Bataille de Rio-Seco. — Bataille et désastre de Baylen. — Soulèvement du Portugal. — Apparition de Wellington et des Anglais dans la Péninsule. — Bataille de Vimeiro et capitulation de Cintra. — L'occupation française est réduite aux pays entre l'Èbre et les Pyrénées. — Scène avec M. de Metternich. — Théâtrale et décevante entrevue d'Erfurt. — Ses projets, ses promesses, sa stérilité. — Napoléon en Espagne. — Premières idées de divorce et de mariage. — Échec de la seconde médiation russe vis-à-vis de l'Angleterre. — Combats de Zornoza et de Burgos. — Bataille d'Espinosa. — Batailles de Tudela et de Somo-Sievra. — Napoléon et Joseph sous Madrid. — Siège de Roses. — Bataille de Cardedeu. — Bataille de la Corogne. — Bataille d'Uclès. — Entrée de Joseph à Madrid. — Siège et prise de Saragosse. — Disgrâce de M. le Talleyrand. — Guerre avec l'Autriche unie à l'Angleterre.

 

Jusqu'ici, nous avons vu la force sans excès, le génie sans erreur, la victoire sans revers, la gloire sans tache. Nous arrivons à d'autres tableaux, à d'autres exemples et à d'autres leçons. Nous arrivons au point culminant de la grandeur de la France, incarnée dans la grandeur d'un homme. Après une dernière halte au milieu des nuages et des rayons du soleil qui se voile avant de se coucher, nous redescendrons rapidement cette pente opposée où la hauteur même d'où l'on tombe accroît la violence des moindres chocs et précipite la chute. Le bonheur monte comme la tortue et fuit comme l'oiseau. C'est du vol même de l'aigle, qu'elle a pris pour emblème, que va déchoir et choir une nation vouée aux hasards d'une destinée militaire, et qui n'est qu'une armée. L'intervention d'Espagne, irréprochable peut-être dans son but, mais funeste dans ses moyens ; l'intervention d'Espagne, hâtivement conçue, témérairement entreprise, héroïquement combattue par un peuple déchu, mais fier, que la douceur eût peut-être dompté, et qui se montre surtout rebelle à la violence d'une régénération oppressive ; la campagne d'Espagne, où la confession de Napoléon lui-même avoue une première faute, inaugure la série des intermittentes éclipses de l'astre au déclin et des infidélités d'une fortune fatiguée de faveurs.

Après avoir poursuivi et blessé sans l'arrêter l'implacable inimitié de l'Angleterre dans les champs de l'Espagne et du Portugal, Napoléon s'obstinera, à travers les steppes glacées de la Russie, à faire à l'insaisissable ennemie cette chasse où, trouvant les éléments pour complices de sa vengeance, la proie, devenue à son tour victorieuse, changera la poursuite en retraite et chassera à son tour le chasseur. Privé de l'appui moral du Saint-Siège, inutile à la victoire, nécessaire à la défaite, maudit maintenant par celui qui bénissait naguère sa couronne, dépouillé de ses conquêtes, mais non de son courage et de son génie, Napoléon, reculant jusqu'au Rhin à travers des alternatives de revers et de succès, retrouvera en frappant du pied le sol sacré de la patrie, la fidélité de la nation et l'enthousiasme de l'armée. Mais il retrouvera aussi les incertitudes d'une opinion que le bonheur a corrompue, qui n'est point habituée au malheur, et qui, conquise à force de grandeur, maintenue à force d'autorité, abandonne avec la fortune celui à qui elle ne s'est donnée qu'avec elle. Condamné à toujours combattre, pour avoir abusé de la guerre, et à toujours réussir, pour avoir abusé du succès, l'empereur, acculé dans ce pays réduit à ses limites les plus modestes et menacé au cœur, résiste avec un sublime désespoir à l'effort de l'Europe entière. Ses deux plus belles campagnes sont la première et la dernière : celle d'Italie, où il affranchissait du joug un peuple asservi, et celle de France, où il défend les foyers du peuple libérateur dont il a fait la gloire, et au salut duquel il va s'immoler. Mais à quoi sert l'héroïsme des derniers amis et des derniers soldats, contre ce besoin de paix, devenu implacable comme le besoin de vivre, qui résiste à l'appel, pour la première fois méconnu, de ce grand capitaine que la France adora et qu'elle ne croit plus ? Épuisée même du sang nécessaire, après avoir prodigué le superflu, ivre de douleur et rassasiée de gloire, la France veut à tout prix le repos, dût-elle le payer de la servitude.

Napoléon, si grand qu'il soit, doit succomber, car il a appris la victoire à force de défaites au lent ou brutal génie des Wellington et des Blücher, et l'impitoyable Angleterre, qui a quinze ans de haine à assouvir et quinze ans de désastres à venger, renouvelle sans cesse, à mesure que l'épée d'Austerlitz, devenue celle de Waterloo, les coupe, les têtes inépuisables de cette hydre de la coalition qu'elle a prise pour la cinquième fois à sa solde. Napoléon tombe, après avoir épuisé la gloire, pour épuiser le malheur et purifier, dans l'expiation de l'exil, son immortalité. Au retour triomphal de l'île d'Elbe, à cette nation en délire tombant aux genoux de son héros, succède le furtif départ, au milieu des défections de l'ingratitude et du triomphe de l'étranger, de la Malmaison, où Napoléon malheureux n'a plus trouvé pour le consoler que l'ombre de Joséphine. Pour Marie-Louise, venue avec la fortune, elle est partie avec elle, et rentrée au foyer paternel, elle abandonne à l'exil le grand homme qui lui a fait l'honneur de la prendre pour femme, honneur dont elle se reconnaîtra indigne elle-même, en sacrifiant jusqu'à la gloire de demeurer sa veuve.

Tels sont les tableaux qu'il nous reste à tracer, la main frémissante des patriotiques colères, ou tremblante à la fois d'admiration et de pitié. Nous remplirons jusqu'au bout cette tâche douloureuse, mais nous le ferons avec le respect dû au génie, même lorsqu'il se trompe, à la gloire, même lorsqu'elle s'égare, au malheur, même lorsqu'il est mérité. Nous ne retournerons point, comme les historiens pamphlétaires, le poignard dans la plaie, et nous ne viderons pas devant nos lecteurs, jusque dans ses impures lies, le calice de l'expiation. Ce qui est pour d'autres un plaisir de vengeance, n'est pour nous qu'un devoir de vérité. Les écarts d'une ambition sans frein, les excès d'un pouvoir sans limites, l'aveugle- ment grandiose et le sublime égoïsme d'un homme acharné à faire, malgré elle, une France grande comme le monde, c'est-à-dire comme lui-même, et à l'illustrer à l'excès sans la consulter assez ; la faute de la campagne d'Espagne, l'erreur de la campagne de Russie, les violences et les injustices de cette lutte contre le Saint-Siège, où la raison n'est pas toujours non plus du côté du plus faible, et où la victime trouve moyen d'opprimer le tyran ; tout ce passif funeste ne nous empêche pas de voir l'éternellement glorieux actif de tant de travaux, de succès et de progrès sans reproche. Nous trouvons la des leçons pour la sagesse, et non des armes pour la haine. Nous pensons que le succès lui-même, si on lui en eût donné le temps, eût réparé beaucoup des fautes de Napoléon et réhabilité plus d'une de ses erreurs, et que la destinée, qui l'arrêta trop tôt, doit partager un peu de leur responsabilité. Telle de ces ébauches que la postérité condamne aujourd'hui, eût été, rectifiée et achevée, un chef-d'œuvre applaudi. N'oublions pas que nous jugeons une œuvre interrompue, dont les débris sont encore plus grands que nos ouvrages. N'oublions pas que les malheurs de la France, sous Napoléon, font partie, comme ses gloires, d'un héritage qu'il est permis de répudier, mais non d'insulter. N'oublions pas que le hasard a ses crimes comme le génie a ses erreurs, que Waterloo est une victoire de la fatalité, dont l'Angleterre n'a point à se glorifier, et que Sainte-Hélène est un de ces supplices qui déshonoreraient un peuple, si la loyauté de la nation anglaise pouvait être rendue responsable de la duplicité de ses chefs. N'oublions pas, enfin, que Napoléon est un de ces hommes qu'on peut admirer encore en les blâmant, et plaindre en les critiquant, sans rien perdre de sa dignité ni de son courage, car il est grand jusque dans ses fautes, et il a donné, en tombant, la plus grande mesure connue de l'intelligence, de l'activité et de la puissance humaine, et le plus illustre témoignage de la majesté où peut atteindre notre infirmité.

C'est dans ces sentiments que nous allons reprendre et achever un récit triste et rapide dont la fortune s'éloigne, mais non la gloire et la pitié.

Ce que la France saluait surtout de ses acclamations enthousiastes dans le vainqueur d'Austerlitz et d'Iéna de retour à Paris, c'était le retour de la paix, d'autant plus chère à tous les cœurs qu'elle revenait victorieuse et que l'intérêt et l'orgueil national étaient d'accord. En épuisant pour celui qui avait épuisé la gloire la flatterie sincère de leurs applaudissements et de leurs hommages, la reconnaissance et l'admiration du pays indiquaient, à l'auteur du prodigieux et si fragile édifice de Tilsitt, qui semblait éternel, une voie nouvelle, celle où il devait marcher désormais à l'abri des vicissitudes de la fortune et des hasards toujours dangereux de la guerre. Cette voie, c'était celle de la consolidation, de l'organisation, de la pondération de cet empire assez grand pour les ambitions les plus exigeantes, où il y avait à dépenser l'activité d'une vie entière et à acquérir une gloire sans ennemis, dans les réformes administratives, les progrès industriels et agricoles, l'éducation de l'opinion, l'apprentissage de la liberté à faire faire à un peuple qui en était digne. La France, non pas dégoûtée, mais lasse de la guerre, désirait donc en juillet 1807 et espérait la paix, autant que l'Angleterre, qui ne pouvait trouver que dans la guerre la satisfaction de son ambition et l'assouvissement de sa vengeance, la redoutait. Car la paix systématiquement et impitoyablement poursuivie par la ligue des puissances médiatrices et la ligue des puissances neutres coalisées à Tilsitt, eût été pour elle la plus désastreuse des guerres et pour Napoléon la suprême victoire. Il ne pouvait se tromper à ces signes d'aspirations pacifiques, de tendances conservatrices. L'illumination spontanée de la capitale pouvait sembler encore un hommage au vainqueur, mais à l'administrateur seul s'adressait cette manifestation de la Bourse, temple du crédit non encore abandonné aux débauches de la spéculation, qui portait, vers la fin de juillet, à 92 et 93 francs la rente 5 pour 100, qui était à 12 francs au 18 brumaire. C'était là un témoignage muet, mais d'autant plus éloquent, de cette disposition générale de la nation à dépenser désormais sur les champs de bataille du progrès ces forces vives trop longtemps prodiguées à la gloire stérile des combats.

Napoléon était trop clairvoyant pour se méprendre sur tous ces symptômes d'une opinion dont il tenait encore compte, et soit qu'il voulût seulement la flatter, soit qu'il partageât réellement — et tout semble prouver qu'il était sincère — ses besoins et ses illusions, il rassura le 27 juillet, à Saint-Cloud, par les plus heureux présages, l'attente universelle. Il manifesta à sa famille et aux grands corps de l'État, venus pour l'interroger en le félicitant, une confiance rayonnante dans l'avenir. La paix continentale était assurée ; la paix maritime, inévitable et prochaine par suite de la ligue de toutes les puissances. Aucune résistance ne pouvait arrêter la France alliée à la Russie. Jouissons donc de notre grandeur, continuait familièrement l'empereur, et faisons-nous maintenant commerçants et manufacturiers. S'adressant particulièrement à ses ministres, il ajouta : J'ai assez fait le métier de général, je vais reprendre avec vous celui de premier ministre et recommencer mes grandes revues d'affaires, qu'il est temps de faire succéder à mes grandes revues d'armées[1]. En attendant que Napoléon se fit son premier ministre et concentrât son activité à l'intérieur, comme il se proposait sincèrement peut-être de le faire, il négligeait M. de Cambacérès, pour prendre, avec Berthier, les dernières dispositions de la sollicitude du capitaine. Il ne désarmait pas la France et n'évacuait pas l'Allemagne. Il se bornait à mettre les armées le fusil au pied, afin d'être plus fort dans les négociations d'où devaient sortir, ou une paix définitive avec l'Angleterre, forcée dans ses dernières résistances, ou une guerre définitive.

La Russie était chargée, en sa qualité de médiatrice, de faire à l'Angleterre les ouvertures que celle-ci ne pouvait repousser que résignée à avoir l'Europe entière sur les bras. Pour seconder et surveiller au besoin la diplomatie russe dans ce rôle délicat, Napoléon envoya auprès d'Alexandre le général Savary ; en même temps, il prenait les mesures nécessaires pour rallier par la force à son système la Suède et son roi extravagant, pour y attirer par la persuasion l'honnête et loyal Danemark, destiné à devenir encore une fois l'héroïque victime de sa modération, pour obliger l'Espagne, intimidée dans sa faiblesse, intéressée par son orgueil, qui survivait à sa déchéance, à chasser avec lui les Anglais du Portugal, devenu le pied-à-terre de leurs flottes et l'asile de leur butin. En même temps que le maréchal Brune s'arrêtait devant Stralsund, prêt à renouveler le siège de Dantzig, le maréchal Bernadotte occupait le Hanovre et couvrait la Hollande. Pour ajouter à ces démonstrations militaires et politiques l'autorité de leçons plus cuisantes, un ordre impérieux, impitoyablement obéi, faisait saisir, confisquer, vendre à Leipzig, à Hambourg, à Livourne, les marchandises anglaises, et frappait dans le commerce britannique le véritable, auteur de cette guerre fatale. Il le menaçait encore par l'occupation du littoral romain, des bouches du Cattaro, de Corfou et des îles Ioniennes, point de relâche de l'expédition maritime, conquérante et vengeresse qu'il projetait. Malheureusement, l'énergie même de ces préparatifs, revêtus, par une exécution militaire, des apparences de la violence, était destinée à troubler les esprits qu'elle avait pour but de rassurer ; et la guerre, par une série de fatalités inévitables, allait sortir peu à peu de ces mesures sans ménagement destinées à rendre la paix nécessaire. L'oppression des neutres, dont le but n'excuse pas les moyens, allait en faire des belligérants et des ennemis. Napoléon allait trouver tour à tour dans le Portugal, dans l'Espagne, dans le Saint-Père lui-même, attirés malgré eux sur la scène des événements, des adversaires plus redoutables qu'imprévus ; et ni la docilité du Danemark, bientôt puni, par un second désastre, de sa complicité innocente, ni le châtiment de la Suède rebelle, ne devaient compenser, pour Napoléon et sa politique, la triple déception et les triples dangers d'une triple explosion, à Lisbonne, à Madrid et à Rome, des levains de rancune, d'ambition, de vengeance, que lui-même y avait amassés et provoqués. Il faut avouer que sa conduite vis-à-vis de ces trois puissances n'est pas exempte des ambiguïtés et des trahisons qu'il leur reprochait justement, et que s'il eût été moins aveuglé par le succès et moins entraîné par son ambition, il eût vu dans cette tyrannie de ses alliées ou des neutres, qui servait à la fois sa haine contre l'Angleterre et les projets secrets, peu à peu sortis des tentations et des occasions corruptrices de son génie, non un appui, mais un danger pour son système. Un but comme la paix ne s'atteint guère par des voies aussi belliqueuses. Napoléon, obligeant par les armes le Portugal, l'Espagne, le Saint-Siège, à renoncer vis-à-vis de l'Angleterre aux intérêts du commerce et aux lois de l'hospitalité, et les mettant dans la nécessité de s'armer pour lui ou contre lui, devait arriver à son but, c'est-à dire à imposer la paix à l'Angleterre, comme un pompier qui arroserait, pour l'éteindre, un incendie avec de l'huile. Celle-ci, en effet, ne perdait pas de temps, et elle aussi, elle ralliait peu à peu à sa cause, au besoin par les mêmes arguments, c'est-à-dire ceux du plus fort, des nations obligées de choisir entre un ami invaincu ou un maître invincible, l'un opprimant la terre, l'autre tyrannisant la mer, et se décidant suivant les nécessités de leur situation ou suivant les inspirations, plus mauvaises conseillères encore, de la haine, de l'ambition ou de la peur. Contre tous ces dangers, Napoléon avait la conscience de son droit, celle de sa force et sa confiance excessive d'abord, bientôt changée en une méfiance excessive aussi, dans l'alliance de la Russie, alliance caduque comme toutes celles qui ne sont fondées que sur l'ambition commune ; alliance décevante, comme toutes les complicités.

Après avoir pris les mille dispositions militaires, politiques, maritimes, dont nous n'avons pu indiquer que les principales, pour intimider l'Angleterre par un immense concours de moyens, pour la disposer à la paix, et si elle s'opiniâtrait à la guerre, pour forcer la Suède, le Danemark, la Prusse, le Portugal, l'Autriche, à fermer leurs ports aux produits de Birmingham et de Manchester, pour préparer, avec la réunion de toutes les forces navales du continent, des expéditions dont la possibilité toujours menaçante épuiserait tôt ou tard les finances ou la constance de la nation anglaise, sans compter qu'il suffisait du succès d'une seule pour la frapper au cœur[2], Napoléon jetait sur le personnel et le matériel de l'administration de l'empire des regards dont chacun provoquait un ordre et un progrès. Il faisait à l'ambition boudeuse et à la fatigue prévoyante de M. de Talleyrand, qui aspirait à quitter au bon moment le fardeau des affaires étrangères, la concession tant désirée du titre de vice-grand-électeur (14 août 1807) ; et il accordait aux services plus sûrs et plus utiles de Berthier, sans lui donner le repos, le titre de vice-grand-connétable. Il remplaçait le premier au ministère des relations extérieures par M. de Champagny, et le second à celui de la guerre par le général Clarke ; choix utiles à la fois et funestes, car ce n'étaient là ni des inspirateurs, ni des modérateurs, mais de simples exécuteurs de desseins que Cambacérès seul eut le mérite de prévoir et le courage de contredire. Ainsi la fatalité voulait que Napoléon fût le plus obéi au moment où il aurait dû être le plus conseillé. La nomination du général Hulin au commandement de Paris, laissé vacant par celle de Junot à la direction de l'armée de Portugal, de M. Cretet au ministère de l'intérieur, et, aux cultes, de M. Bigot de Préameneu, qui devait conduire jusqu'aux orages du schisme les affaires de l'Eglise, auxquelles M. Portalis père avait ménagé le port du Concordat ; enfin le choix de MM. Regnauld de Saint-Jean-d'Angély, orateur habituel du gouvernement, de MM. Defermon et Lacuée comme ministres d'Etat, complétèrent le nouveau système administratif, modifié dans ses organes essentiels, par la suppression du Tribunat, au moment où elle était peut-être le moins opportune. La parole, en compensation, fut rendue au Corps législatif, qui ne devait guère en user pendant la prospérité, pour en abuser pendant l'adversité.

L'épuration de la magistrature, l'amélioration du régime des finances, la réorganisation de la comptabilité publique, la restauration ou plutôt la création de la Cour des comptes, d'immenses et vivifiants travaux d'utilité publique, treize mille quatre cents lieues de grandes routes réparées ou entretenues, deux voies monumentales achevées, celles du Simplon et du mont Cenis, quatorze ponts terminés ou en construction, dix grands canaux en cours d'exécution, les ouvrages de Savone, de Flessingue, de Dunkerque, de Calais, d'Alexandrie, de Mayence, de Wesel, de Strasbourg, de Kehl, attestèrent de toutes parts l'ambition des gloires utiles et des dépenses fécondes.

Paris ne fut pas oublié dans cette sollicitude trop tôt distraite vers des buts militaires et des conquêtes funestes. Les deux arcs de triomphe du Carrousel et de l'Étoile, la colonne de la place Vendôme, la façade du Corps législatif, le temple de la Madeleine, alors appelé temple de la Gloire, le Panthéon, le pont d'Austerlitz, le pont d'Iéna, l'hôtel de la Banque, le palais de la Bourse, trente fontaines versant une eau inextinguible, la grande rue Impériale décrétée en 1806, quatorze abattoirs gigantesques, la reconstruction de la cou pole de la Halle aux blés, les magasins de la réserve des grains près de l'Arsenal, touchaient comme par enchantement à leur faite ou sortaient de leurs fondements, dans la capitale, pleine des bruits des marteaux d'une nouvelle Salente. Ce magnifique système de réorganisation, de viabilité, d'approvisionnements, d'embellissements, de prospérité et de progrès, se complétait de mesures propres à encourager, à discipliner, à fortifier l'élan de notre commerce protégé, de notre industrie favorisée, qui gagnaient à la lutte contre l'Angleterre l'avantage d'une rivalité féconde, d'efforts rémunérés, de bénéfices lucratifs. Tandis que nos maréchaux, nos diplomates et nos marins faisaient à notre irréconciliable ennemie la guerre du canon, de la plume et de la voile, tournaient contre elle la coalition qu'elle avait armée contre nous, la poursuivaient sans trêve sur les champs de bataille, dans les mers de l'Inde et dans la Méditerranée, et jusque dans les chancelleries, nos manufacturiers, nos armateurs, nos marchands s'affranchissaient d'une concurrence dangereuse, secouaient heureusement le joug des anciennes servitudes, remplissaient les marchés de l'Europe des soieries de Lyon, tissaient des étoffes de coton et de fil qui permettaient de se passer des produits similaires anglais, et la production continentale triomphante détrônait partout la fabrication britannique, tandis que notre agriculture s'affranchissait peu à peu des tributs coloniaux. Enfin le Code de commerce apportait opportunément à l'essor des transactions nouvelles l'appui d'une nouvelle législation.

Napoléon appliquait le même esprit prévoyant et rémunérateur au système de récompenses si méritées qui devait couronner les services d'une armée victorieuse. Il rétablissait une aristocratie nécessaire sur la base de l'illustration civile et militaire. Il attachait aux titres qu'il avait créés pour ses serviteurs l'entretien d'une dotation et la durée de l'hérédité. Il distribuait à ses compagnons d'armes, en gratifications larges comme des fortunes et en revenus princiers empruntés, non à la sueur des peuples vaincus, mais à la dîme des domaines royaux réservés, la part légitime du butin auquel il leur avait défendu de toucher, enrichissant ainsi noblement ceux que tant de victoires avaient laissés pauvres. Il partageait dix-huit millions à son armée, enveloppait tous les mérites, depuis le plus humble jusqu'au plus élevé, dans une hiérarchie de dotations et de retraites qui mettait les vétérans d'Austerlitz et les invalides d'Eylau à l'abri du besoin, sans en faire des prétoriens oisifs et dangereux. Il modifiait généreusement la loi des pensions civiles, et favorisait, par l'augmentation des succursales et ses munificences envers les petits séminaires, les besoins du culte, le recrutement des prêtres et l'amélioration de leur destinée. Lui, pour toute récompense de tant de bienfaits, il laissait appeler, par un juste hommage, où l'ingratitude seule a pu voir une flatterie, le Code civil Code Napoléon, et il permettait à la littérature et aux beaux-arts de perpétuer, par leurs éloges et leurs images, le souvenir d'un protecteur qui ne se vengea qu'en admirant surtout Racine et Corneille, de l'abondante stérilité d'une reconnaissance plus féconde en œuvres qu'en chefs-d'œuvre.

Au milieu de cette décadence intellectuelle encore honorable dont on ne saurait sans injustice lui imputer la déception, les noms de Lagrange, de la Place, de Cuvier, de David, de Gros, de Prudhon, de Gérard, de Girodet, de Chénier, de Ducis, de Picard, de Fontanes, protestent contre le mépris trop injurieux d'une critique jalouse d'enlever au moins une gloire à celui qui les réunit toutes, et que la rébellion d'un Chateaubriand, plus disgracié comme ambitieux que comme écrivain, et la bouderie de madame de Staël, succédant aux avances repoussées de sa coquetterie, calomnient plus qu'elles ne l'accusent.

Tel est le tableau ou plutôt l'esquisse de ce triomphe universel du génie de Napoléon, de cet apogée de l'astre impérial que marque, d'une dernière solennité sans nuage, la fête encore nationale du 15 août 1807.

Pourquoi faut-il passer si vite à d'autres images ? A la guerre libératrice, émancipatrice, réformatrice, réparatrice, initiatrice, que célébrait avec une éloquente raison M. de Fontanes, vont succéder des luttes qui ne méritent point les mêmes éloges et qui amenèrent des résultats bien différents. Il disait au Corps législatif, au milieu des applaudissements, le 17 août 1807 :

La guerre, cette maladie ancienne et malheureusement nécessaire qui travaille toutes les sociétés ; ce fléau dont il est si facile de déplorer les effets et si difficile d'extirper la cause, la guerre elle-même n'est pas sans utilité pour les nations. Elle rend une nouvelle énergie aux vieilles sociétés ; elle rapproche de grands peuples longtemps ennemis, qui apprennent à s'estimer sur le champ de bataille ; elle remue et féconde l'esprit par des spectacles extraordinaires ; elle instruit surtout le siècle et l'avenir, quand elle produit un de ces génies rares faits pour tout changer.

Mais pour que la guerre ait de tels avantages, il ne faut pas qu'elle soit trop prolongée, ou des maux irréparables en sont la suite.

 

Cet éloge allait devenir une critique ; ces espérances allaient être changées en déceptions. Cette gloire touchante d'un souverain occupé tout entier du bonheur public, allait se transformer en une gloire redoutable à ceux mêmes qui en profiteraient avant d'en souffrir, et c'est à Fontainebleau, dans cette villégiature triomphale qui suit l'union, consacrée sous de si heureux auspices, et bientôt cimentée par le dévouement et le malheur, de Jérôme, roi de Westphalie, avec Catherine de Wurtemberg (22-23 août 1807), que Napoléon, tenté par M. de Talleyrand, va succomber à la plus perfide des suggestions de la fortune, et ourdir les premiers nœuds de cette intrigue ambitieuse, destinée à renverser la dynastie espagnole qui lui survivra, et qui précipitera la sienne.

Pendant qu'on chassait et qu'on négociait le jour, et que le soir on représentait les chefs-d'œuvre de Corneille, de Molière et de Racine devant un parterre de princes, en attendant le parterre de rois de Dresde, l'Angleterre, sortant de son inaction égoïste et de sa stérile expectative par un coup de théâtre odieux, donnait aux hostilités envenimées par elle, aux rancunes accumulées par Napoléon, le signal tragique du second bombardement de Copenhague (1er-5 septembre 1807), réplique du vandalisme maritime au défi de la prise de Stralsund (21 août). De telles manifestations n'avaient rien de pacifique et fermaient la bouche aux diplomates pour rendre la parole au canon. La médiation russe est repoussée par l'Angleterre. Napoléon, négligeant pour un moment le compte à régler avec l'Espagne, dont les manœuvres perfides lui ont été dévoilées, et où la nation innocente payera bientôt injustement les crimes d'une cour avilie, obtient de la Prusse accablée, par quelques concessions hautaines, de l'Autriche hostile, mais intimidée par une attitude menaçante, de la Russie, enfin, amusée à la conquête de la Finlande et leurrée de l'espoir des provinces danubiennes, les quelques mois d'inertie dont il a besoin au Nord, pour achever au Midi une œuvre que la nécessité politique peut excuser, mais dont la morale politique ne saurait que gémir. Il rompt avec le Portugal, qui a répondu à son ultimatum par la réponse évasive qu'il espérait, et il précipite Junot et son armée contre ce peuple asservi et ce gouvernement vendu à l'Angleterre. Le 12 octobre, surlendemain de la convention de Fontainebleau, qui promet à la France l'alliance de l'Autriche, mais ne lui assure que sa neutralité, Junot franchit, avec un corps de 30.000 conscrits, la frontière d'Espagne, et, par une marche dont la rapidité vertigineuse essouffle la moitié de cette armée surmenée, il arrive avec ce qui n'est pas fourbu, égaré, perdu dans les fondrières d'une route de pâtres, à travers cinquante lieues de montagnes arides, sous les murs de Lisbonne (27 octobre). Là, ces conquérants affamés ne purent qu'assister à l'embarquement de la famille royale et de la cour, déménageant sur une flotte anglaise et portant au Brésil, où sa fuite fondera un empire, les pénales de la maison de Bragance. Tandis que s'accomplissait cette expédition décevante et stérile, véritable coup de main d'aventuriers, fatal au prestige de l'armée et au crédit de la politique impériale, le traité de Fontainebleau, signé par Yzquierdo, mandataire et confident du prince de la Paix, pour l'Espagne, et le grand maréchal Duroc, pour la France (27 octobre 1807), inaugurait la série de manœuvres flétries par Napoléon lui-même, aux jours de sa tardive sincérité, de l'épithète d'immorales et de cyniques. Ces négociations, alléchant l'Espagne par le partage provisoire du Portugal, assuraient à Napoléon une connivence qui achevait de déshonorer une cour tombant de l'infamie domestique à la publique infamie, et dont son protecteur d'aujourd'hui, son maître de demain, convoitait déjà les dépouilles. Napoléon, en effet, justement indigné des désordres et des discordes d'un palais avili, de la tyrannie d'un favori pareil à ceux du Bas-Empire, de l'ambitieuse duplicité d'un fils rebelle, de la décadence, enfin, d'un peuple qui méritait, en le supportant, le sort qu'on lui avait fait, et qui ne semblait pouvoir être régénéré que par la force, Napoléon, résolu à remplacer par des princes de sa famille, serviteurs et même esclaves de sa politique, les irréconciliables Bourbons, Napoléon n'attendait qu'une occasion propice pour renverser l'honnête et incapable Charles IV, pour déshériter le dangereux Ferdinand, pour pousser au départ, qui eût justifié sa déchéance, cette famille, vouée à la fois aux malheurs du foyer de Ménélas et aux crimes de celui d'Agamemnon, pour s'approprier les colonies espagnoles, enfin pour payer, par le bienfait d'un gouvernement inconnu à l'Espagne depuis cent ans, l'affront passager de l'invasion et la douleur d'une conquête que devait remplacer progressivement l'indépendance. C'était, avec les différences du temps et des hommes, avec plus de génie et moins d'habileté peut-être, recommencer l'œuvre logique et fatale de Louis XIV, puni d'avoir volontairement supprimé les Pyrénées, parla coalition qui avait franchi le Rhin. C'était un projet grandiose, mais dangereux, où le but était calomnié par les moyens, qui trouvait ses plus grands obstacles dans son inopportunité, et auquel devait manquer le succès nécessaire pour laver les intentions de l'odieux des apparences, pour excuser la duplicité de la conception et réhabiliter la violence de l'exécution. Malheureusement, comme nous allons le voir, Napoléon, en comptant avec l'Espagne, avait compté sans le peuple espagnol. Celui-ci, justement effarouché par ce médecin énergique qui procédait par la conquête à sa régénération, préféra aveuglément et héroïquement le mal au remède, et s'obstina à Ferdinand pour repousser Joseph. Telle est la fatalité des guerres que n'ont point approuvées de sages conseillers, et que n'ont pas acceptées des peuples préparés. L'Espagne ne devait voir dans son émancipation que la servitude, et dans la main de cet ami sévère qui l'enchaînait pour la guérir, elle repoussa à la fois l'épée et le flambeau. M. de Cambacérès avait prévu et prédit tout cela, et n'y avait gagné que d'honorables rebuffades. M. de Talleyrand, pour être plus heureux, flatta les illusions du maître, et reçut, en récompense, la suppléance de l'archi-chancelier d'Etat, acquérant ainsi le rôle qui lui convenait le mieux : planer sur les grandes affaires, sans trop s'y mêler ; garder le mérite du succès, et échapper à la responsabilité des désastres.

A la fin d'octobre 1807, Napoléon se préparait à partir pour l'Italie, pays de sa prédilection, où il voulait embrasser Eugène et Joseph, signaler sa présence par de nouveaux bienfaits, et peut-être se réconcilier avec Lucien, dont l'éloignement lui pesait. Il comptait rattacher à l'Empire cet intrépide auxiliaire et ce dévoué confident des projets de brumaire, placer sur un trône celui qui l'avait aidé à monter sur le sien, ou tout au moins, s'il ne pouvait triompher des incompatibilités de caractère et des scrupules de fierté qui avaient tenu son frère à l'écart de sa grandeur, honorer sa famille dans la personne de sa fille, ornée d'une alliance royale. Il songeait encore à Ferdinand, quand la nouvelle d'une explosion scandaleuse des fermentations de l'Escurial, véritable volcan de haines et d'intrigues, vint retarder son départ, modifier la première combinaison de ses projets sur l'Espagne, et substituer peu à peu la pensée d'une usurpation complète à celle d'une transaction devenue chimérique. Ferdinand venait d'être arrêté comme conspirateur, par ordre d'un père aveuglé, dont une reine adultère étouffait à la fois l'esprit et le cœur, et dont un indigne favori conduisait la main. Napoléon ne pouvait plus prostituer la faveur de son appui à un prince que son père signalait comme un fils rebelle et que sa mère accusait de projets parricides (29 octobre). Mais si cet éclat contrariait le dessein d'une conciliation, il ne favorisait que trop celui d'une intervention que Napoléon devait se faire demander à la fois par Ferdinand, pardonné par son ordre (5 novembre), puis prisonnier par ses soins, dont il vint enfin à Bayonne dicter à ses parents, aveuglés par la haine et la peur, la vengeresse déchéance, quand il eut besoin pour ses desseins, enfin mûris, de la malédiction de ceux-ci, de l'infamie de ceux-là, double et fatal chemin par lequel il entra en Espagne. Tel fut, en effet, le dénouement, auquel nous arrivons de suite, comme à un point culminant où l'on peut respirer, au sortir de ces vicissitudes de la révolte d'Aranjuez, de la disgrâce du prince de la Paix (18 mars 1808), de l'abdication de Charles IV, de l'avènement de Ferdinand VII (19 mars 1808) ; tel fut le dénouement de cette tragédie, grotesque parfois, dont c'est assez que traverser l'horreur et le dégoût. Le 5 mai 1808, au château de Marac, près de Bayonne, Napoléon faisait signer à ses hôtes royaux, devenus ses captifs, un traité par lequel Charles IV lui abandonnait sa couronne, dont il se déclarait seul possesseur légitime, sous la quadruple condition : 1° de l'intégrité du sol de l'Espagne et de ses colonies, dont il ne serait distrait aucune partie ; 2° de la conservation de la religion catholique comme culte dominant, à l'exclusion de tout autre ; 3° de l'abandon à Charles IV du château et de la forêt de Compiègne pour sa vie, et du château de Chambord à perpétuité, plus une liste civile de 50 millions de réaux (7.500.000 francs), payés par le Trésor de France ; 4° d'un traitement proportionné à tous les princes de la famille royale. Le même jour, Ferdinand VII signait à son tour un traité par lequel il accédait au précédent, moyennant la propriété du château de Navarre, 1 million de revenu, plus 400.000 francs pour chacun des infants, pour prix de leur adhésion à la renonciation commune. Puis, les deux familles déchues, que le malheur n'avait pas rapprochées, s'éloignaient, l'une dans la direction de Valençay, où M. de Talleyrand devait s'acquitter de la mission ironique, dont l'avait chargé Napoléon, d'amuser les loisirs de Ferdinand VII, redevenu le prince des Asturies ; l'autre dans la direction de leur résidence de Compiègne, consolée d'avoir perdu la couronne par la satisfaction de l'avoir arrachée au fils auquel Charles IV et sa femme laissèrent leur malédiction pour adieux. Le lendemain, Napoléon donnait à Joseph, qui s'accoutumait aux délices de Naples, qu'il devait toujours regretter à Madrid, ce trône qu'il fallait disputer à un peuple dont l'Europe entière allait prendre le parti, que Murat, exilé malgré lui sur celui de Naples, avait convoité, espéré, et qu'il eût peut-être gardé. Ainsi, devenue despotique, la volonté du génie qui se croyait encore sûr de la fortune et de la victoire, disposait, sans les consulter, des peuples et des rois, provoquant l'Europe à ce duel gigantesque et inégal, dont la première défaite donnera le signal, et dans lequel Napoléon succombera avec ses frères, témoins plus que défenseurs, donnant le spectacle d'une expiation qui ennoblit jusqu'à ses fautes, et attestant à jamais par sa chute que Dieu seul est assez grand pour lutter impunément contre le monde.

Revenant de quelques pas en arrière, nous passons rapidement la revue des événements intermédiaires entre la phase spéculative et diplomatique de l'intrigue espagnole et sa phase militante el agressive. Tout en couvant la pensée de cet attentat ambitieux contre une nation dégénérée, il est vrai, mais à laquelle un héroïque désespoir rendit des forces imprévues, que le succès de notre intervention n'eût pas plus tôt ranimées, Napoléon était parti, le 16 novembre 1807, pour Milan, où il arriva le 21. Il ordonna la création d'une commune hospitalière sur la nouvelle route du mont Cenis ; arrêta le budget du royaume d'Italie, portant ainsi des plus petites choses aux plus grandes une attention toujours décisive, rectifia le tracé des fortifications de Peschiera ; projeta celui des fortifications de Mantoue, et vint consoler, par sa présence régénératrice, l'ombre de Venise déchue. Au milieu de ce cortège, dont le vice-roi et la vice-reine, le roi et la reine de Bavière, le roi de Naples, le grand-duc de Berg, la princesse de Lucques (son frère, son beau-frère et sa sœur), faisaient partie, il décréta en douze titres la résurrection et la restauration de la cité des doges, qu'il jugeait assez châtiée de son ancienne résistance par un abaissement désormais inconciliable avec sa politique. Il partit rassasié de fêtes magnifiques et d'acclamations reconnaissantes ; visita le Frioul, où se dressaient par son ordre les citadelles d'Osopo et de Palma-Nova, et à Mantoue, rencontra son frère Lucien. Il le trouva hérissé de susceptibilités, incrédule à l'affection, inaccessible à l'attrait de la grandeur et à la séduction même du génie. Lucien avait pris le goût de son isolement. Il lui assurait, d'ailleurs, une indépendance qui lui était nécessaire et que ses frères n'avaient pas sous leurs manteaux de roi. Se réservant donc pour les jours d'épreuve et de dévouement, où nous le retrouverons à côté de l'empereur menacé, Lucien quitta l'empereur tout-puissant, et s'en retourna à Rome embrasser l'épouse aimée et digne de l'être à qui il avait fait avec joie le sacrifice de la couronne de Portugal. Il consentit cependant à envoyer à Paris sa fille aînée, destinée à être unie à Ferdinand, et qui ne fit pas long séjour à la cour ; car, digne héritière du caractère et de l'esprit paternels, elle ne tarda pas à être disgraciée par les susceptibilités de la famille et les variations d'une politique qui n'avait plus besoin d'elle.

Napoléon était de retour, le 15 décembre, à Milan, d'où il attisait progressivement les haines et les terreurs de la cour espagnole, et minait savamment ce trône condamné, préparant, sans trop de discrétion, l'armée destinée à passer la frontière, à la première explosion. En même temps qu'il harcelait le gouvernement espagnol d'avis relatifs aux démonstrations anglaises à Gibraltar, destinés à justifier, au besoin, une intervention prématurée, il rendait à l'Angleterre le rude coup porté aux intérêts des neutres par les ordonnances du conseil rendues le 11 novembre 1807, par un coup plus rude encore, et dans cette guerre d'interdictions absolues et de blocus fictifs, qui mettait l'ubiquité au service de ces deux ennemis dont la haine avait le monde pour théâtre, le décret de Milan (17 décembre 1807) resserrait et aggravait encore celui de Berlin. L'inconvénient de ces mesures restrictives, et, en fin de compte, tyranniques pour les neutres, auxquels chaque parti imposait sa haine, n'était pas de manquer le but, mais de le dépasser. L'Angleterre le sentit la première, et tel fut le piège des ordonnances du 11 novembre, par lesquelles, en affectant de rouvrir à son profit les communications, elle provoqua Napoléon à un redoublement de violence, qui devait bientôt fatiguer la France et ses alliés autant que l'Angleterre elle-même.

Napoléon ne quitta point l'Italie sans lui laisser, dans l'adoption définitive du prince Eugène comme fils et héritier présomptif de la couronne d'Italie, dans quelques réformes heureuses à la constitution, de nouveaux gages d'une sollicitude dont un monument, élevé aux frais du collège des Possidenti, devait glorifier les bienfaits. Le Piémont eut à se féliciter aussi de son passage, dont les travaux d'Alexandrie, le canal entre le Pô et la Méditerranée, l'ouverture de la grande route du mont Genèvre et l'érection d'une dizaine de ponts étaient destinés à perpétuer la trace.

Napoléon arriva le 1er janvier 1808 à Paris, où la situation de nos affaires dans les États pontificaux et dans la péninsule espagnole allait le provoquer à prendre les deux plus graves et les deux plus funestes déterminations de son règne, moins par leur but que par leurs moyens, par leurs principes que par leurs conséquences. Certes, la déchéance de la nation espagnole, et surtout l'incapacité et l'infamie de son gouvernement justifiaient une intervention dont les mouvements anglais offraient le prétexte. On ne devait pas de ménagements à un cabinet dont la politique, partagée entre l'hostilité et la cupidité, avait essayé de trahir Napoléon menacé et le flattait dans son ambition toute-puissante, en favorisant, pour en avoir une part, la conquête du Portugal. Mais l'intervention est toujours dangereuse, parce qu'elle ressemble à une agression, et l'occupation humiliante, parce qu'elle ressemble a une conquête.

Napoléon pouvait mettre le peuple espagnol dans ses intérêts et se faire accueillir en libérateur. Mais, pour cela, il eût fallu lui laisser Ferdinand, tout indigne qu'il fût de sa popularité, en attendant qu'elle tombât d'elle-même. Le persécuter, c'était le faire adorer. Le renverser, c'était le faire regretter. Les sentiments d'une nation passionnée prennent volontiers le contre-pied des choses. L'Espagne devint folle de Ferdinand, avec toutes les fureurs de la coquetterie et de la jalousie espagnoles, le jour où on voulut le lui prendre. Elle l'eût délesté, comme on l'a vu plus tard, si elle l'eût mieux connu et si on le lui eût laissé. Le côté terrible de notre situation, entrant en Espagne sous l'ordre d'un chef comme Napoléon, qui ne passait pas pour rien faire à demi, c'était notre qualité d'étrangers. Tout bienfait d'un étranger est suspect à un peuple. Quand on s'intéresse à lui sincèrement, il faut lui tendre le salut par-dessus la frontière. Napoléon prétendait faire entrer l'Espagne, de gré ou de force, dans le système d'un empire qui ne pouvait être loyalement défendu par des Bourbons. Là est la logique fatale d'un plan suivi jusqu'au bout, et qui ne pouvait réussir que par des contradictions. Dès le milieu de janvier 1808, Napoléon ayant pris, entre les trois partis qui s'offraient à lui, le plus logique, le plus radical, mais aussi le plus dangereux, et, démasquant résolument, sans crainte de plaintes vaines ou d'impuissants reproches, la direction sur Madrid donnée aux troupes qui semblaient n'avoir pour objectif que le Portugal, fit avancer de Valladolid à Ségovie le corps du général Dupont, de Burgos à Cuença le corps du maréchal Moncey, tandis qu'il donnait l'ordre aux généraux Duhesme et Merle d'entrer en Catalogne et en Navarre et d'y occuper Barcelone et Pampelune.

Les relations de Napoléon avec le Pape firent, à la même époque, un pas trop décisif pour n'être pas enregistré. Il existait, entre Pie VII et l'empereur qu'il avait sacré, un double motif d'irritation, un double grief, spirituel à la fois et temporel. Comme il arrive toujours du mélange de deux autorités, source de tant de conflits, le grief temporel l'avait emporté sur le spirituel, qui n'en était plus que le prétexte, le manche, pour ainsi dire, ayant avalé la lame. Le Pape eût volontiers pardonné, au souverain qui lui eût rendu les Légations ou leur équivalent, les douleurs de conscience que lui causaient l'adjonction au Concordat des articles organiques et l'attitude de plus en plus caractérisée du gallicanisme français. Le Pape, faisant servir sa puissance spirituelle à la vengeance de ses ressentiments temporels, et réciproquement, avait pris, vis-à-vis de Napoléon, une attitude dont l'orgueil de la faiblesse romaine et la confiance d'une inviolabilité qui n'est légitime qu'au spirituel, peuvent seuls expliquer la témérité. Pie VII, exaspéré du refus des Légations, de la conquête du royaume de Naples, de la privation des principautés de Bénévent et de Ponte-Corvo, de l'occupation d'Ancône, des passages continuels des troupes françaises sur son littoral, avait pris le parti fâcheux de repousser toute demande des Français. Il avait refusé de casser le premier mariage du prince Jérôme, évidemment nul et irrégulier, et que l'autorité ecclésiastique française n'avait pas hésité à déclarer tel. Il avait refusé de reconnaître Joseph comme roi de Naples, avait refusé d'exclure les Anglais du territoire pontifical. Il avait fait de Rome, ouverte à tous les proscrits et à tous les mécontents de la politique française, un foyer de discorde, un rendez-vous d'opposition, un asile du brigandage impuni. Mais ce n'est pas tout.

Il faisait attendre l'institution canonique des évêques, exigeait un voyage à Rome de la part des évêques italiens, contestait l'extension du concordat français aux provinces italiennes, devenues françaises, telles que la Ligurie ou le Piémont, et l'extension du concordat italien aux provinces vénitiennes, annexées les dernières au royaume d'Italie. Enfin, il ne se prêtait à aucun des arrangements proposés pour la nouvelle Église allemande, et sur tout sujet, quel qu'il fût, opposait les difficultés naturelles qui en naissaient, ou créait volontairement celles qui n'existaient pas[3].

 

Napoléon, résolu à tort à ne faire aucune concession, mais avec raison à user, vis-à-vis du souverain temporel, de son droit incontestable de représailles, tout en respectant le souverain spirituel, modéré au besoin par un Concile, et au besoin menacé d'un schisme, Napoléon répondit au refus de l'obstiné pontife de sanctionner un accommodement qu'il avait reconnu lui-même satisfaisant, par l'invasion des États pontificaux et l'occupation de Rome, laissant le Pape libre, riche et respecté au Vatican, mais plaçant au château Saint-Ange le général Miollis. Ainsi éclataient à la même époque les deux conflits dont la sinistre fécondité engendrera tous les serpents qui vont désormais siffler sur la tête de Napoléon et le poursuivre jusque dans son histoire. Là gisent les levains dont l'inextinguible fermentation, entretenue par la haine religieuse et la haine nationale, les pires de toutes, fournira des aliments à la malédiction européenne et des prétextes à l'attentat de l'invasion. Ce double volcan ne s'arrêtera plus. Nous n'en décrirons pas minutieusement les éruptions successives. Nous nous bornerons à mentionner les désastres. Car, désormais, nous allons marcher dans la région- des orages, tour à tour grandioses et terribles, et, parfois arrêtés par la beauté des éclairs, nous le serons surtout par les ravages de la foudre. C'est encore Napoléon qui la lance contre les Titans de la coalition, acharnés à escalader son Olympe abaissé et à lui disputer le tonnerre. Sept ans encore vont s'écouler à travers les alternatives les plus diverses et les plus sublimes péripéties d'un drame sans pareil. Enfin à Waterloo, l'étincelant carreau échappera des mains de Napoléon défaillantes et frappera son aigle en tombant.

Pour le moment, le maître du Midi, fort de l'assentiment du Nord, est partout obéi, hélas ! et partout heureux, si l'on peut donner ce nom à ces avances de la fatalité, qui attire par le succès celui qu'elle veut perdre. Rome et Madrid sont occupés presque en même temps, sans coup férir, et l'aigle de nos victoires se montre à la fois au-dessus de Saint-Pierre et de l'Escurial. Le 25 mars 1808, Pampelune et Barcelone occupées, la Catalogne et la Navarre soumises, Murat faisait à Madrid, à la tête du gros de l'armée française, une entrée qui ressemblait à un avènement. Le lendemain 24, Ferdinand y entrait à son tour, plus modestement peut-être, mais au milieu des acclamations populaires remplaçant le silence sympathique qui avait accueilli Murat.

Nous avons dit, par anticipation, comment fut dénoué à Bayonne le 5 mai le nœud principal de cette intrigue compliquée, comme celle de tout drame espagnol. Napoléon avait obtenu pour Joseph la couronne d'Espagne de Charles IV. Mais une couronne sans peuple n'est qu'un vain simulacre de pouvoir. Or, le peuple d'Espagne ne paraissant pas disposé à se donner, du premier coup du moins, à un souverain qu'il ne connaissait pas et qu'il n'eût pas choisi, il fallait le prendre. La chose semblait assez facile, Napoléon comptant avoir bien vite intimidé ceux-ci, gagné ceux-là, attiré par d'habiles avances, effrayé par d'efficaces exemples, les deux moitiés, docile ou rebelle, dont se compose toujours toute population violée. Napoléon avait, sur l'Espagne, des préjugés qui devaient céder seulement à de cruelles expériences. Assuré, par le nouvel appât des provinces Danubiennes et le mirage d'un partage prochain de l'Orient, de la tolérance de l'Autriche, de la connivence de la Russie, dont l'insatiable appétit est fait pour excuser toutes les convoitises et dont la politique d'absorption ou de digestion n'a pas plus de scrupules que celle du boa, Napoléon comptait en finir en quelques mois avec quelques émeutes partielles, quelques brigandages isolés. Il ne pensait avoir affaire qu'à la canaille. Mais la canaille s'avisa d'être héroïque. Et tout le monde se fit canaille contre les Français. Contre l'insurrection de tout un peuple, succédant au cri de colère et de douleur de l'émeute du 2 mai à Madrid, si impitoyablement réprimée, ce n'était pas assez de quelques gendarmes, il fallait des armées ; et l'une après l'autre, des armées entières allaient s'engouffrer dans ces abîmes de la vengeance d'un peuple, servie par le climat, par la nature elle-même, révoltés de l'invasion, par les fontaines des sentiers et par les précipices des gorges, s'empoisonnant ou s'entr'ouvrant devant l'étranger, par les auberges se faisant coupe-gorges, par les rochers se faisant citadelles, par les buissons se faisant embuscades, par le moindre brin d'herbe se faisant épine sous les pas du maudit du foyer et du maudit de la chaire, de l'excommunié de toute hospitalité et de toute pitié, le Français violateur de l'Espagne ! Feuilletez les eaux-fortes de Soya et vous verrez de quel farouche délire, de quel irrésistible élan, avec quel feu dans les yeux et quelle écume aux naseaux, se rue contre nos picadors ce taureau gigantesque, redevenu sauvage au premier coup et répandant volontiers ses entrailles à la condition de piétiner sur celles de dix armées éventrées par sa corne et foulées par son sabot. Napoléon lui-même, ce grand dompteur de peuples, à celui-là ne mettra point le licou.

Le 9 juillet 1808, Joseph, roi d'Espagne par la volonté de Napoléon, après avoir en vain reçu de son frère l'éducation hâtive d'un mois de stage de royauté (depuis le 7 juin), s'avançait à travers l'Espagne en feu, au pas de l'armée qui lui servait d'escorte, vers la capitale en apparence résignée, mais sourdement hostile et de cœur déjà infidèle, où il entra le 20 juillet 1808. Il y fut précédé par la nouvelle de notre première victoire sur l'insurrection et en conséquence accueilli comme un mari imposé par la force pourrait l'être de Chimène tremblant pour son amant. Chimène se contint et fut seulement froide. Mais malheur à qui n'a point peur des volcans de haine que peut cacher une neige espagnole ! De la colère de cette terrible et charmante population qu'il aimait, qu'il eût peut-être domptée, Murat avait la fièvre jusqu'au délire, et presque mourant de la déception de ses espérances et de la douleur de l'inexorable répression du 2 mai, il demandait à revoir la France, sa famille, et à aller achever de guérir à Naples, où il retrouverait du moins comme une image de l'Espagne.

Du 20 mai, jour de la publication par la Gazette de Madrid de la double abdication de Charles IV et de Ferdinand, au 30 mai, toute l'Espagne s'était soulevée sur les derrières des Asturies, et l'insurrection, gagnant à droite par la Galice, à gauche par F Aragon, et se propageant en avant par l'Estramadure, la Manche, la Galice, l' Andalousie, Valence, entourait les trois corps français de Moncey, de Dupont et de Bessières, de sa ceinture de feux. Partout éclatait ce mouvement national hybride, mêlé de levains royalistes et de ferments révolutionnaires, dont la flamme ne fut jamais sans scories, qui se caractérisait par une sorte de tyrannie de la multitude, faisant l'interrègne du roi, et préludant par des massacres et des pillages à l'établissement de la junte centrale d'Aranjuez. Celle-ci devait régulariser les fureurs, et discipliner les forces d'un patriotisme féroce et aveugle, s'aguerrissant à la victoire par l'assassinat et appelant les Anglais pour se délivrer des Français.

Napoléon était à Bayonne, dictant les ordres nécessaires à la résistance et préparant le plan de la répression. Logrono, Ségovie, Valladolid apprirent bientôt à leurs dépens la force de ce bras de fer d'une armée intrépide, dirigée par un cerveau puissant. Le général Lefebvre-Desnouettes, après les combats victorieux de Tudela et de Malien, s'arrêta devant Saragosse fanatisée par Palafox (15 juin 1808). A la fin de juin, le général Duhesme se maintenait avec énergie, mais non sans peine, à Barcelone ; le général Chabran s'avançait de Tarragone vers la mer, et le maréchal Moncey débouchait dans la plaine de Valence. Pour le général Dupont, jusque-là aussi heureux que hardi, il allait cesser d'être l'un et l'autre, et terminer par le désastre fatal de Baylen, dont il n'est pas besoin de calomnier la faute, ni d'insulter le malheur, une expédition sortie-victorieuse de Cordoue. Tandis que, bloqué dans la rade de Cadix, l'amiral Rosily attendait en vain le secours de Dupont, s'illustrait au moins par une belle défense, et ne cédait qu'à l'impossibilité de faire autrement (14 juin), le général Dupont, jeté avec 10.000 soldats jeunes et assommés par un ciel ardent de 40 degrés, au milieu de l'Andalousie insurgée, arrivait à Baylen. Là, il devait succomber par la faute de ses mauvaises dispositions et se déshonorer par une capitulation humiliante dont les trois divisions Barbou, Dufour, Vedel ne purent éviter de partager la honte (22 juillet 1808). Cet échec effaçait tous les succès précédents, achevait de compromettre le crédit de notre armée, redoublait la haine et la confiance des Espagnols, auxquels les Anglais accouraient donner la main, forçait Joseph de descendre du trône où il venait de monter et de quitter sa capitale (30 juillet), et remettait en question non-seulement le succès de notre intervention, mais même la sécurité générale de ce système audacieux dont l'Europe souffrait le développement avec une impatience de plus en plus menaçante. La retraite de l'armée française au delà de l'Èbre, l'abandon du siège presque achevé de Saragosse, le blocus du corps du général Duhesme dans Barcelone, l'alliance défensive de l'Angleterre avec l'Espagne, hier son ennemie, tous ces échecs d'une fortune politique et militaire qui reculait pour la première fois, ne devaient pas laisser indifférents les spectateurs européens de cette déroute imprévue qui promettait à tant de ressentiments conjurés l'occasion d'une revanche. L'insurrection du Portugal, l'apparition de sir Arthur Wellesley, depuis si célèbre sous le nom de lord Wellington, à Oporto et sous les murs de Lisbonne, la convention de Cintra, capitulation honorable, que Junot dut signer malgré le succès du combat de Roliça, après la bataille de Vimeiro, et l'évacuation du Portugal qui en fut la suite (30 août), consommèrent l'effet moral déplorable de cette série d'insuccès. La fortune de Napoléon, encore heureuse, ne devait rencontrer là qu'un obstacle momentané, mais l'exagération de la haine et du succès transformèrent, pour l'Europe prévenue, cette retraite momentanée en une déroute désespérée. Le premier contre-coup de cette secousse se produisit en Amérique, où les colonies espagnoles, pour se dérober au joug de Napoléon, se jetèrent dans les bras de l'Angleterre au cri de : Vive Ferdinand VII !

Napoléon reçut, en plein triomphe d'un voyage dans le Midi, au milieu des manifestations chaleureuses de la population la plus sincère, mais la plus mobile du monde, la flèche empoisonnée de la nouvelle de la capitulation de Baylen. Pour la première fois il se sentit atteint au cœur ; son prestige, qui commandait jusque-là aux événements, venait de leur céder, et il retombait comme un autre sous le coup des fautes de la médiocrité, des malheurs de son absence, des lâchetés du hasard. Sa propre confiance en lui-même en fut ébranlée, et de cette déception, la première ci la plus cuisante, les acclamations de la Vendée, qu'il traversa pour revenir à Paris, ne le consolèrent pas. Il sévit impitoyablement contre le général Dupont et ses collègues, qu'il appelait ses complices, les punit au point de paraître les persécuter, les frappa comme un homme qui se venge, et les réhabilita par la violence même du châtiment destiné à les flétrir.

D'autres nouvelles l'attendaient à Paris, présage de complications dans lesquelles l'affaire de Baylen n'avait que la valeur d'un nœud très-accessoire. L'Autriche, acharnée à la guerre comme à la vengeance et au salut, armait sourdement, prête à tenter de nouveau la fortune des armes et à demander une victoire à son inconstance. Rien ne rend téméraire comme la peur. L'affaire d'Espagne, qui était pour elle comme une sorte de menace, allait enhardir l'Autriche jusqu'à la provocation. A Rome, le conflit entre la papauté et l'empire, envenimé par le temps et par les hommes, entrait de la phase chronique dans la phase aiguë. De souffrante l'Église se faisait militante, dans la personne de ce pontife obstiné, aux yeux ardents, qui forgeait dans l'ombre du Quirinal la foudre surannée de l'excommunication. Napoléon ne se faisait pas illusion sur les dispositions de l'Allemagne, frémissante de colère et d'espérance, et attendant, pour signal de sa vengeresse délivrance, le premier malheur d'un vainqueur trop heureux. Mais il voulait, au moyen de l'alliance russe et de soif effet intimidant, gagner les quelques mois nécessaires pour concentrer en Espagne toutes ses forces, puis, délivré de ce souci, revenir faire expier à l'Autriche ses armements, à la Prusse ses murmures, et peut-être à la Russie elle-même, qu'il était bon d'abandonner avant qu'elle ne trahît, sa cupide confiance et ses illusions intéressées. De là les scènes, si bien jouées, de menaces vis-à-vis de M. de Metternich, de générosité vis-à-vis du prince Guillaume, de coquetterie vis-à-vis de M. de Tolstoï. François, habilement sondé dans ses intentions et surpris dans ses préparatifs, Guillaume à la fois apaisé et humilié par des concessions qui attestaient le maître, il fallait consommer la captation d'Alexandre, travaillé par M. de Caulaincourt. Sans doute, soumis au double enivrement de la présence de Napoléon et de son éloquence, il diminuerait ses prétentions et n'oserait plus mettre au prix importun de la banlieue de Constantinople, de la langue de terre destinée à loger le portier des détroits, de la langue de chat, comme il disait familièrement à notre ambassadeur, le service d'une alliance passagère, et dont on ne pouvait plus guère espérer qu'une diversion.

L'entrevue d'Erfurt est le plus beau tableau de cette représentation de sa gloire[4] donnée à son profit par Napoléon. Les deux empereurs du Nord et du Midi s'y embrassent de nouveau comme pour mesurer leurs forces. Napoléon trouve qu'Alexandre a les reins bien souples, el. Alexandre trouve encore trop forts ceux de Napoléon. A Erfurt, Talma, roi de la scène, joua Cinna, Andromaque, Britannicus, Mithridate, Œdipe, devant un parterre de rois. Alexandre et Napoléon se jouèrent l'un l'autre en se serrant solennellement la main, au signal dont le Russe saisît aussitôt, comme un Français, l'allusion flatteuse :

L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux.

A Erfurt, tout fut ainsi jeu d'acteurs et jeu de princes. Comédie qui ferait sourire si on ne pensait à la tragédie qui la suit ! Tout fut augustes duperies et magnifiques illusions à Erfurt., excepté une conversation de Napoléon avec Gœthe, en qui il reconnut un homme et sur la poitrine duquel il honora sa Légion d'honneur. Les adieux, semblables à l'arrivée, furent un chef-d'œuvre de familiarité habile, d'abandon calculé, de mutuelle amitié. Napoléon et Alexandre, qui ne devaient plus se revoir, se quittèrent avec des témoignages faits pour attendrir jusqu'aux deux escortes, mais surtout faits pour tromper l'Europe. L'Autriche, présente et absente à la fois à ces mystérieux entretiens où son sort se délibérait peut-être sans que son ambassadeur pût en rien savoir, se mordit les lèvres. L'Angleterre se gratta l'oreille un moment. Mais bientôt, songeant, avec son expérience pratique, à l'impossibilité d'un accord sincère ou durable entre deux ambitieux et deux comédiens comme Alexandre et Napoléon, elle s'en tint à son attitude première, et éluda la paix que lui proposèrent, plutôt pour remplir un devoir que pour réussir, les plénipotentiaires russes et français. En somme, le but d'Erfurt fut atteint. Napoléon y gagna le temps dont il avait besoin ; Alexandre y gagna la Finlande, à la condition de la prendre, et les provinces danubiennes, à condition de s'en emparer. Les marrons mis au feu à Tilsitt et à Erfurt sont encore trop chauds pour la Russie, puisqu'elle souffle encore dessus. Quant à l'Angleterre, à celle fastueuse démonstration où, tout en gagnant ce que nous venons de dire, Alexandre et Napoléon perdirent le peu de confiance qui leur demeurait l'un dans l'autre, l'Angleterre gagna d'avoir plus que jamais confiance dans l'Espagne. On croit aux peuples lorsqu'on doute des rois.

Napoléon revint à Saint-Cloud le 18 octobre, d'Erfurt où il était arrivé le 27 septembre, enchanté de sa dernière insinuation à son puissant ami. Si elle réussissait, en effet, il pouvait se consoler d'être pris au mot, Si elle échouait, il y avait là un prétexte fécond en griefs pour une rupture prévue. Napoléon avait fait sonder Alexandre sur un projet de mariage entre lui, Napoléon, et l'une de ses deux sœurs. Alexandre se fût bien passé de cette embarrassante ouverture, car il y avait bien des obstacles à franchir dans un tel hyménée : incompatibilité d'âge, de religion, de race, et ce premier nœud conjugal à dénouer ou à trancher ! Quelle femme n'hésite point à enter ainsi violemment son amour sur un autre et à refleurir un bonheur déjà flétri ? Ce projet de divorce depuis quelque temps déjà, à mesure que son ambition mûrissait et que la crainte dans ses calculs se mêlait à l'espérance, couvait et fermentait sourdement dans l'âme de Napoléon, qu'affligeait la pensée de se séparer de la compagne dévouée de sa jeunesse, mais qu'aiguillonnait la sublime impatience de la paternité. Cet horizon infini qu'ouvre l'hérédité manquait à la liberté de son esprit, et parfois aussi, il sentait manquer à son courage la plus pure des joies domestiques.

A peine de retour à Paris, sous l'empire de ces pensées pleines de fruits amers, Napoléon se livre tout entier aux préparatifs de cette expédition réparatrice, vengeresse, exemplaire, qui doit le délivrer de son plus grand souci, imposer à l'Angleterre la paix qu'elle refuse encore, et faire de l'hommage d'un peuple indomptable dompté, au grand désarroi de ces spéculateurs de Bourse avec lesquels il n'a pas dédaigné d'entrer en lutte et dont il a su battre, à coups d'achats du Trésor, les baisses épigrammatiques, le présent de noces de la future impératrice qui va venir s'asseoir à ses côtés sur le trône de Joséphine. La Grande Armée est réduite au titre d'Armée du Rhin, et avec huit corps empruntés à l'élite de ses vétérans et commandés par les maréchaux Victor, Soult, Moncey, Lefèvre, Mortier, Ney, Bessières — commandant la réserve de cavalerie —, et les généraux Gouvion Saint-Cyr et Junot, Napoléon vient de sa personne, accompagné de Berthier, donner une leçon de grande guerre à Joseph, qui, ne pouvant faire le roi, s'évertue à jouer le général.

Contre Napoléon qui, à partir du 5 novembre 1808, prend la direction des opérations, que l'on sent menées par un génie supérieur et servies par un instrument irrésistible, contre le grand empereur commandant désormais en Espagne à la grande armée, les Espagnols eussent eu peu de chose à faire, s'ils eussent été réduits aux plans confus de la junte centrale d'Aranjuez, à l'inexpérience de généraux improvisés et jaloux et au fanatisme indiscipliné de bandes, qui s'étaient encore plus servies de leurs jambes que de leurs bras. Mais ils avaient l'appui de l'Angleterre, de sa flotte, de son Gibraltar, utile à l'Espagne pour la première fois, de son armée commandée par John Moore, successeur passager de sir Arthur Wellesley, disgracié pour la convention de Cintra. Les Anglais étaient entrés en Espagne, avaient déjà dépassé Badajoz et touchaient à Astorga.

Les choses ne tardèrent pas à changer de face. Les batailles d'Espinosa (11 novembre 1808), gagnée par le maréchal Victor, de Tudela, gagnée par le maréchal Lannes (25 novembre), de Somo-Sierra, gagnée par Napoléon lui-même (30 novembre), découvrirent Madrid, où, après une velléité de résistance qui ne fit que l'irriter davantage, l'empereur lit entrer seulement son armée, voulant tenir la capitale rebelle en pénitence, et, en lui faisant désirer Joseph, arrêté par son ordre au Pardo, la dégoûter de le chasser. Pour lui, général et vainqueur, et, ne voulant paraître aux yeux des Espagnols, qu'en cette qualité redoutable, il résida à Chamartin, au milieu de sa garde, recevant des députations à gourmander et signant les décrets de correction (5 décembre). Pendant ce temps, le général Saint-Cyr, opérant isolément en Catalogne, prenait Roses (4 décembre), battait les Espagnols à Cardedeu (15 décembre), et à Molins-del-Rey (21 décembre), et dégageait ainsi d'une situation précaire le général Duhesme, bloqué dans Barcelone.

Napoléon, enfin, dans les derniers jours de décembre, s'occupe des Anglais, dernière ressource de la résistance espagnole accablée. Tl passe, le 22 décembre, avec sa garde, par un froid d'Eylau, le Guadarrama. Moore échappe, par une maille rompue, au filet de combinaisons stratégiques dans lequel il va être pris avec toute son armée. De plus, au moment où Napoléon recherche l'occasion d'un coup important et peut-être décisif, les préoccupations et les sollicitudes étrangères à l'Espagne qui l'y ont trop accompagné, l'arrêtent au bivouac d'Astorga (2 janvier 1809). Cédant à l'impatience que l'absence fait dégénérer en inquiétude, à l'aiguillon des nouvelles de Paris, annonçant comme consommé l'accord provocateur de l'Autriche et de l'Angleterre, au dégoût que causent à un esprit avide de nouveauté cette résistance monotone d'un peuple se battant chez lui et lassant les armées qu'il ne peut vaincre, l'empereur quille l'expédition, dont il avait pris le commandement, au plus beau de son élan, et l'abandonne à l'impulsion donnée, pour s'occuper à d'autres desseins, bientôt entravés par la fatalité qui va désormais peser sur sa destinée. Cette fatalité, c'est d'avoir trop d'ennemis à la fois, sans jouir de l'ancienne liberté de les battre isolément et successivement. Napoléon ne peut être à la fois en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Hollande, à Paris, où l'égoïsme, l'ingratitude, la peur, se coalisent aussi et minent par l'impopularité les fondements de ce gouvernement sublime et précaire, incarné dans un grand capitaine toujours absent, et toujours en face du boulet destiné peut-être à le tuer. De là, l'anxiété de la nation, l'espoir toujours renaissant des puissances ennemies, et pour lutter contre les intermittences fâcheuses de cette présence toujours nécessaire, les lacunes de cette inspiration toujours victorieuse, au dedans, des ministres mécontents ou trop résignés à l'imprévu, comme Fouché et Talleyrand ; au dehors, des maréchaux médiocres, malheureux ou jaloux, regardant comme un malheur de servir dans un pays où la victoire est stérile, et des armées épuisées, affamées, indisciplinées, passant de la disette au pillage, et piquées de cette fièvre d'exaltation et de révolte que répand partout, avec ses rayons mordants, le classique soleil des pronunciamentos.

Cependant Napoléon, tout en abandonnant la direction de l'expédition confiée au maréchal Soult, n'avait encore quitté le commandement que pour le gouvernement, et en se fixant à Valladolid, il s'était rapproché seulement du centre européen qui l'attirait, ne voulant franchir qu'en deux étapes la distance qui le séparait de Paris. C'est à Valladolid qu'il apprit l'heureuse nouvelle de la bataille de la Corogne, gagnée par Soult, de la mort des deux généraux anglais, John Moore et David Baird, et de la déroute de l'armée anglaise, qui eût été complète s'il eût été là pour resserrer sur elle l'étau formé par Soult et par Ney, et achever à Lugo le désastre commencé à la Corogne. Mais déjà tout entier à l'avenir, Napoléon ne songeait plus qu'aux Autrichiens. Le principal devenait l'accessoire, et quittant la Péninsule, où son absence va aggraver les revers et rendre jusqu'aux succès inutiles, il part, le 17 janvier, à franc étrier de Valladolid pour Bayonne.

La victoire d'Uclès (13 janvier 1809), gagnée par le maréchal Victor, permit à Joseph d'entrer décemment dans Madrid (22 janvier). Le 21 février, la seconde campagne d'Espagne finissait par le défilé, devant le maréchal Lannes, de dix mille fantassins et de deux mille cavaliers hâves et décharnés. C'était le reste des défenseurs de l'héroïque Saragosse, dont les ruines fumantes avaient servi de tombe à cinquante-quatre mille Espagnols, durant ce siège mémorable, où notre armée n'avait acheté qu'au prix du deuil de près d'un tiers des siens une douloureuse victoire. Après de tels résultats, l'occupation française put respirer un moment, et l'insurrection, lassée mais non vaincue, se dispersa dans ses montagnes, afin de reprendre haleine pour de nouvelles luttes (22 janvier 1809). Pendant ce temps, Napoléon, arrivé à Paris comme la foudre, y grondait et y frappait comme elle. La disgrâce qui menaçait déjà Fouché éclatait sur M. de Talleyrand, également méritée par tous deux. Bientôt, pour faire cesser les incertitudes de l'opinion, les lâchetés de la Bourse, les calomnies des opposants, l'Empereur se décida à brusquer le dénouement du drame, trop lent à son gré, des préparatifs de l'équivoque Autriche, à considérer ses armements comme un défi, et à feindre de relever, aussitôt prêt, le gant qu'on n'osait point lui jeter. En attendant, il rappelait de Vienne le général Andréossy, notre ambassadeur, el invitait les princes confédérés à réunir leurs contingents. Le 10 avril 1809 au matin eut lieu l'explosion de ces griefs réciproques, couvés sous la cendre durant tout le mois de mars, du côté de l'Autriche, pour gagner le temps de réconcilier la Turquie et l'Angleterre, et d'essayer à Saint-Pétersbourg une tentative éludée ; du côté de la France, pour achever les apprêts militaires et financiers d'une campagne rapide et décisive.

 

 

 



[1] Thiers.

[2] Thiers.

[3] Thiers.

[4] Chateaubriand.