NAPOLÉON ET SA FAMILLE – 1769-1821

LIVRE TROISIÈME. — LE PREMIER CONSUL - 1799-1804

 

CHAPITRE PREMIER. — LE 18 BRUMAIRE (9 novembre 1799).

 

 

Extrait des Commentaires de Napoléon Ier. — Situation de la France et état de l'opinion. — Débarquement triomphal à Fréjus. — Bonaparte annonce d'Aix son arrivée au Directoire. — Attitude du gouvernement. — Nobles aveux de Napoléon. — Sa conversation avec Joseph en 1798. — Arrivée à Paris. — Vues et moyens du coup d'État réclamé par tout le monde. — Habile conduite de Bonaparte. — Composition du Directoire. — Dispositions de Sieyès. — Le ministère : Talleyrand, Fouché. — Habile et heureux manège de Joséphine. L'armée, les conseils : partisans et ennemis de Bonaparte. — Route qu'il choisit. — La révolution projetée est fixée au 18 brumaire. — Son plan. — Avantages et inconvénients de ce plan. — La journée du 18 brumaire. — Le drame se noue sans incidents fâcheux. — Bonaparte rue Chantereine. — Bonaparte aux Tuileries. — Translation du Corps législatif à Saint-Cloud. — Démission de Barras. — Résistance de Moulins et de Gohier. — Préparatifs de la journée décisive. — Le 19 brumaire. — Bonaparte à Saint-Cloud. — Attitude de Bernadotte, de Jourdan et d'Augereau. — Bonaparte au conseil des Anciens. — Bonaparte au conseil des Cinq-Cents. — Intrépide attitude de Lucien. — La nécessité du salut exige l'emploi de la force. — Dissolution du conseil des Cinq-Cents. — Loi du 19 brumaire. — Ses dispositions. — Bonaparte, Sieyès, Roger-Ducos, consuls provisoires. — Accueil fait par Paris et la France au coup d'état de brumaire, — Modération de la victoire.

 

Lorsqu'une déplorable faiblesse et une versatilité sans fin se manifestent dans les conseils du pouvoir ; lorsque, cédant tour à tour à l'influence de partis contraires, et vivant au jour le jour, sans plan fixe, sans marche assurée, il a donné la mesure de son insuffisance, et que les citoyens les plus modérés sont forcés de convenir que l'État n'est plus gouverné ; lorsque enfin, à sa nullité au dedans, l'administration joint le tort le plus grave qu'elle puisse avoir aux yeux d'un peuple fier, je veux dire l'avilissement au dehors, alors une inquiétude vague se répand dans la société, le besoin de sa conservation l'agite, et promenant sur elle-même ses regards, elle semble chercher un homme qui puisse la sauver.

Ce génie tutélaire, une nation nombreuse le renferme toujours dans son sein ; mais quelquefois il tarde à paraître. En effet, il ne suffit pas qu'il existe, il faut qu'il soit connu, il faut qu'il se connaisse lui-même. Jusque-là, toutes les tentatives sont vaines, toutes les menées impuissantes ; l'inertie du grand nombre protège le gouvernement nominal, et, malgré son impéritie et sa faiblesse, les efforts de ses ennemis ne prévalent point contre lui. Mais que ce sauveur impatiemment attendu donne tout à coup un signe d'existence, l'instinct national le devine et l'appelle, les obstacles s'aplanissent devant lui, et tout un grand peuple, volant sur son passage, semble dire : Le voilà ![1]

 

Telle était incontestablement la situation en France de tous les esprits généreux, prévoyants et sages, lorsque la faveur de la fortune, qui, ici, n'était que l'incognito de la Providence, conduisit à Fréjus, le 9 octobre 1799 (16 vendémiaire an VIII), le Messie attendu par le peuple et l'armée sous la figure du victorieux général, qui semblait n'avoir disparu un moment à l'horizon lointain de l'Égypte que pour échapper aux souillures du temps, ajouter à l'unique gloire contemporaine demeurée pure le prestige de la distance et faire mieux sentir sa valeur par son absence.

L'opinion exaltée par ses bulletins modestes et superbes, qui peignaient la victoire en la racontant, et qui, lus à la tribune législative et commentés dans les groupes des rues et les cercles des chaumières, faisaient un si saisissant contraste avec d'autres nouvelles constatant l'unanimité de nos désastres et la profondeur de notre abaissement, l'opinion, forçant tous les obstacles, violant toutes les consignes, jusqu'à celles de la Santé, accourut, dans la personne de toute la population de Fréjus, les bras ouverts et les yeux pleins de larmes de joie, au-devant de Napoléon. La commotion électrique communiquée au cœur de toute la nation par l'annonce de ce retour miraculeux fut telle que quelques-uns succombèrent à l'excès du bonheur. Baudin, député des Ardennes, tomba, à la nouvelle de l'approche de l'homme dans lequel sa dernière espérance avait incarné le salut de la patrie, foudroyé par la joie.

Sur les six heures du soir, Napoléon, après avoir en vain essayé de se dérober à cette ovation spontanée, à laquelle les circonstances donnaient un si solennel caractère, monta en voiture avec Berthier, au milieu des flots pressés d'une population affolée de curiosité et d'allégresse, suspendue à ces miraculeuses nouvelles d'Égypte, sonnant les cloches, allumant des feux de fête et poussant le cri de : Vive Bonaparte ! qui allait se répercuter d'écho en écho sur cette route triomphale.

L'émotion de Napoléon, en présence de ce triomphe imprévu, animé des scènes les plus touchantes, et auxquelles on vit contribuer des soldats blessés, échappés aux gardes des hôpitaux, et venant jeter leur béquille en l'air devant leur ancien général, l'émotion de Napoléon fut telle qu'il fut obligé de s'arrêter six heures à Aix, pour se reposer des rudes fatigues de la traversée et de celles, plus douces, de l'arrivée.

Tous les habitants de la ville el des villages voisins accoururent en foule et témoignaient du bonheur qu'ils éprouvaient de le revoir. Partout la joie était extrême ; ceux qui des campagnes n'avaient pas le temps d'arriver sur la route sonnaient les cloches et plaçaient des drapeaux sur les clochers ; la nuit, ils les couvraient de feux. Ce n'était pas un citoyen qui rentrait dans sa patrie, ce n'était pas un général qui revenait d'une armée victorieuse. C'était déjà un souverain qui revenait dans ses États.

 

C'est d'Aix, le 18 vendémiaire an VIII (10 octobre 1799), que le général Bonaparte annonça sa prochaine arrivée au Directoire exécutif en termes qui respiraient la fière modestie d'un homme qui se sent nécessaire. Il ne croit pas même devoir mentionner dans sa lettre, parce qu'il ne veut pas l'excuser, l'irrégularité d'un retour dicté par le souci de l'intérêt public, qui n'a pas besoin d'ordre, et que les consignes de la Santé n'ont pu retarder, la population ayant, par un irrésistible élan, bravé, pour voir de plus près et plus tôt le général, des précautions superflues. Bonaparte, laissant au rédacteur de la relation officielle du 15 octobre le soin de mettre son retour d'accord avec les convenances, et de justifier par l'empressement de la population l'infraction dont elle seule est coupable, se borne à expliquer en bref au gouvernement les motifs de sa détermination prise devant Acre, à la réception de l'unique lettre qui lui soit parvenue du Directoire[2], et confirmée par la lecture des nouvelles déplorables que les gazettes anglaises lui avaient apportées à Aboukir. Ces nouvelles ne lui ont pas permis de songer, sans s'inquiéter du danger, à un autre devoir qu'à celui de se trouver où sa présence pouvait être le plus utile. Animé de ces sentiments, je me serais enveloppé dans un manteau et serais parti sur une barque, si je n'eusse pas eu de frégates.

On ne chicane pas une résolution appuyée de tels motifs et prise par un homme d'un tel caractère, avec une absence d'ordres ou la violation de règlements sanitaires. Le salut moral d'un pays prime celui de sa santé, et on n'oppose pas des difficultés d'étiquette à un sauveur. Le Directoire, témoin de la triple salve d'applaudissements qui avait salué au conseil des Cinq-Cents la lecture solennelle du bulletin de la victoire d'Aboukir, et de la curiosité passionnée avec laquelle le public dévorait, au Moniteur, devenu le plus intéressant des romans, les rapports de Berthier, dont l'effet prestigieux effaçait celui des succès récents de Masséna et de Brune, trop obscurcis par le deuil des revers d'Italie ; le Directoire, où Sieyès interrogeait déjà de son œil de sphinx le prochain avenir, et, consolé de la mort de Joubert. et des refus de Moreau, voyait venir dans Bonaparte l'homme le plus capable de trancher le nœud gordien de la situation avec cette épée consacrée aux bords qui virent Alexandre ; le Directoire ne répondit à son triomphant correspondant de Fréjus que par le plus éloquent des silences. Il ne pouvait en effet accuser en parlant une situation délicate à laquelle il ne restait plus que la dignité du mystère et qu'eussent également compromise les éloges et les reproches.

Attendant avec la patience des pouvoirs déchus l'arrivée de ce héros que grandissait encore l'inconnu de ses desseins, il profita de sa popularité pour s'en faire une en laissant toute carrière à l'enthousiasme expansif des Parisiens, applaudissant au spectacle la nouvelle du débarquement de Fréjus, et prêts à applaudir de même la pièce qui allait se jouer sur un autre théâtre. Car comment eût-on douté d'une révolution inévitable, nécessaire, désirée de tous, plus encore que de celui qu'elle allait porter au pouvoir, et pour le succès de laquelle l'opinion publique, dont l'empressement indiscret de la population de Fréjus donne à peine une idée, allait prodiguer à Bonaparte les occasions et les avances ? La France était affamée d'un maître et prête à prendre, à défaut de Bonaparte, un de ses généraux, et à se payer, plutôt que de souffrir une tyrannie humiliante, de la monnaie du génie à défaut du génie lui-même. Il est impossible d'en douter, en présence de l'unanimité brutale des témoignages contemporains désintéressés. Bonaparte eût en vain cherché à se dérober à cette vérité. Elle lui eût crevé les yeux comme elle crève les nôtres. Mais il n'avait pas besoin de. cet encouragement des circonstances. Il avait depuis longtemps le sentiment de sa mission, et de même qu'il avait su, en résistant aux suggestions et aux tentatives peut-être décevantes de 1798, attendre son heure, de même il était incapable de résister plus longtemps, l'heure sonnée, à l'appel de tout un peuple, et de préférer, sous prétexte de lâches modesties ou d'hypocrites respects, la sécurité du repos au danger du devoir. Ceux qui blâment aujourd'hui Napoléon d'avoir accepté le pouvoir que la nation lui tendait, et dont seul il était capable et digne, le lui eussent alors offert les premiers, parce qu'ils eussent raisonné avec les besoins de leur temps, au lieu de le faire avec les passions du nôtre.

Qu'importe que Napoléon soit venu en France avec la pensée arrêtée de la sauver ? Une ambition justifiée par de tels mobiles est-elle un crime ? Et peut-on regarder comme une usurpation un gouvernement comme celui du Consulat succédant à un gouvernement comme celui du Directoire ? Napoléon, à l'heure des témoignages désintéressés de la conscience livrée à elle-même, à l'heure où la solitude, le malheur et l'exil disent incorruptiblement la vérité, n'a pas trouvé un reproche à se faire, et, fort du souvenir des manifestations enthousiastes qui marquèrent chaque étape de son passage, fort de cette vocation irrésistible qui s'appelle le cri de la patrie en danger, il n'a point fait mystère de ses desseins ; il a, bien loin de le dissimuler, étalé noblement l'aveu de ses intentions. Quand on a une nation pour garant, on n'a point à avoir peur de la postérité. Et la postérité, sans étonnement et sans indignation, avec le sentiment serein de la France elle-même, impatiente d'un chef qui lui rendît l'honneur et prête à abdiquer en faveur d'un ordre fécond une stérile licence, la postérité a écouté et approuvé cette confidence :

La nature des événements passés instruisait Napoléon de la situation de la France, et les renseignements qu'il s'était procurés sur sa route l'avaient mis au fait de tout. Sa résolution était prise. Ce qu'il n'avait pas voulu tenter à son retour d'Italie, il était déterminé à le faire aujourd'hui. Son mépris pour le gouvernement du Directoire et pour les meneurs des Conseils était extrême. Résolu de s'emparer de l'autorité, de rendre à la France ses jours de gloire, en donnant une direction forte aux affaires publiques, c'était pour l'exécution de ce projet qu'il était parti d'Égypte, et tout ce qu'il venait de voir dans l'intérieur de la France avait accru ce sentiment et fortifié sa résolution.

 

On le voit, Napoléon n'a pas recouru aux vains subterfuges des ambitions vulgaires, et il n'a pas recherché les circonstances atténuantes qu'exclut l'aveu de la préméditation. Depuis longtemps la vue d'un abaissement auquel seul il pouvait mettre un terme avait fait germer dans son âme le projet que mûrit le soleil de l'Égypte. On le sentait si bien prédestiné à ce rôle libérateur, réorganisateur, régénérateur, que, dès 1798, quelques amis, précurseurs du vœu de l'opinion publique, avaient jeté les yeux sur lui. Il avait écarté ces suggestions précoces avec la juste réserve d'un homme pour qui l'heure de l'occasion devait être en même temps celle du devoir, qui voulait être nécessaire afin d'être légitime, et se refusait à un parti pour mieux appartenir à la France. L'honnête et sincère Joseph, qui parle avec l'autorité d'un témoin et non celle d'un avocat, ayant réuni ses souvenirs à une époque où la complaisance eût été inutile et où la vérité était la meilleure défense de la mémoire sacrée, Joseph nous a confié, dans ses précieux Mémoires, le secret des plus intimes pensées de Napoléon, se refusant, à l'aurore de sa fortune, à des avances prématurées. La meilleure préface d'un récit exact et juste du 18 brumaire est dans cette conversation de Napoléon, qui lève tous les doutes, résout tous les problèmes et dévoile tous les mystères sur les événements qui devaient s'accomplir deux années plus tard.

Au moment de partir pour l'expédition d'Égypte, Bonaparte disait à son frère :

Le Directoire me voit ici avec peine, malgré tous mes efforts pour m'effacer. Ni lui ni moi ne pouvons rien contre la tendance qui parait se manifester pour un gouvernement plus centralisé. Nos rêves de république ont été des illusions de jeunesse. Depuis le 9 thermidor, l'instinct républicain s'est affaibli tous les jours ; le travail des Bourbons, des étrangers, soutenu par le souvenir de 95, a réuni contre le système républicain une majorité imposante. Sans le 15 vendémiaire, sans le 18 fructidor, elle eût triomphé depuis longtemps ; la faiblesse, les dissensions du Directoire ont fait le reste. Aujourd'hui, c'est sur moi qu'on a les yeux ; demain ce sera sur un autre. En attendant que cet autre arrive, s'il doit arriver, mon intérêt me dit qu'il ne faut pas violenter la fortune ; laissons-lui le champ ouvert. Beaucoup de personnes espèrent encore dans la république ; peut-être ont-elles raison. Je pars pour l'Orient avec tous les moyens de succès. Si mon pays a besoin de moi, si le nombre de ceux qui pensent comme Talleyrand, comme Sieyès, comme Rœderer s'accroît, que la guerre se rallume, qu'elle ne soit pas heureuse pour la France[3], je reviens plus sûr de l'opinion de la nation. Si, au contraire, la guerre est heureuse pour la république, si un guerrier civil, comme moi, s'élève et réunit autour de lui les vœux populaires, eh bien ! je rendrai peut-être plus de services au monde en Orient que lui ! Je ruinerai probablement la domination anglaise et arriverai plus sûrement à la paix maritime que par les démonstrations que fait le Directoire sur les côtes de la Manche.

Le système de la France doit devenir celui de l'Europe pour être durable. Voyons bien évidemment ce qu'elle veut. Tu sais que je fais toujours mon thème en divers modes. Je veux ce que veut la nation ; je ne sais pas en conscience ce qu'elle veut aujourd'hui ; nous en saurons davantage un jour ; jusque-là étudions sa volonté et ses besoins ; je ne veux pas m'exposer à rien usurper, je trouverai au pis aller de la gloire en Orient, et si elle peut être utile à mon pays, je reviendrai avec elle. Alors je tâcherai d'assurer la stabilité du bonheur de la France, en assurant, s'il est possible, celui de l'Europe par la paix maritime, et en répandant nos principes libéraux dans les États qui nous avoisinent, et dont notre exemple pourrait finir par faire des amis, s'ils profitaient de l'expérience de nos malheurs[4].

 

Veut-on, maintenant que l'on connaît le fond intime de la pensée de Napoléon, et qu'on est convaincu, comme Joseph, qu'il ne mettait pas son bonheur dans le pouvoir, qu'il voulait mériter beaucoup de son pays et de la postérité par ses actions, et conformer sa vie à ses devoirs ; veut-on avoir une preuve de la sincérité de son désintéressement, en même temps que de la justesse de ses prévisions ? Pénétrons un moment dans la coulisse du théâtre sur lequel va se jouer cette tragédie sans larmes, d'un coup d'État préparé et voulu par la nation tout entière. Aux premiers jours de son arrivée, assisterons-nous, avec le privilège de l'historien, à des conciliabules secrets, à une conspiration occulte où s'ourdit dans le mystère une usurpation coupable ? Point. Nous verrons le général Bonaparte, jaloux de réflexion et de repos, défendre en vain sa porte contre la foule des clients qui l'assiège, et nous assisterons à cet unique spectacle d'un avènement sollicité, favorisé, presque imposé par tout le monde, même par ceux qu'il doit détrôner. Si on veut faire un complot de cette entente qui réunit tous ceux que préoccupe le salut public, il faut compter d'abord, parmi les complices de Bonaparte, les Directeurs, ceux mêmes qu'il allait supplanter. Par crainte du danger, par conscience de leur indignité ou par conviction de sa valeur, Bernadotte, Moreau, Barras, Sieyès, sont les alliés du dictateur qui va venir, et leur choix spontané, accepté ou subi, précède ou confirme le vœu de l'opinion. C'est même à ce concours impérieux, qui précipite un dénouement inévitable, que Bonaparte devra l'unique danger de cette situation si favorable, dont l'unique obstacle sera cette fatalité à laquelle l'accule l'impatience universelle, de brusquer une transition que, plus libre, il eût su ménager.

Napoléon avait déjà passé Lyon, lorsque son débarquement fut annoncé à Paris. Par une précaution bien convenable à sa situation, il avait indiqué à ses courriers une route différente de celle qu'il prit, de sorte que sa femme, sa famille, ses amis se trompèrent en voulant aller à sa rencontre ; ce qui retarda de plusieurs jours le moment où il put les revoir. Arrivé ainsi à Paris, tout à fait inattendu, il était dans sa maison, rue Chantereine, qu'on ignorait encore son arrivée dans la capitale. Deux heures après, il se présenta au Directoire ; reconnu par les soldats de garde, des cris d'allégresse l'annoncèrent. Chacun des membres du Directoire semblait partager la joie publique ; il n'eut qu'à se louer de l'accueil qu'il reçut[5].

 

Dès le lendemain de cette journée du 24 vendémiaire (16 octobre) commença, entre Bonaparte, le gouvernement, les partis, ce jeu d'observations mutuelles, de tâtonnements réciproques, qui précède, comme les reconnaissances et les parlementaires, toutes les grandes batailles politiques. Celle qui allait se livrer était décisive. La France y hasardait son sort, Bonaparte y risquait sa tête. De pareilles opérations veulent être étudiées et ne s'improvisent pas. On ne peut se mettre seul à la tête d'une nation, même avide d'obéissance et ivre d'admiration. Il faut l'occasion, la préparation, les amis, les alliés, les intermédiaires, les négociateurs. Il faut ne rien négliger, ne rien oublier. Tel homme obscur peut devenir demain un moyen, et après-demain un obstacle. Il faut choisir le terrain, le jour, l'heure, ne rien livrer à l'imprévu. Ces grands jours sont les jours de débauche du hasard. Jamais plus souvent les petites causes n'ont produit de grands effets. C'est dans ces circonstances que les riens se vengent, parfois cruellement, de leur nullité. C'est dans ces circonstances qu'un grain de sable peut faire tomber un colosse, et que la gravelle de Cromwell ou le nez de Cléopâtre décident du sort d'un empire. Le Capitole et la roche Tarpéienne sont sur la même route. Il y a donc mille précautions à prendre en pareille occurrence. Il ne suffit pas d'avoir raison ; il faut encore ne point paraître avoir tort. Et le succès est encore le meilleur argument du droit. Il fallait donc à Bonaparte un plan net, sûr, heureux, qui lui conciliât tous les amis qui honorent et qui servent, et ne lui laissât que des adversaires indignes à combattre et à épargner. La révolution qui se préparait devait être de celles qui se font dans les esprits avant de se réaliser dans les faits, de celles auxquelles l'intérêt général fait immédiatement une légitimité, que leur but consacre, que leurs moyens défendent et qu'une lutte loyale, légale, sans injure, sans représailles, rend douce, même à ceux qu'elles chassent. Bref, il fallait conformer ses vues aux maximes suivantes, sorties des entrailles même de l'expérience politique, et que nul aspirant au pouvoir n'a contredites impunément :

 

Toute révolution qui échoue est ridicule. — Toute révolution qui réussit trop est odieuse. — Une révolution ne doit durer qu'une heure. — Il n'y a de révolutions heureuses que celles qui ne surprennent personne.

 

C'est dans ces convictions et ces sentiments que Bonaparte, loin de se' prodiguer à sa popularité, s'y déroba le plus possible et usa modestement et discrètement d'une force dont il ne faut se servir que rarement et à propos, qu'un indiscret usage épuise quelquefois du premier coup, mais que grandit et multiplie une sage économie. C'est dans ces convictions et ces sentiments que, condamnant à la patience une opinion qui n'aime pas à attendre, Bonaparte voulut tout préparer, tout étudier, tout disposer, de façon à mettre en sa faveur toutes les apparences, toutes les chances, à choisir ses alliés et même à choisir ses ennemis, de façon à arrivera l'idéal, au chef-d'œuvre en matière de mouvement politique, suivant un historien qui s'y connaît.

Ce plan était parfaitement conçu ; car il faut toujours, quand on veut faire une révolution, déguiser l'illégal autant qu'on le peut, se servir des termes d'une constitution pour la détruire et des membres d'un gouvernement pour le renverser[6].

 

Nous n'irons pas jusqu'à prétendre que Bonaparte ait asservi à la formule naïve de ce machiavélisme raffiné de nos jours, la bonté de sa cause et la liberté de son génie. Mais ce qu'il y a de certain, et ce dont il faut le louer, c'est que, dans le but d'éviter surtout, non le danger, mais l'odieux d'une lutte civile, et d'arriver par les voies pacifiques à une victoire sans deuil, il se condamna à une méthodique et minutieuse étude des moyens et des circonstances, et à une revue successive de tous les hommes en état de le combattre ou de l'aider. Il n'est pas sans intérêt de jeter avec lui, sur ce personnel d'hommes anciens et d'hommes nouveaux qu'un coup d'Etat allait mettre en lumière ou faire rentrer dans l'ombre, un sommaire mais instructif coup d'œil, en parcourant successivement les sphères du gouvernement, des conseils, de l'armée.

Le gouvernement, concentré entre les mains de cinq directeurs et voué aux oscillations de la majorité, si défavorables à la décision et à l'unité qui doivent présider aux actes du pouvoir exécutif, était alors composé, suivant la fatalité des oligarchies républicaines, d'hommes inégaux, disparates, médiocres, choisis par suite des ambitions de parti et des jalousies populaires, qui préfèrent la médiocrité à la supériorité et l'honnêteté au talent. Sans doute, il ne faut pas faire fi du caractère et de la vertu. Mais l'art de gouverner ne se devine pas. Et il n'y a jamais eu de pire gouvernement que celui de ce dernier Directoire, où la probité et le patriotisme avaient cependant la majorité, mais la probité sans énergie et le patriotisme sans idées.

Il comprenait Gohier, avocat probe et dévoué à la République, mais sans expérience et sans influence politiques, très-inférieur au rôle de directeur et encore plus à son titre de président, dont le choix de ses collègues avait récompensé sa débonnaireté. Moulins, son collègue, était un général obscur, intègre et sincère, mais sans vues, digne associé de Roger-Ducos, ancien girondin, honnête, incapable et faible créature de Sieyès, qui représentait, dans le cénacle exécutif, l'austérité révolutionnaire, à côté de Barras, qui en personnifiait la corruption ; l'un silencieux et dogmatique, prêt à toutes les évolutions des esprits spéculatifs, et à toutes les contradictions de l'absolu ; l'autre usé, gangrené, sans moralité et sans doctrine, bizarre mélange d'énergie factice et d'insouciance réelle, auquel le rôle de la vie publique faisait une apparence de dignité, qui ne voyait dans le pouvoir que ses jouissances, capable d'intriguer encore, mais non plus de lutter pour le conserver, ou de se ménager, par un sacrifice accepté à temps, une retraite honorable. Tel est le jugement, non-seulement de Napoléon, qui n'a pas intérêt à diminuer ses adversaires, mais de tous les historiens qui l'ont suivi, sans avoir intérêt à l'accuser[7].

Le chef nominal de ce gouvernement caduc, qui en personnifiait, à l'extérieur du moins, la majesté théâtrale, par sa prestance, sa faconde, ses vices, c'était Barras, directeur de la création, dépositaire de la tradition, et qui semblait encore capable de devenir le bras de cette autorité, dont Sieyès était le cerveau, l'oracle, la boussole. Mais Sieyès, devenu modéré, et qui savait par expérience combien, en temps de révolution, est dur à accomplir, même le simple tour de force de vivre, Sieyès, qui avait, dès le 30 prairial, avoué l'instabilité de la constitution, le danger de la république et la nécessité d'une tête et d'une épée, Sieyès, qui avait en vain cherché à placer les bénéfices de son abdication sur le talent et la fortune d'un Joubert et d'un Moreau, Sieyès reconnaissait intérieurement dans Bonaparte une supériorité rivale de la sienne, et admirait, sans l'aimer, un homme plus nécessaire que lui, dont le séparaient seulement les fausses pudeurs de son orgueil et les répugnances d'une instinctive antipathie.

Avec un gouvernement ainsi composé, servi par un Dubois Crancé, successeur, au ministère de la guerre, de Bernadotte, et qui avait à faire oublier bien des choses ; par un Fouché, instrument de Barras, prêt à se retourner contre lui ; par un Talleyrand, souple et séduisant tant qu'il n'avait pas intérêt à être raide et perfide, Bonaparte ne tarda pas, après une série d'avances habilement calculées, à être maître de Barras par le mépris, de Sieyès par la nécessité, de Talleyrand par l'intérêt, de Fouché par l'ambition. Gohier, gagné par sa femme, gagnée elle-même par madame Bonaparte, — dont le charme pénétrant, aiguisé par le dévouement, retenait à Bonaparte les conquêtes qu'il avait faites ou lui en attirait de nouvelles, et dont la naissance et les relations protégeaient cet illustre parvenu contre les rancunes et les préjugés de l'ancienne société, — Gohier neutralisé par l'admiration et la confiance[8], le sort du gouvernement était entre les mains de Sieyès, inspirateur obéi de Roger-Ducos, prêt à remettre, à qui lui en laisserait sa part, l'autorité qu'il ne pouvait conserver toute entière. Moulins, également incapable de transiger et de combattre, demeurait livré à toutes les impuissances de l'isolement.

Le 15 brumaire, quand Bonaparte, à la suite du banquet solennel que lui avaient offert, dans l'église Saint-Sulpice, les deux Conseils, se rendit chez Sieyès afin de triompher de ses derniers et égoïstes scrupules, toujours faciles à vaincre pour un homme aussi séduisant qu'impérieux, et afin de concerter avec lui les dernières dispositions de la lutte et s'entendre sur le partage de la victoire, il était déjà maître de l'opinion, que fascinaient ses épiques succès d'Italie et d'Égypte, son fatidique visage, bronzé par le soleil des Pyramides, sa redingote grise et son sabre turc attaché à un cordon de soie ; maître des conseils, où ses frères, Joseph et Lucien, avaient entretenu son prestige et garanti ses intentions ; maître de l'Institut, dont les membres  lui faisaient une cour ; de l'ancienne société, où Joséphine lui ménageait des intelligences, el laissait espérer un Monck, auquel elle croyait peut-être elle-même ; enfin, maître de l'armée de Paris, composée de ses anciens soldats, commandée par un général sans initiative, et où ses rivaux, les Bernadotte, les Moreau, incapables de la dictature, étaient prêts à l'accepter pour maître, s'il osait vouloir et pouvait réussir. Jourdan, Augereau, Macdonald, Sérurier, hostiles à divers degrés, mais également impuissants à former ou à gouverner un parti, se réservaient pour l'événement, résignés à suivre la fortune, même dans un camp non préféré. A côté de Bonaparte, avec toutes les nuances diverses de l'admiration, du dévouement, de la sympathie, de la prévoyance, de l'ambition, se groupaient les notabilités anciennes de l'ordre civil et du droit régulier, si longtemps sacrifiées aux factions, Rœderer, Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, Gandin, Le Couteulx, Volney, Réal, Regnier, Boulay, Cabanis, l'amiral Bruix, état-major d'auxiliaires et de conseillers, que Talleyrand, de son esprit ailé, conduisait, en ayant l'air de les suivre de son pied boiteux, accompagné du légiste Cambacérès, ministre de la justice, fait pour l'être et jaloux de le demeurer, et de Fouché, suspect à tous, utile à tous, qui, à force de chercher à savoir le secret de Bonaparte, paraissait le connaître et le servir. Ses généraux intimes et familiers, aides de camp d'Italie ou d'Égypte, favoris, en même temps que Bonaparte, de la victoire et de la fortune, Lannes, Murat, Berthier, Marmont, La Valette, Andréossy, lui ménageaient, par une active et heureuse propagande, le concours de Lefebvre, la passivité de Bernadotte et d'Augereau.

Tout étant ainsi ménagé, concerté, préparé, Bonaparte convint, le 6 novembre (15 brumaire), dans une entrevue décisive avec Sieyès, du jour, de l'heure, des moyens et des résultats de la lutte et du succès.

Le parti de Bonaparte était pris et sa route tracée. Il ne voulait marcher ni avec les patriotes ou soi-disant tels, couvrant du masque d'un dévouement fanatique à la république et d'un désintéressement Spartiate, le goût du désordre, la jalousie du talent et des cupidités d'autant plus ardentes qu'elles étaient plus secrètes ; ni avec les corrompus ou pourris, séides de Barras, satellites de toute grandeur facile, amis des pouvoirs équivoques et des bonnes fortunes de l'eau trouble ; ni avec le Manège, mi-parti de royalistes hypocrites et de généraux ambitieux et boudeurs, qui frondaient d'avance un gouvernement fortement concentré et énergiquement civil, fatal à la prépondérance militaire et aux anarchies coalisées, dernier espoir des prétendants. Le parti de Bonaparte se composait de l'immense majorité des citoyens honnêtes, des soldats patriotes, des modérés en un mot. Le 18 brumaire a été le coup d'État de la modération et la révolution de la stabilité[9].

Pour bien indiquer le but et la portée d'un mouvement non militaire mais civil, fait par un général que Sieyès, malgré les pressentiments de sa subordination prochaine, préférait à tous parce qu'il était le plus civil[10], c'est-à-dire le plus capable d'organisation et d'administration, le terrain choisi fut celui de la constitution elle-même.

Il fut résolu qu'on frapperait le coup décisif le 18 brumaire (9 novembre 1799), et qu'on emploierait les voies légales, de façon à garder le plus possible, à la réaction qui se préparait, son caractère civil, pacifique, à lui assurer les adhésions qu'un mouvement militaire eût effarouchées, enfin et surtout à prévenir un conflit armé et à préserver de toute tache de sang une révolution qui devait demeurer immaculée. Bonaparte n'oubliait pas la promesse solennelle qu'il avait faite, à son retour, de ne tirer l'épée que pour la défense de la République et de son gouvernement, et l'intérêt même de sa conservation personnelle ne devait pas l'y faire manquer.

Il s'agissait donc d'opérer, sans trop d'irritantes secousses, une transformation toujours dangereuse, même avec les éléments de popularité et de succès dont il disposait, et pour cela de rallier à ses desseins et à ses combinaisons tout ce qui, dans les conseils, dans l'armée, dans le gouvernement lui-même, n'était pas irréconciliablement hostile ou irrévocablement indigne. Bonaparte, un moment, avait, dit-on, songé, ou plutôt on avait songé pour lui — ce fut le dernier rêve et le dernier effort de l'influence expirante de Barras, essayant d'éluder ce qu'il n'osait combattre —, on avait songé à borner le changement imminent à l'accession pure et simple de Bonaparte au pouvoir, avec le titre de directeur, en remplacement d'un des cinq, dont on espérait obtenir facilement la démission.

Mais les scrupules de la dignité, à défaut des calculs de l'ambition, eussent suffi pour empêcher le général d'Italie et d'Égypte d'accepter un accommodement aussi mesquin, de déshonorer au contact d'un Barras la pureté de sa gloire, l'honnêteté de sa vie et l'intégrité de son caractère, d'éteindre son crédit dans une solidarité équivoque avec un gouvernement méprisé, qui n'avait plus que des ennemis ou des complices ; enfin d'entrer au pouvoir par cette petite porte et en courbant la tête. Ceci eût été d'un ambitieux vulgaire et indigne du commandement. L'autorité ne se partage qu'avec des égaux. Bonaparte ne pouvait, à moins de se compromettre, traiter qu'avec le génie d'un Sieyès ou la probité d'un Roger-Ducos. Tout autre concession le diminuait même à ses yeux.

Le premier projet qu'on lui a prêté, sans vraisemblance et sans autorité, et qui ne doit être qu'un artifice des premiers jours, un moyen de conversation, un prétexte pour éluder des demandes ou des questions indiscrètes, ou dérouter le malveillance, ce premier projet, s'il exista jamais, n'eut d'autre but que de cacher le second, de couvrir la mine et de permettre le travail secret imposé, surtout en politique, à tout ce qui veut réussir. Les répugnances de l'opinion pour tout ce qui eût ressemblé à l'ancien système, son impatience de nouveautés hardies ne s'opposaient pas moins que son caractère à une transaction décevante, qui n'eût fait que pallier le mal pour quelques jours, qui eût opposé Bonaparte au danger d'un conflit permanent avec ses collègues, ou à l'impopularité de l'impuissance, et eût rendu bientôt nécessaire une révolution entreprise alors dans des conditions moins favorables. Un gouvernement réchauffé ne valut jamais rien. Bonaparte avait trop raison pour tergiverser en homme qui a tort, et il ne devait pas craindre d'imposer trop de sacrifices à la fois à une nation avide de sacrifices.

Il fallait donc agir à fond, et trancher dans le vif, sans s'inquiéter outre mesure d'une nouvelle atteinte portée à des principes vingt fois déjà solennellement violés, d'un dernier coup donné à une constitution qui tombait d'elle-même, de l'accomplissement intégral d'une révolution aux trois quarts faite, et que sa seule arrivée avait commencée, enfin de l'expulsion d'un gouvernement où tout ce qui était honnête abdiquait, et où tout ce qui pouvait résister avait donné l'exemple, au 18 fructidor, de l'abus de la force, et ne méritait pas les égards dus au droit. Le plan auquel s'arrêtèrent, d'un commun accord, Sieyès et Bonaparte, tout en prévoyant au besoin la nécessité d'une exécution ou plutôt d'une démonstration militaire, témoigne de la pensée de conciliation, de modération qui inspira un coup d'Etat, dont le succès ne put être un moment compromis que par la faute de cette modération même. La division fâcheuse, en deux actes, de cette pièce politique, l'éparpillement d'hommes et de forces qu'imposèrent le nombre des auxiliaires et les efforts de deux journées, les délais occasionnés par des égards excessifs pour des directeurs, opiniâtres par calcul et intéressés à marchander une démission dont on eût pu se passer, tels sont les seuls obstacles et les vulgaires pierres d'achoppement que rencontra dans sa marche, hors cela triomphale, vers le pouvoir, la glorieuse et populaire fortune de Bonaparte.

Pour nous expliquer maintenant en bref, car le temps presse et la force secrète des événements pousse au but désormais l'historien frémissant, voici le plan convenu entre Bonaparte et Sieyès qui prépara les éléments de cette dernière et courte tempête, de cette suprême journée de la révolution, trop féconde en journées plus sanglantes, avec la décision calme d'un esprit altéré d'ordre et affamé de paix, prêt à payer de tous les sacrifices la joie d'un gouvernement solide et s'effaçant d'avance au second rang, avec un dévouement sans illusions, devant un collègue dans lequel il pressentait un maître.

Le conseil des Anciens, profitant de l'article 102 de la constitution, qui lui réservait le droit, en cas de conviction ou même de suspicion d'un danger quelconque pour l'indépendance ou la sûreté du Corps législatif, de transférer où il jugerait convenable les délibérations des représentants de la nation et des auteurs des lois, devait prononcer cette translation à Saint-Cloud, en concentrant entre les mains du général Bonaparte les pouvoirs militaires nécessaires à la protection de cette mesure d'ordre public. Une fois investi d'un mandat qui lui assurait la sanction de la majorité des Conseils, éloignés des excitations de la capitale, et devenu le chef légal de ces troupes dont il était l'idole, Bonaparte, maître de la situation, la gouvernait à son gré, de façon à paralyser où à vaincre ses adversaires, à profiter des circonstances, à expliquer ses intentions et à venir recevoir à Saint-Cloud la délibération qui le justifiait. Pour le surplus des mesures à prendre on avait tout le temps. Sieyès se flattait de l'espoir de voir la constitution idéale qu'il tenait toujours en poche, mise en action, en scène pour ainsi dire, par un glorieux interprète, un sublime acteur. Bonaparte n'était pas fâché d'être, par cette réserve, dispensé d'approuver ce chimérique chef-d'œuvre qu'il se réservait de briser. On se borna donc, sur ce point délicat des personnes, à stipuler que Sieyès et Roger-Ducos recevraient, en partageant le gouvernement nouveau, le prix de leur concours et la compensation de leur sacrifice. On essayerait de décider Gohier à une démission qui dissolvait la majorité, dernière force du Directoire, qui tombait alors de lui-même. Moulins, incapable, et Barras, indigne de transaction, devaient être, l'un neutralisé par force, en attendant un sort honorable, et l'autre congédié avec le dédain que Bonaparte n'était pas fâché de rendre en sa personne à tout le parti des pourris.

Le 17 brumaire, Bonaparte, maître enfin de tous les fils de la combinaison qui devait, le lendemain 18, étaler, aux yeux des Parisiens étonnés et ravis, son rapide coup de théâtre et son facile succès, disposa la scène et prépara les acteurs. Il fit prévenir de son intention de le recevoir, le lendemain 18, à l'heure matinale de six heures, justifiée par le prétexte de son départ pour un voyage, le corps des officiers de la garnison, ayant à sa tête le général Morand, commandant la place de Paris ; il fit parvenir la même invitation aux quarante adjudants de la garde nationale de Paris ; enfin il convoqua pour la revue qui comblait leur désir, aux Champs-Elysées, à sept heures du matin, les 8me et 9me régiments de dragons, composés en grande partie de vétérans d'Italie, et le 21e régiments de chasseurs à cheval que Murat commandait au 13 vendémiaire. Les généraux, présents à Paris, qui se pressaient volontiers aux réceptions du plus célèbre d'entre eux, que le ministre de la guerre, Dubois-Crancé, affectait de consulter sur tous les choix et mouvements militaires, reçurent séparément l'avis tout officieux que le général Bonaparte les verrait avec plaisir se joindre à son cortège pour jouir avec lui d'une solennité dont il aimait à partager l'honneur avec ses compagnons d'armes. Il n'excepta de cette avance que Bernadotte et Augereau, que leurs relations avec la société du Manège et les affectations républicaines, sous lesquelles ils dissimulaient une ambition prête à se ranger du côté du succès, lui rendaient justement suspects. Le général Lefebvre, commandant la 17me division militaire, était un brave soldat que Bonaparte était sûr de gagner avec un seul mot ; il le fit également prier à minuit, par un aide de camp, de passer chez lui à six heures.

Le même soin et les mêmes prévoyances qui dictèrent la précaution de cet appareil militaire imposant présidèrent, comme on le verra, aux dispositions à prendre du côté des Conseils, dont les commissions d'inspecteurs étaient gagnées au mouvement, et dont les membres étaient travaillés par Joseph, Lucien, Rœderer, Réal et leur groupe. La commission d'inspecteurs du conseil des Anciens passa la nuit dans son bureau, volets et rideaux fermés, à préparer le décret de translation, son exposé des motifs et l'adresse aux Français, qui devait justifier cette mesure solennelle de précaution. Les convocations, distribuées par ses ordres, appelèrent pour sept heures les Anciens et pour onze heures les Cinq-Cents, au lieu de leurs séances. On prit des mesures pour que les lettres adressées aux plus exaltés de cette dernière assemblée arrivassent avec un retard calculé, de façon à les mettre eux-mêmes dans l'impossibilité d'intervenir utilement dans un débat écourté.

Quant aux membres du gouvernement, Talleyrand et Cambacérès étaient acquis, et Fouché, trahissant son protecteur Barras, se mettait de la conspiration pour être du succès, et offrait sans cesse des services qu'on acceptait par le fait seul qu'on n'osait pas les refuser. Talleyrand se tenait prêt à porter à Barras un modèle de démission, rédigé par Rœderer, qui lui ménageait, sous des apparences flatteuses, une retraite humiliante. Gohier, que madame Bonaparte enveloppait de l'ascendant, habilement gagné à ses intérêts, d'une femme vertueuse et médiocre, ne résisterait pas sans doute à ce qu'on allait lui dire à sa table, où le général Bonaparte s'était invité sans façon pour le soir du 18, ou le lendemain, rue Chantereine, au déjeuner préparatoire du voyage de Saint-Cloud. Le général Moulins, abandonné de ses collègues, ne résisterait plus ou serait gardé à vue dans son appartement. Le Journal de Paris, de Rœderer et Maret, et le Moniteur étaient prêts à donner le ton à l'opinion et le change aux partis. Tels étaient les dispositions, les moyens, les ressources, le programme préparé d'avance de la journée du 18 brumaire. Disons-en rapidement les résultats, qui devaient être le lendemain un moment compromis par des résistances que le génie de Bonaparte avait pu prévoir mais non pas prévenir, et que, comptant sur l'ascendant de sa cause et de son éloquence, il eut le tort de braver sans être prêt à les réprimer.

Le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) à six heures du matin, la commission des inspecteurs des Anciens, qui avait veillé toute la nuit, feignait de s'assembler sous la présidence de Cornet, du Loiret. A sept heures, le conseil, convoqué extraordinairement, entendait un emphatique, mais par cela même excellent rapport de Cornet, qui, fidèle à sa consigne et au goût du temps, enflait sa voix à la façon d'une trompette d'alarme. La majorité, convaincue d'avance de dangers de pression, d'intimidation et même d'oppression jacobine, moins imaginaires qu'il ne semble, et résolue à confier sa protection à une glorieuse épée pour échapper aux autres, votait, avec un empressement sans contradiction, le décret de translation et d'exécution, base légale des opérations de salut concertées.

Ce décret, fondé sur les droits d'initiative absolue et sans appel, réservés au conseil des Anciens, par les art. 102, 105 et 104 de la constitution de l'an III, prescrivait la translation immédiate du Corps législatif à Saint-Cloud, y fixait la première séance des deux Conseils qui le composaient au lendemain, 19 brumaire, à midi, et chargeait le général Bonaparte de l'exécution de la mesure et de la sûreté de la représentation nationale. En conséquence, le général commandant la 17e division militaire — Lefebvre —, la garde du Corps législatif, les gardes nationales sédentaires, les troupes de ligne, se trouvant dans la commune de Paris et dans l'arrondissement constitutionnel, et dans toute l'étendue de la 17e division militaire, étaient placés sous ses ordres et tenus de le reconnaître en cette qualité. Tous les citoyens devaient lui prêter main forte à la première réquisition. Par le dispositif final du décret, le général investi de cette suprême marque de confiance et d'estime était mandé au sein du conseil des Anciens, pour en recevoir le titre des mains du président, prêter serment et se concerter pour les mesures d'ordre et d'exécution avec les commissions des deux Conseils.

Tandis que s'accomplissait cette première scène du drame, que des messagers d'Etat, volant dans toutes les directions, portaient les ampliations règlementaires du décret au Directoire exécutif, au conseil des Cinq-Cents, convoqué extraordinairement pour onze heures, et à l'imprimerie du gouvernement, d'où il devait sortir imprimé pour être affiché, promulgué et expédié, par des courriers extraordinaires, dans toute l'étendue de la république, la rue Chantereine, l'allée et le perron de l'étroit logis de celui pour qui le monde allait être bientôt trop petit, étaient encombrés du nombreux et brillant état-major de l'armée et de la garde nationale, doublement attiré par l'attrait d'une fête militaire et d'une visite dont le rendez-vous avait quelque chose de mystérieux à la fois et de solennel. Derrière cette foule d'élite qui regorgeait presque dans la rue du Mont-Blanc, les boulevards étaient occupés par une partie de la cavalerie que le général Bonaparte devait passer en revue, et au bruit des armes et des chevaux, Paris s'éveillait avec l'animation des journées extraordinaires. Le temps était superbe, et le soleil semblait, lui aussi, se mettre du parti de ce victorieux, de ce conquérant favori, sacré du double hâle de l'Italie et de l'Égypte.

A huit heures, quand le député Cornet arriva, tenant à la main ce décret auquel il avait pris tant de part, Bonaparte, sortant de son salon, déjà trop étroit pour contenir tant d'amis, s'avança sur le perron, et lisant l'acte législatif qui l'investissait du commandement à la foule qui l'entourait, il en essaya l'effet, et le trouva, non sans satisfaction, conforme à ses espérances et à ses désirs. Ce fut un de ces frémissements spontanés d'enthousiasme et de dévouement, où le cliquetis des épées dont la garde est saisie et le bruissement des éperons du pied qui s'élance se mêlent aux hourras sortis de mâles poitrines, qui ne trompent pas un observateur aussi sagace que Bonaparte. Il sentit qu'il pouvait compter sur l'armée, et accueillit avec une insouciance ironique la nouvelle du départ subit de Bernadotte, qui, au premier coup d'œil jeté sur une assemblée de cette physionomie, avait échappé à Joseph et s'était esquivé du côté du Manège, et avec une bonhomie pleine de coquetterie et de séduction, l'arrivée du général Lefebvre qui, d'assez mauvaise humeur, et agacé encore davantage par les réponses évasives du colonel Sébastiani, venait brusquement s'informer de ce qui se passait.

A un général comme Bernadotte, partagé entre ses souvenirs et ses espérances, indécis entre son dévouement et son ambition, ses relations d'amitié et de parenté, et ses obligations de parti, prêt d'ailleurs à protéger la défaite ou à se rallier au succès, il n'y avait rien à dire. C'eût été trop long. Mais la conquête d'un brave, mais ignorant soldat comme Lefebvre, fut bientôt faite. Avec un mot qui rappela au vétéran sa haine des avocats, avec une accolade flatteuse accompagnant le don public du sabre des Pyramides, le général, dont l'opposition pouvait créer un embarras, en troublant l'unité et en compromettant l'exemple si nécessaires au commandement militaire, ne sut plus que balbutier, s'attendrir, obéir. Gohier, rebelle à de tels entraînements, seul manquait au rendez-vous, et son absence, indice de l'opiniâtreté étroite d'un honnête homme, fidèle par amour-propre, par méfiance, par crainte, plus encore que par devoir, à une cause condamnée à ses propres yeux, n'arrêta pas Bonaparte, décidé à se passer de son concours, et à attendre la fin de scrupules aveugles ou intéressés.

Bonaparte monta donc à cheval pour se rendre aux Tuileries et prêter serment à la barre du conseil des Anciens, et traversa les boulevards, au milieu des acclamations des quinze cents hommes qui y étaient massés en bataille et de la sympathie de la foule pour les pompes militaires, animée par les sentiments qui lui faisaient une fête de la vue de son général favori. Un peu avant dix heures, Bonaparte, accompagné des généraux Moreau, Macdonald, Berthier, Lannes, Murat, Leclerc, entrait dans la cour des Tuileries, haranguait rapidement le 9e dragons, qui s'y trouvait réuni comme tête de file des troupes de la garnison, qu'on vit bientôt venir prendre dans le jardin et la place Louis XV ses postes de revue, et se présentait, accompagné de vivats enthousiastes, à la barre du conseil des Anciens, entouré de son état-major de généraux.

Il n'eut pas de peine à triompher de l'épreuve, favorisée par l'admiration dont il était l'objet, de cette présentation solennelle et de ce début oratoire. Il était naturellement éloquent et avait dans les yeux ce je ne sais quoi qui donne l'empire des hommes. Il ne lui manquait que l'habitude des contradictions et des interruptions, dont la journée du lendemain allait être pour lui une rude, mais utile école. Il n'en essuya pas aux Anciens, où il prononça un bref discours, conforme aux circonstances, qui répondait aux idées de désintéressement et de dévouement patriotiques que lui prêtait la brochure dialoguée de Rœderer, préparée d'avance et distribuée dès neuf heures dans Paris, qui réservait seulement le respect des principes, n'entraînait pas forcément celui des formes, et affirmatif sur le maintien de la république, l'était moins sur celui de la constitution. Bonaparte obéissait, par ces restrictions nécessaires, à la nécessité politique de ne pas s'engager d'avance, par des promesses imprévoyantes, de ne pas flatter d'opinions excessives, et de garder intacte, avec ses auxiliaires législatifs comme avec Sieyès lui-même, une liberté soumise seulement à l'empire des circonstances et aux vœux de la nation. Il éluda, par une paraphrase jugée suffisante par le président, qui coupa court au débat soulevé par un formaliste important, le serment légal à la constitution, et sortit au milieu de la confiance donnée aux siens par ce discours énergique, dont ses compagnons répétèrent comme un écho la vibrante péroraison, discours dont les versions varient de façon à déconcerter un peu l'appréciation, mais dont on peut dire que la gloire et la nécessité firent surtout le succès[11].

Bonaparte l'acheva en descendant pour la revue des troupes, dont le dévouement sans subtilité et l'enthousiasme sans réserve, acclamèrent nettement et personnellement leur général, tandis que les Cinq-Cents se séparaient, protestant par le cri, sans écho, de : Vive la constitution de l'an III, contre la mesure de là translation et contre l'intervention du président Lucien, qui avait brusquement mis sur une délibération orageuse le sceau du silence imposé par cette constitution elle-même.

Tandis que les députés hostiles au nouvel état de choses et surtout aux changements, dont la translation ne pouvait être que la préface, réunissaient leurs forces dispersées, cherchaient partout des partisans à leur exaspération, et dans des conciliabules secrets, excitaient les ferments et préparaient les moyens de l'opposition et au besoin de la résistance du lendemain, Bonaparte siégeait en permanence aux Tuileries, à l'assemblée des inspecteurs des deux Conseils. Ln, Lucien, Joseph, Talleyrand, Cambacérès, Fouché, et bientôt Sieyès et Roger-Ducos, arrivés à cheval et remettant leur démission de Directeur pour carte d'entrée, composaient le cénacle inspirateur et organisateur, le comité d'initiative.

C'est de là que partirent successivement l'ordre au général Murat d'aller, avec une nombreuse cavalerie et un corps de grenadiers, occuper Saint-Cloud, tandis que Sérurier garderait le Point-du-Jour avec une réserve. C'est là que Lannes reçut le commandement des Tuileries, Macdonald celui de Versailles, Marmont celui de l'École militaire et Moreau la commission moins honorable de surveiller et de bloquer, avec cinq cents hommes, au Luxembourg, le triumvirat, encore dangereux, du Directoire récalcitrant. On n'espérait plus gagner Gohier ni convaincre Moulins. Quant à Barras, plus facile aux accommodements, on lui dépêcha le souple Talleyrand et l'ingénieux Bruix, meilleur négociateur qu'amiral. Pendant ce temps, pour neutraliser la fermentation populaire excitée aux faubourgs où régnait encore Santerre, et pour empêcher cette opposition de trouver un centre et des intermédiaires dans les communes, un arrêté de Fouché arrêtait le mouvement municipal et électoral par la suspension de douze municipalités de Paris[12], et il tranquillisait les esprits par des placards rassurants et menaçants à la fois. Le soir, la partie du jour était entièrement gagnée. Paris, dans une attente sans inquiétude du dénouement, assistait aux préliminaires et aux préparatifs comme à un spectacle. Barras, après avoir disputé sa démission, la marchandait, finissait par la donner sans condition, et partait pour Grosbois, escorté d'un peloton de dragons. Gohier et Moulins, abandonnés du seul homme dont le concours pût donner quelque force à leur obstination, essayaient de prolonger en venant dans cette même assemblée, que gardaient leurs propres gardes mandés aux Tuileries et placés sous les ordres de Lannes, une agonie désespérée, et y plaidaient en vain devant Sieyès et Roger-Ducos, et Bonaparte lui-même, la cause de ce gouvernement qui ne voulait pas achever de mourir. Malgré les prières et les menaces, ils s'obstinèrent dans ce rôle honorable et ridicule de l'entêtement et retournèrent au Luxembourg, ou on se contenta de garder à vue ces deux incorruptibles et invulnérables honnêtetés[13].

A sept heures du soir se tint un dernier conseil. Là, rassuré par la démission de Barras, qui dissolvait le Directoire et réduisait ses deux membres survivants à l'impuissance de la bouderie, satisfait de l'excellent effet produit par une double proclamation aux citoyens et à l'armée[14] et les placards de la police et du département, Bonaparte cédant, au préjudice de sa propre sécurité, à la modération et à la générosité dont son caractère lui donnait le goût et dont le succès semblait lui faire un devoir, résista fatalement au conseil unanime, appuyé par Sieyès, de faire arrêter les quarante principaux meneurs opposants. Il reconnaît dans ses Commentaires qu'il eut tort, et les vicissitudes du 19 brumaire faillirent le lui prouver à ses dépens. Il ne faut rien négliger. Il n'y a pas de petits ennemis. La rigueur de la veille épargne le sang du lendemain. Telles sont les maximes que devaient garder, dans la mémoire du général Bonaparte, les expériences et les leçons d'une journée où la fortune et la victoire semblèrent un moment abandonner leur héros.

C'est dans cette réunion du soir du 18 brumaire, qui se prolongea fort avant dans la nuit, que Bonaparte fit triompher, non sans quelques dernières résistances d'habitude, la nécessité de changer la forme du gouvernement et prévaloir l'adoption, en principe, d'un consulat provisoire, investi d'une dictature de réorganisation et de conciliation, favorisée par l'absence du Corps législatif, ajourné à trois mois. Enfin Bonaparte cédant, non à sa fatigue mais à l'épuisement général, se décida à prendre quelque repos, tranquille sur les résultats d'une épreuve délicate, celle de la légitimation, au grand jour et en public, de sa dictature par un Corps législatif divisé en deux moitiés, l'une hostile, l'autre gagnée. Les meneurs du conseil des Anciens, Régnier, Lemercier, Cornudet, Fargues, et les meneurs des Cinq-Cents, Lucien, Boulay, Émile Gaudin, Chazal, Cabanis, garantissaient, ceux-ci la constance de leur majorité, ceux-là la soumission de la leur. Le parti militaire patriote se désagrégeait peu à peu. Augereau et Jourdan avaient assisté à la revue des Tuileries et le premier s'était plaint qu'on se fût passé de lui. Quant aux députés, les plus hardis et les plus énergiques des Cinq-Cents, Salicetti n'avait donné asile à un conciliabule où ils avaient agité le projet d'opposer Bernadotte à Bonaparte, que pour se faire un mérite et un titre de faveur et de pardon d'une dénonciation qui mit Bonaparte sur ses gardes, et permit à Fouché de prendre des moyens pour fermer l'accès de la salle des Cinq-Cents à ces dangereux ardélions.

Le lendemain, 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799), le général Bonaparte arriva dans la matinée à Saint-Cloud, devenu le but de promenade des curieux et observateurs parisiens, et le rendez-vous des nombreux amis et des quelques ennemis du nouveau régime, prêts à faire de la solennité d'inauguration et de ses incidents, l'occasion d'une lutte décisive. Bonaparte, qui n'avait pas de chevaux de main, avait accepté de monter un cheval d'Espagne noir, que lui prêta Bruix, d'une beauté remarquable, mais qui fit beaucoup de façons dans la cour de Saint-Cloud. Dans une maison de Saint-Cloud, à proximité des événements, se tenaient Talleyrand, Rœderer et leur groupe, Duquesnoy, Montrond, etc. Sieyès et Roger-Ducos, qui ne pouvaient paraître, stationnaient en observation dans une voiture, à la grille du château.

Nous emprunterons à Napoléon lui-même la description de ce champ de bataille parlementaire, distribué à la hâte, dans ce palais, prochain théâtre de sa fortune et séjour de sa grandeur. Cette installation hâtive, sur laquelle il n'avait pu être consulté, et qui, au conseil des Cinq-Cents surtout, se compliquait d'une disposition des lieux des plus défavorables à une lutte, faillit, aggravée par un retard fâcheux, qui permit aux hostilités de se reconnaître, de se compter, de se concerter, compromettre le succès de la restauration de l'ordre et du pouvoir. Ces inconvénients stratégiques devaient obliger à menacer celui qui eût voulu séduire tout le monde et donnèrent une apparence de violence et une teinte d'usurpation à un avènement populaire avant d'être, par sa ratification, national.

On travaillait avec activité pour préparer les salles du palais de Saint-Cloud. L'Orangerie fut destinée au conseil des Cinq-Cents et la galerie de Mars à celui des Anciens ; les appartements, devenus depuis le salon des princes et le cabinet de l'Empereur, furent préparés pour Napoléon et son état-major. Les inspecteurs de la salle occupèrent les appartements de l'impératrice. Il était deux heures après-midi, et le local destiné au conseil des Cinq-Cents n'était pas encore prêt. Ce retard de quelques heures devint funeste. Les députés, arrivés depuis midi, se formèrent en groupes dans les jardins ; les esprits s'échauffèrent.

 

De cet échange d'électricités contraires entre les députés des deux conseils naquirent des chocs irritants, et aussi des neutralisations subites. Quelques amis prirent peur. Quelques ennemis reprirent courage. Les uns se trouvèrent des raisons et de la force, les autres des scrupules et des répugnances. On s'accordait sur la nécessité d'un changement ; mais à deux heures il semblait, tel qu'il avait été projeté, bien radical à des gens qui l'eussent voté à midi, mais qu'avait refroidis l'indiscrétion fâcheuse du projet d'améliorer la constitution et d'ajourner les Conseils.

La séance s'ouvrit enfin au conseil des Cinq-Cents. Émile Gaudin mit le feu aux poudres en peignant les dangers de la patrie, en proposant de remercier le conseil des Anciens de prévoyantes et salutaires mesures, de lui demander par un messager de faire connaître sa pensée tout entière, enfin de nommer une commission de sept membres pour faire un rapport sur la situation de la République. Les vents renfermés dans les outres d'Éole s'en échappant avec furie n'excitèrent jamais une plus grande tempête. L'orateur fut précipité avec fureur au bas de la tribune. L'agitation devint extrême[15]. C'est aux cris menaçants de : Point de dictature ! à bas le dictateur ! Vive la constitution ! poussés par les plus exaltés, Delbreil notamment, que s'ouvrit un débat où chaque mot poussait à l'action, et où les partis divers se provoquaient l'un l'autre par une animation croissante. Lucien tenait tête à l'orage avec sa véhémente énergie et répondait par un rappel à l'ordre à des protestations qui prenaient un caractère agressif et personnel et cherchaient à atteindre son frère à travers lui. C'est à ce moment que le député Grandmaison, pour gagner du temps, dans un intérêt ou dans l'autre, et permettre aux opinions de se compter, fit la motion maladroite et heureuse à la fois, dangereuse en même temps et opportune, de renouveler le serment à la constitution de l'an III, formalité solennelle qui comportait l'appel nominal et exigeait deux heures. Lucien fut obligé de céder au torrent et de prêter serment comme les autres.

Au conseil des Anciens, la séance était moins chaude, quoique troublée par les récriminations des membres écartés de la délibération par un défaut de notification couvert de prétextes évasifs, et par cela même suspects. A la vivacité de ces réclamations déconcertantes répondait l'attiédissement progressif des timides, des incertains, des inquiets, prêts à déserter une attitude trop menacée. Les deux Conseils tendaient à se mettre en communication et à détruire ainsi l'avantage précieux de leur isolement, de leur pondération, de leur réciproque équilibre. Bonaparte, informé de ces mouvements équivoques, sentit que le moment était venu d'agir et de se livrer tout entier à son sort et au hasard qui l'avait souvent mieux servi que le calcul. Jourdan, Augereau, Bernadotte venaient d'arriver à Saint-Cloud, où ils attendaient à l'écart leur rôle des circonstances. Messagers de mauvais augure, les deux premiers étaient venus tourner autour de Bonaparte pour observer son visage, ses paroles, et jouir les premiers de sa défaite. — Eh bien ! dit Augereau, à son général en chef, vous voici dans une jolie position !Augereau, reprit Napoléon, souviens-toi d'Arcole ; les affaires paraissaient bien plus désespérées. Crois-moi, reste tranquille, si tu ne veux pas en être la victime. Dans une demi-heure tu verras comme les choses tourneront[16]. Suivant Joseph, témoin de la scène, Napoléon pénétra bien vite le secret de la démarche équivoque du général républicain. Il aurait dit à voix basse à son frère : C'est bien là Augereau, il vient me sonder, et aurait ajouté, en jetant un regard sévère sur son interlocuteur interdit : Augereau, nous nous connaissons depuis longtemps, va dire à tes amis : Le vin est tiré, il faut le boire[17]. Et il s'élança, suivi de Joseph, vers la porte du conseil des Anciens.

Quand il entra dans la salle, il put voir, dès le premier coup d'œil, combien la partie était compromise et combien il avait besoin, pour rassurer ses partisans et confondre ses ennemis, déjà insolents, de tout l'ascendant de sa gloire, de son éloquence et de son énergie. Alors, debout, en face du président, la tête découverte, de cette voix vibrante et de ce geste hardi qui grandissaient sa taille et donnaient un prestige si étrange et si saisissant à l'incorrection de ses paroles.

Citoyens représentants, vous êtes sur un volcan : la république n'a plus de gouvernement ; le Directoire est dissous les factions s'agitent ; l'heure de prendre un parti est arrivée. Vous avez appelé mon bras et celui de mes compagnons d'armes au secours de votre sagesse ; mais les instants sont précieux ; il faut se prononcer. Je sais que l'on parle de César, de Cromwell ! comme si l'époque actuelle pouvait se comparer aux temps passés. Non, je ne veux que le salut de la république et appuyer la décision que vous allez prendre.

 

Alors, par un beau mouvement, invoquant le témoignage de ses soldats, qu'il n'a jamais trompés quand il leur a promis la victoire et le salut de la République, il provoque la confirmation émue de ses compagnons d'armes déjà électrisés, qui agitent sur le seuil, où les a arrêtés une respectueuse consigne, leurs bonnets de grenadiers.

L'effet de cet exorde frémissant el du tableau pathétique, qui le suivit, des revers et des dangers accumulés par un gouvernement indigne de la France, fut arrêté per l'exclamation de Linglet, qui rallia une dernière fois les mécontents et les indécis autour de ce devoir du respect de la constitution, imposé au Corps législatif et au général Bonaparte plus qu'à tout autre.

Mais lui, sans se déconcerter de cette interruption, relevant le défi et désavouant héroïquement ce que sa situation avait gardé de contradictoire et d'équivoque, s'écria :

La constitution, vous n'en avez plus ! Vous l'avez violée, au 18 fructidor, quand le gouvernement a attenté à l'indépendance du Corps législatif ; vous l'avez violée au 30 prairial an VII, quand le Corps législatif a attenté à l'indépendance du gouvernement ; vous l'avez violée au 22 floréal, quand, par, un décret sacrilège, le gouvernement et le Corps législatif ont attenté à la souveraineté du peuple, en cassant les élections faites par lui. La constitution violée, il faut un nouveau pacte, de nouvelles garanties.

 

Le coup était-rude, mais il était habile. Et à des griefs dangereux Bonaparte avait raison de répondre par des reproches mérités. Tout autre que lui n'eût pas sans doute impunément fait entendre à l'assemblée un tel langage. Mais aussi quelle assemblée peut se draper dans l'inviolabilité d'une constitution qu'elle-même a déchirée dix fois ? Et était-ce bien aux complices de fructidor à se poser en adversaires de brumaire ? Il n'appartient qu'aux intègres de se montrer implacables, et la corruption n'a pas droit aux plaintes de la vertu. Le conseil des Anciens sentit ce vice irrémédiable de ses antécédents, et, cessant de se prêter à un débat qui menaçait de faire rougir plusieurs de ses membres, la majorité étouffa, par son approbation bruyante, une discussion qui des' principes passait aux personnes, s'aigrissait par la nécessité où Bonaparte se trouvait acculé de dénoncer pour se justifier et d'accuser pour se défendre, et, comme toutes les plaies vives, s'envenimait rapidement. Déjà Bonaparte, réduit à des moyens auxquels il avait répugné, s'était emporté jusqu'à une menace qui, dirigée contre une autre opposition, retombait sur toute résistance.

Et si quelque orateur, poussé par l'étranger, menaçait de me mettre hors la loi, qu'il prenne garde de porter cet arrêt contre lui-même ! J'en appellerai à vous, mes braves compagnons d'armes. Souvenez-vous que je marche accompagné du dieu de la fortune et du dieu de la guerre !

 

Cette péroraison coupait court à toute réplique, et Bonaparte sortit, certain de ne plus rencontrer aucune contradiction dans le conseil des Anciens, qui avait salué ses paroles d'un vote d'honneur et consacré, par une telle marque de confiance, la loyauté de ses intentions.

Une épreuve plus courte, mais plus pénible, attendait le réformateur demi-victorieux, au conseil des Cinq-Cents, où, à l'appel nominal, venaient de succéder une discussion irritante et furieuse, soulevée par la lecture de la démission de Barras, et la motion d'adresser un message au conseil des Anciens, pour lui demander des explications sur la mesure de la translation, qu'aucun motif sérieux ne semblait justifier aux yeux d'hommes auxquels on n'avait pas encore dit en face qu'ils étaient les vrais conspirateurs dont il fallait paralyser les projets, et les vrais auteurs des dangers de la République. La tournure que leur exaspération impatiente donna, dès les premiers pas de Bonaparte dans leur enceinte, au conflit que soulevèrent sa présence et surtout la vue de l'appareil militaire qui l'avait accompagné jusqu'au seuil dispensa le général d'explications dangereuses. C'est à peine si on laissa arriver jusqu'au tiers de sa route, cet homme à la gloire importune ; à l'habit odieux, dont la probité était un reproche pour plus d'un et l'énergie, une crainte pour tous. L'entrevue prit immédiatement, par les interpellations, les apostrophes, les vociférations, les murmures, les menaces, et enfin les gestes directs et passionnés, précurseurs des voies de fait, le caractère d'une sorte de délirante émeute. On ne laisse pas à Bonaparte le temps de s'arrêter, de parler, et oscillant déjà au milieu des flots de cette tempête injurieuse, il est saisi par ses grenadiers, dégagé, emporté dans leurs bras[18] et la querelle, arrêtée à temps, finit par quelques horions et quelques déchirures, anodine conséquence d'une lutte qui pouvait entrechoquer les baïonnettes et les poignards, et ensanglanter d'un attentat tragique une délibération heureusement réduite, par l'intervention spontanée des grenadiers de Bonaparte, à la violence des paroles.

Le départ de la victime manquée et l'attente de rigoureuses représailles portent à son comble la fureur des exaltés, qui tournent contre Lucien leurs invectives et leurs menaces. Tandis que le président, insulté, cède son fauteuil à Chazal, se présente à la barre pour prendre la défense du sauveur déguisé en tyran par d'aveugles envies et d'impitoyables rancunes, et enfin, à bout de forces et de voix, donne à la fois sa démission d'orateur et de député, et se dépouille de ses insignes profanés, Bonaparte ne perd pas de temps, et rendu à tout son sang-froid et à tous ses moyens, vole, le visage enflammé, les yeux étincelants d'une indignation trop longtemps contenue, à la commission des inspecteurs, pour y préparer le dernier épisode d'une lutte désormais implacable. C'est là que vint le trouver la nouvelle, apportée par Montrond et Duquesnoy[19], des vains efforts de Lucien pour arrêter le vote de cette mise hors la loi, dernière et fatale ressource des assemblées exaspérées. Puisqu'ils vous mettent hors la loi, dit énergiquement Sieyès, ce sont eux qui y sont.

Bonaparte bondit vers la fenêtre, tire son épée et l'agite, puis, descendant rapidement, il paraît dans la cour, monte à cheval, harangue les troupes et donne le signal de l'exécution militaire, si longtemps suspendue par des scrupules qui ont failli tout perdre. Il montre ses habits froissés par une indigne lutte, aux conséquences de laquelle il n'a échappé que par suite du dévouement de ses grenadiers, menacés, heurtés et même frappés comme lui !

Car il n'est pas impossible que sous l'empire d'une exaltation passagère ou tout simplement de la nécessité d'électriser ses troupes par l'exagération du danger couru, ou même d'une erreur permise à la suite d'un désordre qui a suffi pour produire quelques-uns des effets d'une collision armée, il n'est pas impossible que Bonaparte ait parlé de menaces réalisées et de poignards levés ! Il ne faut jamais parler à demi avec des troupes qu'on veut enlever. Des acclamations unanimes répondent à la question qui résumait ce discours dramatique : Soldats, puis-je compter sur vous ? Bonaparte, alors, donne l'ordre à un capitaine d'entrer avec dix hommes dans la salle des Cinq-Cents et de délivrer le président des atteintes des factieux, en évitant soigneusement toute collision.

Il est ponctuellement obéi. Lucien, dégagé fort opportunément, au moment où il venait de déposer sa toge et de s'élancer à la tribune pour y défendre son frère, est dispensé de ce pénible devoir par l'apparition de l'officier et des soldats, qui exécutent leur mission au milieu de l'attitude morne et passive d'une assemblée dont l'exaltation épuisée est retombée comme un feu de paille, et ne s'exhale plus que par quelques vaincs et rares protestations. L'intrépide et militant président, qui rendit ce jour-là à son frère un service dont la dette, par suite de regrettables dissentiments, ne devait être qu'imparfaitement payée, monte à cheval, et, d'une voix de stentor, proclame la dissolution du conseil des Cinq-Cents, que les violences auxquelles il vient d'échapper avec tant de peine ont rendu indigne de son mandat, et il requiert la force armée d'achever son œuvre en mettant un terme à des délibérations qui sont un scandale et un danger, et de fermer le temple souillé de la loi, devenu un club d'énergumènes et un repaire de factieux.

Le général Murat ne se le fait pas dire deux fois, et parvenu à la porte, à la tête de sa colonne, somme le Conseil de se séparer et d'évacuer la salle. Une dernière pudeur empêche ceux auxquels elle est adressée d'obéir immédiatement à cette injonction. Ceux-ci parlementent et ceux-là essayent de résister. D'autres commencent à fuir. L'attitude résolue et inflexible des grenadiers, qui s'élancent au pas de charge et au bruit du tambour dans la salle, ne permet plus d'autre voie de salut. Jonchant le parquet et les allées du jardin des robes et des toques, insignes d'une représentation théâtrale, les derniers des Spartiates et les derniers des Romains s'esquivent furtivement, et la République, longtemps déshonorée par la Terreur, maintenant achevée par la démagogie, saute piteusement par la fenêtre, dans la personne des successeurs dégénérés des députés du Jeu de paume, et des déclamateurs parfois héroïques de la Convention.

Tel fut le dernier épisode d'une révolution nécessaire, salutaire, pacifique, juste revanche des droits de l'action sur les abus de la parole, légitime vengeance de l'ordre compromis par la licence, leçon énergique et modérée donnée par l'armée victorieuse de l'ennemi et libératrice des factions à de stériles bavards, et à d'intrigants sophistes. Faire du grief de la minorité des Cinq-Cents un grief de l'histoire et déplorer la violation des droits de mandataires infidèles à leurs devoirs, c'est faire porter à la liberté le deuil de l'anarchie et sacrifier la cause de la nation aux rancunes d'un parti.

La révolution faite, il ne demeurait plus qu'à la régulariser.

La déroute panique du conseil des Cinq-Cents, dispersé, au commandement du colonel Moulins et à la lueur des baïonnettes, se borna bientôt aux plus exaltés et aux plus compromis. Une centaine de membres, ralliés au bureau et aux inspecteurs de la salle, se rendirent en corps au conseil des Anciens, où les explications de Lucien, qui déchargea habilement son frère de toute initiative, et accepta, pour ménager les susceptibilités législatives, la responsabilité de l'expulsion, par mesure d'ordre, de représentants séditieux, fournirent aux modérés ou aux convertis l'occasion d'un retour honorable.

A onze heures du soir, les deux Conseils se réunirent de nouveau. Ils étaient en très-grande majorité[20], et nommèrent deux commissions chargées de faire leur rapport sur la situation de la République. On décréta, sur la motion de Bérenger, des remercîments à Napoléon et aux troupes, qui, en effet, avaient bien mérité de la patrie, par leur patience dans la lutte et leur modération après cette victoire de l'autorité remportée sans verser une goutte de sang. Boulay de la Meurthe aux Cinq-Cents, Villetard aux Anciens, présentèrent le rapport des deux commissions instituées pour rechercher les bases de la réorganisation de la république.

La loi du 19 brumaire fut décrétée ; elle ajournait les Conseils, dont une mesure de précaution, plus que de rigueur, expulsait soixante membres opposants, que cette retraite honorable dispensait d'approuver et préservait de combattre, au 1er ventôse suivant. Elle créait deux commissions de vacation, de vingt-cinq membres chacune, pour suppléer à cet interrègne législatif. Une commission consulaire provisoire, composée de Sieyès, Roger Ducos et Bonaparte, fut chargée de l'intérim du pouvoir exécutif.

Le 20, à deux heures du matin, les consuls se rendirent dans la salle de l'Orangerie, où s'étaient réunis les deux Conseils, sous la présidence de Lucien, qui prononça le serment, répété par l'assemblée et par les nouveaux chefs du gouvernement, de fidélité inviolable à la souveraineté du peuple, à la République française une et indivisible, à la liberté, à l'égalité et au système représentatif.

L'assemblée se sépara, et les trois consuls prirent possession du palais du Luxembourg, où le premier soin de Bonaparte, en qualité de chef du mouvement, d'où était sorti le nouveau gouvernement, fut d'exposer, dans une proclamation lue aux flambeaux, les motifs qui l'avaient inspiré, les dangers qu'il avait courus et les principes qui allaient le diriger. Puis dès le même jour, faisant succéder le règne des faits a celui des phrases, il se mit au gouvernail de cette France en dérive qui, depuis Louis XIV, n'avait pas de pilote.

 

 

 



[1] Commentaires, t. IV, p. 3 et 4.

[2] Le 5 germinal. Ces dépêches étaient datées des 14 brumaire et 5 nivôse.

[3] On a vu là un calcul machiavélique. On a oublié qu'il n'y a aucun mérite à sauver une nation heureuse et victorieuse. Napoléon ne pouvait prévoir légitimement que le cas où on aurait besoin de lui.

[4] Mémoires de Joseph, t. I, p. 71, 72.

[5] Commentaires, t. IV, p. 7.

[6] Thiers, Histoire de la Révolution française, t. X, p. 557.

[7] Thiers, Révolution, t. X, p. 251 et 259. — Lanfrey, Histoire de Napoléon, 1807, t. I, p. 421. — Commentaires de Napoléon, t. IV, p. 7 et 8.

[8] Joseph atteste sa tolérance, sinon sa complicité, et proteste contre les assertions de Mémoires dont la date explique les mensonges (t. I, p. 74).

[9] Thiers, t. X, p. 341.

[10] Mémoires de Joseph, t. I, p. 77.

[11] La meilleure version semble celle du Journal de Paris, un peu trop correcte et paraphrasée pourtant (Œuvres du comte Rœderer, t. III, p. 507). C'est le texte adopté par Thiers (X, 565) et Lanfrey (t. I, p. 455). Les Commentaires (t. II, p. 21) et la Correspondance de Napoléon (t. IV, p. 1) donnent une leçon quelque peu modifiée.

[12] Réduites à trois commissaires sous la présidence et la surveillance de Réal, procureur syndic.

[13] Thiers, t. X, p. 370, 371. Lanfrey, t. I, p. 460. — Napoléon dans ses Commentaires, t. IV, p. 23, affirme que Moulins, à l'entrevue des Tuileries, donna sa démission.

[14] Commentaires, t. IV, p. 24, 25.

[15] Commentaires, t. IV, p. 27.

[16] Commentaires, t. IV, p. 27.

[17] Mémoires de Joseph, t. I, p. 79.

[18] M. Lanfrey lui prête un évanouissement qui peut être dramatique, mais qui n'était pas dans les habitudes de Bonaparte en face du danger. Lombard de Langres, qui le vit passer entouré par les grenadiers, lui prête avec raison une toute autre contenance. (Mémoires, t. II.)

[19] Selon Rœderer.

[20] Fait contesté par M. Lanfrey, t. I, p. 475 ; mais il résulte des pièces officielles.