MARIE STUART

LIVRE TROISIÈME. — LES PRISONS - 1567-1580

 

CHAPITRE III. — LOCHLEVEN.

 

 

Une prison bien choisie. — Situation de Lochleven. — Physionomie intérieure. — La châtelaine de Lochleven. — La famille. — Une vendetta écossaise. — Premier acte du gouvernement des lords. — Pillages et profanations. — Arrestations sommaires et exécutions subalternes. — Opposition aristocratique et réaction royaliste. — Le schisme politique des Hamilton. — Ce qui manqua au parti de la reine. — Avances que lui fait le gouvernement des lords. — Échecs de ces ouvertures suspectes. — Arrestation de Georges Dalgleish, valet de chambre de Bothwell. — Machination de la cassette. — Invraisemblances et contradictions du système imaginé par Morton pour authentifier, en les rattachant à la découverte de la cassette, des documents calomniateurs et frauduleux. — Critique du récit de M. Mignet. — Attitude indécise ou équivoque, hostile ou intéressée des partisans de Marie en Écosse, et de ses protecteurs naturels, en France et en Angleterre. — Inaction des Hamilton. — Son excuse. — Motifs qui réduisent la France à une sympathie platonique. — Politique d'Élisabeth. — Ambassade stérile de M. de Villeroy en Écosse. — Échec et départ de ce diplomate et de Du Croc. — Attitude de Murray en France. — Vains efforts de Catherine de Médicis pour le rallier à la cause de sa sœur. — Perfidie de Robert Melvil. — Élisabeth envoie en Écosse sir Nicolas Throckmorton. — Instructions à double sens et mandataire à double face. — Le résultat donne la mesure de l'intervention officieuse de Catherine et d'Élisabeth. — Elles compromettent Marie, loin de la servir, et encouragent les rebelles qu'elles prétendent intimider. — Marie, réduite à tomber, tombe du moins héroïquement. — Séquestration et exaltation de la prisonnière de Lochleven. — On ne lui permet de voir ni les envoyés français ni les envoyés anglais. — Elle ne reçoit que la visite de Robert Melvil, son ambassadeur auprès d'Élisabeth, à qui il est vendu. — Double entrevue. — Réclamations et protestation de Marie. — Double calomnie du traître Melvil. — Sa réfutation. — Mémoire de Lethington contre la reine. — Double parti dans le conseil des lords. — Urgence d'une décision. — Circonstances favorables. — Mission d'Elphinston envoyé par Murray en Écosse. — Délibération suprême. — Mission de Lindsay et de Robert Melvil à Lochleven. — Le tigre et le renard. — Instructions des deux envoyés du conseil des lords. — Les trois actes à présenter à la signature de Marie. — Contrainte morale exercée sur elle. — Scènes du 21 juillet. — Échec des efforts insinuants du fourbe Melvil. — Fière contenance de Marie. — Succès brutal de l'intimidation — Défaillance de la prisonnière menacée et outragée. — Odieux triomphe de Lindsay. — Abdication volontaire de Marie. — Lindsay, sur le refus de Thomas Sinclair, scelle lui-même les actes dont il a extorqué à Marie la signature. — Le second Bond. — Notification à sir Throckmorton de l'abdication de la reine d'Écosse. — Réserves hypocrites de celui-ci. — Protestations affectées d'Élisabeth. — Ce qu'elle fit et ce qu'elle aurait dû et pu faire. — Préparatifs de la cérémonie du couronnement de Jacques VI. — Date ironique fixée à cette cérémonie. — Protestation du parti de la reine. — L'Église de Stirling le 29 juillet 1567. — Throckmorton prend le deuil. — Lindsay chargé de garder celle qu'il a outragée. — Redoublement de rigueurs à Lochleven. — Sombres pressentiments de tous les amis de Marie. — Aveux significatifs de Throckmorton. — Espérances et déceptions de Marie. — Murray s'apprête à consommer son infortune. — Il reparaît sur la scène. — Comment il s'échappe de France. — Comment il élude la mission de M. de Lignerolles, chargé de le surveiller. — Attitude équivoque d'Élisabeth. — Murray reçoit à Berwick les envoyés des deux fractions du conseil privé d'Écosse. — Il dissimule avec eux. — Il fait son entrée à Édimbourg escorté par quatre cents gentilshommes et accompagné de M. de Lignerolles et de Throckmorton. — Mobiles de son impérieuse réserve. — Sa visite à Lochleven. — Entrevue caractéristique entre Marie Stuart et son frère. — Murray persuade à la prisonnière qu'elle n'a d'autre chance de salut que de confirmer entre ses mains la régence que lui offrent les lords. — Différences des versions de Murray, de Melvil et de Marie. — Proclamation de Murray comme régent. — Ses premiers actes. — Proscription et poursuite de Bothwell. — Crayon de la vie de cet aventurier depuis Carberry-Hill. — Campagne maritime de Kirkcaldy de Grange dans les Orcades. — Bothwell lui échappe, et, jeté par la tempête sur les côtes de Norvège, il est arrêté comme pirate par un vaisseau danois. — Sa captivité à Malmö. — Conduite partiale de Murray envers Balfour et Lethington qu'il sait avoir trempé dans le meurtre de Darnley. — Exécution des complices subalternes. — Aucune de leurs dépositions n'incrimine Marie. — Indulgent envers Balfour, qui paye son impunité avec les clefs de la citadelle d'Édimbourg, Murray est implacable envers le gouverneur de Dunbar. — Effet de ces divers exemples. — Affaiblissement du parti de la reine et de l'influence française. — M. Pasquier. — Réunion du parlement d'Écosse. — Détails sur les opérations de cette assemblée. — Contradictions du manifeste du conseil des lords. — Protestation d'une assemblée de lords et de prélats fidèles en faveur de l'innocence de Marie. — Dissolution du parlement. — Griefs divers centre Murray. — Impopularité de son gouvernement.. — Marie persiste à espérer et cherche un libérateur. — Georges Douglas. — John limon. — Lettre de Marie à Catherine de Médicis. — Double et inutile tentative d'évasion. — Disgrâce et fuite de Georges Douglas. — Il continue à conspirer au salut de Marie. — Catherine de Médicis envoie en Écosse M. de Beaumont. — Lettres de Marie à l'archevêque de Glasgow, à Catherine et à Élisabeth. — Willie Douglas. — Évasion de Marie. — Elle apparaît au château d'Hamilton au milieu de l'enthousiasme de nombreux partisans.

 

A l'aube, Marie Stuart put deviner où on la conduisait, en apercevant la cime des montagnes que baigne le Loch-Lomond, puis bientôt après la forteresse Carrée qui s'élevait au milieu du Lochleven. Enfermer la reine dans cette forteresse n'était pas un projet nouveau, et c'était une prison bien choisie. Situé dans une île étroite, au milieu d'un lac de 10 à 12 milles de circonférence, le château était imprenable, et les châtelains tenaient de près aux principaux rebelles[1].

Pénétrons tout d'abord, avant d'y introduire Marie Stuart, dans cette sombre résidence, à l'intérieur encore plus rébarbatif que le dehors, habitée par une famille orgueilleuse et déchue, gouvernée par une femme tombée des déceptions de la passion aux ferveurs d'un protestantisme exalté et gardant à la captive vaincue dont le sort la faisait enfin la geôlière, un accueil plein des regrets jaloux du passé et des vengeresses espérances de l'avenir.

Cette femme au cœur ulcéré, au deuil éternel, à l'abord austère, c'était la digne châtelaine de Lochleven ; c'était cette Marguerite Erskine, sœur du comte de Mar, gouverneur du fils de Marie Stuart, mère du comte de Murray, son ministre usurpateur, son frère fatal ; Marguerite Erskine, qui, malgré l'âge et le repentir, n'avait jamais pardonné à Marie de Lorraine et à sa fille l'affront d'une double disgrâce.

Eh bien ! la fortune longtemps ingrate lui présentait enfin l'expiatoire revanche, si longtemps attendue, durant son long et jaloux exil d'une, cour où la mère du comte de Murray s'était flattée de voir le titre d'épouse et de reine réparer sa Faute et couronner son ambition.

Depuis, résignée en apparence mais toujours implacable, la fille de lord Erskine était devenue la femme de Robert Douglas, et cette union désespérée, qui aurait dû être stérile, avait au contraire groupé autour de la sombre daine de Lochleven une famille de dix enfants, trois fils et sept filles qui avaient puisé successivement à son sein, avec un lait amer, le fanatisme de la Réforme et la haine des héritiers légitimes de cette splendeur royale dont l'infidélité de Jacques V avait frustré la maison.

L'orgueil, l'ambition, l'intérêt avaient réveillé et activé dans cette famille le feu traditionnel de la rivalité entre les Douglas disgraciés et les Stuarts triomphants.

Et Marie Stuart, humiliée à son tour, arrivait prisonnière dans cette maison où une sorte de vendetta héréditaire attendait depuis trente ans la proie de son inexorable talion.

De quelque côté qu'elle se tournât sous ce toit hostile, habitué à entendre maudire son père et sa mère, sous ce toit où l'admiration et la pitié devaient pourtant lui conquérir un libérateur, Marie ne rencontrait que des ennemis domestiques, politiques, religieux, acharnés à précipiter une chute qui les consolait de la leur, et impatients de venger par la déchéance l'affront de la bâtardise de ce frère considéré par leur mère et par eux comme l'héritier légitime de Jacques V.

Lord Lindsay était le digne gendre d'une telle belle-mère lord Ruthven, en qui grondait l'orage du sang paternel, était allié à cette maison tragique ; et son aîné, le laird de Lochleven, cousin du comte de Morton, devait être et fut, en effet, son héritier.

Dès les premiers pas que fit Marie Stuart dans cette maison où tout respirait, jusqu'aux murs, l'animosité des maîtres, elle ne put se tromper sur la pieuse haine et la jalouse rancune inspirée à la fois par la souveraine et la catholique à des hôtes qui regardaient sa chute comme une double réparation de leurs griefs et peut-être un encouragement à leurs prétentions.

En recevant sa prisonnière, la daine de Lochleven osa se vanter que le lord James était le véritable représentant de Jacques V : Il est trop honnête lui-même pour le dire, répondit Marie d'un ton calme[2].

 

Avant de pousser plus avant le récit de cette dramatique captivité, abandonnant un moment Marie à ses regrets, à ses craintes et à ses espérances, nous devons chercher à démêler rapidement les trames d'ennemis acharnés à justifier leur usurpation et à rendre leur crime et les malheurs de la reine irréparables. Nous aurons aussi à décrire l'effet produit sur les cours européennes par une catastrophe dont le contrecoup ébranlait tous les trônes, et à préciser l'attitude de Catherine de Médicis, d'Élisabeth et de Philippe II, protecteurs naturels de Marie, dont l'équivoque et jalouse intervention dans ses affaires devait pourtant lui être plus fatale que tous les complots de ses ennemis.

Ce n'était pas tout que d'avoir fait Marie prisonnière ; l'essentiel était de la garder. L'ambition et la crainte se réunissaient donc pour exciter les lords à assurer une victoire qui était aussi leur salut ; car Marie avait reçu d'eux une de ces offenses qui n'espèrent pas et ne méritent pas le pardon.

Le premier soin des lords, dès le 17 et le 18 juin, fut de demander au pillage les ressources nécessaires pour entretenir l'avide fidélité de leurs mercenaires. Ils firent donc main basse sans vergogne, en vrais bandits qu'ils étaient, sur les objets précieux appartenant à la reine prisonnière. Tout, jusqu'aux choses les plus inviolables et les plus sacrées, leur fut un butin. Ils monnayèrent l'argenterie, se partagèrent les robes et les bijoux dont une portion devait ètre vendue en Écosse et en Angleterre, et l'autre enrichir la garde-robe et les écrins de la comtesse de Murray. Ils ne se contentèrent pas de piller, ils détruisirent, et la chapelle d'Holyrood fut envahie, profanée, saccagée par Glencairn et sa bande de sectaires.

Après avoir dépouillé leur victime et avant de s'occuper à la déshonorer, les lords, qui s'intitulaient de leur chef lords du conseil privé, songèrent à donner à la cause qu'ils avaient usurpée, surtout à la vindicte publique impatiente, la première et hâtive satisfaction de quelques arrestations sommaires et exécutions subalternes.

Ils appréhendèrent au hasard quelques prétendus coupables d'un rang inférieur, qui pouvaient d'ailleurs trahir des complices beaucoup plus qualifiés.

Morton et Lethington cherchèrent à s'assurer le silence, ou tout au moins à se préserver contre l'indiscrétion de leurs affidés, en torturant et en sacrifiant le capitaine William Blacater, qui protesta de son innocence jusque sur l'échafaud ; le capitaine Cullen fut plus heureux et mérita d'être épargné ou, plus malheureux encore, il reçut dans l'ombre la mort qu'on n'osait pas lui donner publiquement. Il disparut.

Ces recherches stériles, ces trop rares exemples, ces supplices suspects ne parurent à l'opinion que d'insuffisantes réparations et d'équivoques gages, et les lords n'y gagnèrent pas en popularité.

D'un autre côté, une grande partie de la noblesse, sous prétexte de fidélité, s'armait contre des oppresseurs plus pressés de s'arroger le pouvoir et d'en jouir, que de le partager. Les nobles opposants se coalisèrent et se réunirent en armes au château d'Hamilton, devenu le quartier général des défenseurs de la reine.

Parmi ces champions de l'auguste prisonnière figuraient les comtes d'Huntly, d'Argyle, de Caithness, de Crawford, de Rothes et de Menteith ; les lords Boyd, Drummond, Herries, Cathcart, Yester, Fleming, Livingston, Seton, Glammis, Ogilvie, Gray, Oliphant, Methven, Innermeith, Somerville ; les commendataires d'Arbroath, de Kilwinning, Dumfernling, Newbottle, Holyrood et Saint-Colm, et à la tête de ces derniers John Hamilton, archevêque de Saint-André et chef des débris du parti catholique ; le duc de Châtellerault était alors en France.

A cette ligue en faveur de la reine, qui avait pour elle le droit, le nombre, la qualité, tout ce qui peut donner la force et la victoire, il manquait ce qui assure quelquefois l'un et 1 autre à une minorité inférieure en tous sens, ce rien, ce tout : un homme, une tête.

Les lords insurgés, à qui tout le reste manquait, possédaient cela : Lethington, Morton, surtout Murray, futur chef d'une insurrection qui faisait en son absence les affaires d'un chef dont elle ne pouvait se passer, étaient des hommes d'action et d'État. Ils avaient l'audace et la ruse qui donnent la force ou permettent de s'en passer.

Cependant, soit crainte, soit feinte, les lords confédérés adressèrent aux dissidents, pour les rallier à leurs intérêts, de gracieuses avances, et la prière de se rendre à Édimbourg pour régulariser le mouvement et profiter du succès.

Mais les lords royalistes ne virent avec raison dans ces tardives démarches de conciliation qu'un expédient et un piège, et ils refusèrent fièrement et obstinément, malgré la finesse de Lethington et l'éloquence de Knox, qui était revenu prêter à la révolution oligarchique un appui dont devait profiter son église, de se rendre à la double et stérile invitation dont ils furent l'objet et de replier l'étendard de la reine.

Force fut donc à Morton et à ses amis de se passer d'un concours dont l'absence eût rendu leur situation précaire, si une intervention libératrice eût profité de l'occasion de ce moment unique, ou impuissants à combattre, ils ne disposaient pas encore des moyens frauduleux et des armes calomniatrices qu'ils allaient se créer pour justifier leur attentat et décourager, par des révélations mensongères, l'intérêt de l'Europe et le zèle de la fidélité.

C'est pendant ces négociations avec le parti de la reine, que les lords du conseil arrêtaient, le 20 juin, Georges Dalgleish, valet de chambre de Bothwell. Les comtes de Morton et d'Athol, le prévôt de Dundee et Kirkcaldy de Grange l'examinèrent le 26 du même mois. Ils lui firent raconter le complot de son maitre contre Darnley, la part que lui-même y avait prise, et le pendirent avec trois autres[3], le 3 janvier 1568. Ce fut huit mois après le supplice, le 16 septembre, alors que le malheureux n'était plus là pour nier ou pour avouer, que Morton déclara avoir saisi entre ses bras la cassette de vermeil renfermant les lettres de Marie Stuart à Bothwell. Nous ne voulons pas traiter à nouveau cette question[4]. Nous rappellerons que l'interrogatoire du 26 juin subsiste, et que, ni de près ni de loin, ni en quelque façon que ce soit, directe ou détournée, il ne présente la plus légère allusion à la capture du 20 ; silence inconcevable, lorsqu'une fortune inouïe leur livrait tout à coup les pièces les plus propres à justifier l'insurrection qui les embarrassait même dans le succès, et à décider en leur faveur l'opinion publique hésitante ou indignée contre eux. Remarquons aussi, avec Tytler, combien il est extraordinaire que Drury, dont les lettres informaient Cecil jour par jour, et avec les plus minutieux détails, de tout ce qui se passait, ne dise nulle part un seul mot d'une découverte qui les aurait mis tous au comble de la joie[5].

 

Cette invention de la cassette, grotesque si elle n'eût été fatale, ne supporte pas l'examen, et il suffit des présomptions les plus légitimes et les plus naturelles pour faire crouler le fragile échafaudage sur lequel repose une fable que tout dément et dont le crédit usurpé s'évanouit dès qu'on y touche.

Et d'abord, n'est-il pas évident qu'un système de preuves, produit au dernier moment par des accusateurs triomphants contre une innocente prisonnière, est suspect de lui-même, s'il n'écrase la contradiction par la fulgurante abondance des témoignages ? Or le plus essentiel de tous, celui du valet porteur de la cassette et entre les mains duquel elle aurait été saisie, manque. Les possesseurs de ce trésor de circonstances atténuantes de leur rébellion, justificatives de leur attentat, ne s'en servent que huit mois après le supplice du prétendu porteur de ces infâmes reliques, et ils ne s'en servent que vis-à-vis de l'Angleterre, aussi peu scrupuleuse qu'eux, intéressée comme eux à tout croire, et capable de tout oser.

Autre objection encore, selon nous de nature à destituer de tout crédit, non-seulement l'existence des lettres dans la cassette, mais l'existence même de la cassette entre les mains de Bothwell. Voici ce qu'en dit M. Mignet, qui affecte de parler comme d'un fait irrécusable du plus controversable et controversé de tous les faits. M. Mignet, tout grave qu'il est, se montre ici un peu de l'école frivole dont était Duclos, qui croyait que ce qui est malin doit être vrai, et que ce qui est vrai doit être malin. M. Mignet n'a garde de douter ; car ayant fait entrer dans la trame de son récit les lettres apocryphes attribuées à Marie, il a par trop d'intérêt à ne s'être pas trompé. On doute de tout volontiers, excepté de soi-même. Donc M. Mignet écrit sans broncher :

Le 20 juin, Georges Dalgleish, chamberlain de Bothwell, avait été arrêté avec une cassette qu'il portait sans doute à Dunbar, et qui contenait les confidences passionnées et accusatrices de Marie Stuart. Celte cassette, en argent incrusté d'or, surmontée du chiffre de François II, avait été donnée par ce prince à Marie, qui, à son tour, l'avait donnée à Bothwell. Celui-ci y avait enfermé, etc. (Suit l'énumération des prétendues lettres et vers aujourd'hui reconnus apocryphes.) Bothwell avait sans doute conservé ces pièces comme des gages de sûreté contre les inconstances possibles de la reine. Il avait laissé le mystérieux dépôt dans le château d'Édimbourg, sous la garde de deux de ses complices, Georges Dalgleish et James Balfour. Soit par un effet du hasard, soit par la trahison de l'odieux Balfour, qui s'était réuni, comme plusieurs autres, à la confédération, sous le prétexte de punir un crime, dans lequel il avait trempé, Dalgleish avait été saisi avec les papiers qu'il portait[6].

 

Ce que M. Mignet trouve sans contestation possible fourmille à nos yeux de criantes impossibilités.

La cassette fatale existe encore et forme un des plus précieux ornements des archives et du trésor de la maison d'Hamilton, où elle a trouvé, après tant de vicissitudes, un asile digne d'elle. Sa description minutieuse a été publiée, accompagnée de croquis.

Il suffit de la voir eu réalité ou en effigie pour se sentir envahi par le doute, Si légitimement fondé sur le caractère généreux de Marie, sa délicatesse habituelle et sa piété des souvenirs, qu'elle ait jamais pu consentir à se séparer d'un objet sacré qui lui rappelait son premier mari, précocement enlevé à un incontestable amour, et la France, sur qui elle régnait avec lui.

Et en faveur de qui aurait-elle ainsi dérogé à ce devoir de l'inviolable fidélité due au moins à la mémoire et aux témoignages de l'affection des morts regrettés ? en faveur de Darnley, qu'elle aima véritablement tant qu'elle ne le connut pas ?... Non ! en faveur de Bothwell, son tyran, pour lequel elle n'eut jamais d'entraînement de cœur, qu'elle ne consentit à épouser que par force, et à qui, au contraire, l'histoire remarque qu'elle ne fit aucun présent que celui d'un manteau le jour de ces tristes noces au lendemain désespéré jusqu'à souhaiter la mort !

On voit l'impossibilité morale de croire à un don si peu compatible avec ce qu'on dit du caractère de Marie et de ses rapports avec Bothwell devenu son mari.

Il faudrait, pour convaincre, une preuve brutale, décisive, et on ne l'apporte pas ; on ne la fournit pas du don, on l'offre encore moins de l'oubli, aussi pour ne pas dire plus incompréhensible de Bothwell, quittant Édimbourg, où il est menacé, pour se retirer à Borthwick, où l'insurrection vient aussitôt le poursuivre, et laissant entre les mains d'un domestique et d'un complice, c'est-à-dire de deux personnes suspectes à ses yeux, laissant quoi ? ce qu'il possède de plus précieux au monde, en dehors de la valeur intrinsèque d'un coffret d'argent et d'or : la double preuve de la connivence de Marie et de son amour.

Mais ce sont là de ces choses dont un coupable et un mari ne se séparent jamais, alors surtout qu'ils ont et prennent le temps, s'attendant à la fuite et à l'exil, au cas possible d'une défaite, d'opérer un véritable déménagement de tout ce qui leur appartient. Bothwell, qui prit ces précautions pour tout ce qu'il possédait en meubles et effets précieux, Marie, qui songea à emporter même un millier d'épingles de toilette, demandées à son maitre de la garde-robe, auraient négligé précisément ce qui pouvait les perdre ou les sauver, suivant les circonstances !

Balfour, naturellement suspect comme complice à Bothwell, le devenant davantage par ses accointances avec les lords ennemis, qui aboutirent si vite à sa trahison, aurait inspiré assez de confiance pour qu'on lui livrât le dépôt de l'honneur de la reine et du roi, alors que, bien que les remparts du château d'Édimbourg fussent certainement plus forts que ceux du château de Borthwick, on se trouvait plus en sûreté hors de sa portée que sous sa garde !

Ce sont là, on le voit, des incompatibilités flagrantes, et ni les aveux de Dalgleish ni ceux de Balfour ne prêtent au mensonge le seul étai qui lui permettrait de résister au moins au premier choc de la critique. Ni le gouverneur dépositaire ni le valet porteur n'ont avoué le dépôt ou le mandat ; mais il ne demeure aucune trace ni de l'un ni de l'autre. La commission valait pourtant bien une lettre de Bothwell et la reddition, sa décharge. Il demeure un fait avéré, c'est la découverte de la cassette, découverte postérieure à l'arrestation de Dalgleish, et faite soit lors du pillage des effets appartenant à Marie Stuart, soit lors de la déroute de Bothwell ; mais butin fait dans le mobilier de la reine, ou épave de la fuite de Bothwell, qui faillit être un naufrage, s'il est incontestable que la cassette tomba aux mains des lords confédérés, rien n'établit, et c'est là l'essentiel, qu'elle contînt des documents aujourd'hui démontrés inventés pour les besoins d'une mauvaise cause.

Nous revenons aux événements et à l'attitude indécise ou équivoque, hostile ou intéressée, réduite par un commun sentiment d'égoïsme à une expectative stérile et décevante des partisans de Marie Stuart prisonnière et de ses protecteurs naturels, ceux-ci pactisant secrètement avec l'insurrection triomphante ; ceux-là n'opposant que des protestations et des reproches impuissants à des rebelles qui n'auraient tenu compte que d'une opposition ou d'une intervention armées.

Sous prétexte de préserver la royale captive d'excès pires que la déchéance, et de lui sauver la vie, à défaut de mieux, les Hamilton et leur parti, plus préoccupés au fond de leurs intérêts que des siens, gardèrent une neutralité qui a pu paraitre à certains historiens plus qu'indifférente. Ils bornèrent leur contradiction à refuser de se rallier aux confédérés, à éluder leurs avances, à éviter le piège d'un rendez-vous d'accommodement à Édimbourg, à résister aux objurgations et adjurations tour à tour essayées par Lethington, J. Knox, Melvil, à se lier par le pacte platonique de Dumbarton (29 juin ?), enfin à protester par délégués contre toute atteinte portée aux droits de la reine et surtout aux leurs par la déposition de Marie, voilée du titre d'abdication, et au couronnement de son fils au berceau.

On devient moins sévère pour cette réserve égoïste, que le ressentiment de Lethington et de ses complices a essayé d'attribuer calomnieusement au jaloux dépit du refus, par les lords confédérés, d'un accommodement sur la base de la mise à mort de Marie Stuart — extrémité qui ne remédiait à rien, et que les Hamilton étaient aussi incapables de souhaiter que leurs adversaires étaient incapables de refuser si elle eût fait à ce moment leurs affaires ; — on devient moins sévère, disons-nous, pour l'attitude du parti de la reine, quand on voit la France et l'Angleterre, en vue de sa dépouille, négocier avec les usurpateurs et, en leur permettant de tout discuter, les encourager à tout oser.

L'indifférence de la France, prête à sacrifier tout le reste au maintien de son influence en Écosse, la duplicité d'Élisabeth, encore moins scrupuleuse, et laissant espérer aux lords qu'elle gourmandait en apparence l'impunité qu'elle accorda de tout temps au succès, à la condition d'en profiter, forment, avec les devoirs de ces deux puissances, si elles eussent été moins intéressées et moins jalouses, un contraste dont le crime répare et relève un peu la faute de la conduite, plus ambiguë que coupable, des Hamilton et des lords fidèles.

Ceux-là, au moins, avaient l'excuse de leur impuissance à tenter une lutte armée, et de leur crainte d'aggraver, par un échec, les malheurs d'une reine que la calomnie allait dépopulariser au point de les rendre irréparables.

La France pouvait aussi arguer des erreurs toujours fatales à l'absence, des difficultés d'une expédition lointaine, des préventions et des soupçons entretenus innocemment par les dépêches du crédule Du Croc, insidieusement endoctriné par Lethington, et gagné peu à peu à cette hypothèse de la culpabilité de Marie Stuart, dont les lords rebelles allaient essayer de faire une réalité.

Mais Élisabeth, la plus parente, la plus voisine, ne put se dérober à la solidarité qui la pressait, comme souveraine, de prendre un parti protecteur, réparateur, conciliateur, et à la pitié qui lui en faisait un devoir comme femme et comme cousine de la persécutée, qu'au mépris de la vérité qu'elle n'ignorait pas, et en étouffant en elle les dernières révoltes de la conscience et du cœur.

Quelle fut cependant la politique des cours de France, d'Espagne et d'Angleterre en présence de ce scandale inouï, de cet attentat, menaçant pour toutes les couronnes, d'une reine emprisonnée par ses sujets révoltés ? Eût-elle été coupable en réalité, qu'elle pouvait encore paraître et qu'on pouvait la croire innocente. Ses accusateurs, en effet, ne devaient oser que plus tard, et quand tout était consommé, mettre leur responsabilité à l'abri des pamphlets de Buchanan et des révélations de cette cassette, découverte le 20 juin, et dont il ne sera question, même de la façon la plus confidentielle, la moins compromettante, qu'un an après, quand il s'agira de chercher, dans un simulacre de procès, l'excuse de leur usurpation, et de rendre leur victime infâme pour échapper eux-mêmes à l'infamie.

Répétons-le bien haut, avec un récent historien, indigné comme nous :

L'existence de la cassette et de sa découverte repose sur la seule parole de Morton ; il n'en est question ni dans la confession de Dalgleish, ni dans les correspondances anglaises. Les rebelles eux-mêmes attendirent quinze mois, quand Dalgleish était mort, pour exhumer ce récit ; et ce ne fut que trente-cinq jours après la prétendue découverte de la cassette, qu'ils firent une allusion vague à des écrits compromettant la reine, qu'ils disaient être tombée entre leurs mains. Si tout cela eût été autre chose qu'une fable grossière, ils ne se fussent pas privés si longtemps d'un si grand avantage ; ils se seraient hâtés, au contraire, de produire leurs preuves, pour justifier leur conduite, non-seulement aux yeux des Écossais, mais aux yeux des princes étrangers, dont ils avaient à craindre le ressentiment et peut-être l'intervention, s'ils continuaient à garder leur reine prisonnière[7].

 

Que fit-on cependant, en résumé, dans les cours européennes, en faveur de Marie Stuart ? Mieux vaudrait, comme on va le voir, des ennemis déclarés que de pusillanimes ou équivoques amis.

La cause de Marie, comme reine, était celle de tous les princes. Des sujets emprisonnant leur souveraine, donnaient un exemple redoutable aux têtes couronnées. On le sentit de même dans les diverses cours. Mais chacune d'elles se trouvait détournée de cet intérêt lointain et, en quelque sorte, abstrait, par des intérêts plus rapprochés et tout à fait particuliers. Philippe Il n'était pas encore entré avec Marie Stuart dans les étroites liaisons, qui firent de cette reine persécutée et dépossédée la cliente religieuse de sa couronne, et l'auxiliaire politique de son ambition. D'ailleurs, il était alors occupé à comprimer l'insurrection naissante des Pays-Bas, où il avait envoyé le duc d'Albe, avec une forte armée et non sans des dépenses considérables. Catherine de Médicis et son fils Charles IX étaient engagés de nouveau dans les guerres civiles de France. Ils ne pouvaient pas venir en aide à Marie Stuart, l'eussent-ils voulu. Mais ils étaient peu disposés à le faire, car, sans être insensibles à ses malheurs, ils étaient atteints par ses inconséquences, et arrêtés par ses égarements[8]. Restait Élisabeth. Les pensées hautaines que cette princesse avait sur l'inviolabilité royale devaient l'indigner contre l'audace, à ses yeux sacrilège, des lords confédérés. Mais, d'un autre côté, ses rancunes défiantes à l'égard d'une reine qui avait prétendu à sa couronne, et qui possédait l'affection de ses sujets catholiques, devaient l'empêcher de rétablir sur le trône l'infortunée qu'elle avait contribué à en précipiter. Aussi flotta-t-elle, indécise, entre ses doctrines et ses animosités, tantôt parlant en souveraine, tantôt agissant en rivale[9].

 

Voilà le tableau. Ajoutons-y quelques traits de détail, en commençant par les négociations françaises.

Le 23 juin, Nicolas de Neufville, sieur de Villeroy, arriva en Écosse. Sa mission était antérieure à la révolution du 15 et se trouva, par conséquent, fort en retard sur les événements. Ce qu'il y avait de plus clair dans ses instructions vagues, il le fit et chercha à tenir, entre les lords confédérés, l'Angleterre et Marie, cette position de juste milieu qui, aux époques tranquilles, peut fournir l'occasion favorable à une médiation, mais qui, aux époques troublées, où l'action appelle l'action, ne procure guère que les bénéfices d'une retraite décente.

C'est à peine si Villeroy et Du Croc, qu'il entraîna dans son orbite, parvinrent à ce succès négatif ; leur manège fut vite éventé par Lethington, qui n'eut pas de peine à voir qu'il n'avait rien à attendre, encore moins à craindre de la France, indécise et occupée d'ailleurs chez elle.

Après avoir laissé à l'ambassade française le temps de produire, sur les irrésolutions anglaises, un certain effet de mirage, et avoir aiguillonné la politique d'Élisabeth par cette menace de la concurrence d'une éternelle rivale, les lords cessèrent de s'occuper de Villeroy et de ses décevantes caresses, et l'éconduisirent poliment, sans même lui permettre de voir la reine prisonnière, que du moins il ne put point abuser à son tour.

Arrivé le 23, le sieur de Villeroy prit son congé le 26, sans avoir remis ses dépêches, et fut suivi, dès le 12 juillet, par Du Croc lui-même, pour être l'un et l'autre assez mal reçus de leur cour, qui s'attendait à un moins piteux résultat.

C'est ainsi que la première phase des négociations françaises n'aboutit qu'à un solennel fiasco, au grand dépit de Catherine de Médicis.

Elle ne fut pas plus heureuse elle-même vis-à-vis du comte de Murray, qu'elle essaya en vain de gagner aux intérêts français, mais sur lequel s'émoussèrent ses insinuations. Il était tenu au courant des événements de son pays par une double correspondance écossaise et anglaise, et il se borna à attendre que la chute de sa sœur devint irrévocable afin d'en profiter sans y avoir contribué, et de lui succéder sans paraître usurper[10].

La diplomatie anglaise, dirigée par une Élisabeth, inspirée par un Cecil, favorisée par la connaissance des choses, la complicité des hommes, le besoin de se ménager les bonnes grâces, au moins secrètes, d'une voisine puissante qui pouvait être une dangereuse ennemie, devait aboutir à des résultats moins humiliants. Et on peut dire de la mission de Robert Melvil, qui, envoyé par Marie Stuart auprès d'Élisabeth, s'était chargé traîtreusement des intérêts de ses ennemis à Londres et n'en revint que pour attirer sa souveraine au piège concerté avec sa rivale, on peut dire surtout de l'ambassade officielle et solennelle de sir Nicolas Throckmorton, qui suivit le retour de Melvil en Écosse, qu'elle réussit au moins à demi, c'est-à-dire autant qu'elle voulait réussir, puisqu'elle n'empêcha rien de ce que la reine d'Angleterre avait intérêt à ne pas empêcher.

Si son mandataire à double face et à instructions doubles ne parvint pas à faire remettre à Élisabeth le gage qu'elle convoitait et poursuivait, sous le nom de la comtesse de Lennox, de la tutelle et de l'éducation du prince royal d'Écosse, il ne poussa pas plus loin qu'au refus de sanctionner, par sa présence au couronnement, le triomphe de la révolution qu'il n'avait pas découragée, les représailles de cet échec.

D'ailleurs, comme on va le voir, le triomphe de cette révolution ne contraria en rien la politique d'Élisabeth, puisqu'elle consomma la chute matérielle de Marie, en préparant sa déchéance morale, et puisque les fallacieuses apparences dont se revêtait le machiavélisme de la reine d'Angleterre entretinrent à ce point les illusions et la confiance de l'infortunée, qu'elle ne s'échappa des liens de ses geôliers que pour se réfugier dans les bras de cette sœur ennemie, qui devaient se refermer sur elle, et ne la lâcher que pour l'échafaud.

Nous n'insisterons pas sur ces négociations rivales de la France et de l'Angleterre, qui arrivèrent par des moyens différents au même résultat, peut-être au même but : l'abandon décent de Marie. Nous ne ferons pas à ce manège équivoque de deux femmes perfides l'honneur de débrouiller leurs trames et nous ne traiterons pas leurs intrigues avec les égards dus à une politique. Nous nous bornerons à dire que, malgré les efforts de Catherine de Médicis et d'Élisabeth, peut-être à cause de ces efforts, qui cachaient de si encourageantes restrictions sous leurs dehors menaçants, les lords confédérés, sûrs de n'avoir affaire à aucune contradiction inopportune ni au dedans ni au dehors, résolurent d'achever et achevèrent en effet leur œuvre, qui devait, dans le courant d'un mois, passer d'un succès de hasard à ses plus irréparables conséquences.

On les devine pour peu qu'on connaisse la logique des révolutions, surtout dans un pays comme l'Écosse et dans un temps comme le seizième siècle. Et l'on ne sera pas étonné de voir, à la scène de la déchéance et de la captivité, succéder rapidement l'abdication de Marie, le couronnement de son fils et la régence de Murray.

Nous devons au lecteur quelques détails sur ce triple événement, qui noue définitivement le drame, et précipite l'action vers un dénouement déjà prévu, déjà fatal, et pourtant vingt ans suspendu.

Livrée à des ennemis décidés à tout oser, défendue par des amis décidés à tout permettre, Marie ne pouvait que succomber. Et, dans une position comme la sienne, être tombée dignement est déjà héroïque.

Marie demeura pendant un mois étroitement gardée, tenue au secret le plus rigoureux, et comme retranchée du monde des vivants, dont aucun bruit n'arrivait jusqu'à elle, dans ce château si bien fait pour servir de prison, dans ce cachot entre le ciel et l'eau, digne vestibule de la tombe où ses farouches geôliers, le laird de Lochleven et Lindsay, semblaient avoir à tâche de la précipiter par la mélancolie.

L'implacable maîtresse du lieu n'était pas d'un caractère à adoucir cette réclusion d'in-pace. Et pourtant, car jusques à la fin nous espérons toujours, Marie, qui eut toujours l'illusion vivace et tenace comme tous les cœurs généreux et toutes les imaginations ardentes, Marie, au moment de s'abîmer dans le désespoir, se raccrochait toujours à quelque branche de salut.

Elle pensait que les lords en avaient assez fait pour ne pas oser aller plus loin, et qu'ils ne tarderaient pas à la remettre en liberté devant la réprobation universelle de l'Europe.

Elle se flattait du concours, à Édimbourg, d'envoyés menaçants et de sommations énergiques.

Elle comptait sur les efforts de ses serviteurs fidèles, sur l'intervention d'Élisabeth elle-même.

Elle était, d'ailleurs, prête à faire à la nécessité tous les sacrifices compatibles avec l'honneur.

Cependant, au milieu de juillet, la séquestration de Marie, durant ce mois propice à l'exaltation, à la fièvre et aux abattements qui lui succèdent forcément, avait dû triompher peu à peu de son énergie morale et de son énergie physique, et, c'est au moment où ils avaient à craindre le moins de résistance que les lords, résolus à réussir quand même, tentèrent leur première et plus difficile conquête, celle de la renonciation au pouvoir.

L'heure était propice, l'occasion était bonne. Durant un mois la meule de l'ennui et de la solitude avait broyé sourdement la volonté de la captive. Refusant impitoyablement l'accès de sa prison aux ambassadeurs français Villeroy et Du Croc, qui avaient dû partir sans voir une princesse qu'il fallait, avant tout, persuader de l'abandon de la France, Morton et Lethington avaient rendu plus facile le double rôle de sir Throckmorton, en lui épargnant les plaintes et peut-être les reproches de la prisonnière, et en se préservant eux-mêmes de ses protestations contre les mensonges et les calomnies par lesquels ils cherchaient à justifier leur conduite et à détruire les derniers scrupules de la conscience d'Élisabeth.

Marie n'avait donc vu ni envoyés français ni envoyés anglais ! Elle n'avait vu, et, si on le lui avait permis, ce n'est pas par pitié, que son ambassadeur, le fourbe Robert Melvil, qui vint deux fois à Lochleven distiller, goutte à goutte, dans l'âme de sa crédule maitresse le poison de ses conseils énervants.

Dans la seconde entrevue que l'indigne serviteur, qui a trahi la mémoire de sa maitresse dans ses Souvenirs pour se justifier de l'avoir trahie dans ses intérêts pendant sa vie, eut avec Marie, cette fois sans témoins, et hors de l'ombre du sombre triumvirat de Lochleven, elle le pria de lui faire obtenir, pour elle et pour ses femmes, des vêtements et autres objets dont elles avaient besoin et dont on les laissait manquer.

Elle les chargea pour les lords d'une lettre, où elle les suppliait, s'ils ne voulaient pas lui rendre la liberté, de lui donner pour prison le château de Stirling, afin qu'elle eût, du moins, la consolation de voir son fils ; ou, si elle devait rester à Lochleven, de permettre qu'elle eût auprès d'elle quelque autre dame ; et, enfin, s'ils refusaient de la traiter comme leur reine, de se souvenir, du moins, qu'elle était la fille de leur dernier roi et la mère de l'héritier du trône[11].

 

Melvil a osé prétendre que la reine avait refusé, malgré ses sollicitations, de renoncer à Bothwell, de consentir à un divorce et d'acheter sa liberté à ce prix infamant. Mais cette légende, poussée à ses extrêmes conséquences et en vain justifiée par une grossesse suivie plus tard de la naissance d'une prétendue fille qui aurait été élevée comme religieuse au couvent de Notre-Dame de Soissons, ne repose sur aucun document authentique, et n'est confirmée par aucun témoignage ; et celui du traître Melvil ne saurait suffire pour nous faire croire que Marie ait pu hésiter une seule minute à consentir, au moins en apparence, à se séparer d'un mari qu'elle n'avait épousé que malgré elle, dont elle avait reconnu l'indignité, et qui l'avait lui-même abandonnée.

La vérité est que Melvil fut simplement envoyé pour ouvrir les voies à la difficile négociation d'une abdication que Marie refusa à la persuasion et qu'elle n'accorda qu'à l'intimidation, comme nous allons le voir. Melvil, pour pallier sa cou-duite et se venger de son échec, aura donné son complaisant endos à la fable, demeurée encore en circulation dans certaines histoires, de l'aveugle et opiniâtre passion de Marie pour Bothwell. Comment, pour être libre, n'eût-elle pas renoncé à un homme qui l'avait trompée et brutalisée, alors qu'elle allait consentir à payer de bien autres sacrifices la rançon de sa vie menacée ?

Toutes les assertions au sujet de la prétendue passion de Marie pour Bothwell ne reposent que sur le témoignage de ses ennemis. Enfermée en une étroite prison, au milieu d'un lac, où personne qui lui voulût du bien ou qui favorisât la justice, ne sut jamais avoir accès, dit-elle elle-même dans son Mémoire aux princes chrétiens, elle ne put point démentir ses accusateurs, car ceux-ci ne lui permirent jamais d'écrire ni de parler s pour rien contredire à leurs fausses inventions, et ils s'opposèrent au débat public qu'elle sollicita pendant sa détention à Lochleven, comme elle avait fait après la journée de Carberry-Hill. Elle pria affectueusement Robert Melvil et, plus tard, ses gardiens de lui obtenir des lords qu'elle fût entendue dans leur conseil ou dans l'assemblée des États. Elle promettait, si elle était trouvée coupable en quoi que ce fût, de se soumettre, comme la plus simple criminelle, à telle punition et supplice qu'il leur plairait ordonner. Sa requête lui fut obstinément refusée[12].

 

Cependant, la situation était mûre et il fallait en finir, sous peine d'en perdre le fruit. Les lords s'étaient trop avancés pour reculer. Ils avaient soulevé des orages de fanatisme et de haine qu'il leur fallait apaiser par une satisfaction expiatoire, sous peine de devenir victimes eux-mêmes des tempêtes que Knox avait soufflées en leur nom et des torrents qu'il avait déchainés durant l'assemblée de l'Église qui, depuis vingt jours, enivrait de prédications régicides les imaginations populaires exaltées par la saison et par le jeûne.

Au milieu de cette effervescence, dont plusieurs d'entre eux prenaient leur part, les délibérations des lords devenaient passionnées elles-mêmes. Les politiques du conseil inclinaient à certains égards, à certains ménagements, et chargeaient Lethington d'appuyer leurs vues et de justifier leurs exigences par un réquisitoire, chef-d'œuvre de tartuferie politique et morale, qui devient, quand on l'analyse, en opposant à chaque assertion l'objection catégorique qu'elle provoque, et qu'elle ne réfute pas, un véritable et décisif plaidoyer en faveur de l'accusée et de son innocence[13].

Mais les exaltés, les puritains du conseil, les Morton, les Glencairn, les Ruthven, les Lindsay, fanatisés par leur pacte récent du 21 juillet avec l'Église réformée, étaient moins disposés aux moyens conciliateurs qu'aux gages sanglants. A travers les fumées de leur pieuse fièvre, ils ne voyaient que le but et s'inquiétaient peu du reste, la conscience n'admettant, dans l'accomplissement du devoir, ni mollesse des fidèles, ni résistance des Gentils.

Les raisonnables, les pratiques, les sceptiques de l'assemblée, au contraire, ennemis de l'absolu, de l'irréparable en toutes choses, se perdaient dans les incertitudes et les subtilités à propos d'une matière qui ne les comporte pas, et cherchaient, plus laborieusement qu'heureusement, le parti le meilleur et le succès le moins dangereux.

Mais quelles que fussent les préférences des uns ou des autres pour la ligne droite ou le circuit, les mesures radicales ou les expédients, un point sur lequel il n'y avait pas la moindre divergence entre les lords confédérés, c'était l'urgence d'une décision. Les circonstances étaient à la fois favorables et menaçantes. Le besoin s'accordait avec l'occasion et rendait nécessaire le succès qu'elle promettait facile.

Pour le succès, il fallait mériter l'appui qu'Élisabeth, complice tacite et parcimonieuse, qui dénouait plus facilement les cordons de sa conscience que ceux de sa bourse, n'accordait qu'à bon escient.

Et sans l'appui d'Élisabeth, sans son argent pour payer leurs troupes mercenaires, les lords confédérés ne pouvaient garder, en Écosse et en Europe, le crédit d'un parti qui a une armée.

Par le succès aussi, et le succès seul, ils pouvaient triompher des dernières hésitations de l'ambitieux mais avisé Murray, qui avait envoyé en courrier, pour le précéder et l'informer du vrai des choses, son confident Elphinston.

Chargé en même temps pour la reine prisonnière d'une lettre consolante et rassurante qu'Élisabeth, au passage du messager à Londres, avait apostillée d'une recommandation pressante, Elphinston venait préparer les voies à la régence de son maitre qu'allaient, en effet, désigner, de concert, la nécessité, pour les lords rebelles, d'avoir un chef considérable et considéré, et la confiance d'Élisabeth et de Marie, obtenue et méritée par des moyens si différents.

Enfin la réserve de Throckmorton avait découragé, fort à propos, les velléités militantes du parti de la reine. Par une prudence conforme aux intérêts de ses chefs, la contre-confédération fidèle se tenait dans l'expectative, craignant que la révolution provoquée ne lui jetât pour défi, comme elle en avait menacé ses adversaires, la tête d'une reine.

Sûrs de la neutralité forcée de la France, de la neutralité complice de l'Angleterre, de l'inaction des Hamilton et de la résignation de Murray à des événements qui comblaient ses secrètes espérances, les lords confédérés, dans une délibération suprême, agitèrent leur choix entre les quatre issues qui s'ouvraient à la situation (25 juillet 1567).

Selon Throckmorton, les uns inclinaient à restaurer Marie Stuart sur son trône, en prenant leurs sûretés, tant pour eux-mêmes que pour la punition des assassins, en exigeant de plus le divorce avec Bothwell, l'établissement de la religion réformée. C'était, dit-on, l'avis de Lethington et d'un très-petit nombre de personnages.

Un second parti — Athol-Morton — aurait souhaité que la reine allât vivre pour toujours en France ou en Angleterre, après avoir abdiqué en faveur de son fils, et constitué un conseil national de gouvernement.

Un troisième groupe réclamait la mise en jugement, la condamnation de la reine à la prison perpétuelle en Écosse, et le couronnement du prince.

Enfin, venaient les impitoyables, qui ne voyaient de sûreté pour eux que dans une exécution à mort, parce que la prison pouvait lâcher sa proie[14].

 

Nous allons voir les lords, une fois leur décision prise, la mettre à exécution avec une célérité et une rigueur impitoyables, pour racheter, par l'énergie brutale de l'application, le temps perdu à délibérer ; et, en gens résolus, comme l'avait dit Lethington, à ne rien faire que de nécessaire mais à suivre la nécessité aussi loin qu'elle les conduirait.

Dès le 24 juillet, tandis que Throckmorton goûtait les décevantes douceurs de cette audience solennelle au Tolbooth, toujours pieusement différée par les chefs du nouveau gouvernement, sous prétexte de l'absorption des affaires ou de leurs devoirs religieux, et recevait, des lords confédérés, des assurances de modération et de déférence pour les conseils de l'Angleterre, aussi sincères que ces conseils, le farouche Lindsay et le mielleux Robert Melvil partaient pour Lochleven.

Ils emportaient la mission d'obtenir, de gré ou de force, l'adhésion et la signature de la reine aux trois actes que nous allons analyser et qui consommaient sa déchéance. Melvil était chargé de la persuasion, Lindsay de l'intimidation, Melvil était le renard, Lindsay le tigre ; et nous ne savons pas si, après avoir lu ce qui va suivre, nos lecteurs ne seront pas, comme nous, tentés de préférer, comme d'un degré inférieur dans le mal, le crime du rôle joué par Lindsay au crime du rôle joué par Melvil. Le premier, en effet, se borna du moins à menacer et à violenter la victime que lui amenait savamment et perfidement démoralisée son lâche acolyte ; et le traître, dans l'échelle de l'ignominie, est au-dessous du-bourreau.

Les deux envoyés choisis pour mêler à la violence brutale la perfidie insinuante[15], devaient, admis en présence de la reine, lui déclarer que les lords, considérant ses déportements comme souveraine et comme femme, ne pouvaient plus lui permettre de mettre le royaume en péril ; qu'en conséquence, ils la requéraient d'abdiquer en faveur de son fils, et d'instituer un conseil de régence pour gouverner pendant sa minorité. A ces conditions, ils feraient tous leurs efforts pour lui conserver la vie et l'honneur, fort compromis l'une et l'autre dans l'hypothèse contraire.

En cas de refus, les lords étaient décidés à resserrer Marie de plus en plus étroitement et à la séquestrer de toute société ; puis à accomplir sans elle, malgré elle, et contre elle les actes pour lesquels ils voulaient bien d'abord solliciter son concours. L'abdication serait transformée en déposition. Le prince royal n'en recevrait pas moins une couronne que son innocence ne permettait pas de lui ôter, malgré le crime de sa mère ; mais, pour punir celle-ci de sa résistance, les lords, une fois entrés, à leur grand regret et par sa faute, dans les voies de la violence et de la publicité, n'en devaient plus sortir.

Ils se proposaient d'établir et de faire triompher contre la reine une accusation solennelle au triple chef de tyrannie et violation des lois et statuts du royaume, d'incontinence et mauvais exemple, enfin et surtout — car les lords, sentant eux-mêmes le vide des deux premiers chefs, glissaient sur des griefs trop faciles à rétorquer, et reculaient devant l'odieux, crainte du ridicule — de complicité dans l'assassinat de son mari.

Que si elle était condamnée — les lords voulaient bien paraitre encore en douter —, la reine, rebelle au vœu de ses sujets, ne devait s'en prendre qu'à elle du dommage subi par sa réputation et ne pouvait compter sur aucun pardon.

Du troisième et dernier chef, le seul sérieux, favorisé qu'il était par des apparences calomniatrices, mais spécieuses, les lords se bornaient à donner l'énumération, insinuant toutefois qu'ils en avaient acquis la preuve. Ils faisaient ainsi allusion aux fausses lettres que Lethington n'avait pas encore eu le temps de fabriquer avec Buchanan et qu'il se sentait d'ailleurs embarrassé de produire.

On comptait sur l'effet de l'horrible contrainte morale exercée forcément sur une femme, une reine, une mère, une captive solitaire par l'obsession d'une de ces accusations vagues dont le mystère irrite et inquiète même l'innocence.

De ces accusations contre une femme souveraine, si facilement accueillies par la crédulité et la malignité publiques, il reste toujours assez dans l'opinion pour la dépopulariser à jamais ; et, au supplice de la pensée de son intimité la plus sacrée, de sa pudeur même livrées ainsi aux profanations de débats publics, devait s'ajouter, dans l'âme de Marie, le tourment, plus cruel encore peut-être, de la crainte d'être déshonorée aux yeux de son fils et d'être maudite par lui.

Qu'on imagine un attentat plus monstrueux, plus infâme, plus cruel que cet attentat sur la liberté et la volonté de Marie Stuart : pour nous, nous ne voyons, comme torture et question morale, rien au delà de cette série d'appréhensions dont on la forçait de descendre la vertigineuse spirale, de plus en plus étroite, jusqu'à l'abîme où on espérait qu'elle laisserait tomber sa raison. Il y avait de quoi la perdre, en effet, si Marie n'eût pas été fortement trempée, et de la race de ces roseaux pensants qui plient souvent, mais ne rompent jamais.

La conclusion était digne des prémisses, et les trois actes, dont la crainte de pis allait sans doute arracher à Marie l'approbation, étaient de ceux, en effet, qu'on n'ose présenter à souscrire qu'à une coupable qui achète son pardon ou à une folle qui ne sait ce qu'elle fait.

Qu'on en juge par leur analyse qui arrache, ainsi que l'infâme commination sous l'empire de laquelle fut placée Marie, pour consentir à ratifier sa déchéance, de justes indignations à tous les historiens. Je parle seulement de ceux qui n'ont pas, comme M. Mignet, leur conviction intraitable et leur crime tout fait. Seul, l'implacable puritanisme qui résiste, par scrupule d'infaillibilité, à des doutes favorables à l'innocence, et préfère persister dans une erreur que l'avouer, peut lire sans sourciller ces trois actes envoyés à la signature de Marie et qui ne sont pas moins faux et contradictoires que l'accusation intimidatrice et surtout les preuves apocryphes, par la crainte desquelles on prétendait l'extorquer.

Dans le premier de ces actes, la reine déclarait que depuis son retour en Écosse les soucis intolérables du gouvernement, les commotions et les troubles avaient consumé tellement ses forces de corps et d'esprit, qu'elle n'en pouvait plus soutenir le poids. D'autre part, Dieu lui avait fait la grâce de lui accorder un fils, son héritier légitime ; mais si elle venait à être retirée de ce monde pendant la minorité de cet enfant, il serait fort à craindre que son avènement au trime ne rencontrât de grandes résistances ; alors, considérant que rien sur la terre ne serait plus agréable et plus heureux pour nous que de voir notre cher fils, de notre vivant, établi paisiblement dans la place et au rang dont il doit hériter selon ses droits ; nous, portée d'affection maternelle envers notre fils unique, nous avons abdiqué et déposé, et par les présentes, librement et de notre propre mouvement, abdiquons et déposons le gouvernement, etc., en faveur de notre très-cher fils... Suivait l'ordre de publier cette déclaration dans tout le royaume ; les comtes de Morton, d'Athol, de Mar, de Glencairn, de Menteith, le maitre de Graham, lord hume, Adam, évêque des Orcades, les prévôts de Dundee et de Montrose étant chargés de pourvoir à la proclamation et au couronnement du jeune roi.

La deuxième pièce répétait les mêmes motifs, en affirmant aussi le libre vouloir de Marie ; elle s'étendait sur l'affection de nature et tendre amitié que le comte de Murray avait toujours témoignée à la reine, ainsi que sur ses mérites, et l'instituait régent, jusqu'à ce que le jeune roi eût achevé sa dix-septième année.

La troisième, pendant l'absence ou dans la prévision du refus ou du décès du comte, lui substituait un conseil, composé du duc de Châtellerault, des comtes de Lennox, d'Argyle, d'Athol, de Morton, de Glencairn et de Mar ; bien entendu que le comte de Murray en ferait partie, lors même qu'il refuserait la régence[16].

 

Tel était le plan que Lindsay et Melvil s'étaient chargés de réaliser. Telle était l'entreprise qu'ils avaient promis de mener à bonne fin, l'un comptant sur la ruse, l'autre sur la violence. L'œuvre d'intimidation, grâce à la sombre châtelaine de Lochleven et à son farouche fils, avait commencé avant le retour du terrible gendre. Car on connaissait déjà trop Marie, sa souplesse d'esprit, ses ressources d'imagination, son charme irrésistible de grâce et d'éloquence, pour se fier à la victoire de Melvil, quelque habile et insinuant qu'il fia ; et on aimait mieux, d'ailleurs, réserver l'honneur et le profit d'un succès, même brutal, à son rude compère.

On avait donc cherché d'avance à terrifier Marie Stuart ; tantôt on la menaçait de la tour des Pictes — le donjon du château —, où elle mourrait dans une solitude absolue ; tantôt on devait l'étouffer entre deux matelas, et la suspendre à l'une des colonnes de son lit pour simuler un suicide[17].

Le 24 juillet, la scène avant été ainsi préparée, Robert Melvil, sous le masque de la loyauté en deuil[18], commença cette comédie, qui devait tourner bientôt au tragique.

Introduit seul auprès de la captive, Melvil, en s'excusant d'une mission qu'il n'avait acceptée que par dévouement, et pour servir celle qu'il considérait toujours comme sa maîtresse, lui déclara qu'en présence des dispositions de ses comandataires, de l'effervescence de l'esprit public, de l'indifférence de la France, de l'hostilité secrète de l'Angleterre, il venait, au nom du danger le plus grand qu'elle eût jamais couru, lui conseiller d'échapper par l'abdication à la déposition, et à pis peut-être. Sans doute, c'était payer sa sécurité d'un grand prix, niais ce n'est point à une reine à marchander son salut. Elle ne pouvait acheter trop cher le droit d'exister, d'attendre impunément les retours de l'occasion, les revanches de la fortune. Il ne s'agissait, après tout, que d'une formalité. Et la force pouvait un jour la délier des engagements que la force lui aurait imposés.

Ainsi parla Melvil, que Marie écouta jusqu'au bout avec Une ironique attention et une frémissante patience.

Alors, appelant au secours de son éloquence déconcertée tous les artifices du geste et toutes les ressources de la fraude, Melvil, feignant de craindre que la reine dissimulât avec lui, par une juste réserve, faute d'avoir vu ses pouvoirs, les exhiba sous la forme d'un anneau à chaton de turquoise, qu'il présenta à Marie, comme le recommandant à sa confiance, et l'accréditant auprès d'elle, au nom de la partie modérée et à demi fidèle du conseil privé, les comtes de Mar, d'Athol, les lairds de Grange et de Tullibardine, et Lethington, qui ne voyaient de salut pour elle que dans l'abdication.

— Plutôt mourir que me condamner et me dépouiller ainsi moi-même de mon droit ! s'écria enfin Marie indignée.

Ce fut en vain que Melvil, épuisant dans une suprême tentative ses derniers moyens de persuasion, tira théâtralement du fourreau de son épée une lettre de Throckmorton, qu'il dit y avoir cachée au péril de sa vie, et en donna lecture à la reine.

L'ambassadeur d'Élisabeth mandait que la reine d'Angleterre lui donnait l'avis fraternel de ne pas irriter ceux qui la tenaient en leur pouvoir, en leur refusant la seule concession capable de la sauver. D'ailleurs, tout ce qu'elle ferait en captivité serait de nul effet une fois qu'elle aurait recouvré sa liberté, et il rendrait témoignage, devant la reine sa maîtresse et tous les princes, de la contrainte exercée sur elle. Throckmorton croyait-il de bonne foi préserver la vie de Marie ? ou bien servait-il, par un acte insidieux, la politique secrète de son gouvernement ? Toujours est-il que, ni les instructions, ni les lettres qu'il avait reçues d'Élisabeth, et on peut en juger encore par celle, en date du 27 juillet, qu'il reçut bientôt, ne l'autorisaient à faire parler ainsi sa souveraine[19].

 

Marie, d'ailleurs, ne tomba point dans le piège, et échappa  encore une fois au parti, auquel Melvil essayait de l'attirer si captieusement par une nouvelle et superbe révolte du droit contre la force.

— Plutôt la mort que l'abandon du trône ! s'écria-t-elle encore, l'œil en feu sous ses larmes.

Et elle ajouta avec raison que ce serait prendre part contre elle-même à la trahison de ses sujets que d'accéder à la sommation illégale d'un petit nombre d'ambitieux, dont son peuple était loin de partager les désirs.

Sur cette nouvelle réponse, trop semblable à la première, qui témoignait d'une résolution inflexible, Melvil prit le parti de se retirer, en levant les yeux et les mains au ciel, et en le prenant à témoin de ses inutiles efforts pour triompher du plus fatal aveuglement.

C'était au tour de Lindsay, acteur beaucoup moins habile, niais dont le rôle aussi était beaucoup plus simple, puisqu'il s'agissait d'obtenir de force ce qu'on avait refusé à la persuasion.

Un tel rôle comportait plus de gestes que de paroles, de menaces et d'injures que de périodes. Encore. Lindsay, qui perdait vite patience, et s'entendait mieux à vociférer au prêche ou à combattre qu'à saluer courtoisement une femme, ou à lui présenter galamment la plume, Lindsay, casqué, cuirassé, botté, éperonné, abrégea-t-il singulièrement les bagatelles de la porte, et remplaça-t-il brusquement la prière par l'ordre, et l'ordre par la contrainte.

Le visage empourpré, l'œil étincelant, le farouche baron, indigne du nom de chevalier, jugea plus conforme à son tempérament et à son but de contredire son prédécesseur que de l'imiter, et, plus soucieux de venger son échec que de le partager, il se borna à jeter sur la table, avec une pantomime des plus expressives, les actes dont il était porteur, enjoignant à la reine de les signer sur-le-champ.

Elle allait répondre, mais le féroce baron ne lui en laissa pas le temps. Mêlant les blasphèmes aux injures, il jura, d'une voix agitée par la colère, que si elle ne signait incontinent sur son acte, il le signerait, lui, avec son sang, et le scellerait sur son cœur et, par après, la jetterait dans le lac, au pied du château, pour repaitre les poissons, qui lui sera viraient de sépulture[20].

 

Marie, épuisée par la précédente lutte, emportée par son imagination, trahie par ses sens, succomba à cet assaut brutal, sous le bras levé du sicaire impitoyable. Plus sensible encore à l'outrage qu'à la menace, son sang reflua vers son cœur, et ses yeux se remplirent de larmes.

Précipitant ce barbare avantage, on dit que Lindsay, fou de colère, jura que puisqu'il avait commencé, il voulait en finir sur-le-champ ; et que, saisissant le bras de la reine, il l'étreignit avec tant de force, que son gantelet laissa son empreinte sur les chairs. Une plus longue lutte était inutile ; Marie signa à travers ses larmes, sans vouloir lire, mais en prenant à témoin Robert Melvil et Georges Douglas, qui étaient présents, qu'elle n'avait signé que par force et contre sa volonté, et en protestant que sa signature ainsi extorquée serait de nulle valeur[21].

Ainsi fut signée l'abdication volontaire de Marie. Mais peu importaient les moyens aux auteurs de ce frauduleux exploit, pourvu qu'ils en recueillissent les fruits. Ils se précipitèrent donc vers Édimbourg, ivres de leur victoire, tandis que Marie retombait dans la résignation mélancolique de sa solitude, attendant le vengeur et le libérateur que Dieu lui devait, et qu'il allait lui donner dans la personne du propre fils de sa geôlière, ce Georges Douglas, témoin indigné de la violence faite à une reine, et admirateur déjà passionné de tant de charmes et de malheurs.

Il manquait aux actes signés par la reine, pour qu'ils fussent valables, une formalité : l'apposition du sceau privé. Thomas Sinclair, gardien du sceau, refusa de consacrer des actes, contre la sincérité et la liberté desquels protestait la captivité de la reine.

Lindsay, exaspéré, lui arracha le sceau des mains, et acheva par la force ce qu'il avait commencé par la brutalité[22].

 

Les usurpateurs triomphants s'empressèrent de consacrer leur union par un pacte, appelé le second bond, par lequel ils s'engageaient, vu l'abdication de la reine, à défendre le prince, et à maintenir la couronne sur sa tête.

Le lendemain, ils se présentaient en corps chez l'ambassadeur d'Angleterre, Throckmorton, pour lui annoncer la grande nouvelle, et l'inviter au couronnement prochain. Mais, soit dernier scrupule, soit hypocrite défense pour faire payer plus cher la conquête de son assentiment, le diplomate, fidèle interprète des duplicités de sa maîtresse, affecta un certain effarouchement, et continua de se tenir dans cette réserve tolérante qui, en n'empêchant rien, ne prenait cependant la responsabilité de rien.

Servie par des ambassadeurs plus tolérants encore que leurs instructions, Élisabeth pouvait impunément, pour l'honneur du trône et l'opinion de l'Europe, déployer une sévérité d'apparat plus rigoureuse que ses intentions. Elle s'emporta donc en paroles et en lettres contre l'audace des lords, les menaça même de sa vengeance, refusa les subsides qu'ils demandaient, et défendit à son envoyé d'autoriser par sa présence ce scandale de la succession ouverte d'une reine vivante. Mais elle n'alla pas plus loin que ces conseils et ces reproches, dont Morton et Murray connaissaient la sincérité ; et elle ne passa jamais de la menace à l'action, qui, seule, était capable de les intimider et de les arrêter.

A la virilité extraordinaire de la plume, Élisabeth aurait dû allier ici la virilité de l'action. Une rapide incursion des troupes anglaises de Berwick, combinée avec les lords d'Hamilton, et la question était tranchée. Les confédérés, qui n'ignoraient pas ce que pesait la main d'Élisabeth, se seraient gardés, assurément, malgré leurs forfanteries, de toute violence extrême envers Marie Stuart. La reine d'Angleterre sut bien se décider, six ans plus lard, à entrer en Écosse ; à la vérité, contre les amis de Marie. En 1567, blessée comme reine, et humiliée d'être jouée évidemment par les lords, elle exhala son dépit, niais n'alla pas plus loin, parce qu'elle ne pouvait pas donner de marques de courroux plus effectives, sans préserver le trône de sa cousine. Les rebelles le savaient bien ; mieux qu'elle ils savaient ce qu'elle ferait et ne ferait pas[23].

 

Ils fixèrent, par une sorte d'intention ironique, la cérémonie du couronnement du prince à Stirling, au 29 juillet, deuxième anniversaire du mariage solennel et fatal de Marie Stuart et de Darnley.

Ils dépêchèrent en attendant James Melvil aux nobles, plus opposants encore que fidèles, signataires du pacte de Dumbarton, pour les inviter à obéir à la volonté désormais acquise de la reine, et à se réunir avec eux autour du nouveau trône.

Mais cette mission de Melvil échoua contre l'objection des plus jeunes et des plus militants de l'assemblée, qui réclamèrent, avec quelque vivacité, le droit d'être admis à visiter la reine et à apprendre, de sa propre bouche, ses résolutions, contre les répugnances plus modérées et glus conciliantes de l'archevêque de Saint-André, préoccupé surtout des intérêts de sa maison.

Se réunir aux lords confédérés, c'était se confondre avec eux, et perdre les chances de l'avenir. Les Hamilton les réservèrent en se contentant d'envoyer au rendez-vous de Stirling Arthur Hamilton de Mureton, avec mission de garantir, par une protestation solennelle, les droits reconnus du duc de Châtellerault et de sa maison à la succession éventuelle.

Le même jour, 29 juillet 1567, les cinq comtes de Morton, d'Athol, de Glencairn, de Mar et de Menteith, huit lords, dont lord Home, Lindsay, Ruthven, Sempill, Ochiltree, un seul évêque, Adam, évêque des Orcades, le même qui avait célébré l'union de Marie Stuart avec sou homonyme — non parent — Bothwell, Tullibardine, Lethington, un certain nombre d'abbés commendataires, sécularisés bien entendu, et les maires ou commissaires de quelques villes, en tout trente-quatre personnages, se rendirent processionnellement à l'église haute de Stirling.

Athol portait la couronne, Morton le sceptre, Glencairn l'épée, le comte de Mar tenait dans ses bras l'enfant de treize mois qui, innocemment détrônait sa mère[24].

On préluda par l'invocation au Tout-Puissant, comme s'il appartenait aux prières des hommes d'associer è leurs fautes l'indépendante et impartiale Providence ; on plaça sous sa protection l'usurpation qu'on allait couronner.

On écouta ensuite la protestation des Hamilton, lue par un hérault. On passa outre naturellement.

L'acte d'abdication fut lu. Lindsay et Ruthven jurèrent que spontanément, volontairement, et de son plein gré, la reine avait déposé le fardeau du pouvoir.

Le sermon de rigueur fut prêché par Knox, qui avait choisi pour texte le couronnement de Joas, et qui ouvrit dignement, par les tonnerres de sa parole, un règne orageux.

L'évêque d'Orkney donna l'onction royale ; chacun des lords présents, vint en signe de foi et d'hommage, poser sa main sur la tête du nouveau-né nouveau roi ; et, comme ébloui et fatigué par le spectacle, il s'était endormi, le comte Morton prêta pour lui, sur les Évangiles, le serment de maintenir la vraie religion et d'extirper l'hérésie, c'est-à-dire le catholicisme.

Après que les quatre comtes eurent été proclamés régents jusqu'au retour du comte de Murray, leur pupille fut reconduit processionnellement auprès de ses nourrices.

La cérémonie terminée, les trompettes retentirent par toute la ville, et un grand festin eut lieu au château, dont l'artillerie annonça avec fracas l'avènement du nouveau roi. Le lendemain son autorité fut proclamée à Édimbourg, puis successivement dans toutes les autres parties du royaume[25].

 

Pendant ce temps, après avoir protesté par son absence, l'ambassadeur d'Angleterre, Throckmorton, continuait de protester, non moins furtivement et non moins inoffensivement, en affectant de prendre le deuil.

Bientôt après la cérémonie du couronnement, Lindsay fut renvoyé à Lochleven pour y surveiller la captive avec toute la vigilance d'une haine exaltée par le succès.

Son retour fut signalé par un redoublement de rigueurs dont Marie n'avait pas besoin pour succomber à la fois de l'âme et du corps, — les défaillances de sa santé éprouvée par des crises terribles et réitérées en trainant aussi celles de son courage, — à un fardeau de regrets et de soucis trop lourd pour les épaules même d'une femme héroïque.

Marie était donc tombée malade, dans sa solitude étouffante, assiégée des fantômes de l'hallucination et du désespoir, et la fièvre allumée par tant de secousses brûlait son sang et la consumait lentement.

Sans égard pour un état fait pour inspirer de la pitié même à des bourreaux, ses geôliers, qui se flattaient peut-être de l'espoir de la faire mourir sans être obligés de l'y aider, resserrèrent ses liens et la condamnèrent à une captivité morale pire que l'autre.

Ils lui retirèrent la permission de se promener dans l'enceinte du château, elle fut jetée dans une tour avec deux femmes seulement. Toutes ses relations mêmes furtives avec le dehors furent interceptées, et elle fut privée de la présence de tout être humain, sauf de la vue, qui n'avait rien de consolant, des compagnons ou des gardiens de sa détention.

L'ambassadeur d'Élisabeth lui-même, Throckmorton, s'effraya de mesures qui présageaient de sinistres desseins, et ne put s'empêcher de s'apitoyer d'avance sur le dénouement fatal qui lui semblait inévitable.

Sa correspondance du 31 juillet et du 9 août avec Leicester et du 31 juillet et 5 août avec Élisabeth, peut se résumer dans les extraits suivants, qui résument aussi la situation morale et matérielle de Marie plus éloquemment que tous les récits.

... Il est à craindre que la tragédie ne finisse violemment dans la personne de la reine, comme elle a commencé dans la personne de David et dans celle du roi.

... J'ai réussi cette fois à préserver sa vie, niais pour combien de temps, je l'ignore.

... Il serait très-déplacé que je visse la reine, attendu que, d'après mes instructions, je puis bien moins la consoler qu'ajouter à son découragement. Ce que j'ai ordre de lui dire est trop dur, vu l'infortune où elle est tombée ; et, d'ailleurs, que valent les paroles sans les actes ? Je lui a fait savoir que Sa Majesté m'a envoyé pour lui rendre, service, et je suis sûr que la pauvre dame s'y fie[26]...

 

Elle l'avait sans doute espéré, ajoute un historien, car on espère envers et contre tous. Un autre espoir, illusion non moins trompeuse, s'élevait aussi dans son cœur. Son frère, le comte de Murray, qui l'avait quittée le 9 avril, allait revenir sur le continent après quatre mois d'absence. Elle le verrait, elle le toucherait ; il lui rouvrirait peut-être, sinon le chemin du trône, au moins celui de la liberté. Il n'avait pas oublié les bienfaits d'une sœur qui lui avait tant donné, tant pardonné. Nouvelle et plus poignante déception ! Ce frère allait consommer son infortune[27].

 

En attendant que Murray arrivât pour lui enlever ses dernières illusions et ses dernières espérances, Marie languit, de plus en plus confinée, tandis que les lords confédérés continuaient d'intriguer. Pendant ce temps, Lethington ourdissait les trames de son diabolique génie, Du Croc s'éloignait en gémissant d'un royaume maudit, Throckmorton ne savait que protester, sans jamais compromettre au delà la protection par trop platonique de sa maîtresse, et les Hamilton, calomniés par leur silence, gardaient une expectative que leurs amis accusèrent d'indifférence et dont les lords cherchèrent à faire une connivence secrète, acquise d'avance aux plus radicales mesures contre cette reine dont la vie semblait également importune à tout le monde.

Enfin, l'occasion étant propice, la rébellion étant mûre, Murray parut sur la scène qu'il avait désertée depuis quatre mois pour se ménager dans la coulisse cet habile alibi qui faisait de lui l'espoir de tous les partis, en lui permettant de n'être que du sien.

Les rebelles et Cecil étaient impatients de ce retour pour le bien commun de l'Angleterre et de l'Écosse.

Mais Murray mettait une sorte de coquetterie à se faire désirer. Résolu à garder jusqu'au bout l'indépendance qui allait faire son autorité, il correspondait avec les lords, et. recevait leurs confidences et leurs appels sans encouragement ni sans reproches ; il se pénétrait aussi, en scrutant jusqu'au fond leurs dispositions, de l'indifférence réelle de Catherine de Médicis, et de la connivence secrète d'Élisabeth, uniquement passionnées pour le maintien de l'influence anglaise ou de l'influence française, mais décidées à ne rien pousser jusqu'à l'intervention. Enfin, il s'échappa d'un exil volontaire, qu'on chercha en vain à transformer en détention, sur les instances de l'archevêque de Glasgow ; et il arriva en Écosse, non sans avoir reçu à Londres l'assurance de la bienveillance de la reine et de ses ministres.

A peine venait-il de s'embarquer, à Dieppe, déjouant des poursuites tardives, sur le vaisseau anglais que la sollicitude de l'ambassadeur d'Élisabeth, à Paris, lui avait procuré, que Charles IX, seul généreux et sincère dans l'accomplissement de ce devoir de protection, qu'un tendre attrait rendait plus impérieux pour lui, cherchait à communiquer sa flamme au duc de Châtellerault, auquel il offrait l'occasion de se réhabiliter de la rébellion qu'il expiait depuis deux ans en France, par un acte hardi et efficace de dévouement, et auquel il promettait son secours.

Sur quoi Catherine de Médicis faisait la moue ; le connétable de Montmorency, son compère, hochait la tête ; et la France, ayant assez de fers au feu, se désintéressait de toute intervention trop conforme au vœu d'un roi chevaleresque.

Décidée à parler plus qu'à agir, Catherine de Médicis se bornait à faire partir pour Édimbourg M. de Lignerolles, chargé moins de sauver la reine que de sauver l'influence française, et autorisé, au besoin, à sacrifier l'une à l'autre.

M. de Lignerolles comprit si bien ses instructions égoïstes, que, chargé de surveiller Murray, qu'il rencontra à Londres, il se décida à partir avec lui, au risque de paraître soutenir celui qu'il venait contredire[28].

Murray, qui était parti pour Londres, sur la foi de la promesse de faire mettre Marie en liberté, promesse à laquelle il ne s'était, toutefois, pas résigné à servir d'otage, partit de Londres, informé du choix des lords qui l'appelaient à la régence, et convaincu, chaque jour davantage, des inconvénients de la délivrance de sa sœur, qu'il affecta dès lors de croire, suivant le mot d'ordre des confédérés, confirmé par Cecil, coupable de fautes, sinon de crimes incompatibles avec la liberté, et indignes d'un entier pardon.

Arrivé le 8 août à Berwick, accompagné de son fidèle Elphinston, qui l'avait mis au courant, au point de vue de son intérêt personnel, de tout ce qui s'était passé en Écosse durant son absence, Murray se trouva confirmé dans ces dispositions hostiles à sa sœur par ses entretiens avec le duc de Bedfort, son ancien ami. Il n'hésita point à lui confier son mécontentement de la sommation de mettre Marie en liberté, que lui avait adressée, avec une violence et une hauteur, dont l'effet répondait aux plus secrets desseins de sa politique, cette Élisabeth, qui ne menaçait que pour encourager, et ne défendait que pour compromettre.

Bedfort le rassura sans doute dans ce sens ; et, profitant aussitôt de cette leçon de dissimulation, Murray écouta, silencieux et réservé, sans rien laisser percer des intentions qu'il dérobait sous un masque d'impassibilité, les envoyés des deux fractions du conseil privé, James Melvil et le clerc Makgill, chargés contradictoirement : l'un, au nom des modérés, de le disposer à la mansuétude ; l'autre, au nom des fanatiques, de lui recommander d'être inexorable.

De Berwick, Murray se rendit à Whittingham. Il y fut rejoint par Lethington, qui venait tenir conseil avec le futur régent, au même endroit, où, sept mois auparavant, il avait débattu, avec Bothwell et Morton, le meurtre de Darnley[29].

 

Le lendemain, Murray fit son entrée à Édimbourg, entouré de quatre cents gentilshommes, qui étaient allés à son devant jusqu'à la frontière, et accompagné de lord Throckmorton et de M. de Lignerolles, qui représentaient dans son cortège la rivale et fatale influence, pour la destinée de Marie Stuart, de l'Angleterre et de la France.

Murray, peu inquiet de l'envoyé français, dont il n'avait pas eu de peine à pénétrer la mission décevante et stérile, se borna à lui faire interdire l'accès de la prison de Marie, et garda de même vis-à-vis de l'ambassadeur anglais une réserve toute politique.

Avant de prendre un parti définitif et de jeter le masque, Murray avait, en effet, besoin de voir sa sœur, de sonder les dispositions de la prisonnière, de l'attendrir en la plaignant, de l'effrayer en la menaçant, de la dominer et d'en tirer le nouvel assentiment, réellement volontaire cette fois, en apparence du moins, car il n'était pas plus libre, en réalité, que l'autre, sur lequel il comptait pour réhabiliter une régence, qu'il voulait autoriser aux yeux de l'Écosse, et surtout de l'Europe, du consentement des deux parties, et à laquelle il voulait donner le caractère d'une médiation.

Arrivé en Écosse le 11 août, entré à Édimbourg le 12, dès le 15, au matin, Murray partait pour Lochleven, accompagné de Morton, d'Athol et de Lindsay, assez inquiet, d'ailleurs, des conséquences de cette visite.

Le résultat de cette entrevue caractéristique, racontée diversement par Murray ; par Melvil et par la reine, suffit, ce nous semble, à en révéler les détails demeurés controversés. Et puisque Murray en sortit régent, laissant Marie plus abusée et plus prisonnière que jamais, contrairement à ce qu'on devait attendre d'une telle visite, il en résulte évidemment que Marie y fut dupe d'une de ces scènes de haute et grave comédie, où Murray, que l'ambition laissait sans scrupules, n'hésita pas à jouer ce rôle de tartufe puritain où il excellait.

La première scène consista dans l'inévitable échange, que comportait la situation, de plaintes et d'encouragements, d'embrassements et de larmes.

Les témoins de l'entretien durent respecter la pudeur de ces épanchements fraternels, et ménager, bien tranquilles sur les résultats, tous leurs moyens aux deux interlocuteurs de cette conversation dramatique, où Marie dut déployer, pour reconquérir son frère, toutes les séductions de la douleur et de la grâce, et où celui-ci abusa de son insensibilité pour décourager doucereusement celle qui s'était flattée de trouver en lui un libérateur.

Au terme de cet entretien prolongé jusqu'à une heure de la nuit, Marie, qui avait vu soudain, dans la bouche de son frère, brusquement transformé en juge, les reproches succéder aux conseils, et les menaces succéder aux reproches, le quitta sans avoir pu pénétrer sa pensée, après lui avoir livré la sienne.

L'effet de cette déception fut tel, que le lendemain elle se trouva trop heureuse, au prix d'une renonciation provisoire à la liberté, définitive peut-être à l'autorité, d'obtenir la pitié de son frère, en gardant l'espérance.

C'est ainsi qu'en maniant habilement et cruellement les ressorts d'une sensibilité et d'une imagination exaltées par la captivité et la solitude, et en abusant de l'avantage assuré à celui qui sait tout sur celui qui ignore tout, Murray eut l'art de se faire supplier par Marie d'accepter cette régence, devenue à ses yeux son unique ressource de salut.

Il va sans dire qu'après une défense prolongée juste le temps de se ménager les bénéfices de la modestie, Murray se laissa faire cette violence, et se résigna par un dévouement au bien commun, dont le sacrifice coûta peu à son ambition, au fardeau du pouvoir.

Que ces prières de Marie pour décider Murray à prendre le gouvernement aient été aussi pressantes que Murray le donna à croire, que l'investiture ait été aussi spontanée et enthousiaste qu'il le prétendit, que le sacrifice soit allé jusqu'à l'autoriser à donner à sa femme une partie des bijoux royaux, et à faire secrètement vendre le reste à Élisabeth, c'est, on le comprend bien, matière à doute pour quiconque connaît le caractère d'un homme capable de tout pour légitimer l'excès de son ambition, et dorer la pilule à la postérité.

Mais qui n'entend qu'une cloche, n'entend qu'un son ; et la version de Marie, celle de Melvil lui-même, attestent qu'elle ne se résigna qu'à ce qu'elle ne pouvait empêcher, et ne se laissa dépouiller que faute de moyens de résistance, et crainte de pis.

Quant à avoir remercié Murray de lui laisser le reste, c'est-à-dire la vie et l'espérance, et à lui avoir su gré des outrageants reproches et des injures comminatoires, par lesquels son frère avait cherché à l'intimider, toute la vie de Marie, qui savait pardonner les offenses quand elle était assez forte pour les dédaigner, mais qui ne souffrait point facilement qu'on froissât en elle certaines susceptibilités, et qu'on ne respectât pas au moins son infortune, proteste énergiquement contre cette imputation de pusillanimité et de soumission.

Melvil dit qu'à partir de ce moment tout lien d'affection et de confiance fut à jamais brisé entre eux. Elle ne le pria point d'accepter la régence ; ce fut le contraire ; elle raconte elle-même qu'elle l'en dissuada, et qu'alors il mit bas le masque, répliquant que déjà il avait accepté la charge, et qu'il n'était plus temps de s'en excuser[30].

 

Murray, qui avait refusé à sa sœur, au moins pour le moment, la liberté même payée du prix de son assentiment à la régence, n'eut garde de l'accorder aux sollicitations et objurgations qu'adressa solennellement au conseil, dans son audience de congé, Throckmorton, ambassadeur d'Élisabeth, Lethington, au nom de ses collègues, rétorqua vivement et hardiment les arguments d'Élisabeth, brava ses menaces, et Throckmorton mit fin, en quittant l'Écosse, à une mission tardive et qui demeura stérile, comme elle devait l'être.

Cependant ces difficultés et ces résistances extérieures firent sentir à Murray et aux lords la nécessité de précipiter les choses et de se mettre à l'abri du fait accompli, dont il leur était plus facile de se ménager l'autorité, que de répondre aux curiosités indiscrètes du parlement. On se garda bien de le convoquer tout d'abord, ainsi qu'on l'aurait dû, aimant mieux avoir affaire à lui après qu'avant la prise de possession du pouvoir.

Les factieux s'assemblèrent seuls dans le Tolbooth, le 22 août ; les instruments, extorqués à Marie, par lesquels elle abdiquait et instituait une régence, furent présentés et lus comme signés par elle librement et volontairement ; ensuite Murray fut invité à se charger du gouvernement. Il fit avec beaucoup de modestie un long discours sur son insuffisance à remplir une telle charge ; mais, sur les pressantes instances de l'assemblée, il se résigna. Puis, après avoir prêté serment de gouverner selon les lois, de maintenir la justice et la religion de Dieu, et d'extirper du royaume les ennemis de l'Église, il prit place, comme régent, au milieu (les lords. Son autorité fut aussitôt proclamée, à la Croix-du-Marché, à Édimbourg et, les jours suivants, dans les différentes parties du royaume. A Hamilton, à Dumfries, et dans plusieurs autres villes, les héraults furent insultés et ignominieusement chassés[31].

 

Comme tous les pouvoirs nouveaux, Murray débuta par récompenser ses amis et poursuivre ses ennemis, et il le fit avec une partialité scandaleuse, une immoralité cynique, peu conformes à ses allures de puritain et à ses serments de bon exemple.

Le premier gage à donner à l'opinion, c'était la poursuite de Bothwell, que les confédérés avaient laissé s'échapper de leurs mains, qu'ils avaient semblé oublier depuis, mais dont l'impunité leur sembla importune, dès que, maîtres par la trahison de Balfour, du bond pour le meurtre du roi et du bond du souper d'Ainslie, qui incriminaient irrécusablement plusieurs d'entre eux, ils purent achever de se réhabiliter en traquant leurs complices.

Ils le firent d'abord avec toute la mollesse nécessaire pour éviter à Bothwell et s'éviter à eux-mêmes des débats dangereux.

Il demeura paisiblement dans son asile de Dunbar ; autant les confédérés avaient déployé d'activité et de résolution pour s'emparer de la reine, autant ils montrèrent de nonchalance en ce qui le regardait. Il put même monter sur une barque de pêcheur, croiser dans le Forth, débarquer à quelque distance de Linlithgow pour une entrevue avec lord Claude Hamilton ; leur tolérance ne se démentit pas.

Enfin, le 26 juin, onze jours après la capture de la reine, le conseil privé lança une proclamation portant défense à qui que ce fût de recevoir le comte de Bothwell ou de l'assister, et promesse de mille couronnes d'or à qui l'amènerait prisonnier. En même temps, des héraults, munis de lettres écrites au nom de la reine, reçurent mission d'aller sommer le gardien de Dunbar d'avoir à remettre le château dans les six heures... Or, si l'on se rappelle que le gardien principal, à qui l'on signifiait de livrer la forteresse, n'était autre que Bothwell lui-même, on ne s'étonnera pas que des historiens aient regardé une sommation de ce genre comme l'avertissement déguisé qu'il ferait prudemment de chercher quelque abri plus écarté.

Il s'embarqua vers le commencement de juillet, confiant le château à son parent Patrick Witlaw, et cingla vers le comté d'Aberdeen, avec l'espoir que le comte d'Huntly emploierait pour le servir sa puissance, qui était grande dans ces parages. Mais le comte déclara publiquement qu'il souhaitait de tout son cœur de voir sa sœur et la reine délivrées d'un si méchant mari ; lady Bothwell disait, de son côté, à Édimbourg, qu'aucun pouvoir sur la terre ne la forcerait à retourner avec lui.

Bothwell, n'ayant rien à attendre des Gordon, se porta sur Spyni-Castle, résidence de son vieil oncle Patrick, évêque de Murray. C'était là, sous les yeux de Patrick, que son enfance avoit été élevée et mal élevée[32].

 

Bothwell trouva l'affection et le logis de son oncle occupés par trois cousins qui le virent d'un œil jaloux venir menacer leur influence. Bothwell, à la suite d'une querelle, tua l'un des récalcitrants. Les deux autres complotèrent, avec deux espions de Cecil, de venger leur frère et de se débarrasser de l'intrus. Mais Throckmorton éluda leurs propositions, ne voyant pas de quel avantage un tel otage serait pour la reine d'Angleterre, et trouvant plutôt de graves inconvénients t une capture opérée dans de semblables conditions. Bothwell, maitre de la place d'où il avait chassé ses cousins et son oncle lui-même, ne tarda pas à être obligé de la quitter et prit le chemin de son duché des Orcades, avec deux vaisseaux légers.

Il écuma la mer. Mais la trahison l'attendait à Kiskwoll, chef-lieu des îles. Son lieutenant Gilbert Balfour, frère de sir James Balfour, et complice également de l'assassinat de Darnley, chercha sa sûreté, comme sir James, eu passant du côté du plus fort. Il pointa ses canons sur son ancien patron ; celui-ci prit le parti de s'enfoncer vers le Nord, et de se réfugier aux îles Shetland. Il serait revenu à Dunbar, si son autre lieutenant, Patrick Whitlaw, n'eût déclaré tenir ce château pour la reine, à qui seule il le rendrait...

... Enfin, on voulut inaugurer le gouvernement du comte de Murray par un acte populaire. Le conseil équipa une escadre de cinq vaisseaux, sous le commandement de William Murray, laird de Tullibardine et de Kirkcaldy de Grange. Leurs instructions étaient de poursuivre Bothwell et ses fauteurs sur terre et sur mer, avec le fer et le feu, et de tenir des cours de justice, là où ils le jugeraient à propos.

Il n'est pas difficile de comprendre que s'ils appréhendaient le coupable, leur mission était de le pendre haut et court, après un simulacre de procès. On leur adjoignit Adam, l'évêque protestant des Orcades ; le même l'avait marié avec la reine ; le même eût recueilli ses derniers aveux, c'est-à-dire eût rédigé une confession quelconque, où l'on aurait, soit écrasé Marie Stuart, soit innocenté indirectement les lords, en mettant le seul Bothwell et ses hommes en scène, comme on fit depuis, en décembre 1567, pour les confessions des coupables secondaires.

Les cinq vaisseaux cinglèrent vers les Orcades, le 19 août 1567. Ils portaient 400 soldats bien armés ; il n'y avait pas jusqu'à l'évêque, qui n'eut revêtu un corselet à l'épreuve. Sur les indications de Gilbert Balfour, ils prirent la route des Shetland, et bientôt ils aperçurent leur ennemi, croisant avec deux vaisseaux à l'est de l'archipel[33]...

 

Nous n'insisterons pas sur les détails de cette Iliade maritime, suivie d'une Odyssée aventureuse, qui devait conduire le noble pirate en Danemark, où il fut enseveli vivant pendant de longues années dans la tombe du cachot de Malmö. Nous emprunterons à un illustre écrivain, que nous n'hésitons pas plus à admirer qu'à contredire, le raccourci des dernières vicissitudes de cette existence originale qui a eu d'ailleurs son historien.

Le valeureux Kirkcaldy avait juré de prendre cet ennemi public, et il fut sur le point d'en venir à bout. Deux des vaisseaux de Bothwell tombèrent entre les mains du laird de Grange, qui allait aborder le troisième, monté par Bothwell lui-même, lorsque son navire, trop grand pour bien manœuvrer dans ces étroits et difficiles parages, donna sur un banc de sable. Bothwell parvint à s'échapper, gagna la mer du Nord, et fut jeté par une tempête en Norvège. Visité par un navire de guerre danois, il fut arrêté comme pirate, et mené en Danemark, dont le roi Frédéric II ne consentit pas à le livrer à Murray et à Élisabeth, mais l'enferma dans la forteresse de Malmö. Bothwell y resta jusqu'à sa mort, survenue en 1576. Sa captivité fut une expiation de neuf années, qui se passèrent entre la crainte d'être livré aux gouvernements d'Écosse et d'Angleterre, réclamant sans cesse son extradition, et le désespoir d'une solitude sans fin[34].

 

Nous nous réservons de parler encore une fois de Bothwell à propos de cette confession suprême par laquelle, impuissant pour le bien autant qu'il avait été puissant pour le mal, il essaya vainement de disculper, aux yeux de juges intéressés à la condamner, au moins celle qu'il avait perdue.

Kirkcaldy ne rentra pas absolument sans prisonniers de sa campagne acharnée contre Bothwell, déçue, au moment du succès, par un hasard malencontreux. Il ramena à Édimbourg, enchaînés, plusieurs des compagnons de Bothwell, entre autres Hepburn de Bolton, un des principaux instruments du meurtrier.

Murray aurait pu profiter de l'occasion d'éclairer le mystère dans ses plus sombres profondeurs et de réhabiliter véritablement cette fois son gouvernement par un acte de définitive et exemplaire justice.

Il le pouvait d'autant mieux, que personnellement, grâce à son art de ne pas se compromettre, il ne pouvait redouter d'être atteint par des révélations qui, au contraire, l'eussent débarrassé d'indignes amis.

Mais ces amis lui étaient nécessaires. Il ne pouvait gouverner au nom de la révolution, qu'en acceptant ses crimes et leurs auteurs et, sans cette solidarité, il n'eût pas eu de parti. Murray prit donc une fois de plus non le parti le plus honnête, mais le plus habile, et il borna l'expiation au sacrifice des coupables subalternes, en épargnant et en favorisant même les autres.

Il savait que James Balfour était, avec Bothwell et Lethington, un des plus grands de ces coupables, et, néanmoins, un de ses premiers actes, comme régent, fut un infâme marché avec cet homme. Il lui garantit, s'il voulait remettre entre ses mains le château d'Édimbourg, l'impunité pour la part qu'il avait eue dans le meurtre du roi ; il lui promit, en outre, pour lui, le prieuré de Pittenwem ; et, pour son fils, une pension annuelle sur les revenus du prieuré de Saint-André ; et, enfin, au moment où il livrerait le château, une somme de 5.000 livres. Balfour accepta. La somme payée, il ouvrit le château ; et, le soir même, Murray en alla prendre possession, et coucher dans la chambre où était venu au monde, un an auparavant, l'enfant dont le nom couvrait son usurpation.

 

Indulgent jusqu'au scandale pour les grands coupables, Murray se montra impitoyable pour les petits, notamment pour les quatre auxiliaires de Bothwell dans les préparatifs et l'accomplissement du meurtre du roi : Powrie et Dalgleish, emprisonnés dès le mois de juin, comme nous l'avons vu, Hay de Tallo et John Hepburn, pris aux îles Shetland.

Ils avaient tous les quatre assisté au meurtre ; ils en firent connaître les horribles détails, et avouaient le rôle qu'ils y avaient joué. Ils révélèrent, non-seulement tout le complot, dit Bedford, mais ils nommèrent un grand nombre des coupables, et non des moindres personnages. Ceux qui les interrogeaient essayèrent de leur faire confesser, au milieu des tortures, que la reine avait vu le meurtre de son mari, et l'avait conseillé ; on alla jusqu'à promettre leur pardon à quelques-uns d'entre eux, s'ils consentaient à la charger ; mais ni la douleur ni les promesses ne purent leur arracher un mot qui l'atteignit. Ils persistèrent, au contraire, à accuser Murray et sa faction, avec le comte de Bothwell, leur maitre. Ils apportaient comme preuve le bond que celui-ci leur avait plusieurs fois montré.

Les dépositions des accusés furent à ce point accablantes pour les prétendus vengeurs du crime, qu'elles durent être tenues secrètes pour un temps ; et quand elles furent publiées, les noms des principaux meurtriers avaient disparu. Celui de la reine ne s'y trouvait pas une seule fois prononcé, et cependant on sait que les accusés furent interrogés sur la part qu'elle pouvait y avoir prise ; si leurs réponses furent supprimées, c'est que, assurément, elles étaient à sa décharge[35]...

 

Murray, qui avait acheté d'une impunité qui coûte si cher à sa mémoire les clefs du château d'Édimbourg, se montra de moins bonne composition avec le gardien du château de Dunbar, Whitlaw, qui prétendait aussi faire payer sa soumission. Le régent alla l'assiéger en compagnie de Morton, et n'eut pas de peine à le contraindre à une capitulation qu'il ne se crut pas obligé de tenir. Whitlaw fut poursuivi comme complice de Bothwell et dépouillé de ses biens, dont s'enrichit Morton. Le château de Dunbar fut démantelé, et, peu après, le fort d'Ichkeith démoli.

Ces exemples si divers d'indulgence et de rigueur, contribuèrent également au même résultat, celui de grouper autour d'un homme, qui savait si bien récompenser certains services, tout le parti qui ne pouvait espérer l'impunité que du succès et du maintien de la révolution ; celui aussi de rallier des adversaires timides ou intéressés.

Le parti des Hamilton fondit comme une neige à ce soleil levant.

La plupart des nobles dissidents se soumirent. Les comtes de Rothe, de Crawford, les maitres de Menteith et d'Errol, les lords Drummond, Ogilvie, Oliphant, Somervil, Borthwick et Yester assurèrent le régent de leur obéissance et de leur fidélité. Les lords Fleming, Boyd et Livingston ne tardèrent point à les imiter. Aucune résistance ne fut tentée par les Hamilton, bien qu'ils y fussent encouragés par la reine Élisabeth. Murray ne rencontra pas plus d'obstacles au dehors qu'au dedans[36]...

 

Aucun obstacle, en tout cas, ne lui vint de la France, dont l'équivoque politique reçut sa punition dans le mépris des lords eux-mêmes. Son digne représentant, M. de Lignerolles, à qui la divulgation de ses instructions enlevait toute l'influence qu'il eût puisée dans le mystère, fut obligé de repartir piteusement, sans même avoir obtenu la faveur de voir Marie Stuart, et quoique, en partant de Lochleven, Murray eût affecté de recommander à ses gardiens de relâcher les liens d'une étouffante captivité. Le successeur de M. de Lignerolles, M. Pasquier, fut encore plus malheureux ou maladroit que lui, et ne poussa pas son voyage plus loin que Londres, où Élisabeth l'arrêta par des assurances et des renseignements mensongers.

Rien ne s'opposait donc à ce que le régent demandât à une assemblée générale des états du royaume, ou Parlement d'Écosse, la confirmation de ses pouvoirs, l'approbation de ses actes, l'encouragement de ses desseins.

Son expédition rigoureuse et triomphante dans les comtés du Sud et de l'Est avait réduit au silence la contradiction de la noblesse fidèle du Lothian, et le second bond d'association, toujours ouvert, se couvrait des adhésions tardives et nombreuses dont la force attire l'essaim.

Murray pouvait compter sur l'appui enthousiaste du clergé réformé, qui avait trouvé en lui un implacable sectaire.

Enfin, il avait auprès de lui, pour servir son autorité, des collègues dévoués à ses intérêts, parce qu'ils étaient les leurs. C'étaient Morton, choisi comme chancelier à la place du comte d'Huntly, et prêt à tout sceller de ses sceaux complaisants, pour arriver à hériter encore de la charge d'amiral d'Écosse, dépouille de Bothwell. Archibald Douglas fut nommé lord de session. Lethington devint shériff du Lothian. Argyle demeura chef de la justice.

Avec de tels auxiliaires, le régent. pouvait braver toutes les curiosités d'un parlement, d'ailleurs disposé à tout absoudre, et qui, réuni le 15 décembre, accepta, en effet, comme paroles d'Évangile, les explications calomniatrices par lesquelles les lords, dans un manifeste rédigé en conseil le 4, justifièrent leur rébellion et la déchéance de la reine.

La majorité acquise à Murray, et dont une production prématurée des documents apocryphes qu'on préparait dans l'ombre, en cas de besoin, n'offusqua pas la conscience, ne fut pas toutefois sans être quelque peu troublée dans sa quiétude, par les protestations d'une minorité fidèle.

Le Parlement s'assembla au jour indiqué. La plus grande partie des lords temporels consentirent à siéger. Les évêques s'abstinrent, à l'exception de quatre. Les représentants des bourgs, contrairement à l'usage, y furent appelés par Murray, dont ils favorisaient le gouvernement, ce qui fit de ce Parlement un des plus nombreux qui se fût jamais réuni en Europe.

Morton, comme chancelier, présida l'assemblée ; et Lethington ouvrit la session par un discours, dans lequel il fit l'éloge du régent et de la révolution qui l'avait porté au pouvoir, par un tableau pompeux de la situation politique et religieuse de l'Écosse. Ensuite on désigna les lords des articles, et le Parlement commença ses travaux par des règlements religieux. L'autorité du pape fut abolie, la confession de foi sanctionnée, et les peines les plus sévères décrétées contre les partisans de la messe. Il fut réglé que les rois, à l'avenir, s'engageraient, en montant sur le trône, à extirper l'hérésie du royaume. Les ministres n'avaient eu aucune peine à faire voter toutes ces mesures, qui ne contrariaient en rien l'avarice des lords ; mais, quand ils réclamèrent le patrimoine de l'Église, ce n'est qu'à grand'peine qu'ils purent obtenir qu'on leur conservât le tiers des bénéfices, qui leur avait été alloué par la reine.

Les changements violents opérés dans le gouvernement, et surtout l'emprisonnement de la reine, donnèrent lieu à de vifs débats. Marie avait demandé plusieurs fois à répondre, devant les états, aux accusations dirigées contre elle. Cette demande fut renouvelée en son nom par plusieurs nobles, qui n'étaient venus prendre leur siège au Parlement que pour la défendre ; elle fut appuyée par Athol et Tullibardine, quoique deux des principaux de la faction ; mais les autres, et avec eux Murray, s'y opposèrent de toutes leurs forces. Pendant les débats, et au moment du vote, plusieurs membres, entre autres Argyle, Huntly et lord Renies, protestèrent que tout ce qui se faisait ne pouvait atteindre l'honneur et la dignité de la reine ; ils déclarèrent qu'ils ne reconnaissaient la validité de son abdication qu'autant qu'elle avait été volontaire ; qu'autrement ils regardaient comme nul tout ce qui s'était passé ; et ils demandèrent que leur protestation fût enregistrée, mais ils ne purent l'obtenir[37]...

 

Le Parlement approuva l'emprisonnement de la reine, déchargea ses auteurs de toute responsabilité et, pour la seconde fois, dans un acte public, il fut fait mention, par les considérations qui motivaient l'indulgence de l'assemblée, de ces prétendues lettres de Marie à Bothwell.

Mais cette mention, dans le titre du Parlement, est encore plus discrète, plus honteuse, pour ainsi dire, que dans le manifeste du conseil, qui avait préparé ses délibérations. On sent que nul n'a vu ces lettres dont on parle avec le vague qui s'attache aux témoignages suspects. On sent aussi que le Parlement, qui ne veut encore qu'intimider Marie et excuser ses persécuteurs, mais qui veut frapper définitivement Bothwell, hésite à réunir la reine et son troisième mari dans une solidarité qui exigerait une peine commune.

Sans s'inquiéter d'ailleurs de cette contradiction, le Parlement qui épargne, autant qu'il le peut, l'inspiration sous laquelle il se meut, étant donnée la prétendue complice, sévit impitoyablement contre le principal auteur du meurtre du roi.

Une sentence de forfaiture frappant Bothwell dans ses biens, en attendant qu'on pût l'atteindre dans sa vie, fut proclamée le 20 décembre, conformément à la loi, du haut du balcon du Tolbooth, sur les places publiques d'Édimbourg, et jusqu'au pied de la tour où languissait la reine captive.

Mais si cette princesse avait été, comme le disait la sentence, la victime des violences de Bothwell, elle n'avait pu être en même temps sa complice ; et si, cinq jours auparavant, les usurpateurs avaient entre les mains des lettres qui établissaient la connivence entre la reine et son ravisseur, comment pouvaient-ils dire qu'elle avait été violentée ? Ou bien ils avaient menti le 15, ou bien ils mentaient le 20[38].

 

Ces contradictions et ces absurdités n'avaient échappé dans le Parlement qu'à la majorité servile que Murray avait su s'y ménager par la crainte ou l'intérêt.

Mais le verdict de ce jury complaisant fut loin d'être unanime ; et il fallut procéder sans délai à la dissolution d'une assemblée ou fermentaient déjà de dangereux levains d'opposition et de discorde, et qui, sa mission remplie, pouvait être tentée de la compromettre, d'essayer sa force et d'imposer sa volonté.

En se débarrassant de ce Parlement, d'abord complaisant, bientôt importun, Murray ne se délivrait pas de l'incrédulité qui, en plus d'un endroit, avait accueilli ses déclarations, et qui aboutit plus tard à la protestation d'une réunion de trente-cinq nobles, comtes, lords, évêques et abbés, presque tous membres du Parlement, contre ce qui avait été fait dans les états convoqués par Murray.

Le châtiment des quatre meurtriers du roi, longtemps suspendu, fut enfin décidé par le régent, qui éprouvait le besoin de donner des gages à la conscience publique et de se poser en populaire justicier.

Mais l'opinion publique ne vit dans le supplice de coupables qui accusaient hautement sur l'échafaud des complices impunis, qu'une satisfaction dérisoire ; et la publication de la confession suprême d'Hay de Tallo et d'Hepburn de Bolton, qu'on n'osa pas lui accorder, eut pu seule désarmer l'indignation des honnêtes gens déçus.

Cette déception eut un moment ses orages, et sur la tête du régent et de ses amis, la nue creva en une averse de satires et de pamphlets dont la flétrissure a duré jusque dans l'histoire. De tous ces griefs divers, accrus chaque jour par les fautes que son habileté n'empêcha pas Murray de commettre, se forma contre lui, dans une partie de la noblesse, de la bourgeoisie et du peuple, une fermentation d'opposition et de mécontentement qui eût abouti peut-être à une contre-révolution et à une restauration de l'autorité de Marie, si elle eût laissé mûrir le mouvement et attendu l'occasion.

Car, par une réaction inévitable, à mesure que le régent devenait impopulaire, la reine prisonnière, qui ne pouvait plus commettre de fautes et dont on ne se rappelait plus que la grâce, poétisée par le malheur, regagnait tout un parti, le parti généreux des défenseurs du droit et de l'innocence et des courtisans de l'adversité.

Malheureusement une captive du caractère et du tempérament de Marie devait être impatiente de lutte, au point de n'en pas attendre la meilleure occasion et de se flatter de la faire naître.

La nature humaine est ainsi faite qu'elle trouve précisément dans ce qui justifierait le désespoir des motifs d'espérance.

Il en survit toujours quelques-uns, pareils à ces fleurs de muraille, pâles, humides et vivaces, qui résistent aux chocs les plus violents et se redressent sous le pied même des geôliers ; il en survit aux plus décourageantes déceptions et dans les cachots les plus obscurs ; une âme énergique s'enivre de leur parfum inaccessible aux sens, comme elle se remplit jusqu'au sein des ténèbres de ces rayons de confiance dont la lumière échappe aux yeux.

Marie espérait donc toujours ; et elle espérait de toutes les forces d'une juste colère contre le perfide régent, qui n'avait profité de sa soumission que pour justifier sa captivité.

C'était à elle, à elle seule, à se procurer ce prix de sa délivrance, qu'elle eût mérité par une expiation d'un an, quand bien même elle n'eût pas été innocente.

C'était à elle à punir ses sujets rebelles d'un victorieux châtiment, ou tout au moins à confondre ses accusateurs, et à les humilier, à son tour, du défi de sa présence et du triomphe de son pardon.

C'était à elle à étonner et passionner encore une fois le monde, et à aider la fortune, qui semblait lui faire, sous la forme de quelques dévouements chevaleresques, de premières avances.

Telles étaient les pensées qui agitaient, avec les premiers souffles du printemps de 1568, l'imagination de cette reine intrépide jusqu'à la témérité, généreuse jusqu'à la faiblesse, dont nous allons raconter, en effet, la romanesque et aventureuse évasion, déçue encore par une défaite héroïque.

Sans attendre donc que le mécontentement du pays et la discorde des usurpateurs lui rendissent sa couronne, Marie avait résolu d'aller au-devant de ces dispositions réparatrices, et de ne pas paraître, en supportant un sort indigne d'elle, le mériter.

Les pratiques d'une dévotion devenue fervente, comme toujours, dans la solitude et l'adversité, n'avaient point suffi à calmer cette noble exaltation ; et les menaces brutales du chef de la garnison de Lochleven, sorte de bandit nommé Drysdale, qui avait déclaré à Marie qu'elle payerait de la vie sa première tentative d'évasion, n'avaient fait qu'aiguillonner cette impatience de délivrance, et y encourager la captive par tout l'attrait du danger.

Marie était donc décidée à tout braver pour reconquérir la liberté, qu'on lui avait si injustement et si lâchement ravie, tout, même le danger de fournir à ses gardiens le prétexte d'un crime de plus.

A peine sa captivité fut-elle un peu relâchée, qu'elle se ménagea, en dépit de la surveillance redoublée par ces adoucissements mêmes, qu'on n'avait pu refuser aux recommandations du régent, de la dame de Locheleven et de ses filles, qu'elle se ménagea des intelligences avec le dehors par l'intermédiaire de ses plus implacables gardiens, gagnés — lord Ruthven tout le premier, que les soupçons de ses collègues éloignèrent — par un irrésistible attrait d'admiration et de pitié.

Ce sentiment est facilement contagieux, et le départ de Ruthven[39] ne priva point Marie de ces facilités, que lui ménagea, à son tour, le plus inattendu des complices.

C'est Georges Douglas, le propre fils de la châtelaine geôlière, le propre frère de ces demoiselles aux yeux de lynx, jalouses gardiennes de Marie, qui hérita du rôle de Ruthven, en brava les dangers, et en remplit les devoirs avec toute l'ardeur dont la jeunesse peut passionner le dévouement.

Un autre homme courageux et fidèle, John Beaton, le digne frère de l'archevêque de Glasgow, représentant de Marie à la cour de France, attiré dans le pays par l'espoir de quelque service à rendre à la royale prisonnière, errait sans cesse sur les bords du lac, tantôt sous un déguisement, tantôt sous un autre, et le sentiment qui leur était commun ne tarda pas sans doute à le mettre en rapport avec Georges Douglas, et à lier les deux jeunes gens.

C'est grâce à cette heureuse intelligence que Marie put faire parvenir au dehors quelques avis, notamment ce touchant appel à Catherine de Médicis :

Madame, je vous écris, en même temps qu'au roi votre fils, pour vous prier tous deux d'avoir pitié de moi. Je suis sûre, si vous vouliez envoyer quelques troupes, si peu que ce fût, qu'un grand nombre de mes sujets se lèveraient pour les rejoindre ; mais ils n'osent rien entreprendre par eux-mêmes. Les souffrances que j'endure sont au-dessus de ce que je croyais qu'on pût supporter sans mourir... Ayez compassion, je vous en prie, de ma misérable condition. Votre toujours dévouée, quoique bien malheureuse et affligée fille[40]...

 

La politique et la jalousie rendaient Catherine sourde. Charles IX et les Guises, absorbés par la guerre civile et religieuse, étaient impuissants. Mais le dévouement d'un jeune homme généreux, indigné du supplice dont il était témoin, et jaloux de réparer le déshonneur de sa famille, fit ce que les rois ne pouvaient faire.

Déjà, sans autre ressource que son propre courage, Marie avait tenté plusieurs fois de s'évader. Un jour, elle s'était jetée dans une petite barque, rompue en deux ou trois endroits. Sans calculer le danger, surprise et interpellée par les sentinelles, elle répondit qu'elle avait voulu voir s'ils faisaient bonne garde[41].

 

Ce premier échec, qui fut un signal de redoublement de vigilance pour la surveillance de ses gardiennes, dont deux couchaient dans sa chambre même, ne découragea ni Marie, ni ses auxiliaires.

Plusieurs plans furent débattus : tantôt un coup de main effectué par une bande déterminée, qui débarquerait de nuit au pied du château ; tantôt un enlèvement tenté par quelques amis, cachés dans une petite ile déserte, située au milieu du lac, à la faveur d'une chasse au faucon, à laquelle la reine devait assister. Tous ces projets furent trahis ou abandonnés.

Le 25 mars 1568, Marie trouva et employa un autre stratagème, qui faillit réussir.

Ce jour-là, une blanchisseuse de la petite ville voisine de Kinross était venue au château dès le matin pour les services de son état. Marie, qui avait feint d'être malade pour demeurer dans son lit et dans sa chambre, profita d'un relâchement naturel de surveillance pour changer de vêtements avec la courageuse ouvrière, gagnée à cet acte dangereux de dévouement.

Puis, le visage caché sous ses coiffes rabattues, et un paquet de linge à la main, la prisonnière déguisée franchit l'enceinte du château, sans être contrariée.

Elle était déjà au milieu du lac, dans la barque, dont les bateliers croyaient reconduire une fille de leur condition, quand la curiosité indiscrète de l'un d'eux la trahit.

Intrigué par l'air de réserve et de mystère de la passagère, peut-être l'esprit traversé de quelques soupçons, il s'avisa, par forme de plaisanterie, de soulever le voile, dont Marie, durant la traversée, avait, sous prétexte de la fraicheur, entouré sa tête pour augmenter encore son incognito.

Saisie par l'impertinence du rustre, elle porta vivement la main à son voile.

Cette main fine et blanche, cette main proverbiale, qui n'était point celle d'une paysanne ni d'une ouvrière, dénonçait la reine.

Reconnue, Marie essaya de payer de hardiesse, et elle commanda, sous peine de mort, à ses compagnons d'achever ce qu'ils avaient commencé, et de la conduire au rivage.

Mais ni les menaces, ni les prières ne purent triompher de leur étonnement et de leur terreur. Ils n'en tinrent aucun compte, et ramenèrent la prisonnière au château en alerte.

Cette tentative nouvelle, qui avait été si près de réussir, provoqua, de la part de Murray, une visite, où il s'efforça de reconquérir par la douceur les bonnes grâces de sa sœur, et se flatta peut-être d'y avoir réussi.

Mais elle justifia aussi une recrudescence de rigueurs ou, du moins, de précautions, telle, que Marie, privée des secours de son fidèle Douglas, qui avait dû quitter le château, chassé par ses parents, ou prévenant par sa fuite un châtiment exemplaire, Marie se retourna du côté de la France, en qui elle plaçait ses dernières espérances.

Catherine de Médicis venait d'envoyer en Écosse un autre ambassadeur, M. de Beaumont, qui, du moins, ne se laissa pas arrêter à Londres, comme M. Pasquier. Mais ses instructions étaient vagues et ambiguës, comme celles de ses prédécesseurs. Il était porteur d'une lettre de Charles IX, dans laquelle ce prince assurait le régent de sa bonne amitié, et de son désir de maintenir l'alliance entre la France et le roi d'Écosse ; il lui rappelait en même temps ce qu'il avait promis pour la reine la liberté et tout ainsi qu'elle était avant sa détention, comme s'il y avait une place à la fois en Écosse pour une reine de vingt-cinq ans, un roi mineur et un régent. M. de Beaumont n'obtint une audience qu'après l'avoir longtemps sollicitée (27 avril) ; et quand il demanda à voir la captive, Murray déclara qu'il ne pouvait rien faire sans l'avis des lords, pas même répondre au roi de France ; et que les états ayant été convoqués récemment, il ne conviendrait sans doute pas à la noblesse de se réunir de sitôt. C'est ainsi que l'Écosse traitait son ancienne alliée[42].

 

Marie, à ce moment, semble partagée entre le décourage- ment, qui l'envahit peu à peu et l'enveloppe de son eau dormante, et une dernière espérance. Elle a pu recevoir une lettre de Catherine de Médicis, dont le porteur est encore prisonnier le 31 mars, quand elle lui répond par un suprême appel à sa pitié et à son secours. Elle écrit en même temps à l'archevêque de Glasgow, son ambassadeur en France.

Monsieur de Glasgow, votre frère, vous fera entendre ma misérable condition, et, je vous prie, présentez-le et ses lettres, sollicitant ce que vous pourrez en ma faveur. Il vous dira le surplus, car je n'ai papier ni temps pour écrire davantage, sinon prier le roi, la reine et mes oncles de brûler mes lettres ; car si l'on sait que j'ai écrit, il coûtera la vie à beaucoup, et mettra la mienne en hasard, et me fera garder plus étroitement. Dieu vous ait en sa garde, et me donne patience. De ma prison, ce dernier mars. Votre ancienne bien bonne maîtresse et amie, MARIE R., maintenant prisonnière.

 

Le 12 mai 1568, la situation de Marie ne s'était pas améliorée, malgré l'ambassade de M. de Beaumont, puisqu'elle continuait d'exhaler ses soupirs vers Catherine de Médicis et vers Élisabeth elle-même, à qui elle porte, au nom de leur parenté, au nom de la solidarité royale, plainte contre Murray qui l'a dépouillée et réduite au plus entier dénuement, même a osé défendre â Robert Melvil de lui rendre la bague d'amitié qu'Élisabeth lui avait donnée jadis. Mais Marie compte peu sur Élisabeth et, malgré tout, c'est vers Catherine de Médicis, vers la France qu'elle pousse ce pénétrant appel de détresse, où l'on sent s'éteindre l'espérance :

Madame, je suis guestée de si près que je n'ay loisir que durant leur dîner, ou quand ils dorment que je me relesve, car leurs filles couschent aveques moi... Je vous supplie de avoir tous deux pitié de moy ; car si vous ne me tirés par force, je ne sorliray jamays, j'en suis seure ; et que s'il vous plest envoïer force, toute Écosse se révoltera contre Murray et Morton[43].....

 

Quand Marie Stuart écrivait cette lettre, elle n'avait pas sans doute encore reçu le message par lequel Georges Douglas la prévenait de se tenir prête pour profiter avec succès, tout permettait de l'espérer, d'une nouvelle occasion de délivrance qui allait se présenter le lendemain, dimanche 2 mai.

En quittant le château, Georges Douglas n'avait pas abandonné la cause qui l'en avait fait sortir. Rendu plus libre par sa disgrâce même, il avait noué, avec les lords fidèles et les partisans de Marie, des intelligences et préparé, de concert avec eux, l'entreprise dont le succès allait être si puissamment aidé par le concours ingénieux de son intermédiaire, demeuré au château.

C'était, eu effet, un autre lui-même, porteur du même nom que lui et qui devait y avoir quelque titre irrégulier. Recueilli par la châtelaine de Lochleven, élevé par elle, Willie Douglas, l'enfant trouvé dont seule elle connaissait l'origine, l'orphelin dont seule elle connaissait le père, était devenu le page, et le page favori de sa sévère maîtresse.

Il n'avait pas pu assister impunément aux infructueux efforts de Georges Douglas, encore moins voir sans partager, avec tout l'élan d'un cœur de seize ans, son dévouement et sa fidélité enthousiastes pour l'auguste prisonnière qui les lui inspirait.

C'était lui qui recevait les messages envoyés par Georges Douglas, et les faisait parvenir à la reine. Nul autre, à l'intérieur, n'était dans le secret du complot ; au dehors, lord Seaton, seul, avait été averti de se tenir prêt. Au jour fixé pour l'exécution, Seaton prit avec lui cinquante hommes à cheval de ses amis ou des Hamilton ; quarante se cachèrent dans une vallée en face du château, et dix mirent pied à terre dans le village de Kinross, sous prétexte de s'y reposer. Georges Douglas, blotti dans les roseaux, au bord du lac, épiait le signal par lequel on était convenu d'indiquer que le complot avait réussi[44]...

 

L'entreprise était hasardeuse. Les sentinelles chargées de la garde du château ne quittaient leur poste qu'à l'heure des repas.

Ces repas, suivant la coutume patriarcale et féodale, étaient pris en commun par les maîtres et les serviteurs du manoir, et présidés par le laird de Lochleven, auquel ou apportait, en venant s'asseoir à sa table, les clefs des portes qui avaient été préalablement et soigneusement fermées.

Le dimanche 2 mai 1568, vers les sept heures du soir, toute la famille soupait dans la grande salle de réception ; et Willie Douglas servait ses maîtres à table.

En changeant l'assiette du laird de Lochleven, le hardi et malin page profita d'un moment de distraction générale, pour recouvrir adroitement, avec sa serviette, les clefs placées à la droite du seigneur du logis, et les enlever, plus adroitement encore, avec la même serviette qui à la fois cachait le précieux trousseau et en amortissait le bruit.

Personne ne s'aperçut du tour, et le joyeux espiègle vint avertir Marie qui attendait dans sa chambre, où elle s'était retirée sous prétexte d'indisposition, et où elle jouissait d'un répit qu'elle avait employé à changer de vêtements avec une de ses femmes.

Marie fit le signe de la croix, se recommanda mentalement à Dieu, et plaça sur sa fenêtre un flambeau allumé. C'était le signal qui devait annoncer aux fidèles, couchés dans les roseaux de la rive, Georges Douglas, lord Seaton et John Beaton — que l'insuccès de la tentative du 25 mars avait empêché de partir — le moment précis du commencement d'exécution du' projet qu'ils allaient seconder.

Marie, en effet, traversa sans encombre la cour du château. Dès qu'elle eut, sous la conduite de son jeune guide, qui la précédait la main au poignard, franchi l'enceinte à peine argentée par l'éclat voilé d'une lune propice, Willie Douglas referma les portes derrière elle, mettant ainsi, en cas d'alerte, entre la fugitive et toute poursuite, l'intervalle nécessaire à la délivrance.

Ils s'élancèrent dans une barque amarrée au rivage. La reine était libre ou plutôt commençait à l'être.

On dit que Jane Kennedy, une de ses femmes de chambre, n'ayant pu suivre à temps sa maîtresse, sauta par une fenêtre, et parvint à la rejoindre ; et que, comme la barque ne s'éloignait pas assez vite, Marie, saisissant elle-même une des rames, joignit ses efforts à ceux de son jeune libérateur. Parvenus à quelque distance, Willie jeta dans le lac les clefs du château[45] ; et Marie, déployant un voile blanc, bordé d'une bande rouge, se mit à l'agiter[46].....

 

A ce signal de l'approche, ces appels à voix étouffée partis de la barque glissant dans la nuit, à ce bruit lointain des rames blanches d'écumes, à ces ombres mobiles découpant sur la surface vaporeuse du lac, quand la lune se découvrait, leur silhouette brisée, un frémissement de joie et d'espérance parcourut les roseaux de la rive, tout à l'heure silencieuse et morne, et les serviteurs de la prisonnière désormais sauvée se préparèrent à lui souhaiter une discrète mais enthousiaste bienvenue.

Les hommes qui attendaient dans Kinross reçurent de ceux qui s'étaient cachés dans les plis de la montagne le signal transmis par Georges Douglas.

En un instant, la rive, subitement animée, retentit du galop précipité de cinquante cavaliers dont chacun portait à l'arçon de la selle une lanterne semant dans les herbes un entrecroisement de fantastiques reflets.

Marie sauta légèrement sur la rive, salua ses fidèles, dont l'acclamation cordiale alla braver de son défi les châtelains déconcertés de Lochleven ; et à peine eut-elle bondi en selle, sur le coursier qui lui avait été amené et qu'elle maniait avec cette grâce hardie qui électrisait tous ceux qui en étaient témoins, que la cavalcade libératrice piqua des deux, tourbillonna dans les ajoncs et s'évanouit aussitôt au milieu d'un nuage de poussière.

Bientôt apparut le Forth, que Marie traversa, toujours à cheval, sur un bac de pêcheurs.

De l'autre côté du fleuve, elle trouva Claude Hamilton, qui attendait avec une forte troupe de cavaliers, tous de ce nom loyal, grossie au passage par une foule de gentilshommes fidèles des environs.

L'escorte ralliée, la caravane fugitive devint un brillant escadron, à la tête duquel Marie galopa une partie de la nuit, jusqu'à son entrée triomphale dans le manoir de West-Niddry, résidence des Seaton dans le Lothian occidental.

En route, l'escadron était presque devenue une petite armée, l'appel du cor de Claude Hamilton faisant sortir de tous côtés des partisans de Marie, prêts à suivre le drapeau de la militante reine, et à frapper de beaux coups d'épée en son honneur.

Marie ne se reposa que trois heures au château de Niddry et reprit aussitôt, à la tête de ses partisans de plus en plus nombreux et enthousiastes, le chemin du château de Hamilton, son quartier général et le rendez-vous de ses fidèles. Elle y fut reçue par l'archevêque de Saint-André et les principaux seigneurs du voisinage, avec les acclamations dues à son courage et à son succès.

 

 

 



[1] J. Gauthier, t. II, p. 86. L'auteur de cette intéressante et consciencieuse histoire, vraiment étudie aux sources, dans un esprit de critique honnête et impartiale, ajoute en note ce témoignage personnel, que nous croyons devoir recueillir :

L'ile du Lochleven n'est plus aujourd'hui qu'un désert couvert de pierres et de broussailles, et le château qu'une ruine désolée, qu'on visite cependant encore, à cause des souvenirs qu'il rappelle et qu'on retrouve jusque dans les noms des barques qui y transportent le visiteur. Le batelier qui nous y conduisit, en 1861, en avait trois qui s'appelaient Marie-Stuart, Georges-Douglas et Jane-Kennedy. Le château de Lochleven se composait d'un grand donjon carré, encore debout aujourd'hui, qui était l'habitation des propriétaires. Ce donjon était à l'angle nord-ouest de la cour, laquelle était entourée d'une haute et forte muraille. Aux trois autres angles s'élevaient trois tours, dont l'une, celle du sud-est, subsiste encore en partie. C'est, dit-on, celle où fut enfermée Marie Stuart.

[2] Wiesener, p. 423.

[3] Ces trois autres étaient le portier Powrie, Hay de Tallo et Hepburn de Bolton. Ils s'avouèrent coupables, dénoncèrent Bothwell comme leur complice, mais aucun d'eux n'articula contre Marie le moindre fait de nature à impliquer sa responsabilité.

[4] Résolue en effet dans le sens de ses conclusions par tous ceux qui ont lu la vigoureuse dissertation critique où l'auteur met à néant la prétendue authenticité de documents apocryphes, d'accord en cela du reste avec toute la nouvelle école historique anglaise.

[5] Wiesener, p. 455-454.

[6] Mignet, t. I, p. 342-344.

[7] J. Gauthier, t. II, p. 94.

[8] Nous n'avons pas besoin de dire que c'est là l'opinion, mais l'opinion seulement d'un juge prévenu sous les apparences de l'impartialité.

[9] Mignet, t. I, p. 342.

[10] Wiesener, p. 431 et 434-435. — J. Gauthier, t. II, p. 95-97. — Mignet, 360-361. — Chéruel, p. 51.

[11] J. Gauthier, t. II, p. 108.

[12] J. Gauthier, t. II, p. 109.

[13] Voir le Mémoire de Lethington où, pour la première lois et sous forme de vague et timide allusion, il est parlé des documents apocryphes que l'on prépare et qu'on invoquera plus tard, si on ne peut l'aire autrement. Wiesener, 447-454. — J. Gauthier, t. II, p. 110-113.

[14] Wiesener, p. 445-447. — Le témoignage de MM. Mignet, t. I, p. 350, et J. Gauthier, t. II, p. 109, est conforme et concordant.

[15] J. Gauthier, t. II, p. 103.

[16] Wiesener, 463-464, — Gauthier, t. II, p. 103-104. — Mignet, t. I, p. 355.

[17] Wiesener, p. 461.

[18] J. Gauthier, t. II, p. 117.

[19] Wiesener, p. 465.

[20] J. Gauthier, t. II, p. 118.

[21] J. Gauthier, t. II, p. 118.

[22] J. Gauthier.

[23] Wiesener, p. 470.

[24] Wiesener, p. 472.

[25] J. Gauthier, t. II, p. 122.

[26] J. Gauthier, t. II, p. 124-125. — Wiesener, p. 475.

[27] Wiesener, p. 476.

[28] J. Gauthier, t. II, p. 129. — Chéruel, p. 51-52.

[29] J. Gauthier, t. II, p. 134.

[30] J. Gauthier, t. II, p. 135.

[31] J. Gauthier, t. II, p. 138.

[32] Wiesener, p. 477-479.

[33] Wiesener, p. 479-481.

[34] Mignet, t. I, p. 374-375.

[35] Gauthier, t. II, p. 142-143.

[36] Mignet, t. I, p. 371.

[37] J. Gauthier, t. II, p. 146-148.

[38] J. Gauthier, t. II, p. 150.

[39] Dargaud, p. 216.

[40] J. Gauthier, t. II. p. 154, d'après miss Strickland, t. VI, p. 48 et 49.

[41] J. Gauthier.

[42] J. Gauthier, t. II, p. 158.

[43] Labanoff, t. II, p. 64 à 70.

[44] J. Gauthier, t. II, p. 158.

[45] En 1821, on a retrouvé dans le lac, en partie desséché, un paquet de cinq clefs qu'on a supposé être celles du château. J. Gauthier, t. II, p. 159.

[46] J. Gauthier, t. II, p. 159.