HENRI IV

 

LIVRE QUATRIÈME. — LE GRAND ROI - 1598-1610

CHAPITRE PREMIER. — LA CONSPIRATION DE BIRON - 1598-1602.

 

 

Le traité de Vervins et l'édit de Nantes semblaient avoir rendu à jamais la paix à la France et au roi, à l'intérieur comme à l'extérieur. La vérité est cependant que plusieurs années encore devaient s'écouler avant que Henri et ses sujets goûtassent la joie et l'espérance d'un repos absolu. Malgré le traité de Vervins, il fallut punir, par une guerre hardie et victorieuse, la mauvaise foi du duc de Savoie ; malgré l'édit de Nantes, il fallut prendre de vive force Sedan, dernier repaire de la faction huguenote ; enfin, malgré tant de victoires et tant de pardons, il fallut, sacrifiant la clémence à la justice, jeter à l'ambition aristocratique, toujours prête à la révolte ou à la trahison, le défi du procès du maréchal de Biron et la leçon de sa mort.

La conduite d'Henri, dans ces trois affaires importantes et décisives, n'est pas seulement d'un roi, mais d'un grand roi. C'est donc pour l'historien un devoir d'éclairer d'une lumière particulière ces trois traits principaux de sa physionomie politique et morale.

L'édit de Nantes, qui régla l'état religieux, civil et politique des réformés français, dont il fut la charte et le code pendant près d'un siècle, mérite d'abord quelques détails. Il est l'œuvre d'un prince à la fois politique et humain, qui sait par expérience ce qu'exige d'un côté l'autorité royale, ce que réclame de l'autre la liberté de conscience, et qui fait succéder à l'ère des guerres de religion celle de la tolérance religieuse.

Le double écueil d'un tel acte était dans la difficulté de maintenir la balance exacte entre la liberté et l'autorité, entre le catholicisme et le protestantisme. Henri parvint-il à triompher complètement de cette difficulté ? Pour ce qui touche l'égalité de protection accordée aux deux confessions, on peut répondre hardiment que oui. Pour ce qui touche les prérogatives royales et l'unité nationale, l'expérience des règnes de Louis XIII et de Louis XIV démontre que parmi des droits légitimes l'édit de Nantes accordait aux réformés un dangereux privilège, sur les inconvénients duquel Henri put se faire illusion, parce qu'il n'avait rien à en craindre, mais dont la suppression eût épargné plus d'un embarras à ses successeurs.

La liberté absolue du culte public, l'égalité complète devant la loi, l'admission aux mêmes offices, charges et dignités que les catholiques : voilà ce que les réformés, à la suite d'une longue persécution et de longs services, avaient le droit de demander à un édit de pacification.

N'obtinrent-ils pas davantage, et bien au delà de ce droit, quand le lendemain du jour où il mettait fin à la Ligue catholique par son traité avec le duc de Mercœur, Henri se trouva en présence d'une Ligue protestante, prête à sortir toute armée des conciliabules de Châtellerault, dont l'ambition de la Trémoille et de Bouillon exploitait jusqu'à la sédition les mécontentements et le fanatisme ? L'histoire doit tenir compte de la nécessité dans ce pacte un peu hâtif qui contenait des germes funestes, et que d'imprudentes concessions devaient faire tourner contre son but. Destiné à devenir fatal un jour, il fut heureux pendant le règne de son auteur. Une mort prématurée ne permit pas à Henri de corriger son œuvre. Tout indique qu'il en avait vu les imperfections, et qu'il se réservait d'y remédier, avec la double autorité de l'expérience et de la gloire. Il n'en eut pas le temps, et l'édit de Nantes, œuvre philosophique excellente, demeura une œuvre politique défectueuse, dont les passions qu'il avait pour but de désarmer, c'est-à-dire l'esprit de sédition et l'esprit de réaction, devaient fatalement et tour à tour abuser[1].

Il est facile de trouver les côtés précaires et dangereux de l'édit de Nantes ; ils éclatent aujourd'hui aux yeux dans le maintien, que consacrait l'édit, de l'organisation politique des calvinistes telle que leurs chefs l'avaient rétablie à Sainte-Foy, au mois de juin 1594, c'est-à-dire constituant un État dans l'État, et une république dans la monarchie.

Cette organisation dangereuse reposait sur trois garanties principales : les assemblées politiques, les places fortes, les finances.

L'édit de Nantes laissa aux protestants-deux sortes d'assemblées : les assemblées pour cause de religion, telles que consistoires, colloques, synodes provinciaux et nationaux, et les assemblées politiques.

Ce privilège comportait de tels inconvénients que l'épreuve de la pratique les fit immédiatement ressortir. Henri, dans son impatience généreuse de la paix et dans sa confiance parfois excessive, s'était laissé surprendre à ce propos un article qui donnait par le fait aux réformés une liberté illimitée. Par cet article il était dit qu'ils pourraient s'assembler, pour les synodes, en tel lieu et tel temps qui leur plairaient ; qu'ils pourraient y admettre les étrangers ; qu'ils pourraient se rendre dans les synodes étrangers.

Rien ne leur était plus facile, grâce à cette triple faculté, que de transformer les assemblées synodales en assemblées politiques, ainsi qu'ils le firent plus tard pour celles de la Rochelle.

Sur les réclamations du parlement et du clergé, Henri supprima ces trois clauses, trop favorables aux conspirations à l'intérieur, aux intrigues avec l'étranger et aux menées de Bouillon, qui prétendait que son église de Sedan pût faire corps avec les églises de France.

Lors des stipulations interprétatives de l'édit, et des transactions intervenues en 1605, il fut réglé que les calvinistes ne s'assembleraient que moyennant autorisation royale préalable, et lorsqu'il y aurait impossibilité reconnue de décider sur leurs intérêts ou leurs griefs d'accord avec les deux députés généraux des 'églises, chargés de résider auprès du roi.

Malgré ces restrictions, les protestants purent s'assembler et s'assemblèrent en effet plusieurs fois durant les dernières années du règne de Henri IV, et sous le règne de son successeur jusqu'à la prise de la Rochelle. L'évocation de ce dernier souvenir nous met en présence de l'inconvénient capital de l'édit de Nantes, de celui qui serait de nature à porter atteinte à la renommée politique de Henri IV, si, quand il le fit, il avait pu le faire autrement.

Les calvinistes conservèrent, aux termes de l'édit, les deux cents villes que les traités et la guerre avaient mises entre leurs mains. Cent de ces places pouvaient défier une armée ; quelques-unes, comme la Rochelle, Montpellier, Montauban, arrêtèrent plus tard les forces entières de la monarchie. Il faut ajouter à ces deux cents villes les places du Dauphiné, gouvernées par le protestant Lesdiguières. Le roi supportait l'entretien des fortifications et la solde des garnisons. C'était une dépense annuelle de 540.000 livres du temps (environ deux millions d'aujourd'hui). Il faut dire, à la décharge du roi, que ces places de sûreté ne devaient être détenues par les protestants que pendant un délai d'abord fixé à huit années à partir de l'an 1599 et prolongé ensuite de quatre années, ce qui conduisait jusqu'à 1611, que Henri pouvait certes se flatter de voir, mais qu'il ne vit pas.

Les abus qui devaient naître de l'usage et conduire les réformés à la révolte et les rois à la persécution ne sauraient nous empêcher de reconnaître et de glorifier les grands, les féconds effets d'un acte qui fit entrer dans les lois et dans les mœurs le principe de la tolérance religieuse, proclamé par L'Hospital, respecté par le cardinal de Richelieu vainqueur, supprimé en vain par Louis XIV, et placé aujourd'hui au nombre des fondements indispensables à toute organisation politique.

Le traité de Vervins contenait dans ses flancs, comme l'édit de Nantes, une guerre prochaine. Il en sortit en effet, dès le mois d'août 1600, une guerre qui, heureusement, fut aussi courte et aussi décisive que hardie, contre le duc de Savoie. Fidèle au génie de sa race et à la tradition de sa maison, qui était de s'agrandir sans cesse, n'importe par quel moyen, le prince montagnard s'était emparé du marquisat de Saluces, à la fin du règne de Henri III, en pleine paix, uniquement parce qu'il lui convenait. Durant les cinq premières années du règne de Henri IV, il avait, en vertu du même motif, envahi et cherché à ravir à la France la Provence et le Dauphiné. Henri résolut de mettre un terme à ces convoitises, à ces empiétements, et quand vint l'heure des comptes à régler, il prétendit faire rendre gorge à ce principicule trop ami des agrandissements, dont l'appétit insatiable ne respectait rien, et croissait en mangeant.

Les droits de la France sur le marquisat de Saluces étaient incontestables. Elle avait pour elle la possession jusqu'en 1588, et ce en vertu du traité de Cateau-Cambrésis, dont le traité de Vervins n'était, pour ainsi dire, que le renouvellement. A ce traité le duc de Savoie avait été trop heureux de se faire admettre, grâce aux instances du roi d'Espagne son beau-père. Il était donc obligé à restitution par le droit commun et par deux traités dont il avait lui-même signé le dernier.

Mais le duc trouvait dur de rendre ce qui était bon à garder. Il parvint à faire insérer dans le traité de Vervins une clause qui déférait au pape Clément Vilna mission de prononcer, à titre d'arbitre, entre iui et le roi de France, au sujet de la possession du marquisat de Saluces. Par ses intrigues et ses expédients dilatoires, il fatigua tellement le pontife que celui-ci, de guerre lasse, renonça à son mandat. Le duc se transporta alors, dans le but de traiter lui-même directement avec le roi, à la cour de France, en décembre 1599.

Le machiavélique prince, qui affichait les intentions les plus conciliantes, ne venait en réalité que pour chercher, parmi les ministres et les généraux d'Henri, des complices pour son ambition, des instruments pour sa vengeance. Il corrompit le chancelier de Bellièvre et plusieurs membres du conseil. Il n'eut pas de peine à débaucher Biron, qu'une ambition et un orgueil vraiment sataniques rendaient docile aux pires suggestions, et prêt pour les pires desseins. Comment un tel homme eût-il résisté à la promesse de recevoir en mariage une des filles du duc, et d'être investi de la souveraineté de son gouvernement de Bourgogne ?

Laissant ainsi derrière lui un nid d'intrigues prêtes à éclater, de vipères prêtes à mordre, l'astucieux Savoyard rentra dans ses États, attendant les résultats de ses machinations, et comptant au moins sur les bénéfices de cette temporisation qui accroissait pour lui le titre de la possession, le seul dont il se pût targuer.

Il avait signé pour la forme, avec Henri, un traité par lequel il s'engageait à restituer le marquisat de Saluces, ou à céder, en échange, la Bresse, le Bugey, le pays de Gex et le Valromey. Mais ce traité n'était exécutoire que dans un délai de trois mois ; c'était assez de temps, suivant le duc de Savoie, pour se dérober à cette exécution par la ruse ou la force, et pour mettre tant d'embarras au roi de France sur les bras, qu'il le dégoûterait de cette mauvaise affaire.

Il avait compté sans son hôte, c'est-à-dire sans un prince poussé à bout par tant de déloyauté et résolu à tirer de l'affront d'une lutte si inégale, malgré les pièges de la perfidie de son adversaire, une exemplaire vengeance. Pendant le délai de trois mois accordé au duc de Savoie, les préparatifs d'Henri, décidé à la guerre, si une opiniâtre duplicité l'y obligeait, coïncidèrent avec les intrigues tramées loin de lui ou autour de lui pour la rendre impossible ou la rendre funeste.

Dans son propre conseil et parmi ses principaux capitaines, le roi rencontra des objections tenaces et une répugnance intéressée, dissimulées sous les scrupules du patriotisme. On affectait de considérer comme impolitique et inopportune une entreprise onéreuse, hasardeuse, dont le succès douteux coûterait bien au delà de ce que valait son objet ; on regrettait cette nouvelle et si prompte épreuve, infligée sans motif suffisant à la patience des peuples et à la France épuisée ; on déplorait ce zèle à réveiller les haines à peine assoupies, à discréditer le traité d'une paix devenue précaire, par suite de cette première atteinte que tant d'autres pouvaient suivre, même du côté de l'Espagne, qui ne laisserait pas écraser impunément un parent et un allié.

Pendant ce temps, le duc négociait avec le comte de Fuentès, gouverneur du Milanais, et fomentait en France, au moyen d'un complot oligarchique dont Biron était l'âme, la diversion d'un soulèvement destiné, dans sa pensée, à enchaîner Henri IV dans son royaume au moment où il se préparerait à le quitter. Les menées de Biron, dont le gouvernement de Bourgogne touchait à la Franche-Comté, à la Savoie et au Milanais ; les préparatifs du comte de Fuentès, qui rassemblait ostensiblement une armée de quarante mille hommes, donnaient à cette opposition une sanction des plus menaçantes. Tous ces nuages, prêts à crever sur toute tentative d'expédition en Savoie, justifiaient presque le mot du duc, qui, à son retour dans ses États, avait déclaré, d'un air de sinistre triomphe, qu'on ne pourroit effacer qu'avec l'épée les traces profondes et funestes de son passage en France.

Mais Henri n'était pas de ces princes qu'on intimide avec des menaces et des dangers. Son compère Rosny, devenu surintendant des finances, et maître des ressources de la France, accrues par lui, n'était pas moins inaccessible à la crainte et aux chimères.

Un examen impartial de la situation convainquit le roi et son ministre de la nécessité d'agir, de la nécessité de le faire sans retard, et de la certitude de le faire impunément, soit à l'intérieur, ou l'expédition de Savoie servait de prétexte à des mesures militaires faites pour donner à réfléchir aux conspirateurs ; soit à l'extérieur, où la conduite du duc de Savoie était désapprouvée, même par les siens, et où le nouveau roi d'Espagne Philippe III, et son ministre, le duc de Lerme, n'avaient ni l'intention ni la force de le soustraire, par la voie des armes, à la leçon qu'il avait méritée, et qu'il ne pouvait provoquer qu'à ses risques et périls.

Il ne s'agissait pour Henri que d'avoir de l'argent, des troupes et surtout une artillerie capable de suffire à toutes les exigences d'une guerre de montagnes et de sièges, dans un pays hérissé de citadelles dont deux, Bourg et Montmélian, comptaient parmi les plus fortes places de l'Europe.

Henri avait assez de raisons de se métier de Biron, dont la conduite prêtait depuis longtemps à la critique et au soupçon. Il n'avait pas encore de preuves suffisantes pour le punir, même pour le disgracier, et braver un éclat.

Conciliant ces nécessités politiques contradictoires avec le vœu de son cœur, qui était de trouver innocent un homme qu'il déplorait de craindre coupable, ou tout au moins de le ramener à la loyauté à force de confiance, et au repentir à force de pardons, le roi se réserva le commandement suprême de l'armée, partageant sous ses ordres la direction des opérations entre trois chefs dont le premier neutraliserait le second, et dont le troisième surveillerait les deux autres.

Le plan de campagne projeté comportait une attaque soudaine, foudroyante, frappant à la fois l'ennemi en Bresse et en Savoie. Son rang et ses services assuraient l'un de ces postes à Biron, gouverneur de Bourgogne et maréchal-général des camps et armées du roi. La voix publique désignait pour le second Lesdiguières, que recommandaient une expérience reconnue et des exploits souvent victorieux, pendant onze années, sur la frontière des Alpes.

Henri couronna et corrigea ce double choix en écartant de la grande maîtrise de l'artillerie le vieux marquis d'Estrées, insuffisant pour une telle tâche, et en investissant Rosny de ces importantes fonctions, c'est-à-dire en confiant ses canons, destinés à un rôle décisif, aux mêmes mains qui géraient si énergiquement et si incorruptiblement ses finances. De plus, il remplit la division qu'il ne pouvait s'empêcher de remettre au commandement do Biron, d'officiers fidèles et éprouvés, capables de déconcerter ses desseins, et de lui désobéir au besoin, s'il prétendait les entraîner ailleurs qu'à la victoire.

Le terme fatal du mois de juin 1600 étant arrivé, le Roi, grâce à sa prévoyance et à l'activité de Rosny, était libre de jeter dans la balance d'un débat trop longtemps pendant, s'il fallait en venir à plaider le procès par les armes, l'argument irrésistible, surtout du côté du bon droit, d'une armée de vingt-trois mille hommes, bientôt portée à trente, pourvue d'une artillerie formidable et d'immenses approvisionnements.

En vain le duc, mis au pied du mur, éluda, ajourna, chicana, atermoya, essaya de reculer l'ultimatum jusqu'à ce que l'hiver, son meilleur allié, rendit stérile, impossible peut-être, une guerre de montagnes et de sièges.

Le 11 août 1600, le roi publia, à Lyon, une déclaration où il attestait sa patience, sa longanimité, protestait contre l'abus, qu'en faisait le duc de Savoie, et rejetait sur lui seul la responsabilité d'un défi qui ne lui permettait pas de garder plus longtemps, sans péril pour sa sécurité, sans dommage pour sa dignité, l'épée au fourreau.

En même temps, il la tirait et donnait le signal de l'invasion des États du duc de Savoie sur deux points à la fois : du côté de la Bresse par Biron, du côté de la Savoie par Lesdiguières. Le 13 août, Biron était devant Bourg, dont les portes cédèrent à la valeur française, malgré la trahison de Biron, qui avait averti le gouverneur de la prochaine attaque qu'il était chargé de diriger. La ville prise, le siège de la citadelle commença aussitôt.

Le même jour, l'avant-garde de Lesdiguières, conduite par son gendre, M. de Créquy, emportait d'assaut la ville de Montmélian, et cernait la citadelle.

Le 90 août, le roi, à la tête de sa noblesse, sommait hardiment la ville de Chambéry de se rendre, et y entrait le lendemain ; le château, battu en brèche, capitulait le 2 septembre ; la citadelle de Charbonnières, clef de la Maurienne, perchée sur un rocher inaccessible, mais foudroyée d'un pic qui commandait la place, par les canons de Rosny, portés à bras par ses soldats, battait la chamade. Une conquête qui comptait ses trophées par les journées, eut bientôt mis aux mains du roi les clefs de toutes les places de Savoie, sauf la citadelle de Montmélian.

Henri laissa la conduite apparente du siège au comte de Soissons, la conduite effective à Lesdiguières et à Rosny, pour aller activer et surveiller les opérations, trop languissantes à son gré, de Biron dans la Bresse. Biron continuait ses menées équivoques, et son mécontentement croissant chaque jour avec de nouveaux griefs de son insatiable ambition, il s'enfonçait de plus en plus dans l'abîme du déshonneur. Quand Henri arriva sous les murailles de Bourg, le démon de l'orgueil, qui devait perdre le maréchal, avait déjà triomphé, chez lui, des derniers scrupules.

Prêt à tout tenter contre l'autorité du roi, ainsi que l'établissent cinq de ses lettres de cette époque, saisies plus tard et contenant la preuve de ses intelligences avec l'ennemi, il en était arrivé à la pensée de rendre tout effort nouveau inutile, d'échapper à tout danger de reddition de compte, en cas de découverte de ses trames, par un crime, habilement mis à la charge des hasards de la guerre. Il donna le signalement du roi au commandant du fort Sainte-Catherine, et l'invita à pointer ses pièces de manière à frapper Henri d'un coup mortel, au moment d'une de ces reconnaissances que le roi avait gardé l'habitude de pousser parfois témérairement fort loin et fort à découvert.

Empressons-nous d'ajouter que ce crime demeura à l'état de projet ; que Biron, malgré son audace et sa haine, récemment envenimées par le juste refus du gouvernement de Bourg, recula devant l'exécution du plan convenu, soit scrupule subit, soit souci égoïste de sa propre vie ; car il devait forcément accompagner le roi dans sa promenade, et le boulet pouvait se tromper de but ou le gouverneur, son complice, faire malignement coup double.

Henri, qui ignorait à ce moment l'attentat dont il était l'objet, mais qui n'avait pas eu de peine à lire dans le jeu suspect de son déloyal partenaire, se borna, pour toute rigueur, t lui adresser quelques représentations indirectes dont il voulait attendre le fruit, à lui recommander significativement de retirer sa confiance à un homme indigne d'elle, à ce traître La Fin, artisan d'intrigues funestes, et qu'il savait bien être l'intermédiaire et l'agent secret du maréchal auprès du duc de Savoie.

Celui-ci attendait à Turin que ses mèches, qu'il ne croyait pas éventées, missent le feu aux événements sur lesquels il comptait pour occuper et détourner l'inexorable poursuite de son adversaire : que la conspiration de Biron éclatât, que la surprise de Marseille, dont on l'avait leurré, la suivit. Il attendit en vain.

Alors il rassembla quinze mille hommes qu'il conduisit à Aoste pour secourir Montmélian. Mais il fut forcé de garder l'inaction ; il n'était pas d'ailleurs de ceux qui font violence à l'occasion, et préférait les ruses du renard aux désespoirs du lion. Il se borna donc à assister à la reddition de la citadelle de Montmélian, qui capitula définitivement le 16 novembre, imitée, dès le 17 décembre, par la garnison du fort de Sainte-Catherine.

Il ne demeurait plus au duc que la citadelle de Bourg, qui, malgré l'énergie de son gouverneur Bouvens, allait être obligée, faute de vivres et de munitions, d'ouvrir ses portes à Biron, entraîné au succès par le zèle de ses officiers, et obligé par leur loyauté de vaincre malgré lui.

Pour échapper à cette dernière humiliation, force fut au duc, faisant de nécessité vertu, de solliciter la paix et de clore un procès dont les frais menaçaient d'emporter l'objet du litige. C'est le légat du pape qui voulut bien se charger des ouvertures du vaincu et du soin de suivre les pourparlers en son nom.

Pendant les négociations, Rosny, au moyen de la mine, fit sauter les fortifications du fort Sainte-Catherine ; les Génevois en enlevèrent les matériaux ; il ne resta même pas trace de cette citadelle, et Genève fut délivrée du siège perpétuel dans lequel le duc l'avait tenue si longtemps. La paix fut signée le 17 janvier 1601. Aux termes du traité, le duc conserva le marquisat de Saluces. Il céda au roi la Bresse, le Bugey, le pays de Gex, le Valromey, avec la citadelle de Bourg, qui se défendait encore. Il paya au roi 500.000 livres et lui abandonna l'artillerie et les munitions dont il s'était emparé dans les villes conquises avec lui en Savoie[2].

Il est inutile d'énumérer les avantages politiques et moraux de cette courte guerre, de cette prompte victoire, de cette vengeance modérée, triple et suprême degré par lequel, en vertu du suffrage unanime de l'Europe, Henri arriva à l'admiration universelle et fut promu au titre de grand. L'expédition de Savoie n'eut pas, militairement parlant, de moins importants résultats. Elle confirma par un double témoignage : le siège de Montmélian et le siège de Charbonnières, le choix fait par Henri, comme grand maitre de l'artillerie, d'un homme qui n'était pas moins bon tacticien que bon financier, qui venait de donner à l'emploi de l'artillerie et du génie un développement fécond pour les progrès de la guerre, qui avait enfin, déployé dans la direction des opérations de ces deux armes une capacité qu'on ne retrouve plus à un degré pareil que chez les grands poliorcètes du siècle de Louis XIV.

Libre désormais, au moins pour quelque temps, des soucis militaires, impatient des loisirs féconds et des utiles plaisirs de la paix, Henri songea à demander à un second mariage, que les déceptions du premier rendaient indispensable, les joies de la paternité et de l'hérédité, si chères aux souverains, surtout lorsque le vœu de leur cœur est confirmé par le vœu de leurs peuples.

Marguerite de Valois, avec une abnégation qui l'honore et qui répare plus d'une faute de sa vie, n'éleva aucune objection, s'inclina devant une nécessité politique et patriotique supérieure à toute susceptibilité, à tout regret. Elle consentit au sacrifice qui lui était demandé non de son rang, mais de son droit.

Un bref du Pape, du 24 septembre 1599, avait confié à une commission composée du nonce en France, d'un cardinal, d'un archevêque, de l'évêque de Paris, le soin de suivre la procédure en nullité du funeste mariage dont le massacre de la Saint-Barthélemy avait ensanglanté les livrées et inauguré la malédiction. La commission, par décision du 10 novembre, déclara les moyens de cassation admis et invalida l'union qui lui était déférée. Le souverain pontife ratifia cette décision ; et le 17 décembre 1599, la dissolution du mariage du roi fut solennellement prononcée. Ses ministres et l'agent de la cour de Florence entrèrent alors en négociations, dont la conclusion fut une convention di mariage avec Marie de Médicis, nièce du grand-duc de Toscane.

Par ses lettres-patentes, du 6 janvier 1600, Henri donna pouvoir, au sieur de Sillery, de passer outre aux accords. Le contrat fut signé le 25 avril ; le 5 octobre, le grand-duc, muni de la procuration du roi, épousa la princesse en son nom.

Le mariage fut consacré et célébré, à Lyon, le 10 décembre 1600. Cette union, qui ne devait pas être plus heureuse, au point de vue intime et domestique, que la précédente, fut du moins bénie du côté de la fécondité. Le 27 septembre 1601, Marie de Médicis donna à la France un dauphin dont la naissance assurait la succession directe à la couronne, déconcertait et prévenait les compétitions dangereuses pour le repos public, contenait déjà en germe la naissance et le règne de Louis XIV[3].

Malheureusement la paix intérieure, dont cet heureux événement semblait ouvrir l'ère pour de longues années, n'en fut point l'immédiate conséquence. Ce défi aux ambitions et aux passions aristocratiques ou fanatiques qui couvaient encore sous la cendre de quarante ans de guerre civile ou religieuse, ranima, à plusieurs reprises, leurs flammes mal éteintes. L'esprit de faction avait survécu aux factions. Le parti des hauts seigneurs gardait l'idée et l'espoir qu'il avait si clairement manifestés en 1596 ; les uns voulaient transformer leurs gouvernements en fiefs ; les autres songeaient à détacher des provinces du corps de la monarchie, et à s'y créer des principautés[4].

Parmi les hommes du temps que leur ambition, leurs préjugés, leurs vices même conduisaient à nourrir ces dangereuses et séditieuses chimères, et à rêver, fût-ce au prix de sa mort, le rôle d'un duc de Guise, il faut citer le duc d'Épernon, le prince de Bouillon et le maréchal de Biron.

Ce dernier, joueur effréné, avouait avoir perdu, à ce plaisir fatal et favori, la somme énorme de quinze cent mille écus du temps, environ six millions d'aujourd'hui. La guerre civile, avec ses hasards et ses profits, pouvait seule suffire à de tels besoins, à de tels goûts, à de telles pertes, à de telles dettes. Il le sentait et avait à la fois, avoué la fatalité de sa vie et tracé d'avance l'arrêt de sa mort, dans le défi désespéré à la fortune qu'il formulait en disant : Qu'il ne sçavoit pas s'il mourroit sur un échafaud, mais qu'il n'iroit jamais à l'hôpital. Résolu à tout, excepté à la sagesse et à la pauvreté, il n'hésita pas, en dépit de la paix et de la naissance du dauphin, en dépit des bienfaits et des pardons du roi, à engager, à la faveur de ces divisions et de ces complicités qu'il se flattait' d'exploiter, jusqu'à mettre les plus froids huguenots en colère, et les plus repentants ligueurs en fureur, cette odieuse et suprême partie dont sa tête était l'enjeu.

Car l'heure de la clémence était passée. Henri était devenu père, et, toujours disposé à pardonner à ceux qui ne menaçaient que son autorité ou sa vie, il n'avait pas le droit de se montrer indulgent pour des tentatives que n'arrêtait plus le berceau sacré de ses enfants. Il devait faire, et il fit un exemple. Avant de se consacrer tout entier aux réformes et aux progrès qui font de son règne, de 1600 à 1610, un âge d'or pour la France, et une éternelle école pour les rois, il devait neutraliser d'Épernon, désarmer Bouillon, frapper Biron, que la mort seule pouvait dompter, dont la mort seule pouvait décourager les imitateurs.

Il se résigna, non sans s'y être longtemps disputé, non sans avoir mis solennellement un coupable trop cher en demeure de mériter et d'obtenir, par un aveu, son pardon, à remplir ce devoir douloureux du père et du roi, et à donner à sa conscience une satisfaction qui désola son cœur.

On a mis, arbitrairement et témérairement, sur le compte du cardinal de Richelieu, qui n'aimait point d'ailleurs Henri IV et en était jaloux, un blâme de cette rigueur unique du règne de son prédécesseur, que le grand ministre aurait, prétend-on, trouvée inutile. Nous croyons que le sombre et implacable homme d'État, qui immola, sans scrupule, à l'autorité royale et à la sienne, les Marillac, les Chalais, les Cinq-Mars, les de Thou, les Boutteville et les Montmorency, n'est pas de ceux dont on peut invoquer le témoignage dans les questions de clémence. Nous préférons demander à un exposé succinct, à une appréciation impartiale des faits, ce qui doit être, suivant nous, dans l'affaire du maréchal de Biron, l'avis de l'histoire et le jugement de la postérité.

Henri disait la vérité quand il déclarait qu'il n'avait jamais aimé homme autant que le duc de Biron. Il avait épuisé sur lui ses bonnes grâces ; il l'avait accablé de ses bienfaits.

Du baron de Biron, simple mestre de camp, il avait fait, en peu de temps, de façon à lui permettre de jouir de son élévation dès la jeunesse et pendant une longue vie, un maréchal de camp, puis un amiral de France, puis un maréchal de France ; un gouverneur de Bourgogne, la première province et la première pairie du royaume ; un lieutenant général de ses armées, au siège d'Amiens, ayant autorité au-dessus du connétable et des princes du sang ; un duc et pair enfin ; et tout cela en neuf ans.

Henri, en prodiguant les témoignages d'une amitié pour laquelle il ne demandait en échange que d'être aimé, n'avait pas plus compté avec les services de l'homme qu'avec les faveurs du Roi. Trois fois, il avait sauvé, au péril de la sienne, la vie de Biron : la première fois au passage de l'Aisne, dans la poursuite du duc de Parme ; la seconde, au combat de Fontaine-Française ; la troisième, à la sortie du 17 juillet faite par les Espagnols durant le siége d'Amiens.

L'indifférence, de la part d'un homme ainsi comblé, eût déjà été un crime ; mais que dire de son ingratitude ? Cette ingratitude, pendant huit années, fut de tous les jours ; elle ne se borna pas à oublier les bienfaits du roi ; elle alla jusqu'à l'en haïr ; elle ne se borna pas à comploter contre son autorité ; elle conspira contre sa vie. Animée jusqu'au bout d'un acharnement féroce, et ne voyant dans une longue impunité qu'une sorte de droit, cette ingratitude alla jusqu'à refuser devant l'évidence au Roi qui s'en fût contenté, l'hommage d'une excuse, la satisfaction d'un aveu, la garantie d'une larme !

Qu'on ose maintenant plaindre un tel homme ou blâmer un tel Roi ! Pour nous, après avoir médité en juge les pièces de ce douloureux procès, nous osons dire que si Henri IV eût épargné Biron, il se fût condamné lui-même, et que l'indulgence en pareil cas, eût été presque aussi coupable et plus dangereuse que le crime.

Les pratiques certaines, avérées, attestées par ses lettres, par les aveux de ses agents La Fin, Hébert, Rénazé, confirmées par ses propres aveux, de Biron avec les ennemis de la France et du roi, datent au moins de l'aimée 1595.

Elles commencèrent par l'intermédiaire d'un Français transfuge, traître, espion, un certain Picoté d'Orléans, quand l'archiduc, alors cardinal Albert, vint d'Espagne en Flandre.

Deux ans plus tard, le maréchal fit acte de connivence coupable avec l'archiduc Albert et avec Philippe II. Au siège d'Amiens, il négligea avec préméditation, il essaya opiniâtrement d'empêcher le roi de fortifier la position maîtresse de Longpré. Ce fut malgré lui que cette mesure de prévoyance, qui lit le salut de l'armée, fut adoptée et exécutée par Mayenne. Il était d'accord avec l'archiduc Albert pour laisser passer le secours libérateur d'Amiens, afin de tenir le roi toujours en peine et se rendre toujours nécessaire.

Ce trait de félonie était dans les habitudes et dans les traditions paternelles. Une des maximes favorites du vieux maréchal de Biron était qu'il falloit tenir toujours son prince en défiance et en jalousie.

Mais Biron dépassa de beaucoup les licences paternelles, quand, au commencement de 1598, il tenta de traverser la conclusion de la paix, qui menaçait de lui ôter le commandement des armées, l'importance et les profits d'un tel rôle, exercé sans scrupules ; et quand il essaya, après le traité de Vervins, précaire par plus d'un côté, d'en faire sortir la guerre.

Le Roi, instruit de ses menées cyniques en 1598, par Roissieu, l'un des réfugiés français aux Pays-Bas, ne consentit à désarmer Biron que par de nouveaux bienfaits, et à le punir que par la générosité. Il l'avait fait en France tout ce qu'il pouvait être ; il résolut de le glorifier à l'étranger, en lui confiant les missions les plus délicates et les plus honorables. Au mois de juillet 1598, voulant lui fournir l'occasion de rétracter et de réparer ses fautes, ou l'obliger du moins à protester dans sa personne contre ses propres calomnies, le Roi envoya Biron en Flandre pour assister au serment de l'archiduc Albert, jurant la paix de Vervins au nom du roi d'Espagne. Il se faisait ainsi représenter par lui dans l'acte le plus solennel de la politique française depuis quarante ans.

Biron accepta cette faveur comme une disgrâce ou comme une occasion ; il trouva l'une insuffisante et chercha à rendre l'autre funeste. Il avait retrouvé à Bruxelles ce Picoté d'Orléans, son démon tentateur. Il renoua les trames relâchées, donna et accepta de nouveaux gages de son inféodation à l'Espagne, de sa déloyauté envers le Roi, puis revint dans son gouvernement de Bourgogne, plus ulcéré, plus coupable que jamais, capable de tout et prêt à, tout. Une souveraineté seule pouvait assouvir sa passion de grandeur et de vengeance. Pour atteindre un tel but, tous les moyens lui paraissaient bons.

Avec un cynisme fanfaron, il s'écriait devant ses familiers :

Ou une vie libre, ou une mort glorieuse. Être César ou rien du tout. Je ne mourrai pas que je n'aye vu ma tête sur un quart d'écu.

Le malheur est qu'il ne tenait pas plus de compte dans ses desseins du repos de son pays que du sien, de la vie du Roi que de la sienne. Il négocia d'abord avec le connétable de Castille, vice-roi de Milan, et avec le duc de Savoie ; il fournit ensuite deux mille écus d'or à Picoté et l'envoya en Espagne pour nouer définitivement ses rapports avec cette puissance et resserrer des liens honteux par des propositions et des communications qui étaient une double trahison (1599).

Au mois de décembre 1599, lors du voyage en France du duc de Savoie, bien digne d'un tel complice, il fut conclu entre eux un arrangement aux termes duquel le duc lui accordait sa troisième fille au mariage, contre promesse de ses service et assistance envers et contre tous.

Le premier fruit de ces intrigues fut la guerre de Savoie, que Biron rendit inévitable en favorisant les prétentions et en encourageant les espérances du duc. Il ne tint pas à lui de rendre cette guerre impossible ou fatale.

Biron ne se servit de la confiance du Roi que pour mériter celle de son adversaire. Lors de notre foudroyante entrée en campagne, il prévint d'Albigny, lieutenant du duc, de se retirer, et épargna ainsi aux troupes ennemies une première et certaine défaite. Il signala au duc les vices de ses places fortes, lui fournit les indications et les plans nécessaires pour les corriger ou les neutraliser. Il favorisa par ses avis la résistance du gouverneur de Bourg, après lui avoir évité une surprise. Il concerta avec lui une double tentative contre la vie du Roi, que la vigilance de Rosny fit seule échouer : la première Ibis aux approches de la citadelle de Bourg ; la seconde dans une embuscade, dressée d'accord avec lui à Villars. A la reconnaissance du fort de Sainte-Catherine, peu de jours après, il avait ménagé une troisième occasion fatale aux jours du Roi ; mais il renonça subitement à l'exécution d'un projet non moins dangereux pour lui-même que pour son maitre.

Averti des voyages et des menées de son parent et agent La Fin, à Saint-Claude avec Roncas, à Milan avec le comte de n'entés, Henri se borna à conseiller à Biron de se défaire d'un confident qui le compromettait et finirait par le perdre, l'avertissant ainsi sans le punir, ni même l'humilier.

Les pourparlers continuèrent, les trames se tissèrent de plus belle entre La Fin et Rénazé, agent et secrétaire de Biron, d'un côté, le duc de Savoie et le comte de Fuentès de l'autre, à Ivrée, à Turin, à Milan, et enfin, à Some.

La convention secrète datée de ce dernier lieu portait que Biron obtiendrait en mariage la belle-sœur du roi d'Espagne ou la troisième fille du duc de Savoie, avec 500.000 écus de dot ; la lieutenance du Roi d'Espagne dans toutes ses armées ; un million huit cent mille écus, pour la guerre de France ; la souveraineté de la Bourgogne, de la Franche-Comté et de la Bresse, sous l'hommage de l'Espagne.

En échange, Biron promettait servitude perpétuelle et affection à l'Espagne et à la Savoie, adhésion et appui à des projets qui ne tendaient à rien moins qu'au morcellement de la France en autant de souverainetés locales que de provinces, à la constitution de l'autorité centrale sous forme de royauté élective, à la nomination des pairs, sur le modèle de l'empire d'Allemagne et sous la protection du roi d'Espagne, enfin à la cession au duc de Savoie, de la Provence, du Dauphiné, du Lyonnais.

Un tel bouleversement comportait de terribles conséquences, des moyens sanglants. Biron acceptait toutes ces conséquences, se résignait à tous ces moyens, dont la pensée effrayait jusqu'à ses complices, et le troubla un instant lui-même.

Pour donner le change à ses remords ou à ses craintes, il se rendit à Lyon, où il s'était fait précéder d'une lettre pleine de protestations de dévouement et de fidélité, destinée à être remise au roi par Rosny. Poussant jusqu'au bout. cette démarche destinée à le fixer sur ce qu'il pouvait avoir à redouter ou à espérer, le maréchal alla trouver Henri au cloître des Cordeliers.

Là, dans un entretien habile, où, pour surprendre le secret du Roi, il feignit de lui confier le sien, il avoua quelques-unes de ses intrigues, de ses chimères ; il s'accusa de mauvaises Intentions conçues par lui à la suite du mécontente-meut que lui avait causé le refus du gouvernement de la citadelle de Bourg. Il reconnut avoir songé sans son consentement à une alliance matrimoniale avec le duc de Savoie. Enfin il témoigna de son repentir et de sa confiance dans le pardon que méritaient ses aveux.

Le Roi ne le lui fit pas attendre. Il lui dit : Qu'il lui sa-voit bon gré de s'être confié dans sa clémence et en l'affection qu'il lui portoit ; qu'il lui en donneroit toujours de si grandes preuves qu'il n'auroit occasion d'en douter ni de rien faire contre l'assurance qu'il prenoit de sa fidélité.

Cependant Henri ajouta, d'un ton grave et pénétré : Que s'il lui pardonnoit pour cette fois, c'étoit à la charge qu'il n'y revint pas.

Biron, qui s'était plié avec peine à une démarche rude à son orgueil, regarda comme indigne de lui d'en tirer le témoignage qui l'eût rendue publique, et de solliciter et poursuivre des lettres d'abolition et de rémission. Il n'en avait pas besoin en effet, s'il eût été sincère, et fût rentré pour jamais dans la voie de réparation et d'honneur rouverte par le magnanime pardon d'Henri qui, lui, était de bonne foi et sans rancune. Il en donna une preuve en caressant publiquement l'orgueil du maréchal par cette flatteuse présentation au cardinal Aldovrandini, négociateur de la paix :

C'est monsieur le maréchal de Biron ; je le présente volontiers à mes amis et à mes ennemis.

Eh bien ! le croirait-on ? peu de jours après, le fourbe qui n'avait joué le repentir que pour rendre au roi la confiance nécessaire au succès de ses perfides desseins, renouvelait ses menées en aiguillonnant le zèle de La Fin, par deux émissaires qu'il lui dépêcha, un moine nommé Farges, puis un certain Bosco, cousin de Roncas, et en activant la conclusion de son traité avec le duc de Savoie et le comte de Fuentès !

Durant lés dix-huit mois qui s'écoulèrent entre le pardon de Lyon et son arrestation, le maréchal continua à lutter de perfidie contre le roi obstiné à lutter de bonté. En 1601 il conclut avec le duc de Bouillon et le comte d'Auvergne, mécontent et ambitieux comme lui, une sorte de ligue dont l'engagement, écrit et signé en 1602, se trouve reproduit dans les Mémoires de Sully. Cette vaste et dangereuse association, qui exploitait à la fois le fanatisme catholique et le fanatisme huguenot, concentrait, pour la première occasion propice, tous les mauvais levains aristocratiques ou religieux.

Henri, averti de tout, persista dans ce rôle de patience et de générosité qu'il devait pousser vraiment jusqu'aux dernières limites de l'abnégation. Il ne voulut pas laisser à son incorrigible adversaire l'excuse de la détresse ; il lui fit, dans un moment où l'état du Trésor, obéré par la guerre de Savoie, doublait le prix d'une telle libéralité, don de 90.000 livres du temps, plus de 324.000 francs d'aujourd'hui. Il ajouta aux émoluments des nombreuses charges du maréchal, l'honneur et les profits d'une mission extraordinaire auprès d'Élisabeth (septembre 1601). Il l'envoya ambassadeur en Suisse, pour jurer le renouvellement de l'alliance avec cette nation, au retour de ce voyage en Angleterre où l'exemple récent de la tragique disgrâce du comte d'Essex, et le récit que lui fit de cette histoire, en face des restes du favori décapité, la reine d'Angleterre elle-même, auraient dû faire sur lui une sévère et salutaire impression.

Quel avertissement prophétique ! Quelle scène instructive pour tout autre que Biron !

Dans une des entrevues du maréchal ambassadeur avec Élisabeth, la reine, le tenant par la main, lui montra, exposées sur les murs de la tour de Londres, un certain nombre de têtes fraîchement coupées, entre autres celle du comte d'Essex, qui avait été le compagnon d'armes et l'ami du maréchal lui-même, déclarant sans sourciller que c'était là la justice que l'on faisait des rebelles en Angleterre, quels qu'ils fussent. Et l'implacable souveraine ajouta à ces paroles. un commentaire fait pour le graver à jamais dans l'âme de son interlocuteur.

Tout ce qu'un prince peut dire et faire pour l'amour d'un sujet, déclara-t-elle d'une voix sombre, je l'ai dit, je l'ai fait. Je l'avois élevé de la poussière, et lui avois donné en partage l'autorité de mes commandements. Mais comme où il y a plus d'obligation et de devoir, l'offense et le crime sont plus grands, quand j'eus reconnu en lui tant d'effets d'ingratitude, d'infidélité et de trahison, je crus que je ne pouvois éviter la justice de Dieu, si je ne faisois voir un exemple de la mienne sur un si méchant homme.

Je ne fis juger et exécuter ce misérable, sans lui donner du temps pour recourir à ma miséricorde et se repentir.

Si parmi les indignations de ma justice, il eût montré l'humilité et la contrition de la repentance, j'étois satisfaite : ses larmes m'eussent fait pleurer, et sans mentir je lui eusse donné la vie dès qu'il auroit reconnu qu'il avoit mérité la mort.

Il falloit que son ambition et son arrogance passassent par les mains d'un bourreau, puisqu'il ne vouloit pas passer par les miennes.

Dieu veuille que le roi mon frère se trouve bien de la clémence ! Par ma foi ! si j'étois en sa place on verroit des têtes coupées aussi bien à Paris qu'à Londres. Pour moi, je n'aurai jamais pitié de ceux qui veulent troubler un État non plus que des loups[5].

Au retour de son ambassade de Londres et pendant son ambassade de Suisse, Biron poussa ses menées jusqu'aux derniers excès de l'ambition et de la haine. Il ne craignit, pas de fournir au roi d'Espagne le gage de lettres expresses, écrites de sa main, montrées plus tard par le roi Henri à M. Descures, où la mort du roi et du Dauphin était envisagée en termes trop conformes aux vues sanguinaires du duc de Fuentès, qui avoit proposé que jamais l'Estat d'Espagne ne se fieroit aux François, si ce n'estoit qu'ils feissent faillir la race des princes du sang, en commençant par le Roy et le Dauphin[6].

La mesure de la patience d'un côté, de la scélératesse de l'autre était plus que comble. Elle déborda. Le Roi, dans Henri, fit taire l'homme, que cependant il devait écouter une dernière fois. Biron, qui ne pouvait plus être épargné, pouvait encore, s'il l'eût voulu, sauver sa vie. Mais c'était une âme de Titan, obstinée au mal, et jusqu'au bout bravant la foudre.

Retiré, mystérieux et menaçant, dans son gouvernement de Bourgogne, comme le fauve au fond du piège où il guette la proie, Biron attendait l'occasion des dernières folies et des crimes suprêmes, négligeant de venir rendre compte au Roi de son ambassade de Suisse, mais songeant, avec de fiévreuses délices, à son récent et triomphal voyage en Périgord et en Gascogne, au milieu de cette noblesse nombreuse, remuante, prête à tous les coups de main, où il comptait mille gentilshommes qui se flattaient de lui appartenir comme parents.

A ce moment même le dépit jaloux et la haine vengeresse d'un de ses affidés, de ses complices, de La Fin, supplanté par le baron de Lux, perdaient le malheureux qui se complaisait dans son crime et se flattait du triomphe prochain (mars 1602).

Les révélations de La Fin obligèrent Henri d'en croire plus qu'il n'en désiroit comme dit un contemporain ; mais tout en s'armant contre le rebelle et en prenant, avec sa décision et son coup d'œil habituels, les mesures nécessaires pour parer à toute éventualité et écraser dans son germe toute tentative insurrectionnelle, il demeura indulgent au coupable, impatient de le voir, de le confondre, et... de lui pardonner, s'il consentait seulement à demander ce pardon.

Agrippa d'Aubigné nous peint à ce moment l'état de son âme, et rapporte les paroles qui expriment si vivement ses sentiments : S'ils pleurent, dit-il, je pleurerai avec eux. S'ils se souviennent de ce qu'ils me doivent, je n'oublierai pas ce que je leur dois. Ils me trouveront aussi plein de clémence qu'ils sont vides de bonnes affections. Je ne voudrois pas que le maréchal de Biron fût le premier exemple de la sévérité de ma justice, et qu'il fût cause que mon règne, qui jusqu'à présent a ressemblé à un air calme et serein, se chargeast tout soudain de nuées, de foudres et d'éclairs[7].

Par une série de mesures et de démonstrations hardies, habiles, décisives, appuyées par l'effet de sa présence dans le Midi, Henri déconcerte la révolte oligarchique prête à éclater, étouffe le soulèvement avant-coureur du Limousin, mande devant lui, à Poitiers, d'Auvergne qu'il surveille, d'Épernon qu'il paralyse, Bouillon et la Trémoille qu'il intimide, et qui se dérobent dans leur province, aux premiers éclats de la colère et de la justice royales.

Pendant ce temps, brusquement mis en face de Lavardin et d'un corps d'armée, privé, par un stratagème de Rosny (Sully), de la disposition de ses poudres et de ses canons, Biron étonné, inquiet, refuse de fuir en Franche-Comté ; enfin, fasciné par les assurances perfides de La Fin et les conseils maladroits du baron de Lux, il se laisse attirer à la cour, où il vient braver le destin, convaincu que le roi soupçonne tout mais ignore tout., et résolu à ne rien avouer.

Le maréchal arriva à Fontainebleau, le mercredi 12 juin entre sept et huit heures du matin, confirmé dans ses dispositions par la rencontre de La Fin, qui lui avait glissé ces mots à l'oreille : Mon maître, courage et bon bec, ils ne savent rien !

Sa première entrevue avec le roi eut lieu dans le grand jardin, près du parterre. Henri l'embrassa, agréa ses excuses sur le retard de son voyage, le prit par la main, et lui fit, dans une familière promenade, les honneurs de ses projets de nouveaux bâtiments. Puis l'entraînant dans une des allées du petit jardin, il essaya de faire ployer celui qu'il ne voulait pas rompre, de fondre, à force de cordialité, la glace de ce superbe, d'en obtenir l'aveu de sa faute et de son repentir, prêt à lui rendre, à cette unique et bien modérée condition, toute sa bienveillance.

Biron s'effaroucha, se rebecqua plus que jamais, déclarant d'un ton rogue et d'un air scandalisé : qu'il n'étoit venu ni pour se justifier, ni pour demander pardon, ni pour accuser ses amis. Il se montra même si vif et si hardi que le capitaine des gardes de sa Majesté, qui surveillait de loin l'entretien, craignant de le voir dégénérer en altercation, s'approcha, prêt à fournir main-forte au roi.

Biron néanmoins, s'il sortit plus d'une fois des limites du respect, n'osa point pousser son emportement plus loin que les paroles et les gestes, et Henri ne fut pas obligé de tirer, pour sa défense personnelle, l'épée, que contre son habitude, en raison du caractère exceptionnel d'un dangereux interlocuteur, il avait cru devoir garder à son côté.

Aussitôt après ce premier entretien, qui montrait le maréchal s'obstinant à l'impénitence finale et s'enfonçant dans sa perte, le roi écrivit à Sully, alors à Moret, un court et pressant billet, le mandant à Fontainebleau.

A son arrivée Henri dit à son ministre :

Mon ami, voilà un malheureux homme que le maréchal ; c'est grand cas, j'ai envie de lui pardonner, d'oublier tout ce qui s'est passé, et de lui faire autant de bien que jamais. Il me fait pitié, et mon cœur ne se peut porter à faire du mal à un homme qui a du courage, duquel je me suis si longtemps servi, et qui m'a été si familier ; mais toute mon appréhension est que, quand je lui auray pardonné, il ne pardonne ni à moi, ni à mes enfants, ni à mon État ; car il ne m'a jamais voulu rien confesser, et vit avec moi comme un homme qui a quelque chose de malin dans le cœur ; je vous prie, voyez-le... S'il s'ouvre à vous sur les discours que vous lui tiendrez, et sur la certitude de ma bienveillance que vous lui donnerez, assurez-le qu'il peut en toute fiance me venir trouver, faire confession de tout ce qu'il a pensé, dit et fait, moyennant qu'il ne cèle rien, et que je luy pardonnerai de bon cœur, comme je vous en donne ma foi et ma parole.

Une seconde entrevue de Biron et du roi, où cet endurci se montra plus superbe et plus provocateur que jamais, ne fit pas sortir Henri de son sang-froid et de sa patience.

Sully ayant échoué dans ses efforts pour décider Biron aux aveux et le conduire à son salut, par le discours le plus insinuant et le plus cordial qui fut jamais, Henri ne recula pas devant l'épreuve, devant l'affront d'une troisième tentative pour amollir ce forcené.

Le soir, il fit renouveler par le comte de Soissons la démarche de Sully.

Le lendemain, jeudi 43 juin 1602, le roi, pensant que la nuit avait porté conseil, tenta une quatrième épreuve de l'incroyable opiniâtreté d'un homme évidemment dominé par cet aveuglement dont Dieu frappe les coupables qu'il juge mûrs pour la peine et la leçon. Biron refusa au roi l'aveu qu'il sollicitait, comme quelques heures plus tard il haussait les épaules, aux avis de son capitaine des gardes, qui le pressait de fuir. Toujours le mot fatal des ducs de Guise, si crédules à leur ambition, si incrédules à leur danger : Ils n'oseraient l

Pendant ce temps le roi tenait conseil avec Rosny (Sully), Villeroy, Sillery, de Gesvres, ses quatre principaux et plus expérimentés auxiliaires, ses quatre oracles des grands jours. L'avis fut unanime. Biron devait être traduit devant la justice, et expier son crime, s'il ne se résolvait à user à temps, du droit de grâce.

Le roi se réservait cette dernière chance de sauver le coupable. Tout contribuait, par une sorte de concert de circonstances dont le hasard n'était pas l'unique auteur, à pousser Biron à ce parti suprême : se jeter aux pieds de son roi, qui l'eût relevé dans ses bras.

A souper, chez Montigny, celui-ci, mécontent des louanges indiscrètes et excessives qu'il affectait de prodiguer au roi d'Espagne, lui objecta brusquement, brutalement, et de façon à lui donner à penser, la conduite de Philippe II, qui n'avait pas hésité à immoler son propre fils à la sûreté de son État ; et cela, sur un simple soupçon.

Après le souper,-le maréchal reçut une lettre de sa sœur, la comtesse de Roussy, qui l'exhortait à partir avant deux heures, s'il ne voulait être arrêté. Obligé de renoncer alors à la superstition de son inviolabilité, le maréchal se borna à se munir d'une courte et solide épée, avec laquelle il se flattait de se faire jour à travers une armée.

Il entra au château avec le comte d'Auvergne ; celui-ci, informé de ce qui se préparait, s'approcha du maréchal et l'avertit de leur commun péril, en lui disant à l'oreille : Nous sommes perdus !

Le maréchal se promena avec le roi dans le jardin ; puis invité à son jeu, il se dirigea avec lui vers la chambre de la reine.

Après le jeu, les courtisans partis, le roi, une cinquième fois, prit le maréchal à part, et le requit, au nom de la bienveillance, de l'amitié dont il lui avait donné tant de marques, de lui apprendre lui-même, ce que par d'autres il ne savait que trop bien. Le maréchal, comme poussé à bout, protesta, se plaignit de cette insistance et déclara : que c'étoit trop presser un homme de bien.

Le roi quitta alors la chambre de la reine, entra dans son cabinet, et donna à ses capitaines des gardes, les sieurs de Vitry et de Praslin, l'ordre de se saisir : le premier du maréchal de Biron, le second du comte d'Auvergne.

Déjà du reste, par les soins des ministres, les précautions avaient été prises pour déjouer toute tentative d'évasion ou

de rébellion. La cour, les salles, les escaliers du château, les pavillons attenant au palais, regorgeaient de gardes ; et partout où l'œil plongeait, il se heurtait au dur reflet des cuirasses ou à la pointe étincelante des épées.

A ce moment suprême, Henri sentit que sa bonté n'était pas encore épuisée. Rentrant dans la chambre de la reine, par un dernier élan de générosité et de pitié, un dernier appel de l'ancienne tendresse qui eût amolli un marbre, il interpella le coupable dont il ne pouvait se résoudre à se détacher. Provoquant, implorant un aveu, un cri de pardon, un mouvement de la lèvre, des yeux, des genoux, dont il se fût peut-être contenté :

Maréchal, dit-il, vous savez ce que je vous ai dit.

Le maréchal resta muet.

Ce silence était un défi. Henri cette fois le releva et d'un ton grave :

Adieu ! baron de Biron ! prononça-t-il.

C'était trancher le dernier lien d'honneur, de familiarité, de patronage, de pitié. Qui eût résisté à tant d'affronts, à tant de déceptions ? C'était dire : Désormais vous m'êtes étranger, vous n'êtes plus rien, ni maréchal, ni duc et pair, ni gouverneur de Bourgogne, ni mon serviteur, ni mon ami, vous n'êtes qu'un accusé. Vous appartenez tout entier à ma justice, Condamné, vous appartenez tout entier au bourreau. C'était, sous une formule simple, familière, elliptique, mais d'autant plus terrible, l'anathème antique.

En sortant de la chambre du roi, le maréchal se trouva en présence de M. de Vitry, qui sachant à qui il avait affaire, de sa main gauche paralysa le bras de son bouillant interlocuteur, et de la main droite saisit son épée, tout en la lui demandant.

Vitry était énergique et robuste ; c'est le même homme qui sur un mot de Louis XIII, devait mettre le pistolet sur la gorge de Concini, un autre favori, un autre maréchal, un autre traître.

Biron essaya en vain de contester, de résister. Quelques-uns de ses gens tentèrent inutilement de lui prêter appui, en dégainant et se jetant à la rescousse. Ces survenants indiscrets furent, en un clin d'œil, entourés, désarmés, entraînés, incarcérés.

Biron alors déteignit son ceinturon de la main gauche et abandonna pour la forme son épée à Vitry, qui ne l'avait point lâchée.

En passant devant les gardes rangés en haie dans la galerie, il essaya en vain de les soulever en sa faveur, de faire appel à l'ancienne popularité, à l'ancien fanatisme. Il ne recueillit, de cette audacieuse et chimérique tentative, que le châtiment et la leçon d'un unanime et glacial silence.

Le samedi 15 juin, Biron et le comte d'Auvergne — ce dernier avait été arrêté en même temps que lui, mais, moins insensé que lui, ne refusa point de demander et obtint son pardon —, furent transférés de Fontainebleau à Paris et enfermés à la Bastille.

Le Roi rentra le même jour dans sa capitale, aux acclamations enthousiastes d'un peuple qui le félicitait de son retour, de sa victoire, et louait Dieu de sa propre délivrance.

Le 18 juin, Henri envoya au Parlement les lettres patentes par lesquelles il déférait à cette cour le jugement du maréchal et nommait, pour instruire son procès, le premier président de Harlay, le président Potier, les conseillers Fleury et de Turin, tous magistrats renommés pour leur caractère et leur talent.

Le 23 juillet, toutes les chambres du Parlement se réuniraient sous la présidence du chancelier de Bellièvre. Les pairs, sommés deux fois de venir prendre séance, et concourir au jugement, s'étaient dérobés, par suite d'un étroit esprit de corps, d'une solidarité aveugle et d'un préjugé aristocratique des plus déplacés, à cette obligation de sanctionner la condamnation d'un des leurs.

Plus d'un dissimulait d'ailleurs, sous des scrupules décents, ou des susceptibilités affectées, la pudeur trop sincère d'anciens complices, qui auraient figuré plus justement sur la sellette noire des accusés que sur le banc fleurdelysé des juges.

Le 27 juillet, le maréchal comparut devant le Parlement, répondit aux interrogations et prononça une défense énergique et pathétique, mais pleine des emportements habituels à son humeur et des subtilités familières à son caractère.

Cette harangue émouvante, un des meilleurs morceaux et des rares chefs-d'œuvre de l'éloquence du temps, eût ému, peut-être passionné une assemblée populaire. Elle ne pouvait triompher de l'évidence de tant et de si redoutables crimes ; et en touchant le cœur de plus d'un magistrat, qui déplorait comme nous l'avortement de cette grande vie, la stérilité de tant de talent, l'infamie de tant de gloire, elle ne put séduire leur raison.

Ils condamnèrent à l'unanimité des suffrages de cent vingt-sept juges, le maréchal reconnu coupable de conspirations faites contre la personne du Roi, entreprises sur son État, proditions et traités faits avec les ennemis de l'État, à avoir la tête tranchée en place de Grève, à la confiscation de ses biens et de son duché ; sauf pour plus d'un, rentré dans sa maison, à pleurer, par commisération non de son innocence, mais de sa fortune si déplorablement précipitée et abattue.

Biron devait mourir. Henri du moins voulut lui épargner l'infamie de la mort publique et les regrets de la spoliation. Il permit au condamné de tester en faveur d'une personne qui lui était chère, lui fit remise de la confiscation de ses biens, et en accorda l'héritage à ses parents. Il ordonna que le supplice aurait lieu à la Bastille, sous les yeux de quelques magistrats, hors de la présence ignominieuse de la multitude.

Cet arrêt, fondé sur des preuves incontestables, sur les aveux des complices de Biron, suries siens mêmes, reconnu juste par sa famille — le malheureux avait encore sa mère, qui ne put que pleurer, mais le témoignage du maréchal de la Force, son beau-frère, est explicite sur ce point[8] — reçut son exécution le 31 juillet 1602, au milieu de circonstances faites pour en redoubler la tragique et douloureuse terreur.

Biron, si intrépide, si arrogant, s'y montra humble jusqu'aux adjurations inutiles, effrayé jusqu'aux expédients les plus désespérés pour prolonger de quelques instant une agonie sans dignité. Menacé et caressé tour à tour par le patient, tour à tour insolent et suppliant, le bourreau ne put le frapper que par surprise, au moment où éperdu, menaçant, il arrachait son bandeau pour la troisième fois.

Tous les historiens contemporains sans exception, Sully, l'auteur de la Relation insérée dans le Journal de Palma Cayet, Matthieu, De Thou, d'Aubigné lui-même reconnaissent la culpabilité de Biron et la longanimité avec laquelle Henri chercha à attirer vers sa clémence celui qui lui échappa sans cesse pour tomber sous sa justice.

Cet acte de sévérité nécessaire fit le plus grand et le meilleur effet, au dedans et au dehors du royaume. Au dedans, la mort d'un tel homme fut celle de l'impunité elle-même, si mauvaise conseillère, et éternelle fautrice des révolutions. D'Auvergne, La Trémoille, d'Épernon se le tinrent pour dit et se soumirent ou se réduisirent à l'inaction. Le duc de Bouillon essaya de résister, de lutter, mais ne brava un montent, dans sa principauté de Sedan, les canons de Henri, qui présidait au siège en personne, que pour se soumettre bientôt, en embrassant ses genoux (6 avril 1606).

Peu de temps auparavant, les dernières racines de la rébellion et de la trahison avaient été extirpées par le procès et le supplice de partisans et complices secondaires de Biron, les treize gentilshommes limousins, condamnés par une assemblée des Grands Jours, tenue dans cette ville, les deux frères Lucquisses et deux capitaines coupables de complot tendant à livrer Béziers et Narbonne aux Espagnols, enfin Meyrargues, gentilhomme provençal, décapité en place de Grève, le 19 décembre.

On apprit ainsi, à tous les rangs de la noblesse, qu'on ne trahissait plus impunément ; en même temps on apprit aussi quel fond il y avait à faire sur les promesses et la protection de ce roi d'Espagne qui, le lendemain de la mort de Biron, envoyait à Henri IV, par son ambassadeur Taxis, de ce duc de Savoie qui, le lendemain de la mort de Biron, envoyait à Henri IV, par le comte de Fiesque, des protestations et des félicitations hypocrites ; mais arrachées à de tels ennemis, elles étaient le plus flatteur des hommages.

Henri voulut, par des exemples plus doux à son cœur, achever l'œuvre de la crainte. Après avoir montré qu'il savait punir, il montra qu'il savait récompenser. Un roi, en effet, n'est vraiment complet que si, à l'art de punir à propos les fautes commises contre son autorité légitime ou la sécurité nécessaire au pays, il ajoute l'art de récompenser dignement les mérites et les services. Ce sont là les deux vertus du trône, c'est là par excellence ce que Plutarque appelle le devoir royal, celui à l'accomplissement duquel l'histoire mesure la grandeur des princes.

Henri fit toute sa vie honneur à ce devoir de son état ; et s'il se montra justement inexorable, après avoir vu refuser son pardon, contre les trahisons et les crimes du maréchal de Biron, il se montra non moins justement libéral et reconnaissant envers son plus utile et son plus fidèle coopérateur dans l'œuvre de la restauration du pouvoir royal et de la réorganisation de la France.

Après avoir consciencieusement éprouvé la trempe de cet esprit et de ce caractère, après l'avoir assoupli aux déceptions et rompu à la pratique des hommes et des affaires, il se confia entièrement à Rosny, futur Sully, l'admit au secret de ses plus intimes affaires, et en fit l'arbitre et le censeur, même de sa vie privée. Il provoqua ses conseils, souffrit ses reproches, pardonna aux scrupules parfois étroits de sa parcimonie et de son austérité — il ne put jamais, par exemple, le réconcilier avec la soie et les vers à soie —, et ne s'offensa pas des saillies parfois brutales de la verve socratique et catonienne du plus dévoué des serviteurs, mais du plus rude des courtisans, parfois du plus maussade des conseillers.

La première partie de la vie d'un homme du caractère et du tempérament de Rosny, doué parfois à l'excès de l'esprit de principauté, contradicteur impérieux et tenace, chef impatient et minutieux, à la fois systématique et frondeur, positif et fantasque, devinant ce qu'il ignorait plus encore par la volonté de le savoir que par l'aptitude à l'apprendre, la première partie de la vie d'un tel homme devait être militante, orageuse, traversée de rivalités puissantes et de malignes intrigues.

Rosny, en effet, avant de devenir le maître incontestable de sa juridiction, avant de pouvoir déployer en toute liberté, dans une prépondérance reconnue, ses facultés de réformateur et de réorganisateur, eut à lutter contre les féodalités financières qu'il démantelait, contre les abus qu'il démasquait, contre le surintendant prévaricateur François d'O, contre le surintendant plus honnête, mais non moins avide Sancy, contre les intendants et surtout d'Incarville, le plus madré et le plus acharné de tous à garder de toute atteinte le fétichisme du cumul, du grappillage, du pot-de-vin, les trois idoles des bureaux, enfin contre le Conseil d'État et finances, composé de ses adversaires et de ses rivaux, et un moment le conseil de Raison, issu de l'ombrageuse infatuation de l'Assemblée des notables. Il dut résister à des coalitions formidables, éviter des pièges machiavéliques. Il dut triompher un moment de tout le monde et de lui-même ; car quand on passe sa vie à chercher ou à réparer les fautes des autres, on n'est pas sans en commettre soi-même.

Si Rosny l'emporta, ce n'est pas seulement parce qu'il eut de son côté la raison et le droit, la nécessité de la réforme et l'évidence du progrès. Ce sont là trop souvent les meilleures raisons d'être battu. Si Rosny l'emporta, c'est qu'il eut toujours pour lui le Roi, qui le défendit contre ses ennemis — jusqu'à lui dire, dans sa querelle avec le duc d'Épernon, qu'il serait son second — et contre lui-même, préférant les services utiles et francs de son ministre du Danube aux hommages plus agréables de courtisans frivoles, et aimant mieux être parfois rabroué par un serviteur nécessaire que flatté par des serviteurs inutiles.

En dépit du cri de la cour, de la brigue des ambitieux, de la critique des jaloux, il fit successivement du baron, puis marquis de Rosny, le surintendant des finances, le grand maître de son artillerie, le gouverneur de son Arsenal et de sa Bastille, son ambassadeur en mainte occasion solennelle ou grave conjoncture, enfin, le duc de Sully (12 février 1606). Il le fit tout, en fait d'honneurs et de dignités, excepté maréchal de France, titre militaire auquel il ne prétendait pas, et qui lui fut plus tard attribué en 1634. Il le fit tout cela, c'est-à-dire le maître après lui, avec à propos, au bon moment, à l'heure de la jeunesse, de la force, à l'heure des voluptés de l'action et des poésies de la vie. Sully devait être premier ministre à trente-six ans. Henri fit plus pour Sully que lui prodiguer les travaux et les honneurs. Il lui donna le titre d'ami, et lui permit de le mériter en disant toujours, au risque de déplaire parfois à son maître, jamais au risque de l'offenser, la vérité.

Les Mémoires de Sully sont pleins des vicissitudes, des incidents, des anecdotes de cette illustre amitié, dont, à vrai dire, ils ne sont pas autre chose que l'histoire.

Nous ne voulons y prendre ou plutôt y indiquer au lecteur que le récit de la suprême et de la plus dangereuse tentative de la cabale coalisée contre Sully pour le perdre, l'humilier en plein triomphe, le ruiner en pleine prospérité, le tuer sur son chef-d'œuvre inachevé. Nous caractériserons par un mot l'importance de cette conjuration ; elle faillit réussir, et avec tout autre souverain qu'Henri, elle eût réussi. Nous peindrons aussi par un mot son habileté perfide ; elle avait pour but de perdre Sully, non en le blâmant, mais en le vantant, de le rendre insupportable à son maître, non à force de critiques mais à force d'éloges.

Tout cela a été vu et dit à merveille dans une récente étude sur Sully, où il est peint comme il devait l'être, en pied, sous un jour vif et familier, dans une suite de tableaux dramatiques, de scènes pittoresques dont la perfection littéraire et le charme moral n'étonneront pas ceux qui connaissent son auteur[9].

Nous regrettons de ne pouvoir citer le passage excellent où est résumé le plan de campagne de cette guerre de cour, et où l'on croit entendre, où l'on entend, en effet, tant ce résumé est ingénieux et mouvementé, le travail souterrain des médisances des conjurés, plus dangereuses que des calomnies, car elles ont un air et une part de vérité.

Nous ne résistons pas au plaisir d'emprunter au moins au récit de cet incident, celui où Sully toucha le plus près à la disgrâce, sa conclusion.

Ces propos, habilement répétés et répandus, pour ainsi dire, à petites doses, comme du poison, finirent par irriter le roi. Il était jaloux de sa gloire. Il voulait bien faire la part de son ministre dans ses grands desseins, mais il n'aimait pas qu'on la prit sur la sienne. Le soupçon et la jalousie entrèrent donc à la fois dans son âme ; ce que voyant les courtisans commencèrent à l'assiéger de pamphlets anonymes contre Sully. Il en trouvait partout, par terre, dans son cabinet de travail ; à table sous sa serviette ; dans son lit même, à son chevet ; il déchira les premiers sans les lire, il lut malgré lui les seconds, et enfin, un jour, on lui mit en mains propres un mémoire signé d'un nom considérable, Savigny, et qui n'était pas moins qu'un acte d'accusation en règle, accompagné de toutes les pièces à l'appui...

Après avoir analysé ce factum, en avoir fait ressortir les côtés spécieux et les dangereuses perfidies, l'auteur de cette étude où Henri IV et Sully revivent d'une façon si saisissante, grâce au soin qu'a pris un historien sans prétention, niais non sans art, de les peindre d'une façon naturelle, vivante, et pour tout dire en un mot, par des traits humains, M. Legouvé signale par exemple, avec bien de la finesse, ce mélange de méfiance et de confiance qui fait le fond du caractère d'Henri, l'une venant de son expérience, l'autre de sa bonté.

Henri crut donc ce qu'on assurait contre Sully, ou plutôt il faillit le croire. Il connut les angoisses et les douleurs du soupçon. Il douta. Mais comme il était aussi loyal que sensible, il ne put se résoudre à condamner Sully sans l'entendre. Il attendit donc, sans oser la rechercher, une occasion d'en finir, une fois pour toutes, avec ce souci rongeur, de s'expliquer à cœur ouvert et de provoquer Sully à se justifier ou â s'accuser pour jamais.

Ce récit est un peu long et lourd dans Sully, qui le charge de détails oiseux et d'incidences importunes. Mais comme il est net, vif, et semble trop court, comme tous ceux qui gardent la mesure, dans la traduction suivante du plus ingénieux et du plus rare des traducteurs, car il ajoute aux qualités et diminue les défauts de son auteur !

Ces plaintes répétées plusieurs fois, par le roi lui-même, arrivèrent jusqu'aux oreilles de Sully. Il feignit de l'ignorer et résolut d'attendre que son maitre lui parlât. Un jour donc, il alla au grand lever prendre ses ordres. Il trouva Henri dans son cabinet, assis dans son fauteuil et se bottant pour aller à la chasse.

Quand Henri le vit entrer, il se leva à demi, et lui ôta son chapeau en l'appelant monsieur, ce qui était le signe d'un esprit très-fâché, car il le nommait toujours mon ami ou grand-maitre.

Sully répondit par une révérence pleine d'humilité.

Le roi resta un moment rêveur et silencieux, puis tout à coup se retournant vers son écuyer Beringhen : — Il ne fait pas assez beau pour aller à la chasse, lui dit-il, débottez-moi — Mais sire, il fait superbe !Je vous dis qu'il fait mauvais, reprit le roi avec colère, je ne veux pas monter à cheval, débottez-moi !...

Il descendit alors les degrés du perron, et Sully lui ayant demandé s'il n'avait pas quelque ordre à lui donner, car il se rendait à Paris pour les affaires de Sa Majesté :

Aucun, répondit-il, sinon que je vous les recommande bien toujours, mes affaires, et que vous me serviez bien.

Là-dessus, ils se séparèrent ; mais Sully n'avait pas fait deux cents pas, qu'il s'entendit appeler par son nom ; c'était M. de la Varenne, qui lui dit, tout courant : Monsieur ! Monsieur ! le roi vous demande. Sully retourna. Dès qu'ils se trouvèrent en face l'un de l'autre : Voyez ça, lui dit Henri IV, n'avez-vous rien du tout à me dire ?Non, Sire !Or si, moi, j'ai bien à parler à vous. Et là-dessus, le prenant par la main, il l'emmena dans l'allée des mûriers blancs, fit placer aux deux bouts deux soldats suisses, qui ne parlaient pas le français, tira de son pourpoint l'acte d'accusation de Savigny, et lui dit : Lisez cela.

Sully prit le libelle, et le lut tout entier, sans dire un seul mot, sans changer de couleur, sans témoigner la moindre émotion.

— Hé bien ! que vous semble de toutes ces écritures ?

— Qu'en pense Votre Majesté elle-même ? Car quant à moi, je ne m'étonne que d'une chose, c'est que Votre Majesté ait pu lire, relire et garder cet amas de niaiseries et de fadaises, sinon pour en faire justement et exemplairement punir les auteurs. En effet, à quoi tendent leurs actions ? A me prêter ces deux bizarres projets : ou bien de vouloir m'approprier la couronne de France, ou bien de la vouloir transférer de vous à un autre. Hé ! vrai Dieu ! quelle chimère serait ceci ? Quoi ! m'estimeriez-vous si sot et si fou, que de me croire d'un esprit, d'une extraction et d'une autorité capables de porter un tel fardeau quand je vous ai vu tant de fois près de succomber, vous qui avez la naissance, le droit, le mérite et toutes les qualités requises pour cette œuvre immense ?... D'un autre côté, me prêteriez-vous tant de déloyauté, d'ingratitude, de mauvais naturel, et ajoutez de lâcheté bête que de souhaiter votre autorité en une autre main que la vôtre, quand j'ai reçu de vous tant de bienveillance, de familiarité, de bienfaits et d'honneurs ? Hé ! vrai Dieu, sire, si de telle folles imaginations m'étaient entrées dans la cervelle, tâcherais-je journellement de vous élever l'esprit aux choses pleines de gloire ?

Alors Sully, avec une admirable présence d'esprit, une verve inépuisable, une mémoire trop fidèle même parfois, rétorquant chaque argument, redressant chaque chiffre, évoquant chaque souvenir, se mit à rappeler au Roi les dépenses faites, les dépenses évitées, les recettes assurées, les progrès accomplis, les mesures prises, le trésor mis à l'abri de l'imprévu, la France capable de défier la guerre, les réserves réalisées, les hommes levés, le grand armement nécessaire à l'exécution du grand dessein, se continuant peu à peu dans l'ombre, à mesure que les plans dont une armée unique, forte de ressources exceptionnelles, était l'instrument se coordonnaient davantage, et mûrissaient leur grandeur et leur succès. Sully acheva en ces termes, ou en termes semblables :

Donc, Sire, au nom de Dieu, revenez à vous-même ; ôtez-vous de l'esprit toutes ces chimères, fermez l'oreille à toutes ces impostures, reprenez confiance en ma diligence et probité, car je vous jure par Dieu, mon âme et mon salut, que votre gloire et le bien de vos affaires me sont aussi précieux que ma vie ; et afin de vous confirmer ces vérités, souffrez que je me jette à vos pieds et vous embrasse les genoux, comme à mon roi bien-aimé, unique maitre et bienfaiteur.

— Ne le faites pas, s'écria Henri IV, ceux qui nous regardent croiraient que vous avez fait une faute, et que vous m'en demandez pardon. Sur ce il l'embrassa, et tout deux se dirigèrent vers la sortie de l'allée des mûriers blancs. Toute la cour les attendait.

— Quelle heure est-il, demanda le roi ?

— Une heure, sire.

— A quelle heure sommes-nous entrés sous ces arbres ?

— A neuf heures, sire.

— Quatre heures de causerie ! Elles ont paru longues à certaines gens.

Pour les consoler, je veux bien dire à tous que j'aime Rosny plus que jamais, et qu'entre lui et moi, c'est à la vie et à la mort.

Voilà comment parlent et comment agissent les ministres dignes d'un grand roi, les rois dignes d'un grand ministre, ceux qu'on admire, ceux qu'on aime pendant leur vie, ceux qu'on pleure quand ils sont morts, surtout quand on mesure à leur taille celle de leurs successeurs.

 

 

 



[1] Une nouvelle guerre religieuse et politique attendait un État, sortant de trente-huit années de guerre civile et étrangère, et arrivé à ce degré d'épuisement où une dernière crise suffit pour décider la mort. Le roi sauva à la France cette fatale épreuve en accordant l'édit de Nantes aux calvinistes. Le pacte qu'il conclut avec eux contenait des conditions pleines de danger pour l'avenir, du jour où le gouvernement cesserait d'être puissant et ferme. Mais, dans le présent la paix était assurée, le pays pouvait se reprendre à la vie et à la prospérité : la sagesse de Henri allait au plus pressé. (Poirson, t. II, p. 511.)

[2] Poirson, t. II, p. 339.

[3] Poirson, t. II, p. 547.

[4] Poirson, t. II, p. 555.

[5] Lettre missive du roi du 5 septembre 1601, t. V, p. 465.

[6] P. Matthieu, Histoire de Henri IV, t. III, p. 403.

[7] D'Aubigné, Histoire Universelle, t. III, l. V, c. IX, p. 495.

[8] Mémoires et Correspondances, publiés par le marquis de La Grange, 1843. Lettre de M. de La Force à sa femme, sœur de Biron, du 4 juillet 1602, t. I, p. 330.

[9] Sully, par E. Legouvé. Didier, 1875.