ROIS SANS ROYAUME

 

CHAPITRE VI — L'EXIL DE HENRI V.

 

 

FROHSDORF

Ce nom n'a plus de sens pour les gens d'aujourd'hui. Se doutent-ils seulement que, il y a soixante ans et plus, il était prononcé avec recueillement, avec dévotion, par certains Français obstinés au culte du passé, vieux gentilshommes qui avaient porté le casque à chenille des gardes du corps de Charles X, anciens vainqueurs d'Alger ou survivants de la Vendée de 1832 ? Frohsdorf est en effet un petit village d'Autriche où s'élève un château qui, depuis 1843, appartenait à la duchesse d'Angoulême, fille de Louis XVI ; quand elle mourut huit ans plus tard, elle légua ce domaine à son neveu le comte de Chambord qui, à dix ans, en juillet 1830, héritier du trône des Bourbons, fut proclamé, comme on l'a vu, roi de France... pour quelques heures. Depuis lors, aux yeux de ses partisans, il était le roi et, pour eux, pendant les dix-huit ans que dura le règne de Louis-Philippe, les dix-huit autres années du second Empire, la cour n'était pas aux Tuileries, mais dans ce village lointain de Styrie où ils se rendaient en pèlerinage, heureux de s'agenouiller un instant devant le descendant de Henri IV et de Louis XIV. Je ne doute pas qu'ils en revinssent réconfortés, éblouis et qu'ils ne s'épanchassent avec leurs amis et leurs proches de ces impressions favorables ; mais la prudence et le respect les obligeaient au silence, et pendant bien des années, Frohsdorf fut, pour le commun des mortels, une sorte de tabernacle fermé aux indiscrétions et dont on ne savait rien, sinon qu'y survivait, dans une sorte de majesté brumeuse, le représentant d'un passé aboli. Depuis la mort de l'exilé, quelques révélations se sont produites, mais volontairement mesurées et presque uniquement politiques, si bien que la Petite Histoire, friande de menus faits et de détails intimes, n'y trouvait guère son compte, jusqu'au jour où les souvenirs du comte René de Monti de Rezé nous introduisirent dans le château mystérieux et nous en relatèrent excellemment la vie journalière.

Une courte description d'abord : Frohsdorf est une vaste demeure bâtie dans le style français du XVIIIe siècle, d'aspect assez monumental, encore qu'il soit revêtu d'une couche d'ocre jaune. La façade nord par laquelle on aborde cette lourde construction, entourée d'un étroit saut-de-loup, porte au fronton un minuscule écusson aux trois fleurs de lis de France ; un pont à balustres franchit le fossé ; un haut portail donné accès h un péristyle à colonnes sous lequel, à droite, prend naissance le large escalier qui conduit aux étages ; à gauche s'ouvrent au rez-de-chaussée les grands appartements : salon des armes, d'abord, puis salle à manger, salle de billard, salon rouge, salon gris ouvrant à l'est sur un jardin français que prolonge un parc de trois mille hectares. En retour, au sud, les pièces réservées au comte et à la comtesse de Chambord ; la façade exposée à l'ouest contient la chapelle dont l'abside forme un renflement et cet ensemble de bâtiments entoure une vaste cour intérieure, sablée, sans ornement, ni gazon, ni verdure. Le mobilier, sauf exceptions, est très ordinaire. Mais que de précieuses reliques : un magnifique portrait de Marie-Antoinette peint par Mille Lebrun et portant encore la balafre d'un coup de pique ; — la tête en bronze de l'ancienne statue de Henri IV, jetée du Pont-Neuf à la Seine en 1792 ; — le panache légendaire du bon roi, panache qui, en dépit de la légende, est noir ; — les souliers du sacre de Louis XV dont les hauts talons sont décorés de scènes guerrières par l'un des Van Loo ; — la chemise que portait Louis XVI, le 21 janvier 1793, échancrée par les ciseaux de l'exécuteur ; — le gilet blanc conservant encore des traces du sang royal ; — l'un des souliers que la reine perdit en montant à l'échafaud... Parmi ce décor vit le prince sur le front duquel se concrètent tant de souvenirs glorieux ou tragiques. Existence non point austère, encore moins monastique, ainsi qu'on l'imagine faussement. Le comte de Chambord est un bon vivant, d'esprit primesautier, de gaieté communicative ; il a horreur de la représentation et il s'en garde ; mais, dans l'intimité, il se montre extrêmement affable, jovial même, parfois gaulois, aimant la plaisanterie, même assez grosse, et riant volontiers d'un rire éclatant et sonore. Il était resté enfant de Paris.

L'étiquette cependant l'enserrait. Il s'y résignait à contrecœur, soit qu'il y trouvât, quand il lui fallait paraître, un refuge contre sa timidité naturelle, soit qu'il jugeât indispensable d'en maintenir la tradition. Les personnes de son entourage s'y pliaient, d'ailleurs, rigoureusement ; n'était-il pas roi à l'égal de son grand-père Charles X, de ses grands-oncles Louis XVI et Louis XVIII ? Et c'est merveille de voir survivre au XVIIIe siècle, dans ce Frohsdorf si éloigné de Versailles, un cérémonial sévère et minutieux, tel que celui de la cour de Louis XV que nous décrit le duc de Luynes en tant de pages de ses étonnants et précieux Mémoires. Moyennant la différence du temps et des mœurs, rien n'a changé : chaque jour, à onze heures moins dix minutes, le service d'honneur et les visiteurs de passage se réunissent dans le salon rouge. Les femmes sont en toilette de ville. Les hommes en redingote, chapeau haut de forme et gants à la main ; l'usage veut qu'on ne soit jamais ganté devant le roi. A onze heures moins cinq, la famille royale entre au salon, Monseigneur dit un mot aimable à chacun de ses invités, et, à onze heures précises, le premier maitre d'hôtel ouvre la porte de la salle à manger ; le premier gentilhomme de service se tourne alors vers Monseigneur et s'incline : c'est le signal muet qui annonce le déjeuner. Mme la comtesse de Chambord passe la première, Monseigneur la suit. Il prend la place du milieu de la table, sa femme s'assied à sa droite ; d'un geste il désigne la personne qui aura l'honneur d'être à sa gauche : le premier gentilhomme est en face de lui ; les autres convives se placent au hasard. Le soir, au dîner de sept heures, même cérémonial les dames en toilette de soirée ; les hommes en habit, cravate blanche, gilet blanc, pantalon gris perle, et toujours le chapeau haut de forme et les gants à la main.

Le service de table était une épave de Versailles, vieille vaisselle plate, cloches d'argent recouvrant les plats et portant, gravée, l'ancienne inscription : Bouche du roi. Selon l'antique usage de la cour, les maîtres d'hôtel annonçaient les mets ; pourtant, sur la table, il y avait — dérogation moderne — un menu entre chaque couvert ; on devait soi-même se verser à boire, et c'eût été manquer de savoir-vivre d'offrir ce service à son voisin ou à sa voisine de table. Le déjeuner fini, on revenait jusqu'au salon gris, en traversant toutes les salles de réception. Si, tandis qu'on prenait le café, arrivait quelque dépêche urgente, le gentilhomme de service la présentait à Monseigneur, en se servant comme d'un plateau, du dessus de son chapeau haut de forme. Et partout, en promenade, à la chasse, en voyage, on retrouve cette exigeante étiquette dont le prince lui-même riait quelquefois.

 

CHASSES D'EXIL

A Frohsdorf, deux ou trois jours de chaque semaine sont consacrés à la chasse. Après la messe, les chasseurs déjeunent rapidement et montent aussitôt en voiture. Tous portent le costume adopté dans l'Allemagne entière par les disciples de saint Hubert, à quelque condition qu'ils appartiennent : la vareuse en drap gris avec collet et parements verts, la culotte grise à passepoil vert, les grandes bottes en cuir de Russie, chaussées par-dessus de longs bas de drap vert montant jusqu'à mi-cuisses ; pour coiffure, le chapeau tyrolien en feutre vert bouteille garni d'une large cocarde de plumes et de poils de gibier.

On ne connaissait guère à Frohsdorf d'autre genre de chasse que la battue, parce que Monseigneur marchait, comme chacun sait, avec quelque difficulté par suite de l'accident de cheval qui lui avait brisé le col du fémur. Chacun des chasseurs était accompagné d'un valet de pied porteur d'une ample provision de cartouches et d'un fusil de rechange. Le comte de Chambord se plaçait toujours au centre de la ligne ; ses invités, très peu nombreux, se tenaient, suivant leur importance ou leur rang, à sa droite ou à sa gauche.

Ce pâle cérémonial n'empêchait pas qu'on aimât à rire, et le prince, particulièrement, se délectait aux grosses farces. Dans l'arsenal de Frohsdorf, par exemple, il y avait un fusil spécialement destiné à quiconque avait l'honneur de chasser pour la première fois avec le chef de la maison de France. Cette arme avait la spécialité de c repousser a terriblement de quelque manière qu'on la chargeât, de quelque façon qu'on la mit à l'épaule. Dès les premiers coups de feu, c'était avec angoisse que l'on mettait en joue, avec terreur que l'on appuyait le doigt sur la détente et, quand le coup partait on éprouvait une sensation comparable à celle d'une biche que l'on vous aurait assenée sur le crâne. Le soir on se présentait au dîner avec un œil poché, une joue bleue, grosse comme les deux poings, et une migraine violente ; et Monseigneur entreprenait de démontrer au malheureux, tandis que les convives riaient sous cape, que cela n'était arrivé à personne et qu'un fusil ne repousse jamais quand on sait épauler comme il faut. L'aventure faisait la joie de la soirée.

L'hiver, on allait chasser à Venise. Les Mémoires du marquis de Belleval, qui sont parmi les plus piquants, évoquent le pittoresque tableau de ces chasses. Quand en 1859, Belleval fut, par le crédit de son père, opiniâtre royaliste, agréé comme attaché au bureau politique de M. le comte de Chambord, il n'avait jamais vu le prince exilé qui habitait, l'été, le château de Frohsdorf et, l'hiver, son palais Cavalli, à Venise. Le rôle des attachés consistait à se tenir prêts à quitter Paris, sur un signe du bureau, pour porter au prince, où qu'il fût, le courrier, souvent considérable, que, par crainte d'une saisie, il fallait dis3imuler du mieux possible les uns s'en faisaient une bosse, les autres un gros ventre, ou bien ils le glissaient dans leurs bottes, ce qui paralysait leur marche, et jamais la police impériale, dédaigneuse, ne voulut s'étonner des singulières difformités dont paraissaient affligés les jeunes courriers du représentant de la monarchie légitime.

Belleval partit donc, en plein hiver, pour Venise, porteur d'un certain nombre de plis dont il avait capitonné ses cuisses et ses mollets. Arrivé au palais Cavalli, il fut reçu par le duc de Lévis qui le présenta au comte de Chambord.

Celui-ci, très digne dans la représentation, était, avec ses intimes, un homme tout simple, fort bon, parlant haut, riant avec éclat, aimant la plaisanterie, s'emportant facilement, mais sans rancune, et taquin seulement à l'égard de sa femme qui était laide, sèche et sourde. L'étiquette voulait que les attachés demeurassent un mois auprès du prince, en attendant le courrier de retour ; ils faisaient alors partie de sa Maison, mangeaient à sa table et logeaient sous son toit.

Un jour, à l'issue du déjeuner, le comte de Chambord, qui lisait un journal, leva la tête et dit : A propos, nous chassons demain. Le duc de Lévis, qui tenait auprès du prince l'emploi de confident et de premier ministre, répondit à cet ordre laconique par une inclinaison de tête. Belleval l'interrogea, dès que Monseigneur se fut retiré dans son appartement : A quoi chassons-nous ? Le duc, pince-sans-rire de première force, expliqua : — La chasse à laquelle vous allez avoir l'honneur de prendre part, jeune homme, a pour objectif des palmipèdes fort sauvages, et la Tacca pour sanction. — La Tacca ?Qu'est-ce que cela ?Vous le saurez demain. Nous partons tantôt à quatre heures, car nous allons coucher sur nos positions ; prenez des vêtements chauds et de grosses bottes. Ceci s'adresse également à vous, monsieur de N...

M. de N... était un gentilhomme du Midi, venu de sa province pour faire sa cour au roi légitime ; Gascon jusqu'aux moelles, il avait amusé le comte de Chambord par le récit de ses exploits cynégétiques. Le duc de Lévis s'approcha de lui : La chasse au gibier sauvage, vous devez connaître cela ? lui demanda-t-il avec un éclair dans ses petits yeux étincelants de malice.  Je crois bien, riposta N... d'un air détaché ; dans le Midi c'est notre chasse favorite. — Très bien... Alors vous êtes fort tireur ?Je m'en flatte. — Tant mieux, mon cher, tant mieux pour vous ! soupira le duc d'un ton de mystère.

A quatre heures de l'après-midi, on quitta Venise dans un grand canot à fond plat que manœuvraient six rameurs et un pilote, debout à l'arrière et gouvernant au moyen d'un aviron. Quatre passagers seulement : le comte de Chambord, le duc de Lévis, Belleval et M. de N... Enveloppé dans une pelisse de fourrure, car le froid était vif, Monseigneur s'était fait un pupitre d'un grand portefeuille, et il écrivait sur ses genoux. Ses compagnons gardaient un silence respectueux. Au bout d'une heure et demie de navigation dans la lagune, on aborda sur un banc de sable où s'élevait une cabane à un étage, couverte en tuiles rouges. Le cuisinier et les valets de pied y étaient déjà installés. Le logement, meublé avec une simplicité primitive, se composait d'une cuisine, de deux cabinets pour les invités et de deux petites chambres au-dessus pour Monseigneur et pour Lévis. On soupa, on tira la table devant le feu, on occupa la soirée par une Partie de whist et, quand vint l'heure du coucher, Belleval, soupçonnant quelque invisible épée de Damoclès menaçant sa tête, se permit d'interroger le prince : Monseigneur, qu'est-ce que l'on entend par la Tacca ? Le comte de Chambord échangea un regard avec Lévis et expliqua gravement : La Tacca est une surprise réservée au maladroit qui rapporte moins de onze Pièces de gibier ; c'est une épreuve publique à laquelle personne ne saurait se soustraire, car elle a pour elle l'usage du pays et la tradition. Nos bateliers feraient de beaux cris si on les privait du spectacle de cette exécution. Je l'ai subie, Lévis aussi ; cela peut nous arriver encore ; mais j'espère bien que, cette fois, elle est réservée à l'un de vous, — peut-être à tous les deux. — Ainsi soit-il ! marmonna sourdement Lévis d'un air de componction. Sur quoi l'on se coucha ; on ne dormit guère : à cinq heures du matin, on réveillait Belleval et M. de N... Deux barques les attendaient Monseigneur et le duc étaient déjà partis. Les deux invités montèrent chacun dans l'une des barques qui glissèrent dans la nuit et se séparèrent bientôt. Après une demi-heure de traversée, celle qui portait Belleval échoua sur un îlot d'une dizaine de pas de diamètre, émergeant à peine de l'eau ; dans le sable était enfoncé un tonneau ouvert par le haut, formant un puits assez profond pour qu'un homme de bonne taille y disparût tout entier. Le batelier aida le chasseur à y descendre, lui remit un fusil, une grande poche remplie de cartouches et un sac contenant quelques provisions de bouche. Puis il lui souhaita beaucoup de plaisir : Je viendrai vous chercher à onze heures, dit-il. Il regagna sa barque qui s'éloigna dans la nuit.

Une bise glaciale soufflait du large et la situation n'était pas réjouissante. Bien qu'il set, à n'en pas douter, que l'Adriatique, qui l'entourait de toutes parts au niveau de ses yeux, n'est pas sujette au flux et au reflux, Belleval, originaire d'Abbeville, ne pouvait s'empêcher de songer aux terribles marées de la baie de Somme qui submergent en un instant des lieues de sable. Le cri des oiseaux sauvages retentissait de toutes parts et des bandes nombreuses passaient au-dessus de sa tête avec des bruits d'ouragan ; mais l'obscurité était trop profonde encore pour Qu'il pût distinguer quelque chose ; d'ailleurs il connaissait assez l'usage des cours pour savoir que l'étiquette interdit de commencer le feu avant le roi. Les précieuses confidences que Belleval a laissées de ses séjours à Frohsdorf et à Venise étonnent par ce contraste incessant entre la plus grande familiarité et des témoignages d'un respect qui va parfois jusqu'à l'idolâtrie singulière bigarrure du vieux cérémonial de Versailles et de la grosse farce d'atelier, mélange des courtoisies de l'Œil-de-bœuf et de la brimade de chambrée ; on va pouvoir en juger.

Enfin le petit jour parut : un coup de fusil retentit dans le lointain, la chasse commençait ; Belleval, du fond de son trou, se livra à une débauche de cartouches, tirant au hasard, à toutes portées, lâchant ses deux coups sur des bandes qui cinglaient au ras de l'Îlot, visant des oiseaux qui, à peine visibles, passaient au plus haut du ciel ; jamais sentinelle avancée, abandonnée dans un poste d'avant-garde et attaquée par tout un corps d'armée, ne batailla avec plus de rage et de vaillance. Quant, à onze heures, le batelier reparut, il fit d'abord le tour de l'îlot, repêchant les bêtes abattues dont les corps flottaient sur l'eau morte : Combien de pièces ? cria le chasseur, émergeant, anxieux, de son tonneau. — Dix-huit ! Il respira. La Tacca n'était pas pour lui !

Quand il parvint à la maisonnette, tout le monde y était déjà de retour. M. de N..., l'oreille basse, recevait, d'un air abattu, les condoléances narquoises du duc de Lévis ; il ne rapportait que neuf oiseaux. Mais on avait grand'faim, personne ne parla de la Tacca ; on mangea joyeusement ; on but sec ; après le déjeuner commença une partie de cartes qui se prolongea jusqu'à trois heures : Il est temps de partir, fit le comte de Chambord ; chauffons-nous un instant avant de monter en bateau. Devant le feu de la cuisine étaient deux chaises il en prit une ; le duc de Lévis s'empara de l'autre ; à droite et à gauche du foyer se trouvaient deux bancs garnis d'épaisses couvertures. Monseigneur désigna celui de droite à Belleval, celui de gauche à N.., qui s'assit avec un salut de remerciement. Mais en même temps il poussait un rugissement d'effroi : le banc se brisait sous son poids et le malheureux disparaissait dans une grande cuve remplie d'eau. Les bateliers, avec des cris de joie, des chants et des battements de main, dansaient une ronde autour du' nové dont les efforts pour émerger n'aboutissaient qu'à des plongeons redoublés dont les éclaboussures inondaient l'étroite pièce. De la cuve, agitée comme une mer en furie, sortaient seulement le bout des bras et le bas des jambes de la victime qui, pliée en V, crispait désespérément ses extrémités dans l'espoir instinctif qu'elles rencontreraient un point d'appui. Monseigneur riait aux larmes : le duc de Lévis se cramponnait à la table pour mieux se tordre ; Belleval, encore qu'un peu surpris, essayait de trouver la chose amusante. Enfin, sur un signe du maitre, les bateliers empoignèrent l'infortuné et le remirent sur ses pieds. Il apparut ruisselant, toussant, crachant, suffoquant, grelottant, et s'efforçant par d'affreux sourires de montrer sa satisfaction et sa grande reconnaissance. En un tournemain il fut par les hommes déshabillé, frictionné, séché, rhabillé de vêtements secs et ayant repris haleine, il put enfin déclarer sa profonde gratitude et protester que la Tacca constituait un exercice hygiénique de tout premier ordre.

On imagine peut-être qu'un homme qui, sans que rien l'y obligeât, par pur dévouement, traversait, en plein hiver, la moitié de l'Europe pour témoigner de son inaltérable dévouement h son roi détrôné, devait s'attendre à quelque prévenance et pouvait conserver quelque ressentiment d'une pareille réception. Erreur ! Rentré dans sa province, M. de N..., loin de taire son aventure, la proclama hautement et s'en fit gloire. Il fut complimenté, félicité, envié, jalousé ; le bain de siège infligé par le roi était lugé une plaisanterie du meilleur goût et une marque de familiarité des plus flatteuses. Bien mieux, il institua la Tacca sur ses domaines ; elle fit fureur ; on l'imita ; et dans ce coin de la Gascogne, tant que dura l'espoir du retour des lys, on n'invitait plus à une partie de chasse sans promettre que le tireur le moins heureux subirait l'épreuve de la Tacca — à l'instar de ce qui se faisait chez Monseigneur le comte de Chambord.

 

LA FIN D'UN MONDE

Quelques années plus tard, à Paris, c'est un autre tableau. Dans la cour de la gare du Nord, le dimanche 2 juillet 1871, un cocher de fiacre chargea trois bourgeois descendus d'un train arrivant de Belgique. L'un d'eux donna l'ordre : A Notre-Dame. Et la voiture, avec l'affreux bruit de ferraille et de vitres particuliers aux sapins de ces temps reculés, descendit par le boulevard Magenta et le boulevard de Strasbourg vers la Seine.

L'un de ces trois bourgeois était M. le comte de Monti de Rezé ; le second M. le comte de Vanssay ; le troisième était M. le comte de Chambord. En cet équipage le prince, qui en 1830, enfant de dix ans, avait été à Rambouillet pendant quatre heures le roi de France, faisait son entrée dans Paris, après quarante et un ans d'exil.

Sa prière dite à Notre-Dame, l'église de son baptême, le comte de Chambord se fit conduire à la chapelle de Saint-Louis, restée debout parmi les ruines du Palais de justice ; puis au pont Neuf, où il salua la statue de Henri IV. Le fiacre prit ensuite le chemin des Tuileries, et devant le squelette roussi du palais où il était né, le prince mit pied à terre. Il contempla longuement les ruines, cherchant à localiser les souvenirs si lointains de sa petite enfance, devant le pavillon de Marsan. Oh ! soupira-t-il à l'oreille de M. Edouard de Monti, qui l'accompagne, voilà les deux fenêtres de ma chambre ; voilà celle au bas de laquelle on rangeait mes jouets, un camp, des tambours, de grands soldats de plomb ; là était la chambre de ma mère... Quand il remonta en voiture il avait les yeux pleins de larmes. A Saint-Roch, la dernière étape, comme on payait le cocher, celui-ci s'aperçut que son client pleurait ; il crut devoir risquer un mot de réconfort et lui frappa amicalement sur l'épaule, disant : Sacrebleu ! vous m'avez l'air d'un brave homme... Moi aussi, j'ai eu deux chevaux mangés pendant le siège ; tenez, voilà mon numéro ; si vous avez besoin de moi, je suis à vôtre service !

Deux ans après, nouvelle excursion clandestine en France. Après la messe, entendue à Saint-Roch dans une chapelle obscure, le comte de Chambord passa les ponts et alla prendre gîte avenue de Villars, chez M. le baron de Nanteuil, où il était attendu ; trois jours plus tard, il partait pour Chambord, toujours dans le plus strict incognito, et là il rendit public ce manifeste fameux du drapeau blanc, douloureuse surprise pour les royalistes fidèles qui rêvaient une restauration de la monarchie. Lorsqu'il écrivit la fameuse lettre qui fut considérée par tout son entourage comme le suicide irrévocable de la monarchie, tout, à Paris, était déjà préparé pour l'entrée solennelle du roi : les carrosses de gala commandés chez Bender — ils sont aujourd'hui au musée du château de Chambord — ; les chevaux destinés au prince et à sa suite, entre autres, deux superbes hanovriens appelés du nom des victoires de Henri IV : Arques et Ivry. Le préfet de police d'alors, Léon Renaud, rappelait plus tard que l'industrie parisienne travaillait nuit et jour à la fabrication de cocardes blanches et de plusieurs millions de drapeaux blancs ; un commerçant faisait couler en verre, par centaines de mille, des petits bustes de Henri V, réservés aux camelots de la rue, et, dès 1872, le prince lui-même s'était précautionné d'un costume royal qu'il se plaisait à examiner et à revêtir. Des uniformes étaient confectionnés pour les gentilshommes de sa petite cour d'exil ; M. le comte René de Menti de Rezé a conservé le sien ; il le garde dans le musée de deuil de ses regrets et de ses déceptions.

A quelque parti qu'on appartienne, les péripéties de ce drame imposent la conviction que notre épopée nationale, même lorsqu'elle se confine dans les mesquineries des discussions politiques, reste la plus touchante, la plus noble de toutes. Elle est d'une singulière grandeur, cette lutte de deux années entre le drapeau du passé et celui de la France moderne, symboles également glorieux, qui par un raffinement du destin sortirent l'un et l'autre victorieux du combat. Quel pays fut jamais aimé comme l'aura été la France ? Dans quelle autre histoire trouverait-on un prince se refusant à régner parce qu'il ne peut rapporter intact l'étendard confié à ses mains d'enfant par un vieux roi mort en exil ? Et où trouverait-on aussi un peuple renonçant à une restauration, que dans son désarroi il estime profitable, pour ne pas renier un drapeau sacré par d'effroyables revers ? Je ne sais si ceux qui furent mêlés à ces choses en aperçurent alors toute la beauté ; maintenant qu'elles bénéficient d'un recul de soixante ans, il semble que, comme disait le comte de Falloux, jamais le sort d'un pays n'a été discuté avec plus d'amour, de respect et de dévouement, par des adversaires dont le patriotisme fut également sincère quoique inégalement clairvoyant.

Même si l'on s'arrête aux incidents simplement pittoresques, le drame reste attachant et superbe. Deux ans encore après le manifeste daté de Chambord, à la suite de pourparlers et d'intrigues, la Chambre des députés, en majorité royaliste, voyant la situation sans issue, se résignait à l'expédient du septennat. Le comte de Chambord, apprenant cette défection, quitta l'Autriche et revint secrètement en France. Non point qu'il regrettât sa ténacité ; mais il avait l'âme déchirée à la pensée que si la mesure était votée toute chance de relèvement monarchique était à jamais détruite. Il voulait être là, tout près. Qu'espérait-il ? Un revirement subit ? Un miracle de la Providence ? Peut-être.

Le 9 novembre, dans le plus grand incognito, et sans qu'aucun de ses amis eût été avisé, il descendait de wagon à la gare de l'Est et prenait aussitôt en voiture la route de Versailles. Comme il entrait dans la ville du grand roi par l'avenue de Paris, le comte de Chambord, en passant devant l'hôtel de la préfecture, résidence du maréchal président de la République, essuya de sa manche la glace de la portière toute couverte de givre ; il aperçut le drapeau tricolore flottant sur l'hôtel et eut un mouvement d'humeur. Un peu plus loin, découvrant le palais, il dit mélancoliquement, par allusion aux journées d'octobre 1789 : C'est de là que sont partis la boulangère et le petit mitron. Quelques minutes plus tard, le prince arrivait à la maison que M. de Vanssay possédait rue Saint-Louis, n° 5. C'était une demeure de très modeste apparence, en bordure de la rue presque toujours déserte. M. de Vanssay disposait du premier et du second étage ; une locataire, Mlle de Colleville, occupait le troisième avec une femme de chambre. On dut mettre au courant de la situation ces deux personnes qui consentirent à ne point se montrer tant que le Roi séjournerait dans la maison où il désirait vivre seul avec la famille de ses hôtes.

Nul, en fait, sauf Tes très rares personnes qu'il voulut mettre dans la confidence, ne connut son séjour à Versailles ni la police, ni le ministère, ni même les royalistes du Parlement n'en eurent d'abord soupçon. Le maréchal de Mac-Mahon en fut des premiers informé, car le comte de Chambord lui fit demander une entrevue dont le Président, loyalement, déclina l'honneur. La maréchale et le général Bourbaki furent aussi dans le secret mais ne le dévoilèrent à personne. Quant au prince, il s'arrangea pour vivre dans la réclusion, attendant peut-être que le maréchal revînt sur sa décision, et ne voulant pas quitter la France avant que le sort du pays fût fixé.

La maison de M. de Vanssay avait une chapelle ; le comte de Chambord entendait la messe tous les jours ; deux pères capucins, le P. Marcel et le P. Savinien, lui servirent de chapelains. Après l'office, il retenait les religieux et causait longuement avec eux ; il quittait peu sa chambre où il ne recevait que MM. de Blacas et de Dreux-Brézé, apportant les nouvelles.

Le prince ne sortit que deux fois durant les onze jours qu'il vécut à Versailles. Il alla, par les bois, à Saint-Cloud, où s'étaient passés ses premiers étés. Des ruines, il ne reconnut rien ; mais il retrouva dans le parc un grand arbre sous lequel, tout petit, il aimait à jouer. Un autre jour il poussa jusqu'à Paris : l'annonce des funérailles de l'amiral Tréhouart, qui devaient avoir lieu aux Invalides, l'attirait, car il voulait revoir ces régiments français, dont il avait, enfant, porté l'uniforme. Mais rien ne devait lui réussir ; il arriva trop tard pour assister au défilé des troupes, et ce ne fut qu'en se penchant hors de sa voiture qu'il aperçut, de loin, la ligne des cuirassiers qui fermaient la marche. Ce contretemps l'impressionna péniblement.

Cependant, au théâtre du château, la Chambre terminait la discussion du projet de septennat. Dans la soirée du 10 novembre, l'émotion dans les groupes était profonde ; il n'était plus question de la monarchie, quand tout à coup, une rumeur circula : Monseigneur est à Versailles. On interrogeait anxieusement MM. de Blacas et de Dreux-Brézé, présents à la séance et muets comme la tombe. Que faire ? La mort dans l'âme, désemparés, les royalistes se préparaient à voter la loi, à moins que... à moins que, comme le bruit en courait, cette porte située derrière la tribune et sur laquelle tous les regards étaient fixés, ne s'ouvrit soudain pour laisser apparaître le Roi qu'on disait là, dans le palais, dans les couloirs...

La porte resta close, les urnes circulèrent.

D'après une tradition que recueillit M. de Falloux, l'attente et l'anxiété du comte de Chambord étaient si poignantes durant cette séance de nuit, qui devait accorder ou refuser la prolongation des pouvoirs du maréchal, qu'il alla, enveloppé d'un manteau, dans la cour du palais, attendre le résultat du scrutin au pied de la statue de Louis XIV. M. Loth dément cette version : seul, d'après lui, le valet de chambre Ferdinand vint s'informer du vote à la porte de l'Assemblée et stationna dans la rue des Réservoirs jusqu'à une heure du matin. Comme la séance durait encore, il rentra rue Saint-Louis ; le maître était couché, la maison silencieuse.

Le comte de Chambord connut la décision de l'Assemblée le lendemain, à son lever ; il entendit la messe, reçut ses représentants officiels, puis le général Ducrot. Ah, Monseigneur, dit le général, pourquoi ne nous avez-vous pas fait connaître votre présence ici ? Jamais nous n'aurions voté le septennat. Quelle belle occasion vous avez perdue !

Il est certain que le prince avait été trop bien obéi ; le secret de sa retraite trop bien gardé. Tout était fini. La France donnait à la monarchie un congé de sept ans... Le comte de Chambord quitta la petite maison où il avait vécu, ignoré de tous, tant d'heures anxieuses, tandis que la jeune République s'installait triomphante dans le palais du grand roi. Du fiacre qui l'emmenait vers l'exil définitif, le prince jeta un dernier regard à ce château qu'avaient élevé ses pères et qu'il ne devait plus revoir. Mais si le Louis XIV de bronze qui domine l'immense cour eût pu s'animer, il eût déclaré certainement que tout était bien ainsi et qu'il n'avait jamais souhaité pour sa race une fin plus digne et plus noble que cet extraordinaire exemple de tenace fidélité au vieux drapeau des Bourbons.