NAPOLÉON ET SA FAMILLE – 1769-1821

LIVRE PREMIER. — JEUNESSE DE NAPOLÉON - 1769-1794

 

CHAPITRE PREMIER. — LA FAMILLE DES BUONAPARTE.

 

 

Nécessité d'étudier Napoléon dans la révélation de l'enfance et de la jeunesse. — Quadruple critérium : le pays, la nation, l'époque, la famille. — Détails caractéristiques et symptomatiques. — La famille Buonaparte, sa tige, ses rameaux. — Les ancêtres de Napoléon. — Héros, savants et saints. — Noble mépris de Napoléon pour les puérilités généalogiques. — Résultats acquis de l'investigation historique de ces derniers temps. — Tableau des événements dont la Corse fut le théâtre au dix-huitième siècle. - Rivalité de la France et de l'Angleterre. — Hasard providentiel qui fait naître Français Napoléon Buonaparte. — Pascal Paoli. — Guerre de l'indépendance. — Influence sur Napoléon de ces patriotiques souvenirs. — Charles de Buonaparte. — Letizia Ramolino. — Épisodes héroïques et romanesques de la vie de la mère de Napoléon. — Naissance de Napoléon. — Le blason des Buonaparte. — L'aigle et les fleurs de lis.

 

Nous ne sommes pas de ces philosophes dédaigneux qui affectent de penser qu'il n'y a rien à apprendre dans l'enfance et la jeunesse des grands hommes, ni rien à retenir pour l'histoire de ces années obscures où se développe mystérieusement la genèse progressive de l'esprit et du cœur. Sans doute il se faut garder des traditions puériles et des séniles légendes, chères à l'imagination populaire, avide de merveilleux, qui ne comprend pas sans prophétiques présages le berceau des futurs prodiges de l'humanité et place autour d'eux, dès l'enfantement, l'auréole du miracle. Mais de cet excès de superstitieuse crédulité à un systématique mépris de toute investigation des sources, de toute enquête des origines, de toute étude des débuts, il y a la distance de l'idolâtrie au culte, de la foi stérile à la critique féconde, de la complaisance pour une faiblesse de l'esprit au juste respect d'une loi de la nature.

Nous n'imiterons pas cette commode et orgueilleuse abstention, qui n'est trop souvent que le prétexte de l'impuissance. Il n'y a pas de petits renseignements pour l'historien digne de ce nom. Il doit tout voir pour bien voir, tout savoir pour choisir ce qu'il est nécessaire de dire. L'homme ne naît point tout d'une pièce. Il passe par les vicissitudes et les transformations qui constituent, depuis l'être jusqu'au néant, la progression et la décadence de la vie. La science de la vérité, pas plus que celle de l'existence, ne saurait négliger impunément les commencements. L'enfance et la jeunesse rachètent surabondamment ce qu'elles offrent à l'observateur de vague, d'indécis, d'incomplet, par la sincérité naïve avec laquelle elles trahissent ces mouvements intimes dont la virilité ensevelira le secret sous son impassibilité. On ne peut étudier la formation d'un caractère et d'une intelligence qu'aux phases transitoires, intermédiaires, qui ne dissimulent rien de ce mystérieux travail, qui une fois arrivé à son point, se dérobe à l'analyse. C'est dans le germe qu'il faut commencer à scruter tout être vivant. Une fleur peut en dire bien long sur le fruit qui naîtra d'elle. L'état embryonnaire a des obscurités et des lacunes que traversent et illuminent parfois de ces lueurs profondes qui éclairent jusqu'au plus lointain avenir. Si vous voulez comprendre l'épi, suivez le grain de blé au sortir du sillon. Si vous voulez connaître les aigles, surprenez jusqu'en leur nid escarpé les mœurs des aiglons. Les gens qui ont peur de remonter si haut sont de ceux qui n'auront pas assez peur de descendre. C'est dans la source cachée au haut des gorges alpestres qu'est le secret du torrent, et c'est dans le nuage de la montagne que se prépare l'orage dont le tonnerre et les éclairs vont ébranler la plaine. C'est de l'œuf que sort l'oiseau, c'est du gland que sort le chêne, c'est de l'enfant que sort l'homme.

En dehors de leur attrait qui n'est pas à défendre, il y a donc à ces recherches qui semblent frivoles une suprême logique et une irréfutable raison. Nous allons donc parler sans scrupule à (Tes lecteurs enfants ou adolescents de l'enfance et de la jeunesse de Napoléon, parce que, là où il commence lui-même, commencent aussi l'intérêt du récit et le profit de l'exemple.

La famille, la nation, la patrie, l'époque, voilà une quadruple question qui exige immédiatement une quadruple réponse, déjà pleine des inductions qui ébauchent une figure. Vous voyez déjà saillir et apparaître les premiers traits de la physionomie future, en apprenant que Napoléon de Buonaparte naquit à Ajaccio, en Corse, d'une famille noble et patriote, le 15 août 1769, deux mois après la soumission à la France de cette île indomptée qui devait en lui étonner le monde. Nous n'aurons garde de planter un arbre généalogique au début de cette histoire d'un homme fait pour illustrer ses ancêtres et non pour en être illustré, destiné à grandir par une révolution, à régner sur une démocratie, et qui, de tout temps, sut distinguer entre l'orgueil et la vanité, respectant ce que les prétentions nobiliaires, fondées sur l'antiquité, la pureté et les services de la race, ont de respectable, et. se moquant impitoyablement, à la barbe de ses flatteurs eux-mêmes, de ce qu'elles ont de ridicule. De même nous ne perdrons pas notre temps à essayer laborieusement une sorte de géographie pittoresque de ce pays privilégié, depuis longtemps marqué d'un caractère à part par sa situation, ses aspects, ses productions, sa nature à la fois rude et souple, stérile et luxuriante, cultivée et sauvage, ses plaines fertiles, ses rives arides, battues d'un flot inquiet, et ses maquis épais, sombre et altier asile de la vengeance et du brigandage.

C'est bien dans ce pays d'hommes héroïques et de femmes viriles, où la domination romaine ne trouva point un esclave ni la corruption de l'empire une courtisane, c'est bien de cette race propre à la fois à la rêverie et à l'action, aux spéculations de l'esprit ou aux entreprises du commerce, de cette race de chasseurs, de marins, de soldats, au peuple intelligent, à l'aristocratie fidèle à la tradition et amie de la nouveauté, positive et subtile, aux aptitudes poétiques et mathématiques en même temps, que devait naître l'enfant destiné à en immortaliser le type par la plus grande somme de génie, de gloire et de malheur dont il ait été donné à une nature humaine de porter le fardeau. Que de révélations déjà dans le simple exposé de toutes ces coïncidences dont l'harmonie semble une prédestination et qui placent, au moment même de la décadence française, au sein d'une famille ancienne, nombreuse, unie, élevée dans le respect de ses chefs et l'affection de ses membres, le berceau de cet enfant fait pour relever à la fois la gloire de sa maison, celle de sa patrie et le type même de l'humanité abaissée ! C'est bien dans un tel pays, d'une telle race et d'une telle famille que devait sortir cet enfant né d'un père ingénieux, aimable et brave, d'une mère dévouée, courageuse et sévère, marqué, dès le premier jour, de ce contraste de hardiesse et de prudence, d'imagination et de bon sens, de volcanique énergie et de froide raison, d'âpre douceur et de grâce rude qui caractérise les Bonaparte et les Ramolino ; cet enfant venu au monde avec l'instinct du commandement à l'heure où l'union avec la France succède à l'indépendance, cet enfant dont tout aidera la mission, dont la mâle adolescence subira l'épreuve des dernières discordes de la patrie et dont l'ambitieuse jeunesse saluera dans l'aurore de 89 comme le rayonnant signal de l'occasion qui l'appelle, de la fortune qui lui sourit et de la gloire qui l'attend.

De la synthèse, descendons maintenant aux détails nécessaires, car, dans une histoire si riche de faits et si harmonieuse d'ensemble, il n'est point de place pour la disproportion ni le superflu.

Ce serait méconnaître le rôle des influences héréditaires et domestiques, les mystérieuses transmissions du sang à travers les veines des enfants successifs d'une même race, les solidarités physiques et morales qu'entraîne la communauté d'origine, que de pousser le scrupule jusqu'à ne rien dire de la famille Buonaparte, de son caractère, de son histoire et du sort des divers rameaux étendus sur toute l'Italie, de ce tronc illustre dont la sève devait, en Corse, jeter dans sa dernière fécondité un si triomphal rejeton.

La maison des Buonaparte, semée par les convulsions civiles et les invasions étrangères dont l'Italie fut au moyen âge la proie sans cesse déchirée, avait eu des représentants à Florence, à Trévise, à Bologne, à San-Miniato, à Sarzane. La Corse ne devait être que la patrie de son exil, le sol adoptif d'une de ses branches violemment transplantée. Des le seizième siècle, un chroniqueur trévisan digne d'autorité parlait en ces termes de ses illustres compatriotes : On trouve la famille Bonaparte parmi les familles les plus anciennes et les plus nobles, dès l'an 1200. Un auteur italien, dès 1756, alors que nul ne pouvait deviner, à l'horizon obscurci de cette famille déchue, la gloire qui allait y éclater comme un météore, se bornait à un coté singulier de son illustration et énumérait, avec une complaisance prophétique, parmi ses ancêtres fameux par la robe on l'épée, ceux qui avaient témoigné de son aptitude traditionnelle pour la littérature. Il y a toujours eu parmi eux, disait-il, quelqu'un d'illustre dans l'art d'écrire.

Parmi les Bonaparte connus et remarqués, on comptait, dans la marche de Trévise, un JEAN IER de Buonaparte, investi d'un commandement à la tête de la ligue des villes lombardes, le premier et peut-être le plus grand effort, dans les temps anciens, de la nationalité italienne réveillée et poursuivant, à travers les vicissitudes fédératives, l'idéal de son unité. De ce Jean, désigné dans les états de la conférence de Plaisance, en 1183, qui précéda la paix de Constance, sous la rubrique suivante : JOANNES de Buonaparte, de Tarvisio (de Trévise), consul et rector, descendait ce Buonaparte, son petit-fils, qui, en 1259, arrêta à Castelfranco, avec les Guelfes du nord de l'Italie, l'armée gibeline de l'empereur d'Allemagne, commandée par Frédéric II en personne. Il faut citer encore un JACQUES de Buonaparte, auteur d'une relation de la prise et du sac de Rome le 5 mai 1527 ; un JEAN-GENESIUS de Buonaparte, en religion fra Bonaventura, mort en odeur de sainteté en 1593 dans la robe de capucin ; un NICCOLO de Buonaparte, de Florence, auteur d'une des plus anciennes comédies du théâtre italien, la Vedora, imprimée à Florence en 1592, réimprimée à Paris en 1805 ; enfin, un autre NICCOLO de Buonaparte, professeur de droit à Pise dans la première moitié du dix-septième siècle, a mérité cet éloge d'un biographe italien : La nature l'avait créé pour en faire la merveille de son temps et de la postérité.

Tels étaient, au commencement du siècle, les faits acquis sur le passé de la famille Bonaparte, quand la subite illustration du Consulat et de l'Empire mit les généalogistes aux champs en quête d'un gibier chimérique. Nul ne voulut revenir bredouille de cette chasse dans la nuit des temps. Il y en eut qui firent descendre les Bonaparte de la gens Ulpia, de la gens Sylvia, de la gens Julia, qui avaient donné des empereurs à Rome et à Constantinople ; ceux-ci les entèrent sur les Comnène, ceux-là sur les Paléologue, un autre les greffa sur les princes d'Aragon. Il y en eut un qui poussa l'imagination jusqu'à les faire descendre des Bourbons... par le Masque de Fer. Napoléon, qui avait d'abord souri de ce steeple-chase héraldique et s'était borné, pour toute récompense, à renvoyer les concurrents à son frère Joseph, le généalogiste de la famille, finit, impatienté de cet assaut scandaleux de flatterie vénale, par imposer silence à ces valets de l'érudition, à ces laquais de l'histoire par une note du Moniteur, pleine d'ironiques verges[1].

De notre temps, et sans vouloir diminuer en rien la gloire que revendiquait Napoléon, d'avoir été le Habsbourg de sa race, une série de travaux dignes d'estime par la science, la critique et le désintéressement ont, en Italie, percé de vives lumières le nuage des origines de la famille Bonaparte et surtout à peu près vidé le problème des extinctions et transplantations des diverses branches du tronc unique. Nous empruntons à un écrivain des plus compétents le résumé des résultats de ses recherches :

Il est à peu près acquis aujourd'hui que le nom de Bonaparte, ce né au milieu des factions de l'Empire et de l'Eglise, a été porté au moyen âge par différentes familles italiennes, soit comme prénom, soit comme nom patronymique ; que ces différentes familles, au nombre de quatre au moins, ont été souvent confondues par les historiens et prises l'une pour l'autre ; que les Bonaparte Napoléoniens procèdent d'une antique famille d'origine Longobarde, celle des comtes de Fucecchio, Settino, Pistetoja, etc., dont le premier auteur connu est un Kunrad ou Cunerado, fils de Tedix ou Tedice (922), chef de la maison Kadote lingia.

On rencontre dans cette famille, entre autres personnages illustres en leur temps, Hugues, surnommé le grand comte (1072-1096), deux religieuses du nom de Berthe, l'une et l'autre béatifiées (1075 et 1165), le cardinal Guido ou Guy, chancelier de l'Eglise romaine, un des plus grands et des plus habiles défenseurs du Saint-Siège (1123-1150), etc., etc. De cette maison des Kadolinges, qui s'éteint à la fin du douzième siècle, sont issus Hugues et Janfald ; le comte Hugues (1097), qui, par son alliance avec la famille des comtes d'Orgnano, dans la marche de Trévise, donna le jour aux Bonaparte de Trévise, éteints en 1447 ; Janfald, fils du dernier comte de Fucecchio et de la souche des Cadolinges, donne naissance aux Bonaparte de Florence, lesquels s'éteignent dès le treizième siècle ; un des Bonaparte de Florence commence en 1265 les Bonaparte de San-Miniato ; un autre, en 1278, ceux de Sarzane. Le dernier représentant des Bonaparte de San-Miniato est mort à la fin de l'année 1799 ; ceux de Sarzane, en 1490, se sont transportés en Corse dans la personne de François Bonaparte, chef de la branche des Bonaparte d'Ajaccio.

Si obscure que soit l'histoire de cette famille, il n'est pas impossible d'en relever quelques traits et déjà un caractère général. Fortement religieuse et attachée à l'Église, mais vouée d'art bord à la défense de l'Empire, de qui elle tenait ses titres, ses biens, sa puissance, la famille des Kadolinges paraît avoir reçu son nom nouveau de la conversion qu'elle fit du côté du parti populaire. Le bon parti — bona pars — était celui de l'affranchissement des communes, où l'on trouvait le peuple, les évêques, les papes, le droit naissant de l'autonomie italienne. Les Kadolinges, vaincus et privés de leurs fiefs, cessent de résister à la liberté de Florence ; le peuple les compte désormais au nombre de ses champions ; c'est alors que leur est donné le surnom de Bonaparte, illustré par l'un d'eux dans la marche de Trévise, à la tête de la ligue des villes lombardes contre l'empire d'Allemagne. Mais la puissance des Bonaparte ne survit pas à cette conversion qui les dénomme et les consacre ; ils disparaissent dans les vicissitudes des factions populaires, et depuis, tout ce qu'il reste d'eux, ce sont quelques familles dispersées çà et là, a partagées entre l'étude, les lettres et le soin d'une médiocre fortune. Une de ces familles prend du service à la banque de Saint-Georges et se rend en Corse pour les affaires de cette opulente compagnie de marchands génois. Elle s'y fixa et n'en revint qu'aux derniers jours du dix-huitième siècle ; elle s'y était établie comme en un poste d'observation que la Providence semble lui avoir assigné entre le monde de la civilisation et celui de la a barbarie, pour attendre la fin des luttes du moyen âge, les revote lutions et l'appel des temps nouveaux[2].

 

Après ces détails nécessaires sur la famille de Napoléon, il est opportun d'esquisser en quelques traits le cadre des événements au milieu desquels dut se mouvoir cette enfance inquiète, agitée par le contre-coup des dernières convulsions de l'indépendance corse, et surtout à expliquer en bref par suite de quelles vicissitudes l'île indomptée reçut enfin à jamais le frein français et comment le berceau de Napoléon, comme son tombeau, appartient à la France. On admire le doigt de la Providence et son intervention lente, cachée, mais toujours opportune et décisive dans les affaires du monde, quand on songe qu'il ne s'en est fallu de rien que l'Angleterre n'ait devancé et supplanté la France dans la conquête de cette riche proie maritime depuis longtemps convoitée par cet œil jaloux, sans cesse étendu sur les mers, et, par suite, dans l'adoption, la gloire et le profit du plus grand génie des temps modernes. Napoléon Anglais ! se figure-t-on le changement dans les affaires du monde occasionné par ce changement de théâtre, d'acteurs et de spectateurs ? La réflexion efface vite ce que la pensée de ce jeu du hasard, de cette infidélité de la fortune a de pénible pour une imagination patriotique. Napoléon, adopté par l'Angleterre, n'y eût pas trouvé les occasions et les moyens sans lesquels le génie lui-même est impuissant. Il n'eût eu peut-être en Angleterre, aux prises avec les préjugés, les hiérarchies, les obstacles, enfin, de tout genre que le vent de la Révolution allait balayer en France si à propos, qu'un rôle incomplet, une destinée avortée, une gloire stérile, peut-être même une vie de lutte et d'efforts, sans triomphe et sans gloire. Il eût pu y être général, diplomate, ministre, mais il n'eût jamais pu y être roi. Pour se développer dans toute son envergure et atteindre jusqu'au trône, il devait naître Français, au moment propice de la dissolution d'une société et de la chute d'une monarchie. D'où il suit que ce que Dieu fait est bien fait, que Bonaparte, né Anglais, n'eût pas été peut-être Napoléon, et que, pour lui comme pour la France, le hasard — c'est-à-dire la volonté divine cachée —, qui le fit naître Français, fut le plus heureux des hasards.

Ces relations avec l'Angleterre et avec la France de la Corse au dix-huitième siècle s'expliquent par l'oscillation contradictoire à laquelle les nécessités mêmes de sa situation condamnaient la politique de cette petite nationalité flottante, semée sur l'Océan, et, comme ses tempêtes, subissant tous les contre-coups des ébranlements européens.

Toutes les îles sont à la fois tourmentées par ces désirs et ces besoins contraires. Un juste orgueil, une crainte légitime, l'habitude de la liberté qui la rend plus chère, toutes ces causes nourrissent et parfois exaltent jusqu'à la fureur chez leurs habitants l'amour de l'indépendance. Mais l'indépendance c'est l'isolement, c'est la pauvreté, c'est le danger ; de là, la nécessité subie plutôt que recherchée, de relations de commerce, d'amitié, de protection, sources amères de méfiance, de jalousie, d'agitations intérieures. De là, le spectacle de ces hésitations, de ces obliquités, de ces équivoques de l'attitude, au dix-huitième siècle, de la Corse, partagée entre le besoin d'un ami et la crainte d'un maître, en proie aux dissensions intestines enfantées par ce double sentiment, tantôt jetant au continent, comme une amarre, des avances prêtes à devenir des liens, tantôt, de coquette devenue hostile, coupant résolument toute remorque, disparaissant, farouche, du mouvement du siècle, et se renfermant dans sa barbarie. Le pape, la république de Pise, celle de Gènes, les princes d'Aragon, les comtes de Nice, les rois de France furent aussi tour à tour appelés et repoussés, bénis et maudits par ce petit peuple incapable de demeurer son maître et incapable de plier non à la servitude, mais à l'obéissance ses mœurs si long temps sans joug et ses passions réglées par l'unique loi du talion.

De ces deux sentiments contraires qui dominaient et agitaient tour à tour la Corse, de ces deux mauvais génies de son histoire, l'un ou l'autre devait finir par l'emporter, et ce devait être le plus violent. De 1729 à 1740, la balance de cet équilibre précaire, sur lequel reposait la paix de l'île, avait été plus d'une fois ébranlée par des commotions partielles. Enfin en 1746, le volcan, qui fermentait depuis le commencement du siècle, fit. éruption, et l'Europe se tourna avec étonnement du côté de cette île obscure d'où partaient les premières flammes de la liberté. Il n'était pas dans les traditions ni les préjugés de la politique française d'assister indifférente à un spectacle de mauvais augure et de mauvais exemple auquel applaudissaient les philosophes. JNOUS n'en étions pas encore au généreux et imprévoyant appui fourni à l'insurrection américaine contre le double joug de l'autorité royale et de la tyrannie métropolitaine. Cependant l'intervention française, héritière impérieuse de droits que Gènes ne pouvait même défendre, ne se présenta, pour faire valoir ce legs quelque peu précaire, qu'en 1768. La Corse employa ce délai à se montrer, non-seulement capable, mais digne de la liberté, et c'est dors que, sincère admirateur de celte république naissante, installant en plein voisinage des monarchies en décadence un gouvernement national et populaire, uni, sage, heureux sous la main de Paoli, Jean-Jacques Rousseau, dont ce modèle semblait justifier les théories, prédit que cette petite île héroïque, qui par la bouche de Buttafuoco, lui avait demandé une constitution, ne tarderait pas à étonner le monde. Il ne se trompait pas, et la Corse, dans la personne du plus illustre de ses enfants avant Napoléon, Paoli, sembla préparer l'Europe à l'admiration.

Pendant plus de quinze ans, de 1755 à 1769, un homme à la Plutarque, Pascal Paoli, diplomate et général, magistrat et soldat, génie plein des ressources modernes, cœur plein des antiques vertus, gouverna et fil respecter l'indépendance dont il était le héros et dont un unanime suffrage l'avait constitué le chef. Tout en luttant contre la résistance à la séparation, maintenue par les Génois plus en la forme qu'au fond et en droit qu'en fait, il avait essayé d'amollir la rudesse des mœurs de ces citoyens nouveaux, qui mêlaient les familiarités républicaines et les passions féodales. Il songea à policer les Corses par le respect de la loi et le contact des mitions civilisées ; il protégea le commerce, créa une marine, rechercha des alliances et demanda même à un pacte avec les États barbaresques la sécurité des mers. Enfin et surtout, voulant rompre les liens qui avaient favorisé la suzeraineté génoise et en multipliaient encore les restes, Paoli songea à rédimer sa patrie de ce double tribut que les nécessités de l'éducation et des transactions forçaient l'aristocratie et la bourgeoisie corse à pavera l'université de Pise, sa nourrice intellectuelle, et à la banque de Saint-Georges, intermédiaire privilégié de ses relations d'affaires avec le continent. Paoli, qui ne pouvait songer à créer une banque capable de détrôner le second de ces deux monopoles, lit du moins échec au premier par la fondation d'une université indigène. Toutes ces créations, tous ces travaux, tous ces progrès, il les disputait à la perpétuelle diversion d'une lutte de plus en plus acharnée.

Dans cette balance, si héroïquement défendue, des destinées de son pays, l'intervention française, sollicitée ou du moins favorisée par le ressentiment des Génois impuissants, allait jeter le poids décisif de son épée, et cette raison du plus fort qui est trop souvent la meilleure.

Le 15 mai 1768 fut signé, entre la France et la république de Gènes, à qui l'avait dicté la volonté impérieuse et menaçante du duc de Choiseul, ce pacte d'alliance et de cession, arrêt de l'indépendance corse. La métropole payait de l'esclavage de sa vassale rebelle la rançon de son propre salut. M. de Choiseul, avant persuadé au doge et au sénat qu'il avait été offensé par l'asile donné en Corse aux jésuites expulsés, ceux-ci furent trop heureux d'éviter, en la détournant sur d'autres, la foudre vengeresse de ces canons qui, plus d'une fois, avaient brisé leurs palais de marbre. Il n'est pas besoin de le dire, ce n'était là pour M. de Choiseul que le prétexte de circonstance dont il couvrait des vues politiques bien autrement sérieuses. L'Angleterre avait, à l'égard de la Corse, des desseins ambitieux, et, au moyen du parti qu'elle se constituait dans cette île, livrée maintenant à toutes les intrigues qu'engendrent les guerres avec l'étranger et les rivalités civiques, elle espérait arriver peu à peu à saisir, au moment propice, la domination que Gènes avait laissée échapper. La liberté et la sécurité des Français devaient également s'alarmer de ce dangereux et humiliant voisinage d'un poste anglais en pleine Méditerranée, d'un second Gibraltar italien aux canons braqués sur leurs côtes. En présence d'une telle éventualité, la Corse devait porter la peine de la fatalité de sa situation, et tous les prétextes furent bons à un ministre décidé, au besoin, à se passer de prétextes, pour conjurer l'affront d'une occupation anglaise. Le traité avec Gènes fut le camouflet qui déjoua la mine de prétendants encore moins scrupuleux que nous.

Comme on le pense bien, c'est par le sang que dut être cimentée cette union avec la France, ainsi brutalement imposée à une petite nation qui venait à peine de cicatriser la plaie de sa rupture avec Gênes. Malgré l'affaiblissement de cette blessure, toujours ouverte depuis quinze ans, la Corse résista à cette intervention où elle ne voyait qu'une intrusion, et à cette protection dont elle ne sentait que le joug, avec toute l'opiniâtreté et toutes les ressources dont peut disposer un peuple indigné, et même tous les succès que l'héroïsme d'une poignée de braves peut arracher à la puissance du nombre et à la partialité de la fortune. Les troupes que nous avions mises à la disposition des revendications génoises, mais qui avaient eu plutôt pour but et pour rôle de défendre l'île contre une tentative anglaise que de la rendre à une suzeraineté dérisoire même aux yeux de ses alliés, sortirent de leur expectative pour une campagne des plus militantes et pour elles des moins heureuses, car l'unanimité de la résistance corse, dirigée par un homme comme Paoli, tint plus d'un an en échec l'effort même de la France.

Au printemps de 1769 cette lutte inégale durait toujours, à l'avantage des plus faibles, quand le comte de Vaux arriva à la tète d'un nouveau renfort, portant à 50,000 hommes les troupes qui n'avaient pu empêcher ni M. de Marbeuf ni M. de Chauvelin d'être battus.

Paoli convoqua ses lieutenants et les délégués de l'île au couvent de Casinca, le 27 avril 1769, et leur exposa la situation désespérée de l'indépendance en présence d'un ennemi tel que la France, qui finirait toujours par l'emporter, et qu'il y avait peut-être intérêt à ne pas pousser à bout. Il voulait du moins, avant de tenter un effort suprême et désespéré, en y engageant tous les restes de la force épuisée du peuple, obtenir son consentement. Que si l'on hésitait, il s'offrait volontiers en holocauste, négociateur, otage, et sans doute victime de la paix. Il fut interrompu parles cris impatients et unanimes de ses compagnons qui, exaltés par l'amour de la patrie, la fièvre de la lutte, la haine de l'étranger, l'ivresse du .sacrifice et tous ces sentiments à la romaine, dont trente années de combats, d'efforts et de succès avaient rempli les âmes, autorisèrent leur chef à jouer cette dernière partie dont leur fortune et leur vie étaient l'enjeu. Mais qu'importe de mourir à ceux qui ont lie leur destinée à celle de la patrie et ne voient plus rien que vivre ou mourir avec elle ?

La bataille de Ponte-Nuovo, le 9 mai 1769, fut le dernier et sublime épisode de cette lutte héroïque, où, avant de s'armer, la Corse et la France apprirent à s'estimer en se combattant, dans un de ces duels acharnés mais loyaux, après lesquels il n'y a plus qu'à se réconcilier. Paoli le sentit et toujours fidèle à sa devise, qui était d'immoler ses intérêts à ceux de son pays, il prit le parti qu'on lui avait jusque-là refusé, d'enlever, par son absence, un chef à la résistance et un motif à la répression. Continuer une semblable lutte, c'était vouer la Corse à la dévastation, et à la mort les derniers de ses défenseurs. Paoli, consommant par un volontaire exil ses malheurs et sa gloire, s'embarqua à Porto-Vecchio, avec son frère et trois cents fidèles, qui ne voulurent pas le quitter, et il se réfugia en Angleterre sur deux vaisseaux venus pour le sauver, mais non pour le défendre ; le cabinet britannique ne jugeant pas sans doute le moment venu, ou bien, comme il lui arrive quelquefois, ayant laissé passer l'occasion à force de l'attendre (13 juin 1769).

On va voir pourquoi nous n'avons pas cru devoir séparer les commencements de l'histoire de Napoléon de la fin de celle de sa patrie, et pourquoi nous avons, avant de songer à esquisser son portrait d'enfant ou d'adolescent, dû retracer autour de lui le cadre de ces événements qui eurent sur son tempérament, son caractère, son esprit et son cœur une influence qui résista vingt ans aux charmes et aux profits de l'assimilation française. Pendant vingt ans, celui qui devait régner un jour sur les vainqueurs, les considéra d'un œil de vaincu et d'otage, et il ne fut gagné à la soumission qu'à force de sagesse et au dévouement qu'à force de bienfaits.

Comment en eût-il été autrement d'un enfant conçu dans les rapides et furtives amours, intermède précaire d'une vie aventureuse et militante, sans cesse disputée à la mort, d'un père, le plus hardi et le plus ingénieux des lieutenants de Paoli, et d'une mère, belle, intrépide et fière, suivant à cheval, en habit d'amazone, au milieu du respect et de l'admiration des siens, une troupe héroïque, chassée de la plaine et poursuivie dans la montagne, dernier refuge de l'indépendance corse, de grotte en grotte, de ravin en ravin, de défilé en défilé ? Napoléon naquit le 15 août 1769, c'est-à-dire en pleine soumission et pacification de la Corse ; mais on devine à travers quelles vicissitudes il fut ballotté, dès le flanc maternel, par cette odyssée dramatique — aux longues chevauchées, aux repos incertains, aux asiles précaires, aux escarmouches subites, aux émotions perpétuelles de crainte et d'espérance, de joie et de douleur, de succès et de revers, de triomphe et de fuite, — et l'on comprend quel sang orageux dut couler dans les veines de ce rejeton préféré porté dans le combat. Qu'on se figure par une seule de ces heures d'épreuve et de péril toutes les autres. 

Un jour, cette jeune, charmante et populaire amazone, Letizia Ramolino, qui suivait à cheval, belle de toutes les fiertés et de tous les dévouements de l'épouse et de la mère, le mari qu'elle s'était choisi en 1764, cinq ans auparavant, Letizia, entraînée par le courant au passage du Liamone, faillit périr avec l'enfant à la mamelle qu'elle portait dans ses bras — Joseph Bonaparte — et celui qu'elle portait dans son sein, sous les yeux de ses compagnons et de son mari lui-même. Son cheval, à ce gué perfide, avait perdu pied et se débattait sur l'abîme. On lui cria de se détacher de sa selle et de se laisser aller dans la rivière ; en même temps, des deux rives, on se jetait à la nage pour venir à son secours. Mais cette manœuvre qui la sauvait pouvait perdre le frêle nourrisson qu'elle serrait contre son sein. Décidée à vivre ou à mourir avec lui, l'intrépide femme aima mieux tout risquer, et s'abandonnant à la Providence, elle se raffermit sur sa selle et lutta à la fois contre le courant et la frayeur de sa monture affolée. Du seul bras qui lui demeurait libre, l'autre étant consacré à son enfant, elle manœuvra si bien, elle encouragea si bien du geste et de la voix la pauvre bête, que celle-ci, comme électrisée par une sorte d'inspiration, et comme si elle eût compris qu'elle portait César et sa fortune, rompit le courant, échappa au gouffre, reprit pied et porta enfin à la rive sa courageuse conductrice, au bruit des applaudissements des témoins de son sang-froid et de son bonheur.

Charles de Buonaparte et sa femme, rentrés dans la vie civile et tranquille, étaient à Ajaccio au mois d'août 1769, couverts par l'amnistie de la pacification. Le 15 août, jour de l'Assomption, madame de Buonaparte se rendait à l'église lorsqu'elle fut saisie des douleurs de l'enfantement. Elle regagna précipitamment sa maison. A peine fut-elle entrée qu'elle fut obligée de s'arrêter, et, délivrée sans effort, elle mil au monde, à onze heures du matin, Napoléon qui, par une coïncidence d'héroïque augure, fut déposé sur un tapis représentant des scènes de Y Iliade. C'est dans ces langes épiques que le futur héros de la grande épopée française poussa son premier cri de vie.

La famille de Buonaparte ne tarda pas à être entourée, par les nouveaux maîtres de l'île, de tous les égards dus à sa considération et à son influence. Plus sage et plus prévoyant que beaucoup d'autres, Charles de Buonaparte, esprit ingénieux et cultivé, ami du plaisir et de la paix, et que la guerre civile avait instruit, ne se déroba pas à ces avances, et, après avoir payé sa dette à la patrie et fait son devoir de soldat de l'indépendance, il ne se crut pas obligé à l'inertie stérile, à la bouderie solitaire, ou à la résistance opiniâtre et aveugle de quelques-uns de ses compagnons.

La France l'attirait, et après s'être refusé à une domination qui s'imposait, il pouvait impunément prendre le parti de résignation et de conciliation qui convenait à ses goûts intimes et à ses secrets penchants, et se rallier au drapeau devenu tutélaire, à l'abri duquel se trouvaient placés ses droits de citoyen et ses intérêts de père de famille. La résolution contraire ne pouvait que renouveler les maux du pays et le réduire à un autre joug étranger, plus dur peut-être et moins honorable. C'est par ces sentiments de modération, de prévoyance et de véritable patriotisme que fut inspirée la nouvelle attitude de la famille de Buonaparte qui marqua, par son dévouement à la France, comme elle s'était distinguée par sa participation à la lutte de l'indépendance, le jour où il devint insensé de continuer cette lutte, où il fallut demander à la paix les fruits que la guerre ne porte jamais, et où l'obstination à une cause perdue sans retour ne fut plus que de l'aveuglement, de la haine, de l'orgueil ou de l'intérêt. L'autorité française, de son côté, n'eut garde de négliger les avantages qu'elle devait tirer de l'exemple d'une telle adhésion. Les Bonaparte, qui de Sarzane étaient venus s'établir en Corse à la fin du dix-septième siècle, y comptaient déjà toute une antiquité et toute une illustration, et les emplois et les alliances leur avaient assuré à Ajaccio un rang prépondérant. Dès 16R1, nous trouvons un Charles de Buonaparte dans le conseil des Anciens d'Ajaccio. Le 5 mars 1702, un autre Buonaparte (Sébastien) est élu chef du même conseil. Au dix-huitième siècle, les Buonaparte s'allient successivement aux Arrighi, aux Giubega, aux Pallavicini, aux Comnène, etc. Sébastien Buonaparte, le chef du conseil des Anciens d'Ajaccio, au commencement du dix-huitième siècle, eut deux frères. Le premier, Napoléon, se distingua dans la carrière des armes, et sa fille unique épousa un Ornano. Le second, Lucien, devint archidiacre de la cathédrale d'Ajaccio, et fut le mentor et le bienfaiteur de l'illustre lignée sortie des flancs de Letizia Ramolino. En 1760, figurait au grand Conseil d'Ajaccio, le propre père de Charles de Buonaparte, son mari, chef d'une famille que son blason rattachait à une nombreuse et puissante maison, aux restes et aux souvenirs dispersés par toute l'Italie.

 

Ce blason des Bonaparte, qu'il soit trévisan, étrurien, aragonais ou génois, a peu varié. La différence porte plutôt sur les transpositions, sur les changements d'émaux, que sur les signes caractéristiques de l'écu. Les étoiles, le lion, l'aigle y dominent. Cependant un blason, beaucoup plus simple, sans doute aussi plus ancien, portait de gueules à deux barres d'or, accompagné de deux étoiles. C'était celui de la lignée étrurienne ou florentine — et corse —. Comment se fait-il que ce blason ait prévalu sur les autres ? Comment est-il arrivé que l'aigle de sable et le lion d'or aient traversé la Corse sans s'y être arrêtés plus d'un siècle, sans laisser d'autre trace qu'un vague souvenir ? La branche des Franchini-Bonaparte portait sur son écu trois fleurs de lis d'or, témoignage de quelque service éminent rendu à la couronne de France. Et n'est-ce pas un rapprochement curieux que celui de l'aigle surgissant de l'écu primitif et venant, au dix-neuvième siècle, absorber les fleurs de lis du dix-huitième ?[3]

 

 

 



[1] On a mis dans les journaux une généalogie aussi ridicule que plate de la maison Bonaparte. Ces recherches sont bien puériles. A tous ceux qui demanderaient de quel temps date la maison Bonaparte, la réponse est bien facile. Elle date du 18 brumaire. Comment, dans le siècle où nous sommes, peut-on être assez ridicule pour amuser le public de pareilles balivernes ? (Moniteur du 26 messidor an XIII, 14 juillet 1805.)

[2] Rapetti. Nouvelle Biographie générale (Didot), t. XXXVII, p. 200-201.

[3] E. Bégin. Biographie Michaud, 2e éd.