ROIS SANS ROYAUME

 

CHAPITRE IV. — LES DERNIERS JOURS DE CHARLES X EN FRANCE.

 

 

Personne ne s'était couché, au château de Saint-Cloud, le soir du 30 juillet 1830. Dans la cour, les gardes du corps campaient, assis sur des bottes de fourrage, tenant en main la bride de leurs chevaux sellés ; dans les avenues du bas parc, des troupes bivouaquaient ; aux antichambres c'était, malgré l'étiquette, un va-et-vient continuel, des confidences à voix basse, des réflexions discrètement échangées, des mines consternées sous des sourires de courtisans. Nul n'osait dire la révolution triomphe, la royauté est perdue ; mais on lisait cette pensée sur tous les visages, même sur ceux des valets impassibles qui, massés au balcon du salon de la Vérité, guettaient les lueurs sinistres de Paris, dont on percevait, au loin, dans la plaine, la tragique et continuelle rumeur.

 

APRÈS TROIS JOURS DE RÉVOLUTION.
CHARLES X SE DÉCIDE À QUITTER SAINT-CLOUD

Depuis trois jours la grande ville était en éruption. Le 27, jour où avaient paru les funestes Ordonnances, il y avait eu du tumulte et quelque désordre peu de chose. Le 28, il fallut bien reconnaître que les quartiers populeux se révoltaient. Le 29, les plus optimistes furent forcés d'avouer que la révolution était déchaînée. La journée du 3o s'était passée dans l'angoisse les insurgés étaient maîtres de toutes les avenues ; les troupes royales démoralisées tenaient encore les ponts de la Seine, mais, d'un moment à l'autre, Saint-Cloud pouvait être envahi. Non sans précautions, avec mille détours, on fit entendre au vieux roi Charles X qu'il fallait partir.

Il eut un mot de sublime abnégation :

Je suis prêt, dit-il, à paraître devant Dieu.

Son fils, le duc d'Angoulême, ne se résignait pas ; mais la duchesse de Berry, sa belle-fille, supplia, très ardente et très émue, qu'on sauvât ainsi l'avenir de son fils, le jeune duc de Bordeaux, alors enfant de dix ans ; et le départ fut décidé.

Il était trois heures et demie du matin quand le signal fut donné. Quelques appels de trompettes commandèrent aux cavaliers le boute-selle. Quatre carrosses, silencieusement, comme des chars funèbres, vinrent, par la rampe, se ranger devant le perron, du côté du parc la famille royale y monta et, sous l'escorte des gardes du corps, s'éloigna, par les avenues sombres, vers les bois.

A sa suite, les quelques régiments encore fidèles s'ébranlèrent : les hommes marchaient, l'arme basse, sous les allées bordées de blanches statues, semblables, dans l'ombre, à des fantômes. A l'aube, on traversait Ville-d'Avray. Déjà les fugitifs purent voir le mot royal effacé sur toutes les enseignes de cabaret. Ce mot, trois jours auparavant, était presque un moyen de fortune pour ces débitants oublieux.

On parvint à Trianon vers cinq heures : le roi qui, cinquante ans auparavant, avait vécu là ses années heureuses, parcourut les pièces désertes, combinant une installation ; mais bien vite on lui fit comprendre que Trianon est encore trop voisin de Paris. De nouveau, il fut décidé qu'on s'éloignerait — oh ! pendant quelques heures seulement — et l'ordre de départ pour Rambouillet fut donné. La révolution n'irait pas jusque-là, du moins, troubler la quiétude du monarque.

La duchesse de Berry, très résolue, monta en carrosse avec son fils et sa fille. Ses excentricités, parfois, détonnaient dans cette cour austère. Ce jour-là, elle portait un costume d'homme, une redingote verte à collet de velours, un large pantalon ; ses cheveux, tordus par un peigne, étaient ramenés sur son front qu'abritait un feutre élégant, garni d'une boucle d'or.

Quand on vint avertir le roi de l'heure du départ, on le trouva plongé dans un recueillement pieux et mélancolique. Il traversa les salles solitaires du palais de Louis XIV, marchant avec beaucoup de lenteur et se retournant, de distance en distance, comme attendri par quelque souvenir.

A Rambouillet, la journée du 1er août fut lugubre : pour payer les dépenses de bouche de sa maison militaire, le roi de France en fut réduit à vendre son argenterie... Déjà commençait l'exil avec ses misères !

Dans l'après-midi, survint la duchesse d'Angoulême que la révolution avait surprise en Bourgogne et qui, au moyen d'un déguisement, était parvenue à rejoindre la cour fugitive. En apercevant la fille de Louis XVI, Charles X s'avança vers elle, les bras tendus, et des sanglots se mêlèrent à ses premiers embrassements la princesse, elle, depuis longtemps ne pleurait plus. Nous voilà, j'espère, mon oncle, dit-elle, réunis cette fois pour toujours.

On sait la rapide progression des événements : le jour même, le roi, cédant à la révolution, retirait ses ordonnances, causes du désastre ; mais ce retrait fut sans effet. Le lendemain, le vieux monarque septuagénaire se résolut à abdiquer. Son fils, le duc d'Angoulême, impopulaire et d'une nervosité maladive, ne régna que pendant une minute — ce fut Louis XIX —, le temps d'abdiquer à son tour en faveur de son neveu, le jeune duc de Bordeaux, à qui deux rois, en ces circonstances solennelles, transmirent leur couronne, et qui pourtant ne devait jamais régner. L'heure n'était plus où le sort d'une grande nation peut dépendre d'une tête si fragile.

 

LES PARISIENS S'AMUSENT. - UNE ARMÉE POUR RIRE

L'acte d'abdication porté à Paris, n'y produisit aucune impression. On s'inquiétait seulement des forces dont disposait encore la famille royale 12.000 hommes et 108 bouches à feu, La capitale s'émut de ce voisinage. Aux carrefours, dans la matinée du 3 août, les tambours battent le rappel : toute la jeunesse des écoles, ravie de l'aubaine, s'arme à la hâte, qui de vieux fusils, qui de piques. qui encore d'armures empruntées au costumier de l'Odéon ou au Musée d'Artillerie. C'est d'abord un immense désordre réquisitionne les fiacres, les tapissières, voire les omnibus ; on enlève les chevaux des manèges on crie, on s'amuse, on boit, on chante. Le rendez-vous général est à la place de la Concorde. On s'entasse vingt dans un cabriolet ; on part sans direction, sans munitions, sans vivres ni argent. Cette troupe extravagante a pour chef le général Palot, qui, sans équipement, se trouve réduit à emprunter au banquier Rothschild ses épaulettes de consul d'Autriche.

C'est ainsi qu'on traverse Versailles ; le soir, l'expédition arrive à trois lieues de Rambouillet, harassée, affamée, dans la plus épouvantable confusion ; on campe en pleins champs, sans postes avancés, sans prendre même le soin de placer une sentinelle on festoie, on danse, on joue au soldat. Quelques coups de fusil auraient eu raison de cet enfantillage. Mais à Rambouillet, on est terrifié.

Trois commissaires du gouvernement provisoire viennent d'arriver au château, MM. Odilon Barrot, de Schonen et le maréchal Maison. Ils content que toute la population valide de Paris est là, tout proche, qu'un combat meurtrier est à redouter, que l'armée royale sera inévitablement mise en déroute. Que peuvent dix mille hommes de bonnes troupes contre l'élan de soixante mille volontaires, enthousiastes, résolus, furieux ?

Charles X, jusqu'alors silencieux et songeur, relève le front, s'adressant au maréchal Maison, et, le regardant fixement :

Monsieur, dit-il, je crois à votre loyauté ; je suis prêt à me fier à votre parole : est-il vrai que l'armée parisienne qui s'avance soit composée de soixante mille hommes ?

Oui, Sire.

Le roi n'hésita plus et aussitôt fut donné l'ordre de départ. Où allait-on ? Nul ne le savait.

 

CORTÈGE FUNÈBRE DANS LA NUIT

Vers dix heures et demie, les troupes royales commencèrent à évacuer les jardins de Rambouillet et prirent la route de Maintenon, bourg situé à quatre lieues de là. Les voitures suivaient, escortées par les gardes du corps. Dans la première avait pris place le petit-fils, dans la seconde l'aïeul, un enfant et un vieillard : c'était toute la monarchie. Quatre régiments d'infanterie de la garde, les gendarmes des chasses et l'artillerie légère composaient sa dernière armée ; un régiment de dragons fermait la marche.

A Maintenon, le bruit du prochain passage de la Cour en fuite s'était répandu. Il y a là un château fameux, dont les splendeurs résument, en quelque sorte, les grands souvenirs des temps les plus glorieux de la royauté. Le duc de Noailles, qui l'habitait, donna sur-le-champ des ordres et, à deux heures du matin, tout se trouva prêt pour recevoir les hôtes attendus. La nuit était calme et pure, la lune à demi voilée ; le silence n'était interrompu que par les pas de deux régiments de cavalerie qui défilaient déjà sur le pont de la ville ; les bourgeois, réveillés, postés derrière leurs volets, ou muets sur leurs seuils, virent également passer l'artillerie de la garde, mèches allumées. Cette marche guerrière et morne, le bruit sourd des canons, l'aspect des noirs caissons, l'éclat de ces torches au milieu des ténèbres, semblaient à tous l'appareil d'un convoi funèbre.

A trois heures de la nuit parurent les premières voitures, précédant celle où se trouvaient le duc et la duchesse d'Angoulême ; une autre suivit contenant l'enfant royal et sa mère, la duchesse de Berry ; enfin survint celle du roi qui s'avança jusqu'au perron du château. La portière s'ouvrit, et Charles X, lentement, descendit ; tous les fronts étaient découverts ; le vieux roi paraissait accablé, sa tête était penchée sur sa poitrine et pliait sous le poids des réflexions. Il monta avec peine l'escalier qu'avait jadis monté Louis XIV, et il fut conduit dans l'appartement de Mme de Maintenon, qu'on lui avait destiné.

L'esplanade du château se trouvait remplie par les voitures, les chevaux de main et les soldats couchés par terre. Dans la cour étaient quelques voitures encore, avec la compagnie des Cent-Suisses qui bivouaquait sur le pavé ; de temps à autre, des détonations lointaines faisaient appréhender une attaque de nuit ; les officiers suisses déchiraient et se partageaient le drapeau de la compagnie. Il n'y eut pas un cri, mais de sourdes rumeurs, assez semblables au bruit de la mer lointaine et contenues par l'instinctif respect de la grande infortune que le vieux château abritait. Au petit jour, le tumulte s'apaisa peu à peu ; le silence, par degrés, s'imposa à la multitude harassée.

 

LE DERNIER SALUT DU DRAPEAU BLANC

Le soleil était haut déjà quand le boute-selle fut sonné. Les commissaires du gouvernement provisoire avaient, durant la nuit, obtenu de Charles X qu'il congédiât sa garde et ne conservât pour escorte que sa maison militaire : les troupes se rangèrent donc, sur la route de Dreux, pour la dernière revue, tandis que le souverain déchu, le front dans les mains, entendait la messe dans l'antique chapelle de Maintenon. A dix heures, l'ordre de départ fut donné. La duchesse d'Angoulême parut la première au seuil du château ; elle était en grand deuil, le deuil qu'elle n'avait pas quitté depuis le Temple. Un murmure courut : Elle pleure !

La fille de Louis XVI pleurait en effet ; de grosses larmes coulaient sur ses joues ; elle tendait ses mains dégantées aux officiers massés autour du perron ; tous se pressaient pour y déposer un baiser, et l'on percevait, parmi les sanglots, la voix rauque de la princesse, disant : Mes amis, soyez heureux ! Elle avait un vieux chapeau poussiéreux, une robe fripée, la mantille de travers ; sa mise était à ce point exempte de coquetterie qu'elle paraissait négligée ; elle monta dans un premier carrosse avec son mari, nerveux, rogue, crispé, en uniforme de cuirassier, habit bleu, collet cramoisi, épaulettes d'argent.

La seconde voiture reçut la duchesse de Berry, ayant conservé son costume de dandy. Près d'elle prirent place ses deux enfants : Mademoiselle, fort rouge, les yeux baissés, et le duc de Bordeaux, très alerte avec sa chemise à collerette rabattue sur une petite veste bleu clair, son pantalon blanc boutonnant sur la veste et son chapeau gris. Le roi, enfin, impassible, les joues creuses, les yeux secs, la bouche contractée ; il portait un habit bleu, coupé militairement, avec de grosses épaulettes d'or, sur lequel était attachée, à côté des croix de Saint-Louis et de la Légion d'honneur, la plaque en diamants du Saint-Esprit.

Précédées et suivies des gardes du corps, et des gendarmes des chasses qui devaient accompagner le roi jusqu'au bout du voyage, les voitures, au pas des chevaux, prirent la route de Dreux, où l'armée congédiée, rangée en bataille, formait une ligne de plus d'un quart de lieue de longueur. Au passage, les tambours, encore une fois, battirent aux champs, les drapeaux blancs, s'inclinant, rendirent un dernier salut, les soldats présentèrent les armes, les officiers tinrent l'épée basse ; et, ce suprême hommage rendu, les troupes restèrent là, les rangs rompus, silencieuses, attendant des ordres, et regardant s'éloigner sur la route ensoleillée, vers Nogent-le-Roi, le cortège qui emportait l'antique maison de France.

Bientôt ce ne fut plus, au loin, qu'un nuage de poussière qui, lui-même, peu à peu, se dissipa et disparut sous la splendeur du jour étincelant.

 

JOYEUSE BOMBANCE !
LES DIAMANTS DE LA COURONNE ET LES VOITURES DU SACRE

A cette même heure, l'armée parisienne, campée à Cognières, apprenait, avec des bravos frénétiques, que la Cour avait fui et que Rambouillet était désert. Ce fut un élan épique toute cette jeunesse grisée de rires, de joie, de liberté et de grand air, se rua, renversant les moissons, foulant les avoines et les seigles, vers la résidence royale abandonnée.

Le château est vide, en effet ; on s'y disperse ; les affamés s'établissent dans les offices et improvisent un balthazar monstre, composé des reliefs découverts dans les cuisines de l'ex-roi et arrosé des meilleurs vins de ses caves ; d'autres se lancent dans le parc et organisent un massacre des cerfs, des biches et des daims ; la plupart se contentent de parcourir les rues de la ville, ivres de joie et tirant au hasard des coups de fusil en l'honneur de leur facile victoire.

Le maire de Rambouillet, fort inquiet, prit soin d'indiquer tout bas à Charras un fourgon dételé, abandonné dans une cour basse du château, et auquel personne ne prêtait attention : ce fourgon contenait les diamants de la Couronne, quatre-vingts millions de joyaux et de pierreries !

Bien, dit Charras, placidement, il faut les confier au peuple, c'est le seul moyen qu'il ne leur arrive pas malheur.

On confectionna un petit drapeau tricolore sur lequel on écrivit en lettres noires : Diamants de la Couronne ; on planta le drapeau dans le fourgon, et tout fut dit. Puis on fit proclamer que ceux qui voudraient rentrer à Paris en accompagnant et en gardant ce fourgon seraient conduits dans les voitures du roi. En un moment, les berlines dorées, aux armes royales, les carrosses capitonnés de lampas blanc et de brocart fleurdelisé furent tirés des remises et pris d'assaut ; on harnacha les chevaux, on les attela, et pompeusement on se mit en route.

C'était un spectacle tout nouveau, dans la vieille histoire des fragiles grandeurs de ce monde, que le spectacle de cette multitude bruyante et débraillée, s'entassant dans les superbes voitures et se faisant reconduire, avec des guides de soie, par des cochers de la Cour. On buvait, on chantait, on donnait issue, par les portières, à la longueur des piques et des baïonnettes ; et ce cortège, merveilleux par le contraste entre les laquais en grande livrée, les harnais magnifiques, les housses dorées et les hommes en guenilles qu'il voiturait, après avoir longé au pas le quai de Passy, fit, dans Paris, une entrée triomphale, suivi de tout le service des écuries royales, et se rendit droit au Palais-Royal où le duc d'Orléans, depuis trois jours, continuait à écouter les harangues et à recevoir les députations. Ce fut là qu'on mit pied à terre, et tous criaient sous les fenêtres du prince qui bientôt sera roi : Tenez, voilà vos voitures !...

Bon nombre de ceux qui escortèrent ainsi quatre-vingt millions de diamants n'avaient pas mangé depuis l'avant-veille, et ne savaient s'ils dîneraient le soir.

 

LENTEMENT ET À REGRET.
LE DÉCHIREMENT DE LA PATRIE PERDUE

Tandis que les vainqueurs rentraient ainsi dans Paris, salués par des éclats de rire, des refrains joyeux et des bravos, les vaincus poursuivaient sur les routes de Normandie leur exode, dignement, à petites journées, comme pour ne pas quitter trop tôt ce royaume de France, depuis tant de siècles apanage de leurs pères, et qui, disait un vieux dicton, est de tous le plus doux après celui du ciel.

La cour fugitive était parvenue à Dreux, le 4 août, vers cinq heures du soir ; les habitants, parés avec profusion de rubans tricolores, firent aux proscrits un accueil irrespectueux, presque hostile ; pourtant Charles X obtint de séjourner là pour la nuit. Les gardes du corps bivouaquère.it autour de la maison qui l'abrita. Le lendemain, on alla jusqu'à Verneuil, où l'on coucha.

Le 6 août, on fit six lieues, de Verneuil à Laigle, où se trouve un grand château bâti dans la noble manière du XVIIe siècle, avec des façades de briques, des pavillons saillants, des écuries monumentales, trois rangs de terrasses descendant jusqu'à la Rille et de magnifiques avenues de filleuls séculaires. Dans cette belle demeure, le roi déchu trouva un asile ; les gardes du corps et les gendarmes des chasses campèrent au champ de foire. Les provisions pour les hommes faisaient défaut, et aussi le fourrage pour les chevaux ; ceux-ci, pendant la nuit, rongèrent l'écorce des arbres dont la promenade est plantée. A l'aube, on s'aperçut que la voiture du roi, autour de laquelle on n'avait exercé nulle surveillance, était détériorée ; les fleurs de lys peintes sur les panneaux des portières avaient été grattées.

Petit événement, mais grand émoi.

Le roi, dont l'attitude était calme et qui portait avec courage l'ensemble de son infortune, n'en pouvait patiemment tolérer les détails. Il suffisait, pour lui causer une irritation très marquée, d'un léger manquement à l'étiquette. A Laigle, par exemple, il fallut en hâte fabriquer une table carrée, selon les usages de la cour, pour le dîner de ce monarque à qui échappait un royaume ! Il se plaignait surtout de l'impatience des commissaires, le maréchal Maison, M. de Schonen et Odilon Barrot, qui s'ingéniaient à hâter le voyage ; le roi s'obstinait à la lenteur il y avait en lui le déchirement de la patrie perdue.

Le 7, on fit halte, vers le soir, à Le Merlerault, bourg dans une belle vallée, au milieu de gras pâturages. Un ancien garde du corps, M. de la Roque, offrit sa maison le roi disposa d'une seule chambre au rez-de-chaussée, à la porte de laquelle s'installa aussitôt l'huissier de service, en costume, comme à Saint-Cloud. Au premier étage se trouvaient deux chambres : dans l'une furent logés le duc et !a duchesse d'Angoulême ; l'autre reçut la duchesse de Berry et ses deux enfants. On dîna dans la chambre du roi.

La nuit fut sans incidents ; le lendemain, au petit jour, on reprit la route de l'exil : il pleuvait, le ciel était gris, le temps lourd. C'est par des routes détrempées que le cortège gagna Argentan, où l'on fit halte à l'hôtel de Raveton, derrière la vieille église Saint-Martin, hérissée d'une forêt de clochetons effrités d'où s'échappe la flèche ajourée des vieilles cathédrales normandes. Les bourgeois de la ville, mass& dans les rues, assistèrent avec une respectueuse émotion au défilé du convoi de la monarchie moribonde : chevaux harassés, cavaliers fourbus et trempés, voitures boueuses : l'aspect misérable et piteux d'une déroute.

En dépit de la hâte des commissaires, le vieux roi décida Qu'il séjournerait à Argentan toute la journée du q août. C'était un lundi. De bonne heure on apprend que, pendant la nuit. est arrivé de Paris un courrier apportant la nouvelle que le duc d'Orléans a été proclamé roi des Français ; aussi, dès le matin, les habitants d'Argentan se pressent-ils sur la petite place, devant l'hôtel de Raveton, espérant apercevoir l'un des exilés et surprendre le secret de ses émotions. Bientôt le bruit court qu'ils vont aller à la messe ; on a vu préparer, dans le chœur de Saint-Martin, les fauteuils et les prie-Dieu réservés aux grandes cérémonies.

En effet, la porte de l'hôtel s'ouvre : les gardes du corps, en faction sur le seuil, présentent les armes, et l'on voit, descendant les marches du perron, le vieux roi, grave, avec sa face longue et ses cheveux gris, l'air indifférent, saluant de la main. Tous les fronts sont découverts ; la duchesse de Berry le suit : elle a Quitté ses habits d'homme, elle a l'air simple et bon enfant ; son fils fait un grand effort pour paraître sérieux, mais on devine è son visage éveillé l'amusement qu'apportent dans son existence ces nouveautés extraordinaires. Et quand parait à son tour la duchesse d'Angoulême, &est parmi la foule une rumeur de pitié la fille de Louis XVI est livide ; ses yeux qui ont tant pleuré sont sans regards ; elle mord ses lèvres pour ne pas éclater, et cette femme en noir, mal vêtue, d'allure brusque, semble traîner dans les plis de son deuil tant de catastrophes et de douleurs Glue les plus impassibles se sentent attendris.

 

SUR LE PASSAGE DES PROSCRITS

Après trente-huit heures de séjour, la famille royale exilée quitta Argentan ; on coucha le 10 à Condé-sur-Noireau ; le 11, on était à Vire. Le temps s'était remis au beau et l'on avait repris l'ordre de marche adopté depuis Maintenon. Charles X, toujours vêtu de son habit à grosses épaulettes, quittait chaque matin en voiture la ville où l'on avait passé la nuit ; après une demi-lieue de parcours, il montait à cheval et faisait ainsi toute la route pour ne remonter en voiture que le soir, un peu avant d'arriver à la couchée. Le convoi s'étendait sur près d'un quart de lieue de longueur.

C'était d'abord une avant-garde, gendarmes des chasses, avec leurs chapeaux en bataille, les habits bleus à revers écarlates ; puis deux compagnies des gardes, le juste-au-corps bleu de roi galonné d'argent, le casque h chenille noire, précédant la première voiture où se trouvaient le jeune duc de Bordeaux, son gouverneur, ses deux sous-gouverneurs et son valet de chambre, M. de la Villatte. Mademoiselle et sa gouvernante. Mme la baronne de Charette, occupaient la seconde. Dans la troisième étaient la duchesse de Berry avec son premier écuyer, son chevalier d'honneur et Mme la comtesse de Rouillé. Le quatrième carrosse contenait la duchesse d'Angoulême et Mme de Sainte-Maur. Souvent la duchesse d'Angoulême descendait de voiture, marchait sur le bord de la route, ou s'asseyait au revers d'un fossé, le front dans les mains, comme pour ne pas quitter trop tôt ce royaume trois fois fatal à sa famille. Derrière sa berline chevauchait le duc d'Angoulême, sombre, agité, taciturne.

Ensuite marchait la troisième compagnie de gardes du corps, suivie par la voiture du roi, tin grand carrosse doré, attelé de huit chevaux, sur le strapontin duquel, en place de valets de pied absents, étaient échafaudées sept à huit bottes de foin, en provision. Le roi, quand il ne se tenait pas dans sa voiture avec le capitaine des gardes de service, la suivait à cheval ; pour préserver sa tête grise des ardeurs du soleil, il coiffait un vieux chapeau de paille, tout froissé, qui contrastait avec ses épaulettes et ses croix. Le duc de Raguse, à cheval, précédait la quatrième compagnie des gardes, qui fermait le cortège officiel. Mais, derrière, venaient les gens de suite, cinquante ou soixante cabriolets et fourgons, contenant les valets de chambre, les cuisiniers, les écuyers, les serviteurs de tous rangs et de tous grades : environ quinze cents personnes.

Ainsi s'effectuait ce dernier voyage de la monarchie, triste, solennel et lent. Dans les villages traversés, la curiosité des paysans avait quelque chose de grave et de recueilli. Plusieurs officiers retraités, fermiers ou châtelains des environs, parurent sur la route, s'inclinant devant ces grandeurs humiliées.

Messieurs, disait le roi, gardez ces sentiments pour cet enfant qui seul peut vous sauver tous.

Et il montrait à la portière de la voiture une petite fête blonde. C'était l'enfant royal, en effet, que les yeux cherchaient ; c'est à lui qu'allaient tous les vœux. Il arriva que, au cours du long chemin, quelques cris hostiles s'élevèrent, à l'adresse du roi ou des courtisans ; jamais il n'y eut qu'égards et respect pour la duchesse d'Angoulême et pour le duc de Bordeaux. L'infortune qui s'acharnait sur la première, la faiblesse et l'avenir incertain du second désarmaient les plus prévenus.

Le sourire et l'air amusé du jeune prince contrastaient singulièrement du reste, dans ce long défilé de grandioses misères et de mines désolées. A Falaise, qu'on traversa le Io août à huit heures et demie du matin, les habitants massés sur le parcours n'aperçurent, derrière la vitre, que le profil indécis du vieux roi, très occupé à lire une dépêche ; mais en revanche ils acclamèrent — oh ! timidement — le petit duc de Bordeaux qui, penché en dehors de la portière, rouge de plaisir et tout ébouriffé, remerciait de la main et envoyait aux dames des bonjours et des baisers.

 

LA FAMILLE ROYALE ATTABLÉE DANS UNE AUBERGE.
UNE STATUE DE LA DOULEUR

Le cortège ne s'arrêta pas à Falaise ; on avait préparé, à la sortie de la ville, dans un petit castel nommé la Lacelle, sur la bruyère de Vanembras, un déjeuner pour les proscrits et leur suite ; Charles X n'accepta qu'un verre d'eau ; mais à une demi-lieue de là, à Miette, apercevant sur le bord de la route une auberge de piètre apparence, il donna l'ordre d'arrêter, mit pied à terre et entra dans la maison.

Elle ne comportait qu'une pièce, qui était remplie de buveurs, ouvrier venus pour voir, ou moissonneurs trempant la soupe ; on n'invita personne à sortir ; la famille royale s'assit sur des bancs de bois et prit son repas au milieu des paysans qui circulaient autour d'eux.

Le vieux roi avait une raison pour autoriser ce manquement à l'étiquette. M. de la Pommeraye, député du Calvados, venait d'apporter de Paris l'invitation de presser le voyage. Or le souverain déchu ne supportait de recevoir un ordre de personne ; tant qu'il foulerait cette terre de France, qui était la sienne, il s'y considérerait comme le maitre. S'il se retirait, c'était pour ne pas ajouter au malheur de ses peuples ; mais il le faisait volontairement et à sa guise. De quel droit, d'ailleurs, envier à un vieillard cette unique et amère douceur de s'attarder un peu sur le sol où il était né et qui, sans doute, ne renfermerait pas sa tombe ?... M. de la Pommeraye, devant cette indomptable fierté, s'inclina, et le roi donna l'ordre de continuer le voyage à petites journées.

Tandis que le repas, dans la confusion de l'auberge, s'achevait, la fille de Louis XVI, écroulée sur un banc de bois, le visage couvert de son voile de deuil, songeait elle avait souvenir d'une autre maison de paysans, entrevue, jadis, aux jours de sa petite enfance ; c'était à Varennes, l'épicerie Sauce, où elle avait passé la nuit, avec son père, sa mère, sa tante, son frère... Elle seule survivait ; tous étaient morts, et de quelles morts !

De ses yeux secs, dont les cils étaient rongés par les larmes, elle regardait ceux qui l'entouraient aujourd'hui : ce vieux roi dont l'obstination, après avoir perdu la couronne, parvenait à sauver la dignité de la monarchie, son mari, sa nièce, le jeune prince et sa mère... Quelles tragédies leur étaient réservées ? Pourquoi la main de Dieu s'appesantissait-elle de la sorte sur cette race des Bourbons ? Et son regard brûlant suivait, par la pièce, le duc de Bordeaux, dont on entendait, parmi les silences solennels, le rire clair et les questions curieuses.

Naïvement, il guettait les hommages. A Montebourg, où l'on fut le 12, les paysans se pressaient autour de sa voiture ; on l'acclamait, on voulait le voir, toucher ses mains.

Revenez bientôt, mon bel enfant, criaient les femmes.

Oui, oui, bientôt, répondait-il en riant, et en écartant, d'un joli geste, ses cheveux blonds qui tombaient sur son front.

 

SUPRÊME HALTE
L'ÉMOI D'UNE PETITE VILLE.
GAITÉ D'ENFANTS

On parvint à Valognes le 13, un vendredi, par une pluie battante. Le vaste hôtel de M. du Ménildot était réservé aux exilés. Le roi manifesta le désir de s'y reposer pendant quelques jours ; il y disposait avec la duchesse d'Angoulême d'un grand appartement ; la duchesse de Berry et sa fille se contentèrent de quelques pièces ; le duc d'Angoulême se logea dans une aile. Il ne restait pour le jeune prince qu'un petit entresol, au-dessus des remises M. de Damas, son gouverneur, l'y installa tant bien que mal.

Dans la cour, qu'une grille séparait de la rue, étaient les voitures : trois caissons, deux chariots et les trois grands carrosses de la famille royale ; on n'avait pas pris la précaution de réparer celui de Charles X dont les portières fleurdelysées étaient, depuis Laigle, u grossièrement barbouillées de blanc n.

La garde du roi se composait encore de sept à huit cents hommes : les bourgeois de Valognes les hébergèrent. C'était, dans une ville si calme d'ordinaire, une cohue, un tumulte dès la pointe du jour jusqu'à la nuit. Mazas, le précepteur du duc de Bordeaux, avait trouvé refuge dans un grenier à foin ; le dimanche, dès cinq heures du matin, il entrait chez M. de Damas que le roi avait chargé de toute l'organisation du voyage, et qui se trouva être, de la sorte, le dernier ministre de la monarchie.

Tandis qu'ils travaillent ensemble, le petit prince s'éveille et, d'une voix éclatante, appelle Damas ! Maxas entre dans le cabinet ; en le voyant, l'enfant éclate de rire et, le saisissant pas le cou, lui enfonce de force la tête dans son oreiller. Le précepteur cherche à se dégager, lorsqu'H sent une main s'appuyer sur ses épaules. Il se retourne : le roi est là, très amusé.

Ah ! bon papa, crie gaîment le jeune prince, allez-vous-en. Il y a des puces ici.

Son lit, en effet, était un vrai chenil.

Que veux-tu, mon enfant, répliqua le roi, tu en sentiras bien d'autres.

Le duc de Bordeaux déjeuna d'un bol de bouillon ; on apporta à sa sœur du chocolat. Debout devant une petite table boiteuse, les deux enfants s'amusaient à la faire basculer, ce qui occasionnait, dans les tasses, une tempête dont ils riaient comme des fous.

 

L'HOMMAGE DES DERNIERS FIDÈLES
LES SANGLOTS ÉCLATENT

La cour de l'hôtel du Ménildot était encombrée de gardes, d'officiers, de curieux même. Après la messe à l'église paroissiale, où le roi reçut la communion, on revint à pied par les rues. Dès que le roi fut rentré, par son ordre la grille de l'hôtel s'ouvrit. Une colonne de gardes du corps — les douze plus anciens de chaque compagnie — les officiers et les étendards en tête, s'ouvrit un chemin dans la foule leur tenue était aussi sévère qu'aux plus beaux jours de leur service, à Paris, lorsqu'ils traversaient la place du Carrousel pour monter dans les appartements royaux.

Ces fidèles serviteurs allèrent d'un pas rythmé jusqu'au salon du roi ; on n'entendait, dans le grand escalier, que le bruit des talons de bottes frappant sur les larges dalles. La colonne se rangea dans les deux grands salons du premier étage, tendus en jaune ; de la porte ouverte, où s'écrasaient les derniers courtisans, on apercevait la vénérable tête de Charles X, le voile noir de la Dauphine, les fronts courbés du duc d'Angoulême, de la duchesse de Berry... Derrière eux se tenaient le duc de Raguse, le baron de Damas, M. de la Rochejaquelein, d'autres encore. Le roi, sans mot dire, ouvrit les bras...

Tout à coup les sanglots éclatent, les rangs se rompent, les gardes se précipitent sur les mains royales ; c'est une confusion, un émoi inexprimables : de ces rudes poitrines s'échappent des cris de douleur.

Allons, mes amis, fait le roi, calmez-vous : faudra-t-il donc que ce soit moi qui vous console ?

Les gardes reprennent leurs rangs ; chacun des porte-étendards s'avance alors et, incliné, présente au roi le drapeau de la compagnie. Le roi en touche la soie :

Messieurs, dit-il d'une voix forte, je prends ces étendards, vous avez su les conserver sans tache ; j'espère qu'un jour mon petit-fils aura le bonheur de vous les rendre...

Puis il fit un geste et les gardes se retirèrent ; le roi, brisé, voulut pourtant paraître au balcon pour adresser un adieu à la foule : il s'avança, toutes les rumeurs s'apaisèrent. Le vieillard essaya de parler, mais il ne put ; il fit signe que la parole expirait sur ses lèvres ; il se retira, la fenêtre fut refermée, et la multitude, silencieusement se dispersa.

Le soir même, une main pieuse détachait de leur hampe la soie des drapeaux qu'on plaça dans les bagages. Tout était terminé ; l'heure de l'exil avait irrévocablement sonné.

 

ADIEU A LA FRANCE
LE VAISSEAU DE LA MONARCHIE DISPARAÎT À L'HORIZON

C'est le lendemain, lundi, 16 août, vers dix heures, que la cour fugitive entama sa dernière étape.

Le roi décida qu'il la ferait à cheval ; le convoi reprit son ordre de marche des jours précédents ; tous les équipages de suite restaient seulement à Valognes. A mi-route, d'une hauteur, on découvrit la mer, et le cortège, aussitôt, fit halte. La duchesse d'Angoulême mit pied à terre, et, suivie de Mme de Sainte-Maur, entra dans une ferme posée au bord du chemin : c'était la dernière maison de France où elle devait pénétrer. Quand elle en sortit, les yeux rouges, elle contempla longtemps le majestueux horizon de l'Océan ; puis elle remonta en voiture et le convoi reprit sa marche.

Une heure plus tard, à travers une foule houleuse d'ouvriers et de pêcheurs, en vue des bassins du port dont tous les mâts se pavoisaient de flammes tricolores, les voitures royales passèrent la grille du port militaire entre une double haie de troupes ; tout de suite, les commissaires invitèrent le roi à franchir une passerelle, drapée d'étoffe bleue, qui joignait au quai le pont d'un paquebot américain : Great Britain ; le roi leur adressa un salut très froid et passa, sa famille le suivit. Tandis que s'échangeait un dernier adieu, on portait les malles à bords ; Charles X déjà avait disparu dans sa cabine. En une demi-heure, tout fut prêt, le vaisseau étendit ses voiles : il était deux heures et demie de l'après-midi quand on le vit évoluer, et, remorqué par un vapeur, se diriger lentement vers la mer.

A ce moment les gardes du corps, restés à cheval à la grille du port, se découvrirent ; d'un mouvement unanime ils détachèrent de leur coiffure la cocarde blanche, puis, silencieusement, ils firent demi-tour, traversèrent la ville, remontèrent au pas la côte de Cherbourg et, quand ils furent arrivés sur la hauteur, là seulement ils firent halte, et se retournèrent : beaucoup pleuraient.

Le vaisseau qui emportait la vieille monarchie de France avait déjà franchi les passes ; ses voiles gonflées et blondes, sous la lumière du jour étincelant, le poussaient vers l'Angleterre : ils regardèrent le vaisseau s'éloigner, atteindre l'horizon, disparaître, repassant peut-être sur le sillon qu'avait jadis creusé dans l'Océan le navire des Stuarts vaincus.