LE MARQUIS DE LA ROUËRIE

 

PRÉFACE.

 

 

En écrivant le nom du marquis de la Rouërie au titre de ce livre, nous percevons combien la renommée est injuste et capricieuse.

Nul homme plus que celui-là ne s'est dévoué à une grande cause : son existence n'a été qu'agitation et aventures ; il a connu l'orgueil du commandement et l'ivresse de la popularité ; il a compté des milliers de partisans fidèles jusqu'à la mort ; il a traité avec les princes et combattu pour la liberté ; les circonstances mêmes de sa fin tragique étaient de nature à lui assurer la seule récompense qu'il eût jamais ambitionnée, la célébrité ; en mourant il pensait, sans doute, avoir assez fait pour que son nom, tout au moins, fût connu de la postérité... Et ce nom est resté ignoré : son rêve de gloire, comme tous ceux qu'il avait conçus, était voué à l'avortement. C'est à peine si les historiens lui ont, en passant, accordé l'aumône d'une citation estropiée : La Rouarie, aventurier célèbre, note dédaigneusement Louis Blanc ; — Un agent royaliste, Tuffin de la Rouërie, personnage équivoque, écrit Michelet...

Nous n'avons pas l'illusion de réformer ces jugements injustes ou, tout au moins, trop hâtifs : quand un personnage historique est classé parmi les disparus, il est tout aussi impossible de lui rendre la place à laquelle il a droit que de détruire une légende promue à la dignité de vérité. Il semble que l'esprit des lecteurs n'est capable d'absorber qu'un certain nombre de faits et sous une certaine forme ; depuis longtemps la mesure est comble ; on n'y peut plus rien changer ni ajouter, si ce n'est, peut-être, un assaisonnement.

Sans concevoir l'espoir de déranger en rien ce qu'on sait de la Révolution, ni même de faire un sort à la mémoire du marquis de la Rouërie, il n'est pas interdit d'attirer l'attention sur cette étrange figure, aussi attachante par son originalité qu'elle est séductrice par sa fougueuse et sincère allure. D'ailleurs, si la renommée du marquis est nulle, il n'en a pas moins eu son heure de prépondérance et, sans doute, notre indolent dilettantisme d'aujourd'hui prendra-t-il plaisir à évoquer le fantôme de ces Français rétifs et susceptibles d'autrefois, qui tiraient l'épée pour un mot, soulevaient tout un peuple et se mettaient bravement à sa tête quand les choses n'allaient pas à leur idée. Grâce au ciel, cent ans d'expérience, de sagesse et de déboires nous ont, sur ce point, enseigné la résignation : nous ne prenons plus les armes pour défendre nos opinions, peut-être parce que nous sentons qu'elles ne valent pas la peine d'un si grand effort ; parmi ceux que la politique intéresse encore, les plus ardents se contentent de gémir et riraient au nez de l'apôtre qui viendrait leur prêcher, comme à nos pères, que l'insurrection est le plus saint des devoirs.

Armand de la Rouërie n'a rien fait d'autre que de mettre ce précepte en pratique. Nous ne sommes, bien entendu, ni son apologiste, ni son accusateur ; nous essaierons simplement de le montrer tel qu'il nous est apparu, royaliste fanatique, fidèle ami, jaloux de rendre service, âme tendre, tête folle, jetant sa bourse au vent, son cœur aux femmes, sa vie à tout.

Après avoir lu le récit de ses luttes et de ses malheurs, il est un titre que, du moins, on ne lui contestera plus.

Chateaubriand se trouvant, en 1793, à Londres, dans l'antichambre d'un des pontifes de l'émigration, encombrée de ces défenseurs platoniques du trône et de l'autel qui battaient les pavés de Piccadilly, et d'une foule de chevaliers d'industrie ou d'aventuriers belges, allemands, irlandais, vendeurs de contre-révolution, remarqua, sur une banquette de ce parloir, un homme qu'on ne regardait point et qui ne faisait lui-même attention qu'à une gravure appendue à la muraille. Chateaubriand s'informa : un de ses voisins lui répondit : Ce n'est rien, c'est un paysan vendéen porteur d'une lettre de ses chefs.

Et, dans la cohue de cette antichambre, le futur auteur des Martyrs se mit à considérer cet homme qui n'était rien, ce paysan qui avait pris part à la grande guerre, qui avait assisté à deux cents prises et reprises de villes, villages et redoutes, à sept cents actions particulières, à dix-sept batailles rangées : cet homme, qui n'était rien, avait traversé les colonnes infernales commandées par des Conventionnels ; il s'était trouvé au milieu de l'océan de feu qui, à trois reprises, roula ses vagues sur les bois de la Vendée ; il avait vu périr trois cent mille Hercules de charrue, ses compagnons d'armes et se changer en un désert de cendres cent lieues carrées d'un pays fertile.

Ce rustre, parmi les jeunes émigrés sémillants et bavards, gardait l'air indifférent du sauvage ; son regard était grisâtre et inflexible ; sa lèvre inférieure tremblait sur ses dents serrées ; ses poignets rugueux étaient tailladés de coups de sabre ; il ne parlait pas plus qu'un lion ; il se grattait comme un lion ; bâillait comme un lion ennuyé ; se mettait sur le flanc comme un lion et rêvait apparemment de sang et de forêt.

Eh bien ! ces agrestes héros, dont Chateaubriand a tracé un si fier burin, c'est le marquis de la Rouërie qui les a créés. Lui, le premier, comprit ce qu'on pouvait attendre de ces Bretons parmi lesquels il avait vécu ; le premier, il songea à les enrégimenter, à organiser leurs bandes légendaires, à leur inspirer le sentiment de l'indépendance, la confiance en la force de leurs bras, en l'intrépidité de leurs cœurs. Il fit passer en eux son enthousiasme, sa ténacité, sa folie : c'est lui qui aiguisa les griffes de ces lions : il conçut le projet de les lâcher sur la Révolution, et, tandis qu'ils la serraient à la gorge, — c'est aux Mémoires d'outre-tombe que nous empruntons cette image, — de crier aux alliés : Ne craignez rien, accourez ; elle ne bougera pas, je la tiens !

Mais ceux-ci eurent peur et se sauvèrent. Le marquis de la Rouërie est le créateur de la Chouannerie ; il est le premier des Brigands, pour nous servir d'un terme consacré. — Brigands est vite dit : toute l'éloquence de Michelet est impuissante à nous persuader que le prix de brigandage revient à ces villageois mal éclairés et non aux Carrier, aux Lebon, aux Chabot, aux Javogue, ou, pour ne point sortir de notre sujet, à d'autres personnages tels que Lalligand et Chévetel, qu'on verra jouer un rôle dans notre récit.

En suivant la Rouërie dans ses infortunes, nous avons fait rencontre de ces deux comparses, et nous les avons étudiés de près, car les personnages de ce genre tiennent, dans le drame de la Terreur, une place plus importante qu'on ne pense.

On pourrait comparer l'histoire de la Révolution à un tableau qui a besoin d'être rentoilé : il a été si souvent peint et repeint ; chacun s'est si bien appliqué à le charger de couleurs ; on l'a renforcé de tant de glacis dans le louable but d'en atténuer les ombres, que, finalement, l'esquisse positive a perdu toute sincérité. Pour en retrouver les dessous, c'est par l'envers qu'il faut prendre le tableau, détacher la trame fil par fil et dégager la peinture originale. Nous avons ainsi découvert deux figures jusqu'ici inaperçues, Chévetel et Lalligand : ils prendront place dans cette galerie de gens à noms sinistres, tels que Gautherot, Héron, Manini, Maillard, Dossonville, Haupt, Sénard, faisant partie de la domesticité révolutionnaire et qui, tous, eurent l'habileté de disparaître lorsque sonna, pour leurs patrons, l'heure des difficultés.

Quand on épiloguerait pendant mille ans sur les idées politiques de Robespierre, qui, d'ailleurs, n'en avait pas, sur la légalité du jugement du Roi, sur les causes officielles de la chute des Girondins, on n'en connaîtrait pas mieux la Révolution ; il faut plonger hardiment dans les bas-fonds : ce qu'on y trouve vaut d'être mis en lumière.

Les chefs de partis, portés sur le pavois avec mission de régénérer le monde, arrivaient au pouvoir n'ayant pour tout bagage que trois mots : Liberté, Égalité, Fraternité... Tout le reste était à faire : il leur fallait donc des outils et, derrière eux, montait une horde de déclassés faméliques, prêts à tout, qui, tandis que péroraient les grands hypocrites, retournaient bravement leurs manches et se mettaient à la besogne. Ils étaient ce qu'on appelle en terme de coulisses des utilités. Et, comme dans les pièces de l'ancien répertoire où se trouvait toujours un personnage de second plan, montrant grossis et caricaturés les travers du premier rôle, ceux-ci reflétaient cyniquement les aberrations de leurs chefs de file : l'incapacité ambitieuse, la haine féroce de l'ordre et de la liberté, le culte de la force brutale.

Ils arrivaient à la curée, insatiables et nombreux, ces fils de Figaro qui n'avaient de leur père que les vices : ils prenaient possession, comme d'une terre conquise, de ce doulx et plaisant royaulme de France.

Et se représente-t-on ce qu'un bohème comme Fabre d'Églantine, par exemple, s'installant à la Chancellerie, doit traîner derrière soi de connaissances de café, d'amis recrutés dans les tripots, de relations ébauchées dans la claque des petits théâtres ? Il faut caser tout cela ; voyant la société par terre, tous aspirent au premier rang, les convoitises sont lasses de se contraindre et les appétits sont exigeants.

Voilà le monde étrange qu'on doit reconstituer si l'on veut peindre la révolution ressemblante, car la place qu'il s'y arrogea fut immense.

Le 8 floréal an III, le théâtre de la Cité annonçait une comédie de Ducancel, l'Intérieur des Comités révolutionnaires. La salle était comble ; le rideau se lève : et, au lieu des législateurs et des proconsuls qu'il attend, le public voit entrer sur la scène, vêtu de la carmagnole de rigueur, Aristide, ancien chevalier d'industrie, président du Comité ; surviennent Caton, ancien laquais escroc, et Scévola, coiffeur, membres du Comité, que suit Torquatus, rempailleur de chaises, également membre du Comité ; ces farouches imbéciles pérorent, discutent, trafiquent de la vie des gens, empochent des assignats saisis, dressent des listes pour le bourreau, falsifient des interrogatoires, mentent, larronnent, dénoncent, proscrivent... Toute la salle halète de joie : elle reconnait les révolutionnaires ! Elle crie : les voilà ! Elle les soufflette de bravos frénétiques ; elle rit, elle trépigne, elle hurle de plaisir. Le lendemain, un sexagénaire qui avait été incarcéré pendant toute la Terreur vint louer une loge de baignoires pour assister à toutes les représentations de la pièce. Il assistera à toutes, et, ne pouvant tenir sur sa banquette, se tordant de contentement, il criera cent fois, cent soirs de suite :Oh ! comme je me venge de ces coquins-là !

Tel est le témoignage des contemporains ; nous le rapportons par simple mesure de précaution et pour qu'on ne juge pas inacceptables les deux personnages que nous produisons. Lalligand et Chévetel étaient, à l'époque, des types de monnaie courante et non point des exceptions. Du reste, nous nous sommes scrupuleusement efforcés de ne rien avancer qui ne soit appuyé d'une référence : les documents nous sont venus de toutes parts avec une abondance qui nous a permis de multiplier les citations et nous ne saurions trop témoigner notre reconnaissance à ceux qui nous les ont obligeamment procurés : nous devons, en premier lieu, nommer M. P. Delarue, qui, avec un zèle passionné, a guidé nos recherches dans les archives des communes du pays d'Antrain et a pris la peine de dépouiller pour nous les registres des moindres villages. Nous n'avons cru pouvoir mieux l'en remercier qu'en inscrivant son nom à la première page de ce livre. Mlle Mathilde de la Guyomarais a bien voulu nous autoriser à mettre à profit ses précieux souvenirs de famille ; nous lui en exprimons ici notre respectueuse gratitude, ainsi qu'à M. Barbier, propriétaire actuel du château de la Rouërie, à tous ceux dont la compétence ou le bon vouloir nous ont facilité, la tâche d'écrire cette narration, sinon complète, du moins sincère, d'un des drames les plus poignants de la révolution.