ROIS SANS ROYAUME

 

CHAPITRE VII. — UNE SOUVERAINE EN ROUTE POUR L'EXIL.

 

 

Après le conseil des ministres tenu aux Tuileries, le 4 septembre 1870, dans la matinée, et présidée par l'Impératrice régente, celle-ci reçut dans ses appartements privés, situés au premier étage du château, quelques députés venus pour lui soumettre leur appréciation sur la situation faite au gouvernement par le désastre de Sedan. L'un d'eux, M. Buffet, qui pourtant ne comptait point parmi les courtisans de l'Empire, garda de cet entretien avec la souveraine un souvenir qui ne s'effaça jamais de son esprit. Après avoir écouté en silence les propositions des délégués de la Chambre, l'impératrice Eugénie protesta qu'elle ne pouvait abandonner le poste de péril et d'honneur qui lui était confié ; non pas qu'elle eût souci de conserver la couronne à l'Empereur, ni de ménager l'avenir de son fils : ce qu'elle voulait, c'était de ne pas déserter en face du danger. Mais si vous pensez, ajouta-t-elle, que je suis un obstacle, que le nom de l'Empereur est un obstacle au lieu d'être une force, prononcez notre déchéance ; je ne me plaindrai pas ; je serai déchargée du lourd fardeau qui pèse sur moi, et je pourrai me retirer avec honneur.

 

LE CALVAIRE D'UNE MÈRE

La femme qui, en ces circonstances tragiques, se montrait si forte et si courageuse, avait, depuis vingt-quatre heures, comme mère, comme épouse et comme souveraine, subi d'effroyables tortures. La fatale nouvelle de la défaite lui avait été annoncée la veille, vers trois heures et demie ; après un grand cri, un instant de désespoir, elle s'était aussitôt reprise, s'efforçant à enrayer la débâcle des courages, oubliant sa propre angoisse, répétant à tous : Rien pour la dynastie, tout pour la France.

Sans prendre une minute de repos, elle avait passé la nuit entière à ouvrir des dépêches qui, toutes, avivaient sa douleur et ses perplexités, les unes remplies de détails poignants sur les batailles perdues, les autres rendant compte des manifestations hostiles de certains quartiers de Paris, ou la prévenant d'un complot formé pour s'emparer de sa personne et la retenir en otage. A l'aube, après une prière dans l'oratoire contigu à son appartement, elle était allée visiter l'hôpital installé pour les blessés, aux Tuileries mêmes, dans la salle de spectacle. Puis. toute à ses devoirs, réprimant les contractions de son beau visage bouleversé, elle avait repris son rôle de souveraine, consultant divers hommes politiques accourus en sauveurs, cherchant à communiquer son énergie au gouverneur de Paris, le seul homme, peut-être, qui eût pu l'assister utilement.

 

LES HEURES PASSENT, LE DANGER PRESSE

C'était un dimanche d'été, ensoleillé et radieux. Depuis les premières heures du jour, la foule irritée s'amassait sur la place de la Concorde et dans les rues avoisinant le château. Quelques fidèles étaient parvenus jusqu'aux Tuileries et remplissaient le salon d'attente de Sa Majesté, dont les appartements avaient conservé leur disposition d'été : plus de rideaux aux fenêtres, les meubles couverts de housses, les tableaux voilés de gaze. Sur un guéridon restait, presque intact, le déjeuner servi à l'Impératrice : œuf à la coque, un peu de fromager, un morceau de pain. La maréchale Canrobert, la baronne de Bourgoing, la comtesse de la Poëze, la comtesse de Rayneval, Mme Lebreton-Bourbaki étaient là, et aussi le vicomte de la Ferrière, l'amiral Jurien de la Gravière, M. de Lesseps, le comte de Cossé-Brissac, le lieutenant de vaisseau Conneau, en tout une quarantaine de personnes. Chacun émettait un avis : les uns estimaient que l'Impératrice devait tenir bon, se montrer aux Parisiens avec son escorte ordinaire ; d'autres jugeaient le projet hasardeux.

Les heures passaient ; le général Mellinet, commandant des Tuileries, informait à tout instant des intentions menaçantes de la populace. Elle se presse aux grilles du palais, qui, maintenant, est cerné de fous les côtés ; la Chambre des députés est envahie ; le Corps législatif abandonne la salle de ses séances et se réfugie, pour délibérer, à l'hôtel de la présidence ; le général Trochu, gouverneur de Paris, passe à la révolution et accepte la présidence d'un gouvernement provisoire ; les troupes, sans ordre, fraternisent avec les manifestants qui, maintenant, déboulonnent et brisent les aigles dorés des grilles fermant le jardin des Tuileries : le château n'a pour défenseurs que quelques voltigeurs de la garde, occupant les postes du Carrousel et de la Concorde....

A chaque minute s'écroule un espoir, s'efface une illusion. Le fatidique palais des Médicis a vu l'agonie de bien des monarchies : nulle ne fut plus cruelle, plus lente, plus atroce que celle-ci et, dans l'impuissance d'agir, les rares amis serrés autour de l'Impératrice n'essaient même plus de la conseiller. Tant qu'elle restera, ils demeureront et elle se refuse à partir ; elle ne consent pas non plus qu'on la défende : elle ne veut pas qu'un seul coup de fusil soit tiré pour elle. Que faire ?

 

PLUS UN INSTANT À PERDRE !

Il est trois heures de l'après-midi ; la grille de la place de la Concorde a été forcée ; la foule, prudemment, approche du château : on entend ses clameurs sous les grands arbres du jardin. A ce moment, le prince de Metternich, ambassadeur d'Autriche, et le chevalier Nigra, ambassadeur d'Italie, demandent à être introduits auprès de la souveraine : Elle est en grand danger : il faut qu'elle s'éloigne au plus tôt. Mais elle ne s'y résigne pas ; elle n'a pas peur ; il semble qu'elle tente de gagner l'heure où toute fuite sera impossible. Les deux étrangers insistent : Dans quelques minutes, les Tuileries seront envahies ; l'émeute en sera maîtresse et quels crimes alors peuvent être commis !

L'Impératrice comprend que, en s'obstinant, elle expose les fidèles qui l'entourent : elle est prête à céder. M. Piétri, le préfet de la police, mandé en hâte, prononce l'arrêt : Madame, il n'est que temps... Alors, résolument, les mains tendues vers tous ceux qui sont là,- les yeux pleins de larmes : Je n'oublierai jamais ce que vous avez été pour moi, dit la Régente : adieu, adieu ! M. Nigra lui passe hâtivement un chapeau et un voile que tient Mme Lebreton-Bourbaki ; il l'aide à revêtir un manteau léger :

Vite, vite, madame, n'entendez-vous pas ces cris ? On monte... on vient.

Eh bien, adieu, adieu encore ! Je cède à la violence...

Le prince de Metternich l'entraîne ; elle est partie... Mais non ! Elle rentre précipitamment : elle court à la porte qui communique avec les appartements où est installée l'ambulance. Et mes bonnes religieuses que j'oubliais i Et mes blessés à qui je ne disais pas adieu ! On la retient, on la repousse vers les deux ambassadeurs qui, selon un historien contemporain, l'emportent de force, tandis qu'elle crie : Dites-leur adieu Qu'il n'arrive de mal à personne !

 

ÉTRANGE RAPPROCHEMENT

M. Nigra et M. de Metternich l'accompagnent, pressant le pas, à travers les hauts salons et les solennelles galeries, théâtres de tant de drames. Quelques dévoués suivent, car on ne sait encore comment on pourra sortir du Palais. En traversant l'une de ces pièces, la souveraine tout à coup s'arrête, regarde autour d'elle, et, se parlant à elle-même : Est-ce la dernière fois ? murmure-t-elle. Mais on la presse ; il n'est plus possible de sortir par le Carrousel que les émeutiers ont envahi : il faut gagner les galeries du Louvre, par les nouveaux bâtiments du pavillon de Flore. Mais la porte de communication entre ces bâtiments et le musée est fermée à clef ; on se heurte à cet obstacle infranchissable. Toute autre issue est interdite, car déjà la foule atteint le pavillon central des Tuileries et pousse des cris de mort : Ah ! vous voyez bien, dit l'Impératrice, il faut rester, nous ne pourrions plus passer, c'est trop tard ! Restons, oh ! restons ! Qu'espère-t-elle ? Mourir là, peut-être, dans ce palais où elle a passé quinze ans de sa vie !

A cet instant, parait Charles Thélin, le trésorier de l'Empereur ; il a sur lui une clef qui ouvre toutes les portes du Louvre et des Tuileries : il donne passage à la petite troupe des fugitifs. A pas pressés, presque courant, on suit toute la longue galerie du musée, on traverse le salon carré, puis la galerie d'Apollon, et l'on parvient ainsi dans le salon où est exposé le célèbre tableau du Radeau de la Méduse.

L'Impératrice s'arrête encore : elle veut continuer seule son chemin, avec MM. Nigra et de Metternich ; elle n'emmènera que Mme Lebreton ; elle prend congé des autres personnes qui l'ont accompagnée jusque-là ; elle les remercie de leur dévouement. Tous lui baisent la main ; quelques sanglots, une dernière révérence de cour, un suprême adieu... Très calme en apparence, elle a pour chacun un mot de gratitude, et, tout à coup, ses yeux s'arrêtent sur la sombre toile qui remplit tout le fond du salon ; elle regarde ce grand naufrage, ce radeau de désespérés battu par la tempête. Comme c'est étrange ! dit-elle à mi-voix. Emmenée par ses deux guides, elle s'éloigne dans l'enfilade des salons consacrés aux antiquités égyptiennes, vers l'escalier de la colonnade. Parvenue au rez-de-chaussée, par la salle des sarcophages, elle arrive enfin à la porte du péristyle qui fait face à Saint-Germain-l'Auxerrois.

 

AU RISQUE D'ÊTRE RECONNUE !

C'est l'instant critique : une bande traverse la place, criant à tue-tête : à bas Badinguet ! à bas l'Espagnole !

Avez-vous peur ? demanda M. Nigra dont la souveraine tient le bras.

Pas du tout. Pourquoi me faites-vous cette question ? Me sentez-vous trembler ?

Et comme les deux ambassadeurs hésitent à s'engager au dehors avec elle, parmi le vacarme de cet après-midi de dimanche révolutionnaire, elle ouvre elle-même la porte :

Allons-nous-en !

Je crois, fait le chevalier Nigra, que nous ferons bien d'attendre encore un peu.

Non, non, il faut de l'audace.

Les voilà sur la place. Le prince de Metternich se met en quête d'un fiacre : il hèle un cocher qui rôde, et dont, par bonheur, la voiture est un coupé fermé. Le fiacre se range au bord du trottoir ; mais, pour gagner cet endroit, il faut traverser tout l'espace compris entre les deux jardins de la colonnade. Les passants sont nombreux, et, tandis que M. de Metternich conduit Sa Majesté et Mme Lebreton vers le fiacre, un gamin, qui flâne là, s'arrête ébahi, et pousse un cri : Voilà l'Impératrice !

M. Nigra, terrifié, se retourne prestement, saisit l'enfant par l'oreille : Comment, petit misérable ! Tu cries : Vive la Prusse ! Le gavroche s'explique, regimbe, mais le prince de Metternich a profité de ce court répit pour faire monter la souveraine et Mme Lebreton dans la voiture qui, emmenant les deux femmes, s'éloigne et tourne à gauche dans la rue de Rivoli.

L'animation y était grande ; de tous les quartiers populeux une foule gouailleuse marchait vers la Concorde, tandis qu'un courant contraire refluait vers l'Hôtel de Ville. Les voitures étaient rares, et le fiacre roulait lentement clans la cohue bruyante. Qu'arriverait-il si un accident, ou même un simple encombrement obligeait les fugitives à mettre pied à terre ? Leur vie était à la merci du moindre incident. L'Impératrice n'avait rien perdu de son sang-froid ; elle ne baissa même pas le store de la portière — plus tard elle se rappelait le moindre détail de ce douloureux exode : l'interminable trajet au long des hauts bâtiments du Louvre et des Tuileries, l'aspect du Carrousel tumultueux. entrevu par les guichets du pavillon de Rohan, et, plus loin, à l'angle de la rue Saint-Florentin, dans laquelle le fiacre s'engagea, des escouades de sergents de ville, bloquées sous les péristyles du ministère de la marine, et criblées, à travers les grilles, de cailloux et de sable par les manifestants,

 

À LA RECHERCHE D'UN ASILE

La place de la Madeleine franchie, la voiture avança par des rues plus tranquilles : M. de Metternich avait donné au cocher l'adresse d'une maison du boulevard Haussmann, qu'habitait un conseiller d'État, M. Besson, chez qui l'Impératrice savait trouver momentanément un asile. Devant la porte indiqué, le fiacre s'arrêta : les deux fugitives en descendirent, payèrent le cocher et, entrant dans la maison, montèrent à l'étage qu'occupait M. Besson. Elles sonnèrent bien des fois, sans que la porte de l'appartement s'ouvrît. Évidemment, maîtres et domestiques étaient sortis. L'Impératrice, brisée de fatigue, s'assit sur les marches de l'escalier ; elle demeura là un quart d'heure : personne ne parut.

Je ne puis rester plus longtemps ici, dit-elle enfin : partons.

Où aller ? Quand, avec Mme Lebreton, elle se retrouva sur le trottoir du boulevard Haussmann, elle marcha d'abord sans but ; le quartier, très neuf à cette époque, lui était mal connu ; il se trouvait, d'ailleurs, presque désert. Les rares passants eussent été bien surpris d'apprendre que cette femme, vêtue d'une robe de cachemire noire, à col blanc, et coiffée d'un chapeau derby couvert d'une petite voilette, était l'Impératrice des Français, sortie, depuis une heure à peine, du château des Tuileries, et errant maintenant par la ville, ignorante du sort de son mari et de son fils, cherchant un asile et ne sachant vers quel refuge diriger ses pas.

Les deux femmes ne pouvaient marcher ainsi à l'aventure : un fiacre découvert passait ; elle firent un signe au cocher, qui s'arrêta et vint se ranger au bord du trottoir. L'Impératrice et sa compagne prirent place dans la voiture. Quelle adresse indiquer ? Elles ne savaient pas. Mme Lebreton proposa celle de M. Washburne, ambassadeur des Etats-Unis, chez qui l'on se trouverait sous la protection du drapeau américain : A la légation américaine ! ordonna l'Impératrice au cocher. Le fiacre se mit en route ; mais aussitôt la souveraine se ravisa : Allons chez le docteur Evans, dit-elle ; c'est un vieil ami il n'hésitera pas à nous recevoir. Et l'ordre fut transmis à l'automédon de conduire ses clientes à l'angle de l'avenue Malakoff et de l'avenue du Bois de Boulogne, qui s'appelait alors avenue de l'impératrice.

Là était situé l'hôtel, aujourd'hui démoli, du docteur Thomas-W. Evans, chirurgien-dentiste de grande réputation, habitant Paris depuis près d'un demi-siècle ; il avait donné des soins à la souveraine quand elle n'était encore que Mlle de Montijo et à Napoléon III alors président de la République. Ses relations avec la famille impériale étaient intimes et sa grande situation dans la colonie américaine de Paris le mettait à même de rendre d'éminents services. Dès le début de la guerre, M. Evans, assisté de son ami M. Edward.-A. Crane, avait établi la fameuse ambulance américaine dont les installations perfectionnées passaient pour des modèles. Il consacrait à cette œuvre presque toutes ses journées, et ne se doutait guère que l destin tragique des souverains qu'il avait servis et aimés allait lui assigner un rôle de premier plan dans le drame de nos révolutions. Le docteur Evans a écrit des Mémoires, dont parut, il y a trente ans, une édition française : c'est un document de première importance, tant par les faits qui y sont notés que par la précision minutieuse et le pittoresque de la narration. Nous allons désormais suivre, pas à pas pour ainsi dire, le récit de ce témoin unique du départ de l'impératrice Eugénie.

 

DEUX VISITEUSES QUI REFUSENT DE SE NOMMER

Ce dimanche-là, le docteur Evans était sorti de chez lui, vers trois heures de l'après-midi, pour se rendre, en une élégante charrette qu'il conduisait lui-même, à son cabinet de consultation, situé rue de la Paix. Il avait, dans le trajet, assisté à diverses manifestations anti-impérialistes et constaté le désarroi, assez pacifique, mais très bruyant, de la population parisienne. Rue de la Paix, il fut rejoint par le docteur Crane, et tous deux, pour échapper à la foule, dirigèrent leur promenade du côté du parc Monceau, rempli, comme à l'ordinaire, de bourgeois paisibles, de nourrices et d'enfants joueurs. Vers six heures, les deux Américains, projetant un tour au Bois, se retrouvaient devant l'hôtel du docteur Evans. Celui-ci passa les rênes à son ami et entra chez lui pour y donner quelques ordres : il réunissait, en effet, ce soir-là, à dîner, les membres du Comité de l'ambulance américaine.

A peine eut-il franchi sa porte, son domestique l'avertit que deux dames l'attendaient dans la bibliothèque ; elles n'avaient point consenti à donner leurs noms ni à indiquer le but de leur visite. Evans, assez ennuyé de cette intrusion, prit le temps de régler, avec son maître d'hôtel, quelques détails du dîner, puis il entra dans sa bibliothèque et pensa tomber de surprise en reconnaissant l'Impératrice. Elle lui tendit les mains ; elle avait les yeux pleins de larmes ; elle dit qu'elle se confiait à lui dans sa détresse, qu'elle désirait gagner l'Angleterre, bien persuadée que les ennemis, aujourd'hui triomphants, du gouvernement impérial étaient à sa recherche, prêts à lui faire expier un désastre dont les calomnies la rendaient responsable. Elle voulait échapper à la populace ; pour le reste, elle s'en remettait au docteur Evans.

Assise dans un grand fauteuil, exténuée par une semaine d'horribles angoisses, énervée et affaiblie par le manque de sommeil et de nourriture, elle disait ces choses nettement, simplement, mais avec une volubilité fébrile, en femme que l'inaction excède. Le docteur Evans essaya de la calmer, assura que personne ne pourrait découvrir le retraite qu'elle avait choisie, et que le plus urgent était, pour elle et pour Mme Lebreton, de prendre un léger repas : on aviserait ensuite aux moyens de quitter Paris.

Une collation fut servie dans la bibliothèque marne, les invités du docteur étant attendus d'un instant à l'autre. Evans prit son ami Crane à part, le mit dans la confidence, le présenta aux fugitives : il fut décidé que Crane seul présiderait le dîner et excuserait auprès des convives le maitre de la maison, alléguant que les grands événements du jour l'avaient obligé à quitter Paris pour quelques heures.

 

DEUX AVIS EN PRÉSENCE

Ces dispositions prises, le docteur Evans revint à la bibliothèque. L'Impératrice et Mme Lebreton terminaient leur repas et Sa Majesté avait retrouvé tout son calme : on avisa donc aux moyens de quitter Paris.

L'Impératrice eût souhaité qu'on la conduisît, le soir même, en voiture, à Poissy, où elle pouvait, vers une heure du matin, prendre un train arrivant au Havre quelques heures plus tard, ce qui lui permettrait de s'embarquer, dès le lendemain, sur le bateau de Southampton. Mais Evans, très froid, très circonspect, en véritable Américain, conseillait la temporisation : Quoique fugitive, l'Impératrice était toujours régente : elle personnifiait, aux yeux des étrangers, le gouvernement régulier de la France ; et peut-être la province et l'armée, refusant de s'associer au coup d'État de la capitale, allaient-elles en juger de même. D'autre part, le nouveau pouvoir, afin de s'affermir, ne tenterait-il pas de s'assurer de la personne de la souveraine ? Avec l'Empereur prisonnier en Allemagne et la Régente enfermée à la Conciergerie, le renversement de l'Empire pouvait être considéré comme définitif.

L'entreprise se présentait donc pleine de difficultés et de périls. On résolut de ne quitter Paris que le lendemain, dès l'aube, et de gagner, en voiture, Deauville, où M. Evans se trouvait en villégiature. On disposait précisément d'un passeport délivré, le 13 août, par l'ambassade d'Angleterre, au nom d'un docteur C..., sujet anglais, chargé de conduire à Londres une étrangère malade, Mme B..., et sa suite. On convint que M. Crane tiendrait le rôle du médecin ; l'Impératrice serait Mme B..., Evans son frère et Mme Lebreton la garde-malade.

 

SUR LE CHEMIN DE L'EXIL

Une partie de la nuit fut consacrée à ces arrangements. Evans exigea que les deux femmes prissent quelque repos ; mais elles ne dormirent pas. A cinq heures du matin, elles étaient debout ; on but un peu de café, on mangea un morceau de pain ; déjà le landau était attelé : on s'y plaça. La Régente avait la même robe que la veille, n'ayant emporté des Tuileries qu'un petit réticule contenant deux mouchoirs : elle n'avait ni bijoux, ni valeurs, ni argent, ni même une couverture ou un sac de voyage.

Le temps était superbe et promettait une journée splendide. Evans donna l'ordre à Célestin, son cocher, de prendre la route de Saint-Germain. Les rues étaient fort tranquilles ; comme chaque jour, les balayeurs étaient à leur travail, les haquets des maraîchers et des laitiers, arrivant de la banlieue, se dirigeaient vers le centre de la ville. Au poste de la porte Maillot, la voiture dut s'arrêter : le chef de poste s'approcha de la portière, demanda qui l'on était, où l'on allait : à quoi Evans, tenant à la main un journal déployé dont il masquait, sans affectation, le visage de l'Impératrice, répondit qu'il était Américain et se rendait à la campagne pour y passer la journée avec des amis. Allez ! fit l'officier au cocher. Et la voiture s'éloigna par l'avenue de Neuilly.

A sept heures du matin, elle atteignait Saint-Germain qu'on traversa sans malencontre : une heure plus tard, on était à Poissy, où l'on ne fit point arrêt, non plus qu'à Triel, Vaux et Meulan. Vers dix heures du matin, la chaleur devint accablante : la route était poussiéreuse, les chevaux semblaient fatigués. Les voyageurs sentaient, en outre, le besoin de manger : on s'arrêta donc devant un petit cabaret, situé au bord de la route, à douze kilomètres environ de Mantes. Evans et Crane mirent pied à terre, entrèrent dans la maison et demandèrent à déjeuner. La cabaretière — elle s'appelait Mme Fontaine — leur apporta du vin, un pain long, deux ou trois espèces de fromages et un gros saucisson de Bologne. Les deux hommes mangèrent avec appétit, enveloppèrent de papier un morceau de pain et quelques tranches de saucisson et reprirent leurs places auprès des dames qui n'avaient pas quitté le landau.

On se remit en route. L'impératrice demanda qu'on ouvrît le paquet ; elle rompit le pain, le goûta et le déclara excellent : elle prit aussi sa part de la mortadelle qu'elle découpait à l'aide d'un couteau de poche emprunté au docteur Crane.

A l'entrée de Mantes, non loin du croisement des routes de Meulan et de Magny, le docteur Evans ordonna une halte ses chevaux pouvaient difficilement aller plus loin, et il importait de se procurer une autre voiture. Les voyageuses restèrent dans le landau, sous la protection du docteur Crane ; Evans entra seul, à pied, dans la ville, afin de se mettre à la recherche d'un loueur. La population était en émoi ; les journaux de Paris venaient d'arriver à Mantes apportant la nouvelle de la proclamation de la République. Les recherches d'Evans se prolongèrent durant près d'une heure : enfin, il parvint à trouver un cocher qui, pour trente francs, consentait à le conduire, avec ses compagnons, jusqu'à Pacy-sur-Eure, dans une voiture confortable, attelée d'assez bons chevaux. Le docteur revint, avec cet équipage, à l'endroit où stationnait le landau on plaça les deux véhicules l'un contre l'autre, de façon que l'Impératrice et Mme Lebreton — la malade et sa garde — passassent de l'un à l'autre sans mettre pied à terre. Célestin reprit le chemin de Paris avec le landau, et les fugitifs poursuivirent leur route vers Pacy. Ils y entraient vers deux heures de l'après-midi, et Evans découvrait là, dans une remise, une antique calèche, branlante, fendillée, raccommodée, reclouée, avec une caisse verte et des roues jadis jaunes. Au moyen de cordes, on attela à cette antiquité deux chevaux de labour, et l'Impératrice, avec ses trois fidèles, continua son voyage dans cette roulotte assez semblable à une guimbarde de bohémiens.

 

UNE ALERTE. — TRAGIQUES SOUVENIRS

La chance, qui jusque-là a favorisé les fugitifs, semble maintenant tourner contre eux. La traversée d'Evreux s'effectue sans obstacle ; mais, à un quart de lieue au delà des faubourgs, le cocher, Ernest Evrard, exige un arrêt devant le café Cantilope pour faire rafraîchir ses haridelles. A peine a-t-on fait halte que, au loin, du côté de la ville, une rumeur grandit ; Evans, très inquiet, perçoit les cris de Vive la République. Nul doute : on est poursuivi ; le départ de la Régente a été signalé de Paris et l'ordre de l'arrêter transmis par le télégraphe. Les cris se rapprochent : c'est une troupe de gardes mobiles qu'on distingue, maintenant, sur la route. Quelle angoisse ! Evrard s'obstine à ne point partir : a-t-il quelque soupçon ? La bande bruyante se rapproche ; la voici devant le café Cantilope... elle passe, chantant la Marseillaise, et nul de ceux qui la composent ne donne un regard à la voiture stationnée au seuil du cabaret. Ces mobiles ruraux reviennent d'une revue à Evreux et retournent chez eux. Leur voix, bientôt, se perd dans l'éloignement.

Mais cet incident a troublé la quiétude des voyageurs. L'Impératrice, qui toujours s'est montrée curieuse des détails de l'histoire de nos révolutions et professe un culte pieux pour Marie-Antoinette, conte à ses compagnons la fuite de Varennes. Comme elle-même, la famille de Louis XVI put assez facilement quitter les Tuileries ; ainsi qu'aujourd'hui, la première journée du parcours s'était passée sans accroc ; à cinquante lieues de Paris, la fatale perspicacité d'un paysan avait tout perdu. Et ce récit ne contribue pas à rassurer les esprits.

La vieille voiture roule, à présent, avec un terrible bruit de vitres et de ferrailles secouées, à travers une région magnifique le jour baisse, les ombres s'allongent : il est six heures. Evrard se plaint de la longueur du trajet ; il déclare que ses chevaux ne peuvent plus avancer : il n'ira pas plus loin que, la Commanderie, hameau qu'on va bientôt rencontrer et où l'on arrive, en effet, un peu avant le coucher du soleil. Dans l'estaminet devant lequel on s'arrête, Evans et Crane, épuisés, dînent d'un morceau de pain et de fromage ; Mme Lebreton se rend à la cuisine et réussit à faire du café dent elle porte une tasse à l'Impératrice, restée dans la voiture.

On séjourne là près d'une heure. Evrard consent enfin à reprendre la route ; mais, à la sortie de la Commanderie, en pleine nuit, un palonnier casse et le paysan proteste que, cette fois, il est bien décide ne pas pousser plus avant et que, d'ailleurs, il n'a rien de ce qui est indispensable pour réparer l'accident. Cet homme, dont le mauvais vouloir est évident, serait-il le Drouet de cette nouvelle fuite de Varennes ? Evans et Crane fouillent les coffres de la guimbarde, en sortent un vieux licou au moyen duquel ils parviennent à fixer le palonnier à la traverse : Evans s'installe sur le siège, à côté du cocher, afin de surveiller ses mouvements et, dans la nuit noire, on continue d'avancer, redoutant de tomber dans une embuscade, à chaque tournant de cette route que, vingt-deux ans auparavant, le vieux roi Louis-Philippe, fuyant, lui aussi, la révolution triomphante, a suivie, en semblable équipage, presque à la même heure...

 

UN RIRE PLUS DOULOUREUX QUE DES LARMES

On atteint le bourg de la Rivière-Thibouville ; une auberge est à l'entrée du village ; on s'arrête : l'hôtelière, Mme Desrets, se présente sur le seuil, et, à la mode ancienne, offre aux voyageuses l'hospitalité de sa maison.

Evans et Crane tiennent conseil : doivent-ils risquer de passer la nuit dans cette auberge ? La salle qu'il faut traverser pour gagner les chambres est pleine de buveurs,  comme l'était, dans la nuit du 21 juillet 1791, l'estaminet du Bras d'Or, à Varennes ! — Si, pour éviter ce danger, l'Impératrice reste dans la voiture et y passe la nuit, quels soupçons, quels commérages un fait si insolite ne va-t-il pas susciter ? A la grâce de Dieu ! Evans et son ami, avec mille précautions, aident la malade à descendre de la calèche : soutenue par eux, très courbée, boitant légèrement, elle traverse la salle du cabaret ; on la monte lentement, au premier étage, par un escalier étroit et raide ; arrivée à la pièce qui lui est destinée, elle se laisse tomber sur une chaise, jette un regard au rustique décor de cette chambre d'auberge et... part d'un éclat de rire, — un rire saccadé, douloureux, persistant, au grand émoi de Mme Lebreton qu'épouvante cette détente nerveuse, effet de tant d'heures de contrainte et d'anxiété. La pauvre dame supplie la souveraine de se calmer, de se mettre au lit, de se taire surtout, car les cloisons sont sonores et l'on est sans doute épié. Le repas, servi par l'hôtelière, mit bientôt fin à cette scène affligeante. Evans et Crane, pour mieux surveiller le personnel de l'auberge, dînèrent dans la salle commune et, sous prétexte de fumer leur cigare, y demeurèrent en observation jusqu'à ce qu'ils eussent vu clore les volets de l'estaminet.

 

LES CONTRASTES D'UNE DESTINÉE

Le mardi 6, dès l'aube, les deux Américains se proposaient d'aller jusqu'à Bernay, afin de se procurer une voiture ; mais l'hôtelière leur exposa, avec tant d'autorité, que leur malade se trouverait mieux de poursuivre sa route en chemin de fer, qu'ils n'osèrent la contredire, de crainte d'éveiller ses soupçons. Ce n'est pas sans angoisses que s'effectua, par la rue du village, le trajet jusqu'à la station ; l'attente sur le quai, parmi les voyageurs, semblait aussi pleine de périls ; le changement de train, à Serquigny, où ils allaient prendre l'express de Cherbourg, n'était pas non plus sans danger : pourtant, on arriva sans incident à Lisieux.

Il pleuvait : aucun des compagnons de l'Impératrice, pas plus qu'elle-même, n'avait de parapluie. Il fallut bien cependant s'engager dans les rues populeuses et se mettre à la recherche d'un loueur de voitures : Evans et Crane prirent les devants ; l'Impératrice et Mme Lebreton s'abritèrent sous le porche d'une fabrique de tapis. Un jeune employé sortit d'un bureau et offrit une chaise, qu'elles refusèrent. On l'eût bien étonné en lui apprenant que cette passante attendant là, appuyée contre une balle de laine, que l'eau du ciel cessât de tomber, n'avait, depuis quinze ans, parcouru le monde qu'au bruit des acclamations et des fanfares, que mille arcs de triomphe s'étaient dressés pour elle, que le canon tonnait quand elle paraissait parmi ses escortes de piqueurs et de guides, et que, sous ce porche boueux, elle songeait au palais des rois qu'elle avait quitté l'avant-veille.

Ce fut le dernier incident du voyage : quelques heures plus tard, l'impératrice se reposait dans un confortable appartement de l'hôtel du Casino, à Deauville, qu'habitait, pour l'été, Mme Evans, et, la nuit suivante, elle s'embarquait sur le yacht d'un gentleman anglais, Sir Georges Burgoyne, qu'Evans avait, non sans peine, décidé à offrir son concours à la fugitive. La mer était furieuse et le frêle navire, secoué par les vagues, dut lutter, durant près de vingt-quatre heures, contre la tempête : il mouilla enfin dans la rade de Kyde, le 8 septembre, vers quatre heures du matin. Grâce au dévouement, à l'énergie et à la prudence de sir Thomas Evans, l'Impératrice était sauvée. D'autres épreuves, celles de l'exil, commençaient pour elle.

A ceux qui ont eu l'honneur d'approcher cette souveraine qui porta si noblement tous les deuils de la France, à ceux même qui l'ont vue passer dans ses vêtements noirs, tragique et souriante sous sa couronne de cheveux gris, revient sans cesse en mémoire le mot terrible de Bossuet : On ne soupçonne pas ce que les yeux des reines contiennent de larmes et quels abîmes de douleurs il y a dans leurs cœurs.

 

FIN DE L'OUVRAGE