HENRI IV

 

LIVRE DEUXIÈME. — LE ROI DE BATAILLE - 1581-1590

CHAPITRE PREMIER. — LA PREMIÈRE VICTOIRE - 1587.

 

 

De l'année 1580 à l'année 1586, de la septième guerre religieuse et civile à la huitième, la vie de Henri de Navarre est plutôt privée que publique, et moins historique qu'anecdotique.

De là une certaine frivolité et une certaine monotonie, imposées à quiconque voudrait se plier à la suivre minutieusement, servilement, dans ses moindres vicissitudes, ses alter- natives de revers et de succès, ses entre-deux de guerre et de paix, ses contrastes d'expéditions aventureuses, de campagnes nomades, de rudes escarmouches, de prêches austères, entrecoupés et entrecroisés d'intrigues politiques ou galantes, de festins insoucieux, de chasses et de bals.

Nous ne donnerons que peu de part dans ce récit, essentiellement synthétique et moral, à des événements qui ne seraient pas toujours exemplaires ; nous nous reprocherions de rogner, au détriment de la leçon et peut-être du plaisir du lecteur, la part de notre récit réservée au roi militaire, au roi héroïque, en consacrant trop de place au roi romanesque, au roi aventurier, au roi partisan, dont la physionomie s'est ennoblie, aux flammes de l'assaut de Cahors, d'une suprême et décisive lumière.

Nous laisserons donc d'Aubigné raconter parfois longuement, mais toujours avec une vivacité pittoresque, aux curieux qui veulent tout savoir, les menus faits de cette période encore plus soldatesque que chevaleresque, que dominent et que règlent, plus encore que les pistoletades de fréquentes alertes, et les arquebusades de nombreuses escarmouches, les violons et les galoubets de la cour de Nérac..

Tous ces épisodes durant lesquels Henri ne se refusa jamais le plaisir de tenter la fortune, de battre l'estrade à la recherche de quelque noble et toujours fugitive occasion, sans autre profit que d'apprendre, en la prodiguant, à ménager sa vie, de faire en simple capitaine son noviciat de général, et de se préparer à la grande guerre par la petite, se ressemblent d'ailleurs beaucoup, et n'apportent guère à la figure du Béarnais, déjà fixée, que des traits identiques.

Pendant les années 1581 à 1584, comme pendant l'année 1580, si belliqueuse et aventureuse, on se bat, dans les intermèdes de guerre d'une paix qui est surtout une trêve, pour le plaisir du combat plus que pour son profit. On joue à l'épée, moins pour gagner que pour jouer, ces parties militaires qui sont surtout des rencontres de défi et des parades meurtrières, et où, de chaque côté, on hasarde la vie avec l'insouciance frivole du sybarite ou la grave indifférence du stoïque.

A ce moment d'un siècle troublé dont l'étoile victorieuse et glorieuse de 1589 n'a point encore percé les sombres nuages, l'habitude de la guerre, des vices qu'elle engendre et des excès qu'elle provoque, la religion de la force et la loi du talion, le tragique renversement de tant de fortunes auxquelles semble présider le hasard, l'exaltation entretenue par les discordes religieuses et les sacrilèges représailles, ont monté les esprits et les cœurs à un ton de fanatisme, à un degré de férocité inouïs.

On s'en rend compte quand on parcourt, non sans être navré, l'histoire, souillée de sang à toutes les pages, d'une-époque où les meurtres, les rapines, les trahisons pullulent, où les mœurs semblent revenir à la barbarie, à travers les raffinements de la civilisation, où l'élégance des paroles ne fait que mieux ressortir la brutalité des actes, où un vertige d'activité stérile et de mélancolique ivresse semble aveugler les âmes les plus fortes, où la fatalité et la folie semblent gouverner le monde, sous la figure de ce spectre de reine et de ce fantôme de roi : Catherine de Médicis, Henri III, la reine des massacres d'Amboise et de la Saint-Barthélemy, le roi des processions de la Ligue et de l'assassinat de Blois.

Un moment Henri de Navarre lui-même, le premier roi humain de ce siècle de fer, le seul à qui le vertige du pouvoir n'ait point fait perdre l'équilibre de l'intelligence, le seul à qui la pauvreté ait laissé la générosité, et à qui l'adversité ait laissé la raison ; un moment Henri de Navarre lui-même paraitra atteint de la contagion dominante ; un moment il semblera, lui aussi, avoir perdu la tête sinon le cœur. C'est alors que nous le verrons tour à tour, avec regret, prodiguant sa vie dans des entreprises sans autre but que de faire fumer le pistolet ; s'exposant à se faire tuer pour tuer le temps ; bravant le danger par ennui ; sacrifiant sa considération au goût de la popularité ; perdant sa poudre aux moineaux, comme un chasseur désœuvré ; entrant dans Bayonne, au risque d'y rester, pour le seul plaisir d'y faire tin dîner gaillard, et d'y gagner un défi de belle humeur ; manquant d'être pris à Nérac pour avoir perdu son temps à montrer aux dames, la reine sa femme en tête, un spectacle que le canon peu galant du maréchal de Biron faillit rendre fort dangereux pour les spectatrices ; risquant enfin perpétuellement sa sûreté ou sa vie, soit au mystérieux rendez-vous ménagé par d'Aubigné dans la garenne de Coutras, entre lui et le connétable d e Portugal, soit au siège hasardeux de Mont-de-Marsan (1583).

Tout en le blâmant de son insouciante témérité, de sa confiance parfois étourdie, nous l'aimons mieux avec ces défauts qu'avec d'autres, et trouvons son excuse dans le sang-froid avec lequel il se tire toujours d'un danger imprudemment affronté, et dans la clémence par laquelle il déconcerte parfois les desseins homicides des assassins déjà multipliés autour de lui par cette politique sans scrupules dont Henri III sera la victime après en avoir été le triste héros.

C'est ainsi que, dans la seule année 1584, il échappera, par sa présence d'esprit et son courage, à deux tentatives de ce genre, que le dévouement de ses fidèles n'a pu l'empêcher de braver, et que leur mécontentement aura tant de peine à l'obliger de punir.

C'est encore à d'Aubigné que nous devons le récit de ces deux épisodes, ceux-là au moins caractéristiques, et qui nous montreront, comme le siège de Cahors nous a montré le général dans le capitaine, le bon roi et le grand roi perçant enfin sous les restes de celui qu'on affectait encore d'appeler à la cour le roitelet de Gascogne.

La première aventure ou mésaventure que conjura le sang-froid de Henri fut sa rencontre avec le partisan Gavarret qui, après avoir essayé de tous les maîtres, de toutes les causes, de tous les moyens, s'était fait une industrie de la guerre pratiquée en condottiere, c'est-à-dire en mercenaire et en pillard, et de la paix rendue encore lucrative par la trahison et le guet-apens.

Un tel homme devait trouver plus de profit à assassiner Henri de Navarre qu'à le servir ; aussi, il ne tint pas à cet implacable et insaisissable ennemi, dont nous trouvons la trace fugitive à maint endroit de l'histoire de ce temps, de n'avoir pas réussi à planter en traîtrise son poignard de bravo dans la poitrine d'un prince qui ne se cachait guère et n'usait point de cottes de mailles, ou à lui brûler la cervelle d'un coup de son poitrinal ou de son harquebuse fourchée derrière un buisson. Grâce à Dieu, cet émule des Maurevert, des Poltrot de Méré, des Robert Stuart, des Balthazar Gérard et des Guillaume Parry, échoua dans ses entreprises ; deviné par la perspicacité de son maître, déconcerté par son ironique sang-froid, désarmé par sa malicieuse clémence, il dut demander à la fuite un salut dont on lui laissait l'issue, le trouvant assez puni par la honte de n'avoir point réussi.

La scène se passa après l'embuscade de Marmande, sur le demeslement de laquelle ce prince ayant avis que Melon lui amenoitdes forces, il lui fit donner logis à Gontaut, et promit tout haut qu'il l'iroit voir le lendemain au galop sur ses bidets, desquels il avoit une petite escurie pour ses diligences.

Voici maintenant la scène elle-même :

Il partit donc avant soleil levé, accompagné d'Arambure, Frontenac, et d'un autre escuyer (Aubigné). A moitié chemin de Gontaut, il rencontra un gentilhomme d'auprès de Bourdeaux, nommé Gavaret, seul et sur un cheval, à la veüe duquel il présupposa estre celui dont il avoit eu avertissement, car on lui avoit escrit d'un cheval acheté six cents escus donné à un assassin.

Sur cette opinion, les trois se serrent auprès de lui ; il (le Roi) demande avec une chère (une mine) gaie si le cheval estoit fort bon ; sur la response qu'ouï il demanda à le taster. Gavaret devint pâle et pensif ; mais comme il se vit serré il accorde le cheval à ce prince qui estant monté regarda au pistolet qu'il trouve le chien abattu ; il l'envoie en l'air, et sans descendre, va au galop à Gontaut, où il rend le cheval et commande à Meslon qu'il se deffit du compagnon, comme il fit le plus honnestement qu'il put.

Gavarret n'en fut pas toujours quitte à si bon compte ; il fut par la suite, sur des soupçons plus sûrs et sur des tentatives plus précises, poursuivi, et nous l'espérons, bien que rien ne le prouve, mais ne prouve non plus le contraire, condamné et traité comme le méritaient ses services.

Dans l'autre affaire, presque contemporaine, Henri, séduit par l'appât de la prise de Fontarabie, que fit miroiter habilement à ses yeux un aventurier espagnol, le capitaine Loro, faillit se laisser prendre au piège d'un tête-à-tête où le spadassin se proposait de lui jouer quelque tour de son métier.

Déjoué, arrêté, convaincu, ce misérable, que ne protégeait pas contre la justice royale la qualité de Français, fut jugé et exécuté, par une satisfaction qu'exigeaient la sûreté du prince et la susceptibilité de ses fidèles, mécontents d'une confiance qui paralysait leur vigilance et d'une clémence qui, en pardonnant trop souvent, eût semblé les accuser.

C'est sur ces entrefaites qu'éclata entre le roi de France et le roi de Navarre un conflit, provoqué d'une part par le plus scandaleux abus de la puissance souveraine et le plus outrageant mépris des convenances, et de l'autre fondé sur les plus légitimes susceptibilités de la pudeur domestique et de la dignité royale.

Nous faisons allusion à l'expulsion humiliante de la reine Marguerite de la cour de France, où elle n'avait pas tardé à se montrer fidèle à ses antécédents, et à embrouiller de son mieux, comme elle l'avait fait à Nérac, au point d'en rendre le séjour intolérable aux autres et à elle-même, l'écheveau des intrigues de palais et de parti (août 1585).

Nous n'avons point à prendre parti pour la reine de Navarre, dont l'étourderie et la malignité, les désordres et les querelles sont pour beaucoup, pour trop, dans les mésaventures et les erreurs de la première partie de la vie de son mari, les troubles et les fautes de la seconde moitié de l'existence de son frère.

Une telle femme, douée d'un esprit diabolique, capable de mettre la discorde au camp céleste lui-même, devait s'attendre, à la suite de ses algarades, à des représailles et à des affronts qu'elle attira en effet sur sa tête, lors de ce fâcheux éclat et de cette piteuse odyssée qui la rendirent à son mari, auquel elle ramena l'inquiétude et la guerre.

La guerre en effet devait fatalement sortir des plaintes d'une femme outragée, mêlant son mari à sa querelle, et lui demandant justice contre un frère persécuteur, contre un roi à ce point oublieux de toute retenue et de toute pudeur qu'il n'avait point hésité à chasser de sa cour et à livrer aux plus mauvais traitements des gardes envoyés à sa poursuite, une reine, sa sœur, après l'avoir publiquement déshonorée par ses discours et diffamée jusqu'à l'étranger par ses lettres à son favori Joyeuse, ambassadeur à Borne.

Henri avait appris à ses dépens à connaître la tille comme la mère, et ni l'une ni l'autre ne le trompaient plus ; il hésitait d'ailleurs justement à affronter, pour une querelle de famille plutôt qu'un grief national, les hasards d'une lutte inégale.

Il ne put cependant refuser à sa femme, se refuser à lui-même la satisfaction d'une protestation énergique et d'une rupture comminatoire. Il se réservait de faire plus sans doute ; après avoir épuisé la voie des négociations qui s'ouvrirent aussitôt et que la même déloyauté d'Henri III qui les avait rendues nécessaires, rendit stériles, il se promettait de profiter de la première occasion de venger à la fois les injures de sa femme et les griefs de son peuple, et d'apaiser, par un sacrifice doublement expiatoire, son honneur d'homme et son honneur de prince.

Cette occasion ne devait point tarder à naître et à sortir des sinistres fécondités de la Ligue. En l'attendant, Henri, après avoir vengé autant qu'il le put, par une politique que n'aveuglait pas l'affection, une personne des plus séduisantes mais des plus compromettantes, qu'il ne pouvait garder auprès de lui qu'en épousant sa cause et en la réhabilitant, se contenta de menacer, faute de pouvoir encore frapper, de même que Henri III consentit à négocier, à excuser, à pallier sa violence, faute de pouvoir la justifier ou l'aggraver.

C'est donc par des paroles et des lettres, par des ambassades de cour à cour, tantôt provocatrices et tantôt caressantes, suivant le tempérament des envoyés successifs et réciproques des deux rois, d'Aubigné, d'Yolet, de Pibrac, de Clairvant, de Bellièvre, que les questions principales et accessoires du conflit, les causes permanentes et accidentelles de rupture furent agitées, envenimées, endormies tour à tour. Pendant ce temps, des deux côtés, à la faveur des satisfactions dérisoires et des illusoires négociations, on se préparait au choc suprême et fatal.

D'Aubigné nous a rendu compte de sa mission, à la fois théâtrale et furtive, et de cette entrevue de Saint-Germain, où il déploya, non sans quelque déclamation, toute son éloquence, et, non sans quelques rodomontades, toute son intrépidité. Il est impossible de ne pas sentir, dans la conversation qu'il raconte lui-même, briller l'éclair et gronder sourdement le tonnerre des collisions prochaines.

... Il trouva le roi à Saint-Germain, qui aiant donné au messager toutes apparences de terreur, Fouit haranguer sur les intérêts que portoient les injures des princes, sur ce que cet acte d'infamie (le renvoi de la reine Marguerite) avoit esté joué en la plus splendide compagnie, et sur l'eschaffaut le plus relevé de la chrestienté.... Tant y a que non sur le refus de justice, mais sur l'esloignement qui sentoit le refus, le messager remit entre les mains du roi l'honneur de son alliance et celui de son amitié.

La response du Roi fut :

— Retournez trouver le Roi vostre maistre, puisque vous l'ozez appeler ainsi et lui dittes que s'il prend ce chemin je lui mettrai un fardeau sur les espaules, qui feroit ploier celles du Grand-Seigneur ; allez lui dire cela et vous en allez ; il lui faut de telles gens que vous.

— Ouy, Sire, dit le répliquant ; il a esté nourri et a creu en honneur, sous le fardeau duquel vous le menacez. En lui faisant justice, il hommagera sous Vostre Majesté, sa vie, ses biens et les personnes qui lui sont acquises ; mais son honneur, Sire, il ne l'asservira ni à vous, ni à un prince vivant, tant qu'il aura un pied d'espée dans le poing.

Le roi, dont le caractère offrait d'étonnants contrastes et d'étranges alternatives de dissimulation et de modération, d'impatience et d'emportement, mais qui, le plus souvent, au dire de l'Estoile, estoit haut à la main et furieux en sa colère, fut au moment de céder à son premier mouvement, qui avait été de mettre la main au poignard qu'il portait à son côté.

Il se contint toutefois, et sortit de son cabinet, ajournant sa vengeance plutôt qu'y renonçant.

La reine mère, de son côté, fit au rude envoyé patte de velours et essaya, mais en vain, de l'engluer à ses mielleuses protestations.

La Reine-mère, qui montoit en carrosse, pour aller trouver Monsieur, redescend pour parler à l'homme de son gendre, à qui elle dit qu'on feroit mourir de ces coquins et maraux qui avoient offensé sa fille.

L'autre (d'Aubigné) respondit qu'on ne sacrifloit point de pourceaux à Diane, et qu'il falloit des testes plus nobles pour expiation.

... Le Roi voulant punir cette témérité comme il l'appeloit, ne voulut pas que ce fust par voie ouverte, mais envoia Sacremore et un des Biragues, avec quelques gens d'armes de la compagnie du duc de Savoie pour le guetter. Grillet et Antraguet l'assistèrent si bien en ce péril qu'ils lui firent gagner Loyre et, de là, le Poictou.,..

Malgré cet exemple, qui montrait que devant la colère de Henri III, enfant gâté de Catherine de Médicis et de la royauté, l'inviolabilité des ambassadeurs n'était pas plus un obstacle que l'inviolabilité des reines, le second envoyé du roi de Navarre, M. d'Yolet, ne se montra pas moins hardi, s'il fut moins provoquant, que son prédécesseur d'Aubigné.

L'Estoile rapporte qu'il répondit à la reine mère, qui cherchait à éluder ses représentations par des doléances, mêlées de paroles aigres et fascheuses et même de menaces qu'il les feroit entendee à son maistre, mais qu'il le connoissoit pour prince qui ne se manioit pas à coups de baston[1].

Henri de Navarre, en effet, après avoir longtemps fait contre mauvaise fortune bon cœur ; n'attendait plus que l'occasion de mater la fortune elle-même et de corriger le sort, si longtemps ingrat à tant de belles qualités, mûries par l'épreuve et la leçon de l'adversité.

Il ne se faisait aucune illusion sur les résultats de la modération et de la temporisation.

La Ligue avait désormais précipité les choses à l'extrême ; la misère du temps, l'exaspération des passions politiques et religieuses, arrivées à leur paroxysme, hâtaient les péripéties tragiques et le dénouement fatal d'un drame qui ne pouvait plus finir que par la mort des principaux acteurs.

Nous avons parlé de cette misère du temps et de la ruine du pays, rongé jusqu'aux os par les exactions de vingt-cinq ans de guerre civile et étrangère. Un seul passage de l'Estoile, plus éloquent qu'un long discours, en donnera une idée suffisante pour faire comprendre les angoisses patriotiques et les généreuses colères d'un prince réduit à aggraver tant de maux pour faire sortir le remède de leur excès même, et à guérir par l'épée les blessures de l'épée.

En ce mois d'aoust, — écrivait en 1586 le chroniqueur, — quasi par toute la France, les pauvres gens des champs, mourans de faim, alloient par trouppes, couper sur les terres les espis de bled à demi-meurs et les manger à l'instant, pour assouvir leur faim effrénée : et ce, en despit des laboureurs et autres auxquels les bleds pouvoient appartenir, si d'aventure ils ne se trouvoient les plus forts, mesme les menaçoient ces pauvres gens de les manger eux-mêmes, s'ils ne leur permectoient de manger les espis de leur bled.

Une telle misère, en fomentant les séditions et les factions, voleries, pilleries, mutineries, en provoquant les actes fanatiques et désespérés d'un peuple foulé et rançonné à merci, corrompu par le mauvais exemple des crimes des grands et de leur impunité, était faite pour développer et multiplier dans le royaume ces germes dangereux, ces levains irrités, ces foyers d'explosion auxquels deux événements décisifs mirent le feu.

Quand la mort du duc d'Anjou (10 juin 1584) eut supprimé le dernier obstacle qui séparait du trône le chef de la maison de Bourbon, héritier direct et légitime du dernier des Valois, heureusement stérile ; quand, sans tenir compte de ces droits, Henri III, aveuglé ou trahi, crut de bonne politique de paralyser la Ligue, faite contre lui bien plus que contre tout autre, en l'adoptant et en détournant dans une guerre de persécution religieuse, l'instrument destiné, par l'ambition des Guise, à consacrer leur usurpation ; quand enfin, au grand dommage de la paix, le pape Sixte-Quint excommunia solennellement le roi de Navarre, et que son oncle, le cardinal de Bourbon, prétendit à la couronne dont, sous peine d'abjurer, son neveu était déclaré indigne, chacun comprit, en France et en Europe, que les temps prédits étaient venus.

Chacun comprit que toutes les puissances de l'abîme étaient déchaînées, que toute médiation était inutile, que les paroles ne servaient plus de rien, que la raison du plus fort prenait possession de la terre, et que l'idolâtrie sanglante du fait accompli profitait de la lutte des religions pour installer, sur l'autel souillé par tant de crimes, son Moloch dévorant et ses implacables sacrifices.

On se fait une idée de ce trouble universel, de ce désordre des idées, de ce renversement des traditions, de cet abâtardissement des principes, de cette servitude du droit, quand on voit partout les séditions tendre leurs chaines dans les rues et y accumuler leurs barricades ; quand on voit d'un côté le fanatisme protestant aiguiser ses poignards, de l'autre le fanatisme catholique allumer ses bûchers ; quand enfin, chose inouïe ! chose monstrueuse ! en réponse au défi de Philippe H, tyrannisant les Flandres par le bourreau et menaçant l'Angleterre d'une invasion exterminatrice, on voit Élisabeth faire monter, sur l'échafaud de Fotheringay, sa rivale couronnée, la nièce des Guise et la pupille de l'Espagne !

Un monde nouveau devait sortir des ruines du monde ancien, bouleversé jusque dans ses fondements intimes et séculaires ; mais cette renaissance, espérée de quelques-uns à peine au milieu du désarroi d'une société condamnée et se voilant la tête pour mourir, fie pouvait sortir que du plus terrible choc des nations, de la plus effroyable mêlée des partis qui aient jamais mis aux prises les férocités humaines, et semé sur la terre l'incendie purificateur, les larmes réparatrices et le sang expiatoire.

C'était une guerre inexorable, sans scrupules, sans égards, sans trêve, sans merci, qui devait forcément sortir d'une situation qu'on peut résumer dans les termes suivants, en ce qui touche les trois acteurs principaux du drame noué par l'excommunication d'Henri de Navarre et dénoué par l'assassinat d'Henri III.

Règne en roi catholique, extirpant l'hérésie par le fer et le feu et foudroyant comme rebelles tes sujets égarés : tel était le cri de la Ligue à Henri III éperdu.

La Ligue ! c'est-à-dire une vaste association d'ambition, de haine et de terreur, un immense instrument d'agitation et de domination, fait de l'alliance des passions populaires, des préjugés bourgeois, des avidités soldatesques, des prétentions oligarchiques, du fanatisme religieux. La Ligue ! c'est-à-dire une pareille association, un tel instrument, mis en branle contre la patrie au nom de la nation, et contre la royauté au nom du roi, par un prince qui voulait usurper le pouvoir et dépouiller l'héritier, au risque de ruiner l'héritage, par un cardinal qui voulait être pape, et bénissait et absolvait, avec une armée de moines pour auxiliaires, tout ce que faisait dans ce but commun l'armée des soldats français de l'Union et des mercenaires espagnols !

La Ligue, aiguillonnée par la mort du frère unique du roi, exaltée par la disparition de ce rival, qui abrégeait si à propos pour son chef ambitieux, le duc de Guise, le chemin du trône, la Ligue n'était plus un parti capable de modération, de pacification, dont on pouvait à son gré exciter ou contenir les mouvements.

C'était une force immense, aveugle, fatale, incapable de discipline, rebelle à tout frein, pareille à celle du torrent débordé, de la tempête déchaînée, de l'incendie allumé dans ce qu'il y a de plus inflammable et de plus explosible au monde : la fermentation des passions politiques et des haines religieuses. En vain le roi Henri III, dégoûté de ces auxiliaires, qui paraissaient le sauver et qui devaient le perdre ; en vain les Guise eux-mêmes, entraînés par cet ouragan qu'ils se flattaient de diriger, et devenus les esclaves de ces forces irritées et indociles, dont ils espéraient devenir les maîtres, auraient voulu s'arrêter, temporiser, reculer devant l'œuvre dévastatrice, creuser un lit au torrent, museler le monstre. La vitesse acquise sur la pente fatale où on avait précipité le pays était devenue indomptable, la force acquise irrésistible. 11 fallait marcher, sous peine d'être écrasé, il fallait fournir au fanatisme sa proie quotidienne, sous peine d'être dévoré. Il Panait partager l'autorité avec la multitude, il fallait peut-être partager la patrie avec l'étranger !

Telle était la fatalité implacable et exemplaire de la Ligue, soulèvement dévastateur qui, comme toutes les révolutions, ne produisit rien de durable, ne put que renverser sans reconstruire, dont la terreur seule fut salutaire, dont les principes, à la fois faux et criminels, ne laissèrent rien de grand que le triomphe des principes contraires, dont la fin seule fut féconde, comme l'inondation, qui ne fertilise qu'à la condition de disparaitre.

Il n'y a donc point lieu de louer, ni même d'excuser ce mouvement catholique suscité par des mécréants, ni ce mouvement national servi par des étrangers. Cette double révolution n'eut rien de grand que son orgueil, de fécondant que sa chute, de réparateur que la rosée de larmes et de sang dont elle arrosa les germes des principes modernes qu'elle prétendait arracher.

C'est ainsi que la Ligue purifia, en l'agitant, une atmosphère de corruption et de pestilence morale ; c'est ainsi qu'elle revivifia l'arbre de la monarchie, en greffant sur le tronc pourri des Valois, aux fleurs charmantes et aux fruits empoisonnés, la branche régénératrice des Bourbons.

C'est ainsi qu'elle restaura, par l'horreur des mœurs soldatesques, les mœurs chevaleresques, par le spectacle de l'anarchie l'autorité royale, par la leçon de la guerre civile l'idée (l'ordre, par la leçon de la guerre étrangère l'idée de patrie, par la leçon de la persécution inutile et du martyre vainqueur l'idée de tolérance.

Mais outre que ces résultats, quoique supérieurs à leur prix, ont coûté bien cher à la liberté et à la dignité humaines, il y aurait une exagération singulièrement optimiste à en savoir gré au fléau. Au torrent revient la responsabilité des ruines et des désastres, et non le mérite des reconstructions et des refleurissements qui ont suivi sa retraite. Il y a donc de la témérité à déclarer que la Ligue, malgré tout, a sauvé alors la monarchie et la société françaises[2], à glorifier enfin, dans les troubles de ce temps maudit, l'avènement de cette influence des modérés, des politiques, des centres, qui pendant la révolution de la Ligue, comme pendant celle de la Fronde, comme pendant celle de 1789, a joué toujours le même rôle décevant et stérile.

C'est toujours, en effet, par la faiblesse des modérés que les exaltés ont réussi, et c'est par la complicité, puis par l'absorption ou la destruction des centres, que les extrêmes ont toujours dénaturé et gagné la partie.

Les centres, sous la Ligue, se composent des sceptiques égoïstes qui, suivant l'événement, crient : Vive le roi ! Virent les Guise ! qui, n'ayant point d'opinion, ne risquent point de se contredire, et, n'ayant point de parti, de trahir, mais dont la faiblesse prolonge la lutte, et dont la peur permanente et le zèle fatal l'ensanglantent presque toujours.

Les sages, en 1587, c'étaient ceux ou celles qui négociaient entre les trois grands partis qui se disputaient la France et les nombreuses subdivisions de chacun de ces partis — on en comptait jusqu'à huit dans la Ligue seulement.

C'étaient les légistes timides, les grands seigneurs avides, les courtisans perfides — et en tête la reine mère, — cherchant à endormir la méfiance, née de l'expérience, et à vaincre la résistance, née de la logique, d'un prince condamné à lutter sans cesse pour son droit sous peine de l'aliéner. Telle est en effet, à ce moment décisif, la situation d'Henri IV ; il ne pouvait abjurer par force saris se déshonorer, se soumettre sans déchoir ; il ne pouvait, en ces jours de lutte flagrante où le salut était dans le danger, la paix dans la guerre seule et la modération dans les moyens extrêmes grâces auxquels on allait en finir une bonne fois pour toutes, cesser d'être protestant sans honte, et se contenter d'être roi de Navarre sans perdre ses titres à être roi de France.

Qu'on ne perde point de vue cette logique, cette fatalité de la situation, forcément vouée aux solutions armées et aux dénouements sanglants, sous peine de ne rien comprendre aux mystères de ce temps troublé, aux énigmes de cette époque étrange, aux dédales de ces événements contradictoires.

Ils s'éclairent, s'expliquent, se justifient au contraire, quand on veut bien se souvenir que Henri III ne pouvait reconnaître pour héritier qu'un prince catholique, accepter pour allié qu'un prince triomphant, ce qui l'obligeait de ménager la Ligue afin de l'écraser, d'exiger l'abjuration du roi de Navarre, tout en la sachant impossible, et de l'avoir pour ennemi, en attendant de l'avoir, trop tard, pour allié.

Les exigences d'une telle situation n'échappaient point à Henri de Navarre. Aussi, s'il se bornait à répondre à la reine mère en essayant tour à tour de l'amuser, de la séduire, de l'intimider par une casuistique aussi subtile que la sienne et des brocards non moins mordants que ses pasquils, il écoutait avec empressement et avec confiance la rude fidélité de d'Aubigné lui parlant le langage de la conscience, la sagacité plus politique ou du moins plus mesurée de Sully, lui parlant le langage de la raison. D'accord avec ses deux conseillers, il s'attendait à la guerre inévitable et la préparait comme prochaine, au milieu de tous les mirages de la paix ; et il se montrait confiant dans son étoile, au milieu des plus décourageants obscurcissements de sa fortune.

C'est pourquoi nous ne résistons pas au devoir et au plaisir de résumer ces deux entrevues et ces deux discours décisifs, qui montrent Henri intelligent de sa destinée, conscient de sa mission, et dont le récit est la préface la meilleure à celui de sa première victoire.

Dès la fin de l'année 4580, le baron de Rosny, délié par la paix de ses obligations envers Henri de Navarre, et ne voulant pas se rouiller dans l'inaction, vint prendre congé du roi pour aller guerroyer dans les Flandres, où l'appelaient sa parole donnée à Monsieur, et le soin d'intérêts de famille auxquels sa faveur auprès du duc d'Anjou ne pouvait nuire. Le roi ayant plaisamment exprimé à Rosny, dans ces adieux familiers, sa crainte de ne plus le revoir et de perdre les services d'un seigneur fatalement destiné à devenir Flamand et catholique, Rosny combattit ces appréhensions et ces regrets par une série de raisonnements auxquels nous laissons la saveur piquante des idées et du langage du temps.

... Vostre Majesté voit bien que toutes sortes de raisons m'obligent de faire ce voyage, et de suivre ce prince (le duc d'Anjou) pour un temps ; mais je ne laisseray pour cela d'estre toujours vostre serviteur, puisque mon père m'y a destiné dès ma première jeunesse, et me l'a fait ainsi jurer en mourant ; et cela fondé — outre l'affection naturelle des miens de père en fils envers ceux de vostre maison en l'alliance de laquelle ils ont eu l'honneur d'estre entrez —, sur ce qu'un mien précepteur nommé La Brosse, qui se mesle de prédire et de faire des nativités, ayant fait la vostre et la mienne, et par icelles veu que j'avois l'honneur d'estre né, comme Vostre Majesté, en décembre le jour de saincte Luce, m'a plusieurs fois asseuré, avec grands sermens, qu'infailliblement vous serez un jour roy de France, régnerez assez longuement et tant heureusement, que vous esleverez vostre gloire et la magnificence de vostre royaume au plus haut degré d'honneur et de richesses que l'on sçauroit désirer ; que je seray des mieux auprès de Vostre Majesté, laquelle m'eslevera en biens et aux plus hautes dignitez de l'Estat ; et pour mon regard, je commence à y adjouter quelque foy, pour ce que tout ce qu'il m'a prédit de la mort de mon père et de mon frère aisné, des périls et hazards que j'ay courus, des blessures que j'ay desja receües, et en dois bien encore avoir de plus grands, et de toutes mes autres fortunes, voire jusqu'à me particulariser le voyage que j'entreprends maintenant, s'est trouvé véritable ; et partant soyez asseuré, quelques petits despits que je puisse avoir tesmoigné assez mal à propos, desquels je me repentis aussi tost, et vous en demanday pardon, que je vous serviray à jamais de cœur, d'affection, et très-loyaument ; voire vous promets que si vous avez la guerre sur les bras, je quitteray Monsieur et la Flandre, pour vous venir servir...

Nous ne savons si le lecteur partagera notre impression, ou plutôt nous ne saurions en douter ; mais il nous semble, et il lui semblera sans doute que la scène, pour être naïve et simple, ne manque point de grandeur, surtout lorsque le discours devient un dialogue, par l'intervention du roi, répondant à la confiance et à la franchise de son serviteur avec la même familiarité et la même cordiale effusion.

Il y a là des traits qui peignent à la fois les mœurs du temps et éclairent la physionomie des deux futurs grands hommes d'une lumière vive et sympathique. On n'assiste pas sans émotion à ces mutuelles confidences, débarrassées de tout apprêt et de tout artifice, de deux personnages faits pour s'estimer encore plus que pour s'aimer réciproquement, qui connaissent tous deux leur valeur, l'ont vérifiée à l'épreuve, qui vont droit au but et dont les paroles sont des actes.

La profession de foi de Sully, de ce financier qui a appris compter à ses dépens et respire déjà, à travers la vivacité de la jeunesse, le sentiment de l'ordre, le goût de la règle, le culte de l'honneur et du devoir, nous le montre dès lors tel qu'il sera bientôt avec tant d'éclat, dévoué mais sincère, loyal mais indépendant, respectant, avec la probité chevaleresque, une parole qui l'engage à un prince indigne de sa foi, mais gardant, au milieu de son infidélité passagère, à son maître de prédilection, une affection à la fois spontanée et réfléchie, fondée sur l'attrait réciproque et l'intérêt commun.

A la fois naïf et avisé, généreux et raisonnable, Sully, tout en confessant son goût pour le prince qui le regrette, ne dissimule pas non plus que ce goût est d'accord avec sa raison, qu'il trouve à la fois agréable et utile de le servir, et qu'il ne voit pas moins de profit que de plaisir à associer son sort à un grand destin et à partager les faveurs prophétiquement entrevues de la fortune d'Henri, après avoir essuyé ses rigueurs.

Tout le caractère de Sully revit dans ses paroles. On ne reconnaît pas moins Henri aux siennes, à leur cordialité, à leur jovialité, à leur malice, à leur habileté, à toutes ces qualités charmantes qu'il déployait avec une irrésistible coquetterie, quand il s'agissait de s'attacher un homme qui valait la peine d'être ménagé, recherché, ensorcelé. Qu'on en juge par cet extrait :

— Or bien, respondit le roy de Navarre, vous me resjoüissez infiniment de me dire cela, encore que je n'adjouste pas trop de foy à tous ces pronostiqueurs, pour ce que Dieu y est offencé grandement ; et me faites souvenir de quelque chose de semblable, touchant Monsieur et moy ; et puisque vous protestez de ne changer jamais de religion et de nous venir ayder, si on nous fait la guerre, je ne vous tiens plus pour perdu, mais pour estre à moy autant que je me le suis promis et que je le désire ; car quant à ce prince que vous allez maintenant servir, il me trompera bien, s'il ne trompe tous ceux qui se fieront en lui, et surtout s'il ayme jamais ceux de la religion, ni leur fait aucuns advantages ; car je sçay, pour luy avoir ouy dire plusieurs fois, qu'il les hayt comme le diable dans son cœur ; et puis il a le cœur double et si malin, a le courage si lasche, le corps si mal basty, et est tant inhabille à toutes sortes de vertueux exercices, que je ne me saurois persuader qu'il fasse jamais rien de généreux, ny qu'il possède heureusement les honneurs, grandeurs et bonnes fortunes qui semblent maintenant luy estre préparées.... ; et sçachez qu'il me hayt plus que personne qui soit au monde, comme de ma part je ne l'ayme pas trop...

Sur ce, Henri, faisant un retour sur le passé, remonte aux causes de cette animosité secrète, fondée d'abord sur des rivalités frivoles, à cette époque de disgrâce commune où tous deux, prisonniers à la cour et ne sachant à quoi se divertir, s'amusaient, faute de mieux, à faire voler des cailles dans leur chambre. Mais ce qui a surtout provoqué la jalousie et l'antipathie du duc d'Anjou, c'est une prédiction dont le même prince qui, tout à l'heure, affectait de sourire de l'horoscope de la Brosse, ne peut s'empêcher de prendre plus au sérieux les promesses confirmées par une si singulière coïncidence. Après avoir énuméré certains griefs tirés des succès frivoles d'Henri et du dépit qu'ils causaient au duc d'Anjou, le roi de Navarre aborde le grief, beaucoup plus grave, de l'ambition inquiète et de l'incurable duplicité du prince.

... A cela s'adjouta un autre sujet de haine, à cause d'une prédiction quasi semblable à celle que vous m'avez dite de vostre précepteur ; car on m'a donné pour chose très-certaine, qu'un jour ce prince demandant sa bonne fortune à un des siens qui avoit fait sa nativité, après plusieurs refus sur ce fait, et qu'il l'eut menacé de luy faire desplaisir, s'il lui celoit la vérité des choses qui luy devoient advenir, il lui dit : a Je ne vous voulois rien dire de tout ce que vous désirez sçavoir touchant la royauté, car ny vos mains, ny vostre face, ny vostre horoscope, ny.aucun astre ne vous promettent ny félicité, ny grandeur de longue durée ; vous ne serez jamais Roy, car tout cela est réservé pour le Roy de Navarre, qui sera un jour Roy de France, des plus estimez qui ayent jamais régné... Et depuis cela je sçay, car il ne s'en est pu taire, qu'il me porte une envie et une haine mortelle.

.... Et vous ay dit tout cecy sur ce que vous m'avez représenté des pronostications que vous avoit autrefois fait vostre précepteur, lesquelles j'essayeray d'accomplir pour ce qui vous regarde, si le surplus se trouve véritable, et ainsi vous le promets-je. Cependant je seray bien ayse que vous puissiez avoir bonne fortune en Flandre, puisque vous m'asseurez de nous venir revoir si l'on nous fait la guerre, laquelle, à mon opinion, ne tardera pas beaucoup à nous tomber sur les bras, plus furieuse que jamais ; car, selon les avis que j'en reçoy, il se jette des fondements de toutes parts pour exterminer entièrement la religion[3].

Henri de Navarre ne se trompait point, comme on le verra, comme on l'a déjà vu par ce que nous avons dit de la Ligue, de cette association dont les membres prêtaient le serment significatif de défendre la religion, de remettre les provinces aux mêmes droits, franchises et libertés qu'elles avaient au temps de Clovis, de procéder contre ceux qui persécuteraient sans exception de personne ; enfin : de rendre prompte obéissance et fidèle service au chef qui serait nommé.

Henri de Navarre ne se trompait pas davantage en appréhendant tout haut, devant Sully, les déceptions d'une entreprise qui fut loin, en effet, de lui être avantageuse, où le duc d'Anjou, par son orgueil et sa duplicité, s'attira le mépris public, le mépris des siens même, et où Sully, après bien des épreuves, fut trop heureux d'échapper à la captivité rigoureuse et longue de Turenne et de la Noue, à la mort tragique de bien d'autres ; enfin, de se tirer de cette méchante expédition dont l'avortement touche tour à tour à l'odieux et au ridicule, sans trop de mal et plus dupe que victime de sa confiance.

Henri avait prédit à sou serviteur, qui ne l'oublia point, les résultats décevants de l'expédition des Pays-Bas, et cette marque de clairvoyance ajouta à l'estime pour le roi que Sully joignait à son goût pour l'homme, dans le prince qui lui avait si cordialement offert son amitié et ne manqua pas de réclamer flatteusement son service quand il apprit son retour. Sully fit en effet un voyage auprès du roi de Navarre, qui ne put s'empêcher de lui rappeler ses conseils, pour toute vengeance de ce qu'il ne les avait pas suivis, et l'attacha étroitement à sa cause, en lui confiant une mission en cour.

Dans les premiers mois de l'année 4585, le roi de Navarre, prévoyant l'orage d'ambitions coalisées et de haines intéressées qui allait fondre sur lui à la première occasion, prit ses mesures pour n'être point surpris et pour résister à ces assauts de la fortune dont il était menacé de toutes parts.

Rosny avait devancé son appel et fut associé aux délibérations et aux négociations destinées à assurer, dans les meilleures conditions de nombre, de subsides et d'alliances, la prise d'armes décidée, dans l'entrevue de Saint-Paul-de-la-Miatte, avec le maréchal de Montmorency.

C'est au sortir d'un conseil qui suivit cette entrevue qu'eut lieu, entre un prince militant et généreux que Sully, impatient de gloire et de fortune, préférait servir qu'un prince triomphant et ingrat, et son plus populaire serviteur, un nouvel entretien, non moins caractéristique que le précédent. Il est raconté en ces termes par les secrétaires auxquels le grand ministre devait dicter plus tard ces Mémoires qu'ils sont censés lui adresser :

Le Roy de Navarre vous appella lors, vous fit cas de vostre opinion et puis vous dit : M. le baron de Rosny, ce n'est pas tout que de bien dire, il faut encore mieux faire : estes-vous pas résolu que nous mourions ensemble ? Il n'est plus temps d'estre bon mesnager ; il faut que tous les gens d'honneur et qui ont de la conscience, employent la moitié de leurs biens pour en sauver l'autre : et m'asseure que vous serez des premiers à m'assister ; aussi je vous promets que si j'ay jamais bonne fortune, vous y participerez.

Sully répondit :

— Non, non, Sire, je ne veux point que nous mourions ensemble, mais que nous vivions et rompions la teste à tous nos ennemis ; mon bon mes-nage y servira plus qu'il n'y nuira ; j'ay encore pour cent mille livres de bois à vendre, que j'employeray à cela ; mais vous m'en donnerez un jour davantage, lorsque vous serez bien riche ; car, comme je vous l'ay déjà dit autrefois, j'ay eu un précepteur qui avoit le diable au corps, qui me l'a ainsi dénoncé....

Le roi tourna ce propos en risée et embrassa son interlocuteur en lui disant :

— Or bien, mon ami, retournez-vous-en chez vous, faites diligence, et me revenez trouver au plus tost, avec le plus de vos amis que vous pourrez, et n'oubliez pas vos bois de haute futaye.

Ensuite, Henri prenant Sully à part, lui dit confidemment

— Vous voyez, il me va tomber sur les bras, et à tous ceux de la religion, une grande, fort dangereuse et longue guerre ; je voudrois bien la pouvoir jetter dans leurs entrailles, et l'approcher de Paris, ou pour le moins de la rivière de Loire, car c'est le seul moyen de les mettre à la rayson ; j'ay, pour cet effet, quelques pratiques sur le chàteau d'Angers ; M. le prince (de Condé) y a aussi quelque dessein ; j'ay peur que l'un pour l'amour de l'autre, nous ne gestions tout. Cependant, tenez-vous prest de partir avec vos amis, pour me venir assister ; je vous advertiray de ce qui sera.

Sur ces mots, le roi embrassa encore Sully par deux fois, et celui-ci prit son congé, pour aller vaquer à ses préparatifs d'entrée en campagne.

Cependant la mort du duc d'Anjou, qui supprimait le dernier intermédiaire entre le trône occupé par un roi sans enfants, et son plus proche parent et légitime héritier Henri de Navarre, mit le feu aux ambitions rivales et aux passions hostiles qui couvaient depuis longtemps sous la cendre d'une apparente pacification ; et l'édit de juillet 1785, arraché à Henri III par l'influence impérieuse de la Ligue, l'injonction qu'il contenait aux huguenots d'abjurer ou de vider le royaume sous six mois, précipita la rupture, dont il fut, pour ainsi dire, le signal.

Au moment de répondre à ce défi, Henri, moins pour conjurer des événements inévitables que pour rallier ses partisans et obtenir d'eux, en paraissant se diriger d'ares leur avis, un concours plus énergique et plus dévoué, tint un conseil à Genres, en Poitou, dans lequel il fit appel aux lumières et aux ressources de ses plus considérables amis.

D'Aubigné, l'homme des moments critiques et décisifs, celui dont l'éloquence traduisait le mieux les sentiments encore confus des timorés, et dont l'énergie communicative entraînait l'adhésion des politiques, y parut et y parla en termes dont la chaleur, après trois siècles, ne s'est point refroidie :

... Si vous vous armez, le Roi vous craindra ; il est vrai, si le Roi vous craint, il vous haïra. Pleust à Dieu que cette haine fust à commencer ! S'il vous hait, il vous destruira. (Pleust à Dieu) que nous n'eussions point encore essaie le pouvoir de cette haine, mais bien à propos, la crainte qui empesche les effects de la haine ! Heureux seront ceux qui par cette crainte empescheront leur ruine ; malheureux qui appellera cette ruine par le mespris ! Je di donc que nous ne devons point estre seuls désarmez quand toute la France est en armes, ni permettre à nos soldats de prester serment aux capitaines qui l'ont presté de nous exterminer, leur faire avoir en révérence les visages sur lesquels ils doivent faire trencher leurs coutelas, et de plus les faire marcher sous les drapeaux de la croix blanche, qui leur ont servi et doivent servir encore de quintaines et de blanc (de marques et de but).

... Oui, il faut monstrer notre humilité ; faisons donc que ce soit sans lascheté ; demeurons capables de servir le Roi à son besoin, et de nous servir au nostre, et puis ploier devant lui quand il sera temps nos genoux tous armez, lui prester le serment en tirant la main du gantelet, porter à ses pieds nos victoires et non pas nos estonnements... J'adjousterai encore ce poinct de droit : c'est que le prétexte sur lequel nos ennemis ont eschapé à leur Roi est pour nous sauter au collet. Il est nécessaire que le respect de nos espées les arreste puisque le sceptre ne le peut ; ostons-leur la joie et le proffit de la soumission que nous voulons rendre au prince. Et quant au conseil par lequel nous avons esté dissipez, soit assez de servir entiers ceux qui nous veulent en pièces et morceaux.

Je concluds ainsi :

Si nous nous désarmons, le Roi nous mesprisera ; nostre mespris le donnera à nos ennemis ; unis avec eux il nous attaquera et ruinera désarmez ; ou bien si nous nous armons, le Roi nous estimera ; nous estimant, il nous appellera ; unis avec lui nous romprons la teste à ses ennemis...

Huit jours après cette admirable harangue, cet éloquent sursum corda d'un orateur qui était aussi un politique, commençait cette huitième et dernière guerre civile, dite des Trois Henri ou des Barricades, et où, à travers bien des vicissitudes, bien des alternatives, le roi de Navarre sut toujours garder intact, au milieu des défaillances de sa fortune, le prestige moral de son droit.

Ce prestige tenait à ce qu'il n'avait point provoqué le conflit, et qu'il l'avait subi dans l'intérêt général plus que dans l'intérêt politique, combattant malgré lui un roi dont il était le légitime successeur, pour le délivrer de la tyrannie de ces sujets rebelles, leurs adversaires communs, et pour rendre à la France la dignité du pouvoir, la sécurité de l'ordre, la paix de la tolérance.

Cette politique de logique et de modération devait assurer tôt ou tard à Henri la victoire, que lui promettait avec raison d'Aubigné ; et cette victoire, remportée moins sur les troupes du roi que sur celles de princes dont l'ambition n'avait reculé ni devant l'appui de l'étranger, ni devant une usurpation partielle, en attendant la spoliation définitive, Henri ne semblait la rechercher que pour en offrir l'hommage au seul souverain légitime et se montrer digne de son héritage.

Mais un tel sentiment du droit, une intelligence à la fois si hardie et si sage de la situation ne pouvaient prévaloir que par l'empire de la force, sur un peuple livré depuis trente ans aux passions religieuses et aux factions politiques ; et pour triompher de la disgrâce des circonstances, pour résister à la puissance des Guise, secondée par la faiblesse d'Henri III et chaque jour accrue de la popularité du fanatisme, pour l'emporter sur la Ligue et ses alliés, Rome, l'Espagne et l'Empire, ce n'était point trop des triples ressources du génie, du droit et de la raison.

Malheureusement pour Henri, la lenteur des préparatifs militaires avec une armée recrutée moitié de mercenaires, moitié de volontaires ; la division des chefs qui n'unissaient leur drapeau au sien que pour chercher, à son ombre, l'occasion d'une défection lucrative ou d'une action indépendante, enfin la pénurie de son Trésor : tous ces obstacles contribuèrent d'abord à paralyser ses efforts et à donner aux premières opérations de la guerre un caractère aussi aventureux que son but était chevaleresque, une apparence aussi mesquine que son plan était vaste.

Lorsque Sully vint rejoindre le roi de Navarre, — aux débuts incertains et précaires de cette campagne digne de l'épopée, qui commençait à la façon d'un roman de cape et d'épée, — et ajouta son groupe aux maigres forces réunies pour affronter le premier choc, essuyer la première furie de cette armée d'enveloppement, dont le maréchal de Matignon d'un côté, le duc de Mayenne de l'autre, resserraient progressivement l'étau, il se trouvait à la tête d'environ quarante mille livres et, de son propre aveu, il était douteux que toute la cour du roi de Navarre ensemble en eût autant.

C'est au milieu de ces difficultés que jaillit, des méditations inquiètes d'Henri, pour la première fois aux prises avec des problèmes dignes de son génie et de son expérience, cet admirable plan de campagne exposé par Sully, qui se vante de l'avoir inspiré. Son but était de paralyser du premier coup l'élan de la double armée catholique, et de changer les événements en déplaçant le théâtre. Il s'agissait, en un mot, d'entrer comme un coin au cœur même de la coalition, de séparer le roi de la Ligue, de foudroyer la capitale rebelle, et d'achever, tronçon par tronçon, les restes dispersés de l'hydre oligarchique. C'est ce plan qu'inaugurera la victoire de Coutras et qui amènera, sous les murs de Paris assiégé, Henri III et Henri de Navarre réconciliés. Mais d'ici là que de vicissitudes, que de traverses et quel matin troublé d'un si triomphant midi ! On en jugera par ces détails, empruntés à Sully :

L'armée de Guyenne, que devoit conduire M. du Mayne, estant assemblée, il vint en icelle, avec telle espouvante d'un chacun qu'il est impossible de le croire ; toutes les villes du party du roy de Navarre se munissoient, luy estoit fort empesché ne sçachant que devenir, car il sembloit n'y en avoir aucune assez forte pour éviter la première furie d'une si grande armée, et mettre sa personne en seureté ; les uns luy conseilloient d'aller en Languedoc, ce qu'il ne vouloit faire, à cause que c'estoit hors de son gouvernement ; les autres de s'en aller par mer en Angleterre pour y trouver assistance d'argent, et avec cela passer en Allemagne pour amener luy-mesme l'armée qui se préparoit pour son secours...

Au milieu de ces perplexités, Sully, consulté, émit l'énergique avis suivant :

... Sire, pour mon regard tous lieux et tous pays me sont bons, car partout où vous hasarderez vostre vie et fortune, je dois tenir à honneur et à gloire de perdre la mienne en vous servant ; car, puisque je me suis donné à vous, je dois compter la longueur de ma vie, non par le grand nombre d'années, mais par la quantité de services que je vous rendray ; j'ay, grâce à Dieu, de l'argent pour vous suivre par tout le monde ; mais si vous me permettez de parler librement, je vous diray que vous devez oublier ce qui semble vous retenir en ce pays ; pourvoir toutes les places d'iceluy de bons gouverneurs et des autres choses nécessaires pour leur défence autant qu'il vous sera possible ; laisser un lieutenant de qualité sur le tout, pour oster les jalousies du commandement ; voir le chemin que tiendra M. du Mayne ; considérer quels seront les premiers desseins, et puis prendre une bonne trouppe facile à exploitter chemins, et vous retirer à la Rochelle ; car c'est une suffisante retraite pour la seureté de vostre personne. Ce ne sera point vous enfuyr, au contraire vous approcher de Paris, et estre en lieu commode pour vivre et tirer des deniers et commoditez de la mer, et pour passer aux pays estrangers toutes les fois qu'il vous plaira, qui ne sera néanlmoins jamais mon opinion ; car vous devez avoir un jour trop bonne part à la France pour la quitter de gayeté de cœur ; par ce moyen vous ferez quatre fortes testes à vostre party l'une par vous-mesme et M. le prince à la Rochelle et aux environs ; car vostre personne étant là, vous estendrez vos limites ; l'autre par M. de Montmorency en Languedoc ; l'autre, par M. de Lesdiguières en Dauphiné ; et l'autre par M. de Thurenne en Guyenne. Et puis, vostre armée d'estrangers venant à la traverse, si elle est bien conduite, tout cela donnera bien à penser à ceux qui rendent vostre ruyne si facile....

Henri goûta d'autant mieux le conseil qu'il était conforme à ses propres vues ; mais il ne se hâta point de le suivre, et ne résista point à l'envie de narguer la surveillance, de plus en plus étroite, de l'armée royale et de se promener un peu par la Guyenne.

Mal faillit lui prendre de cette témérité, car après avoir perdu un temps précieux en Béarn, il fut trop heureux d'échapper, à force de bravoure et d'industrie, avec vingt compagnons choisis et déterminés, aux mailles du réseau d'embuscades étendu par le duc de Mayenne sur les deux rives de la Garonne, depuis Nérac.

Bientôt se trouvant avoir trop peu de forces pour opposer à de si grandes armées que celles qu'il avoit sur les bras le roi de Navarre se résolut à laisser à M. de Turenne, en qualité de lieutenant général, la suite des opérations, surtout défensives, en Guyenne, et il partit un matin de Bergerac avec cent chevaux seulement et les deux compagnies de ses gardes, et s'achemina vers Pont, Sainct-Jean-d'Angély et la Rochelle, où il se délibéra de faire de là en avant son principal séjour.

De ce quartier général, une fois qu'il y eut assuré ses étriers, le roi de Navarre s'élançait à chaque occasion pour des expéditions qui étendaient le rayon de son autorité, et des siéges la plupart heureux où il ne dédaignait point, comme à celui de Fontenay, de payer de sa personne et de donner l'exemple non-seulement comme général mais comme soldat, non-seulement comme ingénieur mais comme mineur, estant tousjours dans les tranchées et travaillant luy-mesme du pic et de la pioche.

Dans les premiers jours de l'année 1587, la cour jugea à propos de mettre obstacle à ces petites prospérités qui enfloient le courage d'un chacun et grossissoient les troupes du roi de Navarre. Le favori d'Henri III, son propre beau-frère, le duc de Joyeuse, fut chargé de l'expédition destinée à empescher la continuation des progrez du roy de Navarre, qui, depuis peu, avoit encore failly deux entreprises, l'une sur Niort et l'autre sur Parthenay, le contraindre de quitter la campagne, et se retirer dans sa coquille de la Rochelle, ou de l'assiéger en tout autre lieu qu'il se pourroit mettre.

Le duc de Joyeuse, impatient de prendre sa revanche de quelques échecs antérieurs, de frapper un coup décisif et glorieux, de regagner à jamais par un tel service la confiance de son maitre, que le soupçon de pactiser avec la Ligue lui avait aliénée, s'achemina donc vers le Poitou avec une belle et grande armée, abondamment pourveüe de toutes choses, et luy accompagné de tous les principaux seigneurs et plus galands hommes de la cour.

Quelques succès inévitables dans une lutte si inégale, dont il songea plus à abuser qu'à profiter, quelques échecs aussi, précurseurs du prochain désastre, dont il méprisa la leçon et ne chercha qu'à venger l'injure, portèrent jusqu'à l'exaltation la plus outrecuidante et la plus fanfaronne les espérances et les rancunes du jeune général, enflé d'orgueil et de colère.

ll grossit démesurément ses exploits du Poitou, avec la connivence de la crédulité de la cour et de l'opinion ; il passa sous silence la déroute récente de son arrière-garde, le pillage de ses bagages et les défaillances de troupes aussi nombreuses qu'indisciplinées. Bref, après avoir joui dans la capitale d'une sorte de triomphe anticipé et s'estre fait adorer comme destiné du ciel pour la destruction des huguenots, par toute la badaudaille de cette grande ville ou plutost petit monde de Paris, il profita, pour renforcer ses troupes, de la complaisance du roi, qui ne lui refusait ni hommes ni argent, et outre cela convia ce qu'il y avoit de plus leste et esclatante noblesse dans la cour, la priant de le vouloir suivre, non-seulement, disoit-il, pour se trouver en une bataille, mais aussi à une victoire certaine et triomphe préparé.

Tout se préparait, du côté de Henri de Navarre, pour affronter sans trop de désavantage cette armée qui s'intitulait fièrement la redoutable, et qui marchait si superbement à un sort pareil à celui de l'Invincible Armada. Cette flotte espagnole, vengeresse du triomphe du protestantisme en Angleterre et du martyre de Marie Stuart, devait, on le sait, un au plus tard, s'abîmer dans la tempête, comme les plaines de Coutras allaient s'enfler des tombes de ces présomptueux gentilshommes qui défiaient au combat les rudes compagnons du roi de Navarre.

Ceux-là n'étaient point des courtisans, c'étaient des soldats. Ils ne risquaient point seulement la courte honte d'une défaite, ils se battaient pour la liberté, pour la patrie, pour la vie, contre les armées du fanatisme, de l'exil, du bûcher. Ils luttaient, pour leur conscience et pour leur foi, contre des adversaires qui ne songeaient qu'à l'honneur, ou qu'au plaisir, ou qu'au profit de la victoire. L'adversité, la persécution, la pauvreté, la fatigue avaient été les institutrices et les éducatrices des troupes huguenotes, aux mœurs austères, aux habitudes frugales, disciplinées et religieuses. La prospérité, la faveur, la mollesse des cours avaient moins bien préparé à un effort suprême ces gentilshommes plus romanesques qu'héroïques, qui allaient, vêtus de velours et de soie, en pourpoints brodés, en casques empanachés, se heurter contre des adversaires puritains d'aspect comme de cœur, qui ne connaissaient d'autre vêtement que le buffle et le fer, et ne prisaient à la guerre que la parure de la victoire.

Tel était le contraste saisissant de la physionomie matérielle et morale des deux armées, qui passèrent plusieurs jours à se concentrer et à s'observer, sentant bien que l'occasion serait décisive, et qu'on se préparait à une rencontre qui serait une vraie bataille, c'est-à-dire, selon l'heur où le malheur du cas, une victoire ou une défaite, avec toutes les conséquences que comportent les deux mots et surtout les deux choses.

Le duc de Joyeuse dut séjourner sept à huit jours à Poitiers, pour y attendre les officiers ou les soldats retardataires, et donner le loisir d'un insouciant ralliement à plusieurs seigneurs et gentilshommes de la cour, lesquels estoient demeurez derrière, les uns pour achepter des chevaux et des armes, les autres pour dresser leur équipage, les autres pour trouver de l'argent, les autres pour dire adieu aux belles dames, etc.

Pendant ce temps Henri de Navarre faisait battre le rappel de tous ses partisans, et donnait aux bandes en formation des quartiers bien échelonnés. Puis, avec tout ce qu'il avoit pu tirer de l'Aunix, Poictou, Anjou, Tourraine et Berry, ayant pris deux canons et une couleteine à la Rochelle, fort bien équippez et munitionnez, en estoit party pour s'aller joindre avec les autres, et tous ensemble s'acheminer au devant de son armée estrangêre par les costez de la Guyenne, du Languedoc et du Lyonnais, afin de gagner la source de Loire, et joindre tousjours nouvelles troupes en marchant.

Ces détails, fournis par Sully, sont caractéristiques et permettent, même aux profanes, de se rendre compte des dispositions préliminaires des deux armées, et de leur différente escrime : le duc de Joyeuse voulant garder l'avantage du nombre et de l'offensive et frapper son ennemi au moment propice et au point décisif ; Henri se dérobant à l'étreinte et tâtant à son tour l'adversaire de façon à l'éparpiller, à l'affaiblir et à le jeter doucement sur les piques de ses renforts étrangers.

Tout en sentant une bataille nécessaire, inévitable même, le roi de Navarre en hâtait moins l'occasion qu'il ne cherchait à se mettre en mesure d'en profiter. Il comptait avec raison sur l'impatience du duc de Joyeuse, et sur les maladresses qu'entraine presque toujours, à la guerre, cette impatience. Le chef de l'armée d'Henri III ou plutôt de la Ligue, en effet, se hâta de déloger de Poitiers et de prendre la campagne, sans attendre le surplus de ses forces. II avait déjà huit mille hommes de pied et deux mille chevaux ; c'est plus qu'il n'en fallait, selon lui, pour nouer la partie, sauf au maréchal de Matignon à en assurer le gain par son intervention et à achever au besoin la victoire.

Henri de Navarre, qui hasardait beaucoup plus que le duc de Joyeuse, faisait plus de façons pour engager le jeu, et évidemment inquiet de son infériorité comme nombre, cherchait à la compenser par l'avantage de la position et la certitude du voisinage des vingt-sept mille hommes, Suisses, reîtres et lansquenets, que les princes d'Allemagne ses alliés envoyaient à son secours. De là, un système de marches et contre-marches, de feintes et contre-feintes qui consistait à s'éloigner en menaçant et à dissimuler une habile retraite sous des démonstrations hardies. De là aussi, pour Henri, un intérêt majeur à se saisir des gués et passages des rivières de l'Isle et Drône, dessein dans lequel il fut contrarié, mais non assez tôt, par un adversaire moins souple en ses mouvements, moins convaincu du prix du temps et moins attentif à l'exécution de ses ordres.

Sully explique tout cela avec la netteté d'un témoin :

Le roy de Navarre ayant joint à luy messieurs les princes de Condé et le comte de Soissons, vicomte de Thurenne, seigneur de la Trimoûille, comte de la Rochefoucault et autres seigneurs, avec ce que chacun d'eux avoit pl rassembler de gens de guerre, il s'advança, en partant de Ponts, vers Mont-lieu, Mont-guyon, et la Roche-chalais, le jour de devant que M. de Joyeuse eut pris son logement aux environs de Chalais et d'Aube-terre, tellement que le jour suivant, il al riva que chacun des deux camps fit un mesme dessein ; à sçavoir : de se saisir des guez et passage des rivières de l'Isle et Prône ; le premier, afin qu'ayant mis ces rivières entre son ennemy et luy, il poursuivist plus librement son chemin entrepris, et l'autre pour l'empêcher de passer, et par ce moyen de gagner la rivière de Dordonne (Dordogne) ou il sçavoit qu'il estoit si fort, à cause de la quantité de bonnes villes qu'il tenoit sur icelle, qu'il luy seroit impossible de le contraindre à combattre, comme il s'en estoit vanté et en avoit eu exprès commandement du Roy....

Malheureusement pour le succès de son plan, le duc de Joyeuse avait affaire à forte partie. La preuve, c'est que le roi de Navarre estimant que, pour la défensive, dont il ne voulait sortir qu'à bon escient le logis de Coutras seroit grandement advantageux et confirmé dans cette opinion par l'importance que parut attacher l'ennemi à le priver de ce poste, eut l'art de l'y devancer et de s'y maintenir.

Restait du moins pour le duc de Joyeuse, contraint de laisser à Henri de Navarre l'avantage de la situation de Coutras, la chance de l'empêcher de franchir la rivière, et n'ayant pu réussir à le déloger du gîte, de le frapper dans le mouvement, le désordre et l'embarras d'un tel passage.

Le roi de Navarre, qui voulait naturellement tout ce que son adversaire ne voulait pas, songea à effectuer impunément son mouvement ; dans ce but, il le précipita de façon à profiter de la surprise de l'ennemi, qui n'étant pas encore en force sur ce point, ne pouvait que contrarier, s'il l'apercevait, une besogne prudemment dissimulée sous les voiles de la nuit.

Henri commit MM. de Clermont, du Bois du Lys, de Mignonville et de Rosny (Sully) à la conduite de cette difficile opération qui consistait à accommoder les passages, et à porter d'une rive à l'autre l'artillerie, son cariage et les bagages du camp.

Sully et ses collègues, sentant tout le prix du succès, ne s'y épargnèrent point, se fourrant à tous moments dans l'eau et dans la bourbe jusqu'aux genoux.

Tant d'efforts ne purent toutefois triompher complètement des obstacles de cette gigantesque corvée ; elle était à peine à moitié de son terme que le duc de Joyeuse, averti par ses espions des intentions du roi de Navarre, résolut de l'empêcher, à tout prix, de les accomplir et de se dérober à son atteinte.

Il fit sonner à cheval et battre aux champs dès les dix heures du soir et marcher son camp toute la nuit. Mais il ne sut point garder le secret de ce mouvement impatient et quelque peu désordonné, qui fut éventé par les batteurs d'estrade envoyés en reconnaissance sur les flancs de l'armée du roi de Navarre. Ces promenades et ces escarmouches d'enfants perdus et d'estradiots (les hulans du temps) firent l'effet des mouches dont le bourdonnement et l'aiguillonnement importuns dénoncent l'approche de l'orage. Henri n'avait plus le temps de l'éviter. Il résolut alors de l'affronter du moins dans les meilleures conditions ; pour cela, il renonça au passage interrompu, fit rebrousser chemin à son artillerie et prit les dispositions d'un général qui choisit son champ de bataille.

... Le roy de Navarre estant fait certain... que tout le camp marchoit en gros et en diligence résolu de donner bataille, et qu'il pourroit estre à 'velte du sien dès les sept à huit heures du matin, il reconnust aussitost qu'il lui seroit impossible d'avoir fait passer plus de la moitié de ses trouppes, avant que d'avoir l'ennemy sur les bras, et partant qu'il valloit beaucoup mieux se résoudre à la bataille avec toutes ses forces, que de se laisser attaquer par pièces en se retirant, à quoy tous les gens de qualité et les capitaines qui l'assistoient conclurent semblablement ; si bien que l'on n'oyoit plus retentir autre voix parmi eux que Bataille ! bataille !

Nous connaissons maintenant, grâce aux détails fournis par Sully, témoin oculaire et acteur principal dans cette affaire, le plan, le dessin exacts de cette dramatique bataille de Coutras, si rapide et si décisive, qui assura en deux heures à

Henri les bénéfices moraux si considérables de la première victoire, et le sacra général, en attendant que d'autres le sacrassent roi d'un sang plus fructueusement répandu.

Sur ces lignes stratégiques de la bataille de Coutras si nous voulons jeter la couleur et par suite la vie, il suffit d'emprunter aux récits et Mémoires du temps, qui semblent en frémir encore, quelques détails caractéristiques.

Les Mémoires de Sully nous montrent le roi de Navarre, une fois son parti pris, procédant aux dispositions nouvelles avec cette justesse de coup d'œil, cette verve, cet entrain, cette alacrité joviale et cordiale qui donnent aux troupes ce qui les électrise bien mieux que les plus éloquents discours : l'exemple de la confiance. Or, soit effet d'une sorte d'intuition de génie, soit effet d'une sorte de divination du cœur, Henri avait confiance dans le résultat de la journée, et il débordait d'une sorte d'enthousiasme modeste et sympathique. Il retint M. de Mignonville pour ordonner les gens de pied, et appela MM. de Clermont, de Bois du Lys et Sully pour les dépêcher à la commission de faire repasser l'artillerie promptement avec son équipage, et la loger au lieu qu'il voudroit prendre son champ de bataille.

Il montra lui-même ce champ de bataille à Sully et comme ce dernier se séparait de lui pour aller travailler avec une chère gaye (mine joyeuse), Henri lui dit en l'accollant :

Mon amy Rosny, c'est à ce coup qu'il faut faire paroistre vostre esprit et vostre diligence, qui nous est mille fois plus nécessaire qu'elle n'estoit hier, à cause que le temps nous presse et que de l'artillerie bien logée, bien munie et bien exp loittée dépendra en grande partie le gain de la bataille, lequel j'attend de Dieu, puisqu'il est ici question de sa gloire, et que nous combattons pour la conservation du royaume, que ces gens-cy veulent dissiper, et mon dessein est de le restablir.

Sully prit congé du roi sur ce propos et si agréablement aiguillonné, chatouillé, il l'avoue lui-même, par cette petite poincte de loûange et d'encouragement, qu'il eust été difficile de rien adjouster aux effets qu'elle fit produire.

Malgré leurs efforts, il fut impossible à Sully et à ses auxiliaires, MM. du Bois du Lys et de Clermont, de faire repasser les pièces et munitions et de placer tout cela où le roy de Navarre avoit commandé, qui estoit une petite eslévation de terre fort advantageuse, avant que les deux armées ne fussent desjà rengées en ordre de combat l'une devant l'autre, prestes d'en venir aux mains.

Heureusement pour le succès, qui devait être décisif, de ce foudroiement préalable des bataillons, suivi de charges fournies avec toute la vigueur de sa rude chevalerie (car tel était le plan de bataille d'Henri), le duc de Joyeuse perdit un temps précieux à changer de position ses batteries, qu'il reconnut tardivement avoir été établies trop bas, ce qui rendait leur tir inoffensif. Les trois pièces qui formaient toute l'artillerie du roi de Navarre purent, à la faveur de ce contretemps, jouer utilement leur rôle contre un ennemi dont le chef gâtait tout faute de jugement et d'expérience et parce qu'il usoit plus test de furie et précipitation, tant il désiroit se venger des trouppes que le roy de Navarre luy avoit défaites et satisfaire aux espérances qu'il avoit conçües en luy et données aux autres.

Nous ne tarderons pas à voir de quelle utilité, de quelle éloquence furent ces trois pièces d'artillerie bien disposées et bien pointées. Mais ce qui est à la louange du roi de Navarre et de ses troupes, c'est que le succès de la bataille fut moins dû encore aux trouées de l'artillerie et aux charges de la cavalerie qu'à la différence des sentiments qui animaient les deux armées, et à la supériorité morale que les compagnons d'Henri puisaient dans le sombre enthousiasme de leur foi persécutée.

Henri était digne de profiter de ces sentiments austères et héroïques, car il les partageait. Un contemporain, dont le témoignage n'est point suspecté, nous a laissé le sens sinon le texte précis de l'allocution adressée par Henri à ses compagnons, au moment de donner le signal du combat.

Rien ne manque à ce petit chef-d'œuvre d'éloquence militaire et populaire, où vibrent si bien ces cordes de passion et d'intérêt, d'enthousiasme et d'ironie, si humaines et. si françaises, que nul avant Napoléon n'a mieux maniées qu'Henri IV.

Qu'on en juge par ce récit de Le Grain, qui forme un si saisissant tableau, et qui nous montre Henri haranguant successivement les chefs et les soldats.

S'adressant d'abord au prince de Condé et au comte de Soissons, princes du sang, ses cousins, auxquels il avait confié, à l'un le commandement de la cavalerie de l'aile droite, à l'autre, le commandement de la cavalerie à l'aile gauche :

Vous voyez, mes cousins, s'écria-t-il, que c'est à notre maison que l'on s'adresse. Il ne seroit pas raisonnable que ce beau danceur et ces mignons de cour en emportassent les trois principales testes, que Dieu a réservées pour conserver les autres avec l'Estat. Ceste querelle nous est commune ; l'issue de ceste journée nous laissera plus d'envieux que de mal-faisans ; nous en partagerons l'honneur en commun.

Selon Pierre Mathieu, le roi de Navarre, qui était à la tête de l'escadron du milieu, de celui qui devait faire l'office d'un coin et enfoncer au milieu des bataillons ennemis le chemin sanglant de la victoire, dit encore à ses cousins, avant de se séparer d'eux pour se mettre chacun à son poste.

Allons, souvenez-vous que vous estes du sang des Bourbons ! Et vive Dieu ! je vous feray voir que je suis vostre aîné.

A quoi le prince de Condé répondit :

Nous nous montrerons de bons cadets.

Et saluant de l'épée, il piqua des deux pour ajouter aussitôt la preuve aux paroles.

Henri alors s'adressant aux capitaines et soldats, chaud, la voix vibrante :

Mes amis, — leur dit-il en leur montrant à l'horizon le nuage de poussière soulevé par le galop des brillants paladins conduits par Joyeuse à la bataille comme à un tournoi, — voicy une curée qui se présente bien autre que vos butins passés ; c'est un nouveau marié qui a encores l'argent de son mariage en ses coffres[4], toute l'élite des courtisans est avec luy. Courage ! il n'y aura si petit entre vous qui ne soit désormais monté sur des grands chevaux et servi en vaisselle d'argent. Qui n'espéreroit la victoire, vous voyant si bien encouragez ? Ils sont à nous ; je le juge par l'envie que vous avez de combattre ; mais pourtant nous devons tous croire que l'événement en est à la main de Dieu, lequel sçachant et favorisant la justice de nos armes, nous fera voir à nos pieds ceux qui debvroient plustôt nous honorer que combattre. Prions-le donc qu'il nous assiste. Cet acte sera le plus grand que nous ayons faict : la gloire en demeurera à Dieu, le service au roy, nostre souverain seigneur, l'honneur à nous, et le salut à l'Estat[5].

A ce moment et quand le bruit sourd des acclamations, crépitant de rang en rang, s'éteignait à peine, parurent sur le front des troupes deux hommes graves et sombres.

C'étaient les deux ministres 'Chandieu et d'Amours, qui après avoir récité, avec une sorte d'enthousiasme biblique, la prière de l'armée, se relevèrent avec elle (toute la ligne d'infanterie avait ployé le genou) et, de prêtres redevenus soldats, remontèrent à cheval pour se battre avec leurs rudes ouailles.

Cette génuflexion de l'armée du roi de Navarre, cette attitude calme et recueillie, cette absence de tout cri, de tout défi, de toute la mise en scène habituelle aux rencontres d'armées en ce siècle théâtral, donnèrent prétexte aux compagnons du duc de Joyeuse de malins quolibets et de fanfaronnes espérances.

Avant qu'entrer au combat, dit le chroniqueur l'Estoile, le roy de Navarre, avec ceux de la Religion, s'estant prosternez en terre pour prier Dieu, le duc de Joyeuse, les regardant comme gens qui desjà estoient tout humiliez et abattus, dit à M. de Lavardin :

Ils sont à nous ; voyez comme ils sont à demi battus et défaits ! à voir leur contenance ce sont gens qui tremblent.

Ne le prenez pas là, respondit M. de Lavardin, je les connois mieux que vous ; ils font les doux et les chastemittes ; mais que ce vienne à la charge, vous les trouverez diables et lions ; et vous souviendrez que je vous l'ay dit.

Lavardin ne se trompait point. Après la première décharge la salüe de mousquetterie, ouverture obligée de toutes les pièces guerrières du temps, le canon mêla à la symphonie sa voix tonitruante et, suivant une expression répétée de Sully et d'Henri lui-même — que de nos jours la passion politique a diffamée — les deux canons et la couleuvrine de l'éminence où se tenait Sully firent merveilles.

C'est Sully qui nous les montre avec orgueil ne tirans une seule volée qu'elle ne fit des rues dans les escadrons et bataillons du camp ennemy, qui estoient jonchées de douze, quinze, vingt, et quelquefois jusqu'à vingt-cinq corps d'hommes et chevaux, si bien que les ennemis, lesquels, pour avoir d'abord renversé les deux trouppes où commandoient messieurs de Thurenne et de la Trimoüille, avoient desjà crié victoire, ne pouvans plus souffrir une destruction de pied coy (de pied ferme) furent contraints de venir au combat en désordre et sans attendre le commandement.

Ils furent mis en route (déroute) par les trois escadrons du roy de Navarre, du prince de Condé et du comte de Soissons, chacun desquels par les coups qu'il donna, et ceux dont ses aru es estoient martelées, tesmoigna suffisamment la grandeur de son courage, et que ces braves princes en telles occasions ne s'espargnoient non plus que des simples soldats.

Henri s'épargna même si peu, que plusieurs de ses compagnons les plus hardis et les plus dévoués, qui ne le suivaient pas sans peine au milieu de la mêlée pour contenir son humeur bouillante et le préserver des plus mauvais coups, l'avant, à un moment trop chaud, environné de concert pour le dérober aux épées, aux hallebardes et aux arquebuses convergeant vers lui comme vers un point de mire, le roi se fâcha et écartant rudement ces courtisans du feu, si héroïquement importuns :

A quartier ! messieurs, à quartier ! je vous prie, s'écria-t-il l'épée haute, le visage enflammé, ne m'offusquez pas ; je veux paroître aujourd'hui.

Et il parut si bien qu'il courut parfois grand risque de la liberté ou de la vie. Deux gentilshommes de l'armée ennemie, le baron de Fumel et le marquis de Château-Renard, cornette des gendarmes, l'ayant poursuivi de concert et serré de trop près, il balafra le premier, dont Frontenac vint le décharger, et saisissant le dernier au corps, il lui cria, le démon du combat dans les yeux :

Rends-toi ! Philistin !

Son adversaire, en effet, intimidé par cette sommation retentissant au milieu des éclairs d'une épée toujours en mouvement, se rendit à merci et eut l'honneur d'être fait prisonnier de main de roi.

Si Henri frappait de main de roi, c'est avec un cœur de roi, c'est-à-dire de père, qu'une fois la bataille en voie de gain et la déroute commencée, il s'écria, les larmes aux yeux, à la pensée de tant de braves gens victimes des passions civiles, et de ces lauriers de guerre civile trempés du sang français :

Plus de sang, messieurs, plus de sang ! ils sont braves, ils sont Français, recevez-les tous à merci.

Et il empêcha, autant qu'il le put, la fureur et la cupidité de faire trop de victimes dans cette déroute, pareille à celle de Cannes, qui joncha le champ de bataille et de carnage de la dépouille dorée de milliers de chevaliers français.

Ce qui avait précipité ce désastre, qui ne mit pas une heure à devenir irréparable, c'est une manœuvre fallacieuse et décisive, dont Henri eut l'inspiration subite, en jetant un coup d'œil d'ensemble, au début de la bataille, sur les mouvements ennemis.

Henry avait ordonné à sa cavalerie et à toute son aile gauche de lâcher pied devant la cavalerie ennemie, et de se replier sur certains points indiqués ; il avait même dégarni cette aile pour doubler les forces à celle où il combattit, dans le projet de faire perdre aux ennemis, de ce côté, tout le terrain qu'ils gagneraient de l'autre. C'était la manœuvre qu'il avait préparée du haut de l'éminence où il s'était un moment placé. Par ce mouvement, il déplaça la face du combat, se mit à l'abri de l'artillerie des ennemis en se couvrant d'eux-mêmes, et les livra à la sienne, dont le ravage fut terrible. Par la même manœuvre, il leur avait mis encore à dos le large de la plaine, ayant prévu que dans la première position, leur fuite les aurait rassemblés entre quelques montagnes et la rivière, et que ce hasard, ou la supériorité de leur nombre, pourrait lui vendre cher la victoire[6]...

Grâce à ces habiles dispositions 'et au feu de la furie française, d'abord sagement contenu et ensuite largement et irrésistiblement déchaîné à travers les tronçons de l'armée ennemie éparpillés dans la plaine par l'impitoyable canonnade de Sully, — dont chaque coup portait au point que sa première volée avait emporté sept capitaines du meilleur régiment du duc de Joyeuse, le régiment de Picardie, — le sort de la bataille ne demeura pas en suspens plus d'une heure.

De neuf heures du matin à dix, la mort faucha la moitié de l'armée du duc de Joyeuse ; près de cinq mille hommes sur dix, dont plus de cinq cents gentilshommes de marque ; restèrent sur le terrain. Le frère du duc de Joyeuse, M. de Saint-Sauveur, fut des premiers tués, bientôt suivi dans le trépas par le malheureux général de la Ligue, blessé, fait prisonnier et, selon la légende, qui pourrait bien être de l'histoire, massacré de sang-froid par M. de la Mothe-Saint-Héraye, disent les uns, selon les autres, par deux capitaines, les sieurs Bourdeaux et Descentiers, comme l'avaient été, avant lui, François de Guise devant Orléans, le prince de Condé à Jarnac, le maréchal de Saint-André à Dreux, le connétable de Montmorency à Saint-Denis[7].

Avec les deux Joyeuse, on citait, parmi les morts : Robert de Halwyn, sieur du Roussoy, frère puîné du marquis de Pienne, fait prisonnier ; Claude de Maillé-Brézé, qui portait la cornette blanche ; Louis de Champagne, comte de la Suze ; Jacques d'Amboise, comte d'Aubijoux ; le sieur de Gœllo, fils du comte de Vertus ; Charles de Belleville ; le sieur de Neuvy, dont le frère cadet servait dans l'armée du roi de Navarre ; les sieurs de Rochefort-la-Croisette et de Rochefort de Pu viot ; Jean de Montalembert, sieur de Vaux, etc.

Les principaux seigneurs de l'armée catholique, que de Thou nomme comme faits prisonniers à Coutras, étaient François de la Grange de Montigny, qui avait commencé l'attaque ; le sieur de Saint-Luc, pris par le prince de Condé, qu'il venait de désarçonner d'un coup de lance ; César de Saint-Lary, fils du maréchal de Bellegarde ; Florimond d'Halwin, marquis de Pienne ; Joachim de Châteauvieux, capitaine des gardes ; François Daillon, sieur de Saultrait ; Charles de Cambes, comte de Montsoreau ; Imbert de Marsilly de Cipierre ; les sieurs de Maulmont, de Chastellux de la Plâtrière, de Villegomblin, etc.

On comprend le deuil de la cour, la douleur d'Henri III, la colère de Catherine de Médicis, quand arriva la nouvelle de ce désastre. La royne-mère dist tout haut, selon l'Estoile : Qu'en toutes les batailles et rencontres advenues en France depuis vingt-cinq ans, il n'estoit mort autant de gentilshommes françois, qu'en ceste malheureuse journée.

On comprend aussi l'enthousiasme d'Henri victorieux.

Quelqu'un ayant vu les fuyards qui faisoient halte, lui vint dire que l'armée du maréchal de Matignon paroissoit. Il reçut cette nouvelle comme un nouveau sujet de gloire, et se tournant bravement vers ses gens : Allons, dit-il, mes amis, ce sera ce qu'on n'a jamais vu, deux batailles en un jours[8].

Il eût gagné la seconde comme la première ; car rien ne résiste à l'élan du vainqueur. Henri en était convaincu, et ses soldats encore plus que lui, car ils l'avaient vu à l'œuvre. C'est Sully qui achèvera pour nous la physionomie de cette belle journée du 20 octobre 1587, en nous peignant le roi se livrant à la poursuite avec une ardeur que la bataille n'avait point assouvie. Quel portrait que ce crayon d'une simplicité magistrale et d'une vivante familiarité !

Sitost que vous vistes les ennemis en desroute, — lui rappellent orgueilleusement ses secrétaires, — la bataille estant gaignée, vous n'aviez plus que faire au canon ; vous montastes sur vostre grand cheval d'Espagne bay, que vous aviez eu de M. de la Roche-Guyon, lequel M. de Bois-Breuil vous faisoit tenir prest derriere les pièces, pour essayer d'apprendre des nouvelles de Messieurs vos frères, que vous cuidiez (croyiez) estre avec M. de Joyeuse, et sçavoir aussi en quel estat le roy de Navarre estoit, lequel vous rencontrastes par delà la Garenne l'espée toute sanglante au poing, poursuivant la victoire : et si tost qu'il vous apperceut vous cria :

Eh bien ! mon amy, c'est à ce coup que nous ferons perdre l'opinion que l'on avoit prise que les huguenots ne gaignoient jamais de batailles ; car en cette-cy la victoire y est toute entière, ne paroissant aucun ennemy qui ne soit mort ou pris, ou en fuitte, et faut confesser qu'à Dieu seul en appartient la gloire, car ils estoient deux fois aussi forts que nous ; et s'il en faut attribuer quelque chose aux hommes, croyez que M. de Clermont, vous, et Bois du Lys, y devez avoir bonne part, car vos pièces ont fait merveilles ; aussi vous promets-je que je n'oublieray jamais le service que vous m'y avez rendu.

Nous avons admiré le roi pendant le combat, donnant à tous l'exemple du courage et de la foi ; combien plus admirable encore nous le montrent les récits contemporains, rendant tous un hommage unanime à sa générosité, à sa clémence, à sa modestie.

Oubliant les trophées, comme il avait méprisé les dangers, il voyait dans sa victoire moins ce qu'elle lui rapportait que ce qu'elle lui coûtait.

Il rendit hommage au courage malheureux des vaincus, honora leurs dépouilles, et traita les prisonniers avec la plus magnanime courtoisie.

Il s'occupa, avec la plus touchante sollicitude, des honneurs à rendre aux morts, des soins à donner aux blessés, heureusement peu nombreux, de son armée miraculeusement épargnée.

Il pansa avec des paroles flatteuses, plus salutaires que tous les baumes, les blessures de ses compagnons de prédilection, de Batz, Vivans, dont le corps, déjà si glorieusement cicatrisé, portait un sanglant témoignage de plus de leur valeur et de leur dévouement.

Il complimenta d'Aubigné, qui pâle et faible encore d'une maladie de quatre mois, n'avait pu se tenir de quitter la chambre, de galoper au bruit du canon et d'arriver assez à temps pour donner à son maître un bon conseil et à l'ennemi un bon coup d'épée. On en jugera par le détail suivant, que nous empruntons à ses Mémoires :

Le combat s'approchant, le roy changea de cheval et lors Aubigny prit place avec les maréchaux de camp, et après le premier effort à un ralliement eut affaire à M. de Vaux, lieutenant de M. de Bellegarde, qui luy voyant le visage descouvert, ce qu'il avoit pour le reste de sa foi-blesse, il luy donna un grand coup d'espée qui le rencontra à la mantonnière, et De Vaux en receut un au deffaut de la salade (casque sans visière en forme de vase aplati) dans l'œil droit qui lui perça la teste.

Ainsi se battaient les compagnons d'Henri aux jours où, comme il l'écrivait, le 10 avril, à M. de Lubersac, il leur disait : Voicy l'heure de faire merveilles !

Le soir de la bataille de Coutras, dans le château de ce nom, Henri attendait en devisant avec ses familiers, l'heure du repas si bien gagné et du repos si nécessaire après une journée de jeûne passée à cheval, l'épée à la main, à parer ou à rendre les coups qui pleuvaient dru sur son casque au bouquet de plumes blanches, signe de ralliement des siens, point de mire de ses adversaires.

On crut lui faire la cour en lui présentant, comme part opime du butin, les bagues et les bijoux des infortunés Joyeuse, dont les cadavres gisaient dans une salle du château, sur une table, un simple linceul recouvrant à peine leur sanglante nudité.

Repoussant les officieux et les gourmandant d'une offrande si peu digne de lui, il leur adressa ce reproche et cette leçon :

Il ne convient qu'à des comédiens, dit-il sévèrement, de tirer vanité des riches habits qu'ils portent. Le véritable ornement d'un général consiste dans le courage et le sang-froid pendant la bataille, et la clémence après la victoire.

Un moment après, il imposa silence aux congratulations indiscrètes et aux exclamations inopportunes de joie, d'espérance et d'orgueil qui s'entrecroisaient autour de lui ; et il arrêta en ces termes les railleries qu'on échangeait sur le compte de ce présomptueux rival qui s'était fait adjuger d'avance la confiscation des biens du roi de Navarre :

Silence, messieurs ! ce moment est celui des larmes, même pour les vainqueurs.

Ce sont ces nobles regrets, ces sentiments magnanimes que Voltaire, dans la Henriade, a traduits en beaux vers :

.... Mais pourquoi rappeler cette triste victoire !

Que ne puis-je plutôt ravir à la mémoire

Les cruels monuments de ces affreux succès !

Mon bras n'est encor teint que du sang des Français.

Ma grandeur, à ce prix, n'a point pour moi de charmes,

Et mes lauriers sanglants sont baignés de mes larmes.

Ce n'est point là de la fiction, c'est de l'histoire. Nous en prenons pour garant le témoignage de l'austère de Thou, qui clora dignement ce récit de la première victoire d'Henri.

... Ensuite, il alla se mettre à table. On avoit servi pour lui dans la même maison ou les corps du duc de Joyeuse et de son frère avoient été transportés, et même dans une salle basse, ou ils étoient exposés sur une table. Chacun alloit les considérer tour à tour. Pour ce prince, il eut horreur d'un tel spectacle, et monta dans une chambre au-dessus ou il se fit servir.

Pendant son diner, on lui amena encore des prisonniers de toutes parts, et ses soldats venoient lui présenter à l'envi les drapeaux qu'ils avoient enlevés à l'ennemi, sans qu'on remarquât dans ce prince aucun signe de fierté ni de changement.

Ce fut à cette occasion que le ministre Chandieu, s'adressant à quelques seigneurs qui étoient présents :

Heureux, leur dit-il tout bas, et véritablement favorisé du ciel, le prince qui peut voir sous ses pieds ses ennemis humiliés par la main de Dieu, sa table environnée des prisonniers qu'il a faits et sa chambre tapissée des étendards de ceux qu'il a vaincus, et qui, sans en devenir plus fier ou plus vain, sait garder au milieu des plus grands succès la même fermeté que dans les revers les plus inespérés de la fortune. Et il en tira un augure certain de la victoire que ce prince devoit remporter un jour sur tons ses ennemis[9].

 

 

 



[1] Journal de l'Estoile. Collection Michaud et Poujoulat, p. 169.

[2] C'est là une opinion un peu paradoxale, comme plus d'une autre de M. de Chateaubriand, que nous nous permettons de contredire respectueusement. L'Analyse raisonné de l'Histoire de France, on le voit bien, a été écrite avant que les beaux travaux de ces maîtres, les Augustin Thierry, les Guizot, les Mignet, aient porté l'impartialité au sein de l'injustice, la raison au sein de la passion, l'ordre dans le chaos et la lumière dans les ténèbres de ces époques fanatiques qui ont, jusque dans les écrits de certains historiens, prolongé leur fanatisme.

[3] Mémoires de Sully, éd. Michaud et Poujoulat, t. I, p. 56.

[4] Le duc de Joyeuse, comme l'ont remarqué, à cette occasion, la plupart des historiens, était alors marié depuis plus de six ans ; mais si l'allocution du roi de Navarre est bien authentique, on peut expliquer cette sorte d'anachronisme volontaire comme un moyen puissant d'exciter l'ardeur des soldats, en motivant l'espoir d'un riche pillage sur cette fortune extraordinaire d'un seigneur qui avait épousé la sœur de la reine. (Berger de Xivrey, note du recueil des Lettres missives d'Henri IV, t. II, p. 308-309.

[5] Décade contenant la vie et gestes de Henry-le-Grand etc., par Baptiste Legrain, Paris, 1614, in-fol., t. IV, p. 150.

[6] Vie militaire et privée de Henri IV, par M. de Musset-Pathay, p. 66.

[7] Chateaubriand, Analyse raisonnée de l'Histoire de France.

[8] Péréfixe.

[9] Histoire universelle, liv. LXXXVII.