ROIS SANS ROYAUME

 

CHAPITRE V. — TROIS ROIS SANS ROYAUME.

 

 

Qui est allé à Prague n'a pu oublier l'étonnant aspect du Hradschin dont l'immense façade, plus imposante par sa longueur que par son caractère architectural, se prolonge d'un bout à l'autre de la colline qui domine la vieille capitale de la Bohême. Le Hradschin, au temps où il était château impérial, formait à lui seul une véritable ville comprenait plusieurs palais, quarante-cinq bâtiments publics ou privés, quatre églises dont une cathédrale, trois rues et un couvent de carmélites. je me souviens d'avoir fait partie, il y a quelque vingt-cinq ans, d'une bande de touristes imprudents qui se hasardèrent à visiter cette formidable bâtisse ; après avoir parcouru une trentaine de pièces, nous implorions grâce en apprenant qu'il y en avait encore plus de quatre cents à voir, toutes plus sinistres les unes que les autres, et, à vrai dire, sans intérêt, sauf quelques salles d'apparat, d'où la vue plonge sur le célèbre pont de la Moldau et le pittoresque tohu-bohu des toits de la ville. En dépit de ce panorama, le Hradschin est peut-être le plus lugubre de tous les palais du monde, un de ces endroits où l'on n'aimerait pas à être enfermé seul durant toute une nuit tant on serait assuré d'y rencontrer quelques fantômes.

En 1832, et durant les trois années qui suivirent, ce lieu fatidique abrita quatre hôtes dont le souvenir ne contribue pas à égayer son histoire : c'étaient trois rois de France sans asile : Charles X, Louis XIX, Henri V et la reine Marie-Thérèse-Charlotte de France, l'ex-orpheline du Temple, fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Est-il besoin de rappeler par suite de quelles tragédies pareille affluence de têtes couronnées — ou, plus exactement, découronnées — se retrouvait au fond de la Bohême ? Chassé par la révolution et réfugié à Rambouillet, Charles X, le 2 août 1830, abdiqua mais, suivant les lois séculaires de la monarchie, il ne put le faire qu'en faveur du dauphin, duc d'Angoulême, seul survivant de ses fils, et celui-ci, roi pendant une demi-minute le temps de dire : Puisqu'ils ne veulent pas de moi, qu'ils s'arrangent !, — passa immédiatement la couronne à son neveu, le duc de Bordeaux, alors âgé de dix ans, qui fut, dans l'avenue du château de Rambouillet, présenté aux troupes et proclamé roi sous le nom d'Henri V, à l'heure même où un quatrième roi s'installait à Paris, tenant ses pouvoirs, non de l'hérédité ni du droit divin, mais d'un vote de la Chambre et des acclamations du peuple. En sorte que les deux abdications de Rambouillet étant, de ce fait, abolies, il n'en restait pas moins que le duc d'Angoulême et le duc de Bordeaux, avant reçu l'investiture, pouvaient, au même titre que Charles X, se considérer comme des souverains détrônés. Et quand, un peu plus tard, par surcroît d'imbroglio, la duchesse de Berry, mère du duc de Bordeaux, fut nommée conditionnellement régente du royaume, la situation, on le comprend, ne laissait pas d'être particulièrement délicate entre ces personnages dont chacun comptait ses partisans et ses fidèles et se figurait être le maitre légitime d'une nation qui, de jour en jour, les oubliait davantage.

Au Hradschin, où les trois rois vivent en parfaite intelligence, on préfère ne pas soulever la question brûlante de savoir quel est le légitime. On s'endort dans la résignation aux volontés du ciel, et l'existence morne des nobles proscrits les égalise dans l'inaction et dans le méticuleux respect de l'étiquette. A la porte extérieure du sombre palais est un poste d'infanterie ; en suivant d'interminables corridors, vrai labyrinthe éclairé de place en place par des lanternes fixées aux murailles, on parvient à l'escalier au bas duquel veillent deux soldats autrichiens. L'empereur d'Autriche, en cédant sa résidence, s'est réservé le bel étage ; c'est donc au second qu'est reléguée la famille royale de France. Sur le palier de Charles X deux factionnaires encore. L'appartement du jeune Henri V est tout à côté. Dans ce dédale de pièces meublées de chaises de paille, les exilés sont éparpillés ; cela tient de la caserne et du couvent. La vie s'y déroule dans une inflexible uniformité, chacune des chambres étant pourvue d'une pendule qui, à tous les quarts d'heure, sonne l'heure entière et annonce que la minute est venue de causer, de manger, de jouer, de dormir.

Le matin, à neuf heures un quart, visite de la famille au doyen ; c'est ainsi qu'on surnomme Charles X, le plus âgé des trois rois. Un quart d'heure plus tard, il se rend à la cathédrale par une galerie intérieure ; il y entend la messe et revient à dix heures pour le déjeuner que suit une réunion de salon. On lit les journaux de France ; la fille de Louis XVI brode ou, assise près d'une fenêtre, rêve, les yeux fixés sur les toits de la ville. Elle aime le Hradschin qu'habita sa grand' mère, l'impératrice Marie-Thérèse. Le dauphin Louis XIX, — vêtu d'un habit bleu râpé, boutonné jusqu'au menton, et qui semble acheté chez le fripier, circule timidement, gêné, sans doute, de la fausseté de la situation : quelle place tiendra dans l'Histoire son règne d'une demi-minute ? Il n'y a pas de trou de souris assez petit pour me cacher, dit-il. S'il fait beau, il sort avec son père, et les gens qui rencontrent sur le pont de la Moldau ce vieillard, son parapluie sous le bras, accompagné d'un homme qui parait être un cicérone de louage, ne se doutent pas que ces deux passant sont deux rois de France... A quatre heures et demie, Charles X retourne ponctuellement à la cathédrale pour le salut ; à six heures, il préside le dîner : à sa droite, le roi Angoulême ; à sa gauche, le roi Bordeaux. Le doyen, respectueux de l'ancienne mode, découpe lui-même le rôti et distribue les parts à chacun des convives. Les valets tournent autour de la table comme des frères lais dans un réfectoire. Cela dure trois quarts d'heure, sans plus ; puis on retourne au salon. Quand la pendule sonne le premier coup de huit heures, le duc de Blacas — maître-Jacques de l'exil et, tout à la fois, grand-maître de la chambre du roi, premier gentilhomme, premier chambellan, capitaine des gardes et grand écuyer, — Blacas étend les cartes sur la table, entre deux bougies allumées : c'est le jeu du roi. Charles X prend place ; la partie commence. Il est mauvais joueur, et, ainsi que jadis à Saint-Cloud, quand la fortune ne le favorise pas, on l'entend grommeler le mot : Cochon ! A neuf heures, comme mue par un déclic, la table de jeu se ferme ; l'étiquette commande ; le roi congédie la compagnie : Adieu, mes amis, encore un jour de passé ! Il rentre chez lui, suivi de Blacas qui, à lui seul, composera l'assistance du coucher.

Si, au lieu d'une simple plume, on disposait ici d'un cinématographe, après cette figure en gros plan, on ferait apparaître sur l'écran le vieux roi, seul dans sa chambre, les yeux ouverts, écoutant le pas des soldats autrichiens qui veillent à sa porte, et rêvant au passé. Alors surgirait d'un nuage une charmante figure d'adolescent aux yeux langoureux, à la bouche gourmande, arrogant comme un page, l'air du Chérubin de Beaumarchais, tout chamarré de grands cordons et de plaques de diamants. C'est, cinquante-cinq ans auparavant, le même homme que celui qu'on vient de voir blanchi, triste, façonné par le malheur, d'avance résigné, comme par l'accoutumance, aux plus tragiques catastrophes. Il s'appelait alors le comte d'Artois ; on le surnommait Galaor, tant il réalisait le type accompli du paladin des romans de chevalerie, intrépide, magnanime, amoureux. Jamais existence ne s'annonça plus belle. Ses précepteurs le chérissaient trop pour le contraindre ; on le déclarait parfait de tous points ; on raffolait de son étourderie, de sa crânerie, de son amabilité. u Amusez-vous ; faites des dettes ; nous les payerons n, lui disaient les ministres. On l'avait marié très jeune ; il s'acquitta loyalement de sa tâche de prince du sang, eut deux fils, et s'en tint là. Alors, ce fut la fête sans cesse ; un train royal ; une nuée d'officiers et de valets ; des écuries magnifiques ; le jeu, les bals, les courses, les voyages ; cent chevaux à chaque relai, et trois cent-soixante-cinq paires de souliers pour une excursion de deux mois. Quant aux femmes... celles qu'il voulait : nulle ne lui résistait : dames de la cour, actrices, filles, nobles étrangères de passage. La ville et la cour applaudissaient à ses bonnes fortunes. Et cela dura jusqu'au jour de la grande passion pour Mme de Polastron, une jeune femme très belle, très douce et très triste, qu'il allait aimer d'un amour infini et au souvenir de laquelle, quand elle fut morte, il resta obstinément fidèle tant qu'il vécut.

Voilà à quoi songe le vieil exilé dans sa chambre nue du vieux château des rois de Bohême. Il revoit ses folies de jeunesse, les radieuses splendeurs de Versailles, les bals de l'Opéra, Bagatelle et ses roses, la jolie reine, sa belle-sœur, avec laquelle il joua la comédie et pour qui il dansa, vêtu en baladin, sur la corde raide, un balancier à la main... Puis l'émigration, Coblence, les grands drames, vingt-cinq ans d'exil, d'espoirs déçus, d'humiliations, de pénurie, de dettes ; le miraculeux revirement, le retour à Paris, le sacre de Reims... Quelle vie L. J. Lucas-Dubreton l'a contée et, de page en page, depuis les insolentes prouesses de ses débuts, les misères de son âge mûr, les imprudences de sa vieillesse, la grandeur vraiment royale de sa fin, Charles X nous apparaît là, peint en traits émouvants par un maître historien pour qui l'époque de la Restauration n'a plus de secrets et qui excelle à ressusciter un monde pour servir de cadre à ses tableaux. Après tant et de si prodigieuses aventures, tant de renoncements, Charles X va-t-il pouvoir passer dans le calme ses dernières années ? Non. Le destin s'acharne. Le duc de Bordeaux va atteindre sa treizième année c'est la majorité pour un prince, et les royalistes de France se préparent à venir saluer à Prague leur roi Henri V. Ces exaltés vont mettre en paroles — la couronne sur la tête de cet enfant ; ils l'appelleront Sire et Votre Majesté. Charles X ne veut pas entrer en lutte avec son petit-fils qu'il chérit ; pourtant il tient à son droit ; il s'évade du Hradschin. Une mauvaise voiture de louage, attelée de deux rosses, emmène vers une métairie lointaine le vieillard qui a possédé naguère tant de chevaux fringants, d'équipages, de carrosses dorés. La politique le pourchasse encore dans son champêtre refuge : Sire, au nom de la France, dites-nous qui est le roi ! — Je ne puis ; il ne faut parler qu'au nom de la légitimité. — Mais quel est le représentant de la légitimité ?Ne désignez personne... Il dut fuir plus loin encore, s'arrêta à Tœplitz, puis se fixa à Goritz, où il s'éteignit doucement, le 5 novembre 1836, à une heure du matin. Quand, d'un signe, le médecin avertit Blacas que Charles X venait d'exhaler son dernier soupir, celui-ci, au lieu d'employer la traditionnelle formule : le roi est mort, vive le roi ! qui, depuis des siècles, était l'annonce d'un nouveau règne, dit simplement, en s'adressant au duc d'Angoulême : J'attends les ordres de Votre Majesté, ce qui laissait habilement entendre que, dès auparavant, il l'avait considéré comme son maître. Une fois de plus la question délicate était éludée. Le temps s'est chargé de la résoudre : depuis bien des années le grand-père, le fils et le petit-fils — Charles X, Louis XIX et Henri V — reposent côte à côte au fond d'un caveau, sous une chapelle voisine de Goritz, et personne ne songe plus à venir là demander lequel des trois fut le roi légitime de l'exil.