Les Druides. — Carloman. — Légende du monastère d'Angennes. — Géographie. — Le lièvre à double face. — La Vénerie royale. — Chasses de Louis XV. — La tapisserie d Oudry. — Les carnets de chasse de Louis XVI. — Derniers coups de fusil. — Chasse épique en 1853. — Les canards du baron de Lage. — L'équipage de madame la duchesse d'Uzès.Elle n'est plus, la belle Forêt, telle qu'au temps où les druides coupaient sur les chênes le gui sacré ; elle conserve pourtant un vestige de cette époque : le dolmen de la Pierre-Ardoue, non loin de Saint-Léger. Longtemps après la conversion des habitants du pays au catholicisme, certains attardés rendaient encore un culte aux anciens dieux gaulois, proscrits par la nouvelle religion ; ils les croyaient réfugiés dans les fûts des pins sylvestres ; pour mettre fin à cette superstition, l'Église dut ordonner que tous les pins de la Forêt seraient abattus et qu'on n'en planterait pas d'autres. Cette interdiction fut respectée jusqu'à la Révolution et ses effets ne prirent fin qu'au XIXe siècle. Il est admis que, aux époques primitives, la Forêt couvrait toute la région qui s'étend de Paris à Dreux, à Chartres et à Étampes ; les Mérovingiens y poursuivaient à l'épieu l'urus et le bison ; Charlemagne, dont l'équipage, assurent les savants, était somptueux, y chassait à courre et en battue ; et on montrait encore, en 1820, le vieux chêne au pied duquel le roi de Neustrie Carloman, attaquant un sanglier, fut blessé à mort par l'un de ses piqueux qui, visant l'animal, atteignit le prince et l'enferra. Il est bien difficile de se représenter ce que devait être cette immense étendue de bois, longue, en tous sens, de vingt à vingt-cinq lieues, alors qu'aucun défrichement ne l'avait entamée. Quels pouvaient être les hommes assez résolus pour s'enfoncer au cœur de ces solitudes et s'y installer à demeure ? Il paraît bien certain que les vastes cultures qui coupent maintenant le massif forestier, les villes et les villages qui s'y sont construits, ont tous pour origine une hutte de bûcherons ; ces solitaires vivaient en anachorètes : un bout de jardin leur fournissait les légumes ; leurs porcs s'engraissaient de glands ; à mesure que les défrichements progressaient, d'autres pionniers venaient rejoindre les premiers : ainsi naquirent Saint-Léger, Poigny, Saint-Arnoult. Quand s'élevèrent les forteresses de Montfort, de Dourdan, de Rochefort, les abbayes de Clairefontaine, des Hautes-Bruyères et de Cernay, la Forêt était déjà praticable. Pour connaître le passé d'une ville on a, comme repères, les dates de ses monuments, de ses églises, les traditions de ses habitants, le récit des événements dont elle a été le théâtre ; mais comment écrire l'Histoire d'une forêt ? Les chartes nous enseignent bien que tel canton était l'apanage de tel seigneur, que tel autre appartenait à tel monastère ; mais tout le reste est vague. La Forêt vit pourtant ; elle a, comme les cités, ses légendes et ses drames ; mais elle en garde le secret et ses annales restent mystérieuses ; elle enveloppe de son ombre tout ce qui s'est passé sous ses voûtes et le peu qu'elle en laisse deviner ressemble à des contes de fées. Ainsi, près de l'étang d'Angennes, subsiste l'antique enceinte d'une grande abbaye ; on peut suivre encore, sous la futaie envahissante, le contour des vieux murs, des profonds fossés qui la protégeaient : on voit même les restes d'une porte quasi monumentale. Dans le lointain des âges, au nombre des religieuses de ce couvent perdu dans le silence des grands bois, était une nonne d'une beauté saisissante dont le diable s'éprit et parvint à se faire aimer en prenant l'apparence d'un pieux ermite. Quand la malheureuse connut qu'elle s'était donnée au démon, elle mourut d'horreur et, depuis lors, son âme erre sans cesse autour de la clôture en ruines et ne retrouvera la paix qu'au jour où la chapelle du monastère sera rendue au culte. Cette fable est sans prétention à l'Histoire ; mais combien elle est impressionnante quand on l'entend raconter à l'heure où le soir tombe, où la Forêt murmure et que l'on contemple ces bouts de murs verdis qui furent, il y a des centaines d'années, un saint asile, tout sonore du son des cloches et du chant des pieuses recluses. Comme on aimerait savoir l'origine du nom de certains
lieux dits, rappelant évidemment le souvenir de quelque fait oublié ou
légendaire. D'où vient, — près d'Angennes encore, — l'appellation de Plaine de la licorne ? Qu'est-ce que pouvait
être le Hêtre ramoneur qui désigne un
carrefour de la Forêt : un arbre d'une essence, d'une configuration
particulière ? Et qu'est-il arrivé au pharmacien dont le carrefour de l'apothicaire évoque la mémoire
? Pourquoi une route qui traverse les triages de Serqueuse porte-t-elle le
nom des Cuisines de Monseigneur ? —
Quel était ce Monseigneur ? On ne le sait pas ; de même qu'on ignore quel fut
le chevalier Quiqui, parrain d'une
autre route forestière. Quel mystère, quelle aventure romanesque ou tragique,
— assassinat ? suicide ? — remémore le carrefour
de l'Inconnu ? On est un peu mieux renseigné sur Goron ; il a,
lui, un carrefour et une route : c'était un brigand fameux qui, à une époque
imprécise, fut arrêté ou subit son supplice en cet endroit. Non loin de là
est le carrefour des voleurs, et, du côté
de Rochefort, la Fosse aux larrons, qui rappelaient, sans doute, de belles
histoires de brigands dont jadis frissonnèrent les bonnes gens. Le carrefour de la Croix Pater, le plus
majestueux peut-être de la Forêt, se nommait, dans l'ancien temps, carrefour du chêne Vaudion ; de temps
immémorial, se trouvait là, sous les arbres, une vieille croix de bois ; en
1827, Charles X fit élever la haute et belle croix de pierre qui, depuis cent
trois ans, occupe le milieu de cette imposante étoile à laquelle convergent
dix routes dont quelques-unes ont plus d'une lieue de longueur. Les
dénominations de la mare aux chouettes,
la joute aux cerfs, la roche aux loups, s'expliquent d'elles-mêmes
; celle de carrefour des calèches
pourrait bien être un rappel des chasses élégantes de Louis XV, alors que le
Roi bienaimé tramait à sa suite les trois sœurs de Nesles. Car la plupart de
ces noms sont fort anciens : ainsi le poteau des Trois
seigneurs est le remplaçant d'une borne qui séparait la forêt des
seigneurs de Rambouillet, des bois appartenant aux seigneurs de Poigny et de
ceux des comtes de Rochefort ; la route du Pont à
la dame fut ainsi désignée en l'honneur de la comtesse Amicie de
Montfort et celle des deux Châteaux
formait la limite des deux châtellenies de Montfort et de Saint-Léger.
Certaines appellations se sont modifiées, par corruption, au cours des
siècles : par exemple la grande nappe d'eau qu'on nomme communément
aujourd'hui les Étangs de Hollande est
indiquée, sur la carte de 1708 conservée au pavillon présidentiel du Grand
Parc, Étangs de Pont-Royal et de Pouras ; en revanche l'endroit que nous
nommons l'Étang rompu était, au temps
du comte de Toulouse, l'étang d'Orlandes.
C'est là, certainement, la première forme de la dénomination actuelle dont
l'étymologie a suscité tant de commentaires. La Forêt conserve aussi dans sa géographie le souvenir de bon nombre de personnages mêlés à son histoire : Le Grand Veneur, — c'est le comte de Toulouse ; — d'Youville, page de la Vénerie puis commandant de la seconde meute, sous Louis XV ; il était sonneur de trompe renommé ; — Bongard du Cambard, capitaine des chasses du duc de Penthièvre ; — Brou, inspecteur de la forêt, au temps de Louis XVI ; il fut l'une des victimes de l'échafaud révolutionnaire ; — de Violaine, inspecteur sous Napoléon III ; il était parent d'Alexandre Dumas ; — d'autres fonctionnaires des forêts, nos contemporains, Fillon, Mersey, Leddet, etc. Quant au carrefour Antoine, ne doit-il pas son nom au premier porte-arquebuse de Louis XV, Antoine de Bauterne, qui fut envoyé en Gévaudan pour tuer la fameuse bête qui avait mangé tant de monde ? La Forêt de Rambouillet a, de tout temps, été très giboyeuse : cerfs, chevreuils, biches, daims, renards y abondaient. On a vu que le Grand Dauphin, fils de Louis XIV, y chassait les loups. Ces fauves y étaient, il ya quelque cent ans, en nombre si considérable qu'on assure les avoir vus, lorsqu'ils devaient traverser un cours d'eau, former une chaîne en se tenant par la queue avec les dents pour résister ainsi au courant et ne pas être séparés. En pareille matière, on doit se méfier de la tendance à l'hyperbole, cas fréquent chez les chasseurs de tous les pays et de tous les temps. Plusieurs ont raconté avoir rencontré dans la Forêt des lièvres blancs ; un certain docteur Salomon Reiselin décrit même l'un dé ces animaux : Il avait deux corps, huit pattes et quatre oreilles ; cette bête singulière était à double face : Lorsque l'un de ses corps était fatigué, elle se retournait et courait avec l'autre, recouvrant par ce moyen une force toujours nouvelle. Il est aussi question, au XVIIIe siècle, d'un cerf si vieux, qu'il pouvait être considéré comme le doyen de sa race. L'âgé ne l'avait pas épargné et son museau était entièrement blanc. Louis XV l'avait souvent rencontré et l'avait respecté ; Louis XVI le tua et ordonna qu'on en fit la représentation en plâtre qu'il exposa dans sa chambre où toute la Cour vint admirer cette bête quasi centenaire. Le service de la Vénerie royale comportait ; dès Louis XIV, un monde de dignitaires, de fonctionnaires et d'employés : le Grand Veneur commandait à 16 lieutenants et sous-lieutenants, à 48 gentilshommes, à 100 valets de chiens ; il y avait en outre 4 petits valets couchant avec les chiens, des fourriers, des piqueurs, des maréchaux ferrants, une compagnie de gardes à cheval, un aumônier, six trésoriers, un argentier, des médecins et des vétérinaires dont l'un portait le titre de guérisseur de la rage. Outre l'équipage du cerf, la Vénerie comprenait la Louveterie du Roi et le Vautrait, — du vieux mot français vaultroys dont on désignait les chiens dressés à chasser les sangliers et se vautrant comme eux dans la boue. Le Vautrait était placé sous les ordres du capitaine général des Toiles : ces toiles, tendues et mises bout à bout, occupaient une longueur d'une lieue et demie : on les utilisait, dans toutes les forêts de France, à enclore une enceinte où l'on poussait cerfs, biches, chevreuils, sangliers, destinés à repeupler les parcs du Roi. Huit lieutenants, 8 gentilshommes, 4 piqueurs, 6 valets de limiers, 8 gardes-lévriers, 6 valets de chiens, 20 archers, 16 gardes, un rhabilleur des toiles, 15 officiers et 40 chiens étaient attachés à cet important service, La chasse au vol était négligée depuis Louis XIII ; mais la Grande Fauconnerie n'en restait pas moins nombreuse et tenait toujours ses gerfauts, ses autours et ses faucons prêts à chasser le milan, le héron, la corneille, la perdrix et le canard. Tous les ans, un chevalier de Malte apportait de son île à Louis XV, des faucons de choix envoyés en hommage au roi de France par le Grand Maître de l'Ordre. Lorsqu'un de ces rapaces capturait un milan noir, la tradition exigeait naguère que le Roi donnât au maître fauconnier son cheval et sa robe de chambre. Le vol du cabinet était indépendant de la Grande Fauconnerie : il avait dans ses attributions le vol pour pies et pour lièvres, et, quoique Louis XV fût peu amateur de cette vénerie spéciale, le vol du cabinet l'accompagnait dans ses voyages, même à l'armée, et, sur la route, volait le matin et le soir à la portière du carrosse royal, afin que Sa Majesté ne fût pas entièrement privée du plaisir de la chasse. Enfin on entretenait aussi un équipage de cormorans dressés à la pêche et dépendant du premier gentilhomme de la Chambre : en 1737 un sieur Sevin de la Faye portait le titre de capitaine des cormorans du Roi ; mais cet équipage ne quittait pas Fontainebleau où il semble qu'on l'utilisa rarement. Après les meutes du cerf, du loup et du sanglier, il faut citer encore celle des chiens écossais chassant pour les plaisirs du Roi, et ne pas oublier le dignitaire au titre un peu risible qu'était le capitaine des levrettes de la Chambre. Ces bienheureuses bêtes avaient l'honneur de coucher dans les cabinets de Louis XIV et le service de la Bouche fournissait quotidiennement à chacune d'elles sept biscuits, sans parler des gimblettes et biscotins que, à son dessert, le grand Roi mettait dans sa poche à leur intention. Elles étaient ses compagnes préférées à la chasse, si bien dressées qu'elles allaient toutes ensemble au même arrêt. Le musée du Louvre conserve les portraits de quelques-unes de ces nobles chiennes et leurs noms ont été inscrits sur les tableaux parleur peintre Desportes ; presque toutes étaient de robe blanche ou blanche tachetée de noir ; elles s'appelaient : — Bonne, Nonne, Ponne, Blonde, Mine, Tane, Zette... mots brefs, facilitant l'appel et dont l'assonance rapide et sourde n'effarouchait pas le gibier. Pour les chiens de meute, au contraire, on combinait des appellations sonores, propres au hourvari : — Gambado, Furibond, Fanfaroux, Capitaine, Tartelette, Floridor... qui servaient à plusieurs générations : on voit sur un état de 1749 un Florissant qui n'était certainement pas le même qu'un Florissant peint par Desportes cinquante ans auparavant. Cette liste comprend un Libéraux qui étonne ; — on n'employait guère ce mot-là au XVIIIe siècle ; depuis lors il a fait son chemin... — et un Berg-op-zoom, né, probablement, deux ans auparavant, à l'époque du succès remporté par l'armée royale dans les Pays-Bas. On imagine le branle-bas quand la Vénerie se mobilisait et le pittoresque des tableaux vivants dont ces déplacements animaient la Forêt. Louis XIV chassa peu en Rambouillet où il ne vint que sur la fin de sa vie ; d'ailleurs, bien qu'il aimât fort à courre le cerf, depuis qu'il s'était cassé le bras en tombant de cheval à Fontainebleau, il suivait la chasse dans une de ces légères calèches à une place, dites soufflets, tirée par quatre petits chevaux qu'il conduisait à toute bride avec une adresse et une justesse que n'avaient pas les meilleurs cochers. Ses postillons étaient des enfants de neuf à quinze ans. Il faut noter encore que le Roi-Soleil était un sonneur de trompe des plus réputés. Son fils, le Grand Dauphin, ne se plaisait qu'à courir le loup ; mais il apportait à cette chasse une véritable passion : levé à cinq heures du matin, il courait dix heures de suite, s'il le fallait, et rentrait à Versailles tard dans la nuit. Il détruisit tous les loups de la Forêt de Rambouillet et purgea de la présence de ces fauves les environs de Paris. Son équipage était splendide et c'est ce prince, semble-t-il, qui le premier imposa un costume spécial à ses compagnons de chasse : justaucorps de drap bleu, garni d'un large galon d'or, veste écarlate, chapeau brodé surmonté de plumes blanches, gants à franges d'or. Avec quelques modifications ce costume devint celui de la Vénerie royale et resta d'étiquette jusqu'en 1830. On a mentionné plus haut quelques-uns des séjours de Louis XV à Rambouillet ; quoi qu'il y fût attiré surtout par le désir de se soustraire au cérémonial de sa Cour, il se trouvait là chez son Grand Veneur, et la chasse y était brillante : la meute célèbre du comte de Toulouse se composait de deux cents chiens, bêtes terribles qu'on appelait les sans-quartiers parce qu'elles chassaient tout ce qu'elles lançaient. Pourtant la tradition rapporte que ces chiens prirent un jour le change sur une biche à peine âgée de huit jours ; la pauvre bête fut bientôt prise ; on la ramena vivante à Versailles et on l'éleva dans le chenil royal où elle vécut durant plusieurs années. On raconte aussi que, en 1771, les étangs dits de Hollande furent le théâtre d'un spectacle unique dans les fastes de la Vénerie ; trois équipages s'y rencontrèrent : — celui du Roi qui chassait en Rambouillet ; celui du duc d'Orléans venant de la forêt de Dourdan et celui du prince de Condé, arrivant de Chantilly. Les trois hallalis furent sonnés en même temps. Chantilly est à plus de vingt lieues de là : les chevaux, les cavaliers et les chiens devaient être bien fatigués... Rien ne peut donner une idée des chasses de Louis XV mieux que les grandes tapisseries, tendues dans la salle à manger du château de Rambouillet. On sait, par le duc de Luynes, qu'Oudry, l'auteur des cartons d'après lesquels ont été tissés ces merveilleux panneaux, s'appliquait à reproduire la ressemblance non seulement des gens mais des choses : celle de ces deux tapisseries qui représente un rendez-vous au Puits-du-Roi, en Compiègne, est surtout un document inappréciable. Elle comptait, comme celle qui lui fait pendant, au nombre des neuf pièces d'une série commandée en 1734 et terminée en 1745. Elle date de 1736, époque où commence la faveur de madame de Mailly ; les dames qu'amène une calèche et qui apparaissent dans un lointain discret pourraient bien figurer les sœurs de Nesles. Le Grand Veneur, qui présente au Roi le rapport, est le comte de Toulouse. Cette tapisserie offre d'autres portraits : le prince Charles de Lorraine, le premier écuyer, M. de Beringhen ; on y reconnaît, dit-on, à sa grosse trompe, M. de Dampierre, commandant de l'équipage des chiens verts : on désignait ainsi, en raison de la couleur des costumes portés par ses piqueurs, une meute spécialement dressée à courre le daim. Dampierre avait sous ses ordres Lebel, ex-concierge du château de Versailles et premier valet de chambre du Roi ; ce Lebel allait acquérir, dans les dernières années du règne, une réputation peu enviable, non point comme veneur... C'est lui qui, — à l'instigation de madame de Pompadour désespérant de retenir son inamusable amant, — aurait fait la chasse aux jolies fillettes qu'il chargeait de distraire le Roi, bientôt sexagénaire. Qui sait si cet énigmatique Lebel n'est pas, à titre de lieutenant des chiens verts, représenté dans la tapisserie d'Oudry ; ainsi que d'autres, tels que M. de Sourcy, qui commandait l'équipage. MM. d'Yauville, de Girval, de Chastellux, gentilshommes de la Vénerie, et Courdoumer, le fidèle domestique de la Chambre, honoré de l'emploi de porte-malle ; ses fonctions consistaient à suivre le Roi à la chasse, en portant toujours en croupe les bottes, le déshabillé et un habit de rechange pour Sa Majesté. Louis XV, en effet, ne chaussait ses bottes qu'au moment de monter à cheval, au lieu même fixé pour le rendez-vous qu'il gagnait dans son soufflet. A certains carrefours se trouvait une table de pierre sur laquelle il montait ou posait le pied et qui servait également à le déchausser ; c'étaient les tables du débotté. A l'un des carrefours voisins des étangs de Saint-Hubert, — au carrefour de Serqueuse, si on ne fait erreur, — se voient encore dans l'herbe les débris d'une grande table de pierre, brisée depuis bien longtemps : c'est peut-être une table du débotté ; serait-il bien coûteux de la relever et de conserver ce rare vestige d'un passé si lointain ? Le Dauphin, fils de Louis XV, seul de tous les Bourbons, n'aimait pas la chasse ; s'il la suivait c'était par complaisance et non sans ennui. Mais son fils, qui fut Louis XVI, manifesta, dès l'enfance, pour ce noble sport une passion singulière : on a beaucoup épilogué, non sans ironie, sur le journal que le Roi tenait soigneusement et où il notait les événements qu'il jugeait marquants : RIEN est un mot qui y revient à chaque page : ce Rien signifie Pas de chasse. En revanche tous les déplacements de la Vénerie sont mentionnés. De 1775 à la fin de 1789, Louis XVI a tué, — il en fit le compte, — 189.251 pièces de gibier et pris 1.274 cerfs. A partir de 1784, Rambouillet revient fréquemment dans son journal : on peut l'y suivre à date fixe, connaître dans quelle partie de la Forêt il a chassé, où il a dîné et soupé, le prix du repas : Le dîner, les jours de chasse, coûte 121 livres, 4 sols, 6 deniers, au lieu de 163 livres, 7 sols, 10 deniers, les jours où on ne chasse pas. Il note, en juillet 1785 : L'augmentation sur la dépense de la Bouche et de l'office, à Rambouillet, a été causée par la nécessité d'acheter presque toutes les provisions et par l'élévation des prix de toutes les denrées ; les deux voyages de la Reine ont exigé plus de recherche et d'abondance dans le service. Mais là où se révèle l'esprit minutieux et ordonné du Roi, c'est dans les carnets et les feuillets joints à son journal, sur lesquels il consigne, avec un soin de bon expéditionnaire, les noms de ses piqueurs, de ses gardes, de ses chevaux, de ses chiens et, sur le rapport de ses valets de limiers, le nombre de cerfs relevé dans chacun des cantons de la Forêt : Au Planet, 9 cerfs, 3 dix cors. — A Pecqueuse, 7 cerfs, 3 dix cors. — A la Charmoie, 9 cerfs, 2 dix cors. — Aux Buttes de Vendôme, 9 cerfs, 3 dix cors. Sur des petits bouts de papier, il rédige, d'une écriture fine, tassée, difficile à déchiffrer, le procès-verbal détaillé de certains laisser-courre ; il dresse des tableaux de tous les points de la Forêt où il a attaqué, de ceux où il a pris l'animal, et il trace pour chaque année une colonne spéciale. Il comptait poursuivre ce travail et espérait chasser longtemps, car ce tableau est établi pour 36 ans ... la dernière colonne est réservée à l'année 1806 ! — Voici la nomenclature des 83 étangs ou mares de la Forêt où le cerf peut prendre l'eau ; — 1 indication, en toises, de la distance qui sépare Versailles de tous les rendez-vous de chasse du domaine royal. — Une huitaine de pages paraissent être le début d'un Traité des relais ; Placement des relais : — Comme c'est une chose très importante pour la chasse de bien donner un relais, souvent toute la chasse en dépendant, il est nécessaire que les relais soient bien placés. C'est au commandant à en donner l'ordre et il faut pour cela qu'il connaisse bien le pays et la refuite ordinaire des animaux... Il faut placer la vieille meute de manière qu'elle puisse être donnée d'assez bonne heure pour conduire les chiens de meute, mais pas trop tôt, parce qu'elle ne pourrait pas résister à leur fougue et ce serait une queue de chiens... On retrouve dans le portefeuille de Louis XVI plus de 500 feuillets couverts de considérations similaires : on y apprend comment les gardes font leur rapport ; comment on déharde ; si c'est le premier, ou le deuxième, ou le troisième relais qui a donné, et, dans le cas où le cerf bat l'eau, combien de temps il y est resté, de quel côté il en est sorti et s'il a tourné à droite ou à gauche. Enfin, l'animal pris et tué est soigneusement décrit : le Roi note s'il est jeune ou vieux, faible ou fort, sain ou blessé, beau ou laid ; s'il a quelque difformité ou la venaison mauvaise. En dépit de cette compétence indiscutable, les chasses de Louis XVI n'avaient point, à en juger par certains récits, l'imposante élégance de celles de son prédécesseur. Louis XVI était sans façons, de manières lourdes et ne se piquait d'aucun souci d'imposer. Il était habile cavalier, et, malgré son embonpoint, avait bonne mine sur l'Escargot ou sur le Distingué, qui semblent être, vers la fin, ses chevaux préférés ; mais, à pied, il était sans grâce et tirait avec moins de prudence que de désir de grossir son tableau. Il eut le malheur de tuer, au cours d'une chasse à Fontainebleau, l'un de ses officiers de Vénerie ; on cacha cet accident pour ménager la sensibilité de Sa Majesté. Et puis, il aimait les facéties un peu grosses : un jour, dans la Forêt de Rambouillet, le cerf chassé prit l'eau et se noya ; parmi la foule qui se pressait au bord de l'étang, suivant des yeux cette péripétie émouvante, était un jeune garçon de quinze ans, facteur de campagne, et portant en bandoulière sa petite boîte aux lettres, marquée d'une fleur de lis. Louis XVI, qui était descendu de cheval et se mêlait aux curieux, ignorant l'usage de cette boîte, passe derrière l'enfant, la lui enlève légèrement et la jette dans l'eau. Le petit facteur pousse un cri, fond en larmes, se voit déjà privé de son pauvre gagne-pain ; le Roi s'informe du sujet de sa douleur, fait aussitôt repêcher la boîte et donne à l'enfant un écu de six livres en manière de consolation. Pendant cette scène, un paysan, les bras croisés, s'amusait aussi à regarder le cerf qu'on tirait de l'étang. Que ne prêtes-tu la main ? lui dit Louis XVI. L'homme se mit à aider les piqueurs ; comme sa maladresse les embarrassait, le Roi lui décocha un grand coup de pied dans le derrière : Sire, fit le paysan, je vous remercie de la gratification. Ce mot lui valut un louis. Louis XVI devait trouver bientôt tout le temps de méditer la leçon prophétique de Bossuet, menaçant de redoutables revanches du destin ces princes qui, négligeant de connaître leurs affaires et leurs armées, ne travaillent qu'à la chasse... En 1789, on l'a vu, il ne vint pas à Rambouillet ; il chassait, pourtant, et, jusqu'en octobre de cette année fatidique, il courut encore le cerf ou le daim, sans s'éloigner ; — à Port-Royal, à Marly, à Fausses-Reposes. Le jour où la population parisienne vint assiéger le château de Versailles, il tirait à la porte de Châtillon, dans la forêt de Meudon, et avait déjà abattu 81 pièces, quand un page, M. de Lastours, accourut l'avertir du danger qui menaçait la Reine et ses enfants. Le Roi, sans attendre sa voiture, se lança, bride abattue, descendit au galop une des pentes les plus roides du bois de Meudon ; il partit à une telle allure parmi la cohue des mégères parisiennes qui encombraient l'avenue de Versailles, qu'elles le laissèrent passer et retinrent seulement le page qui le suivait. Désormais, c'est à Paris qu'est confiné le Roi ; il ne chasse plus : le mot Rien revient presque chaque jour dans son carnet. Rien en novembre ; en décembre Rien non plus. Mais il se tient au courant des exploits de son équipage ; ainsi s'expliquent les notes que, le cœur gros de regrets, il consigne dans son Journal : 28 décembre 1789, le cerf chassait à Poigny. — 4 février 1790, le cerf chassait à Gambaiseuil. Seraient-ce là des anniversaires de chasses d'antan qu'il tient à commémorer, ou, plus probablement, pour entretenir la meute, a-t-il ordonné que l'on courre sans lui ? On constate, d'ailleurs, qu'il échappe assez souvent à sa captivité déguisée : certes, sont fréquentes les mélancoliques mentions promenades dans le jardin des Tuileries ou promenade dans la galerie — dans les appartements ; mais, même en 1792, le Roi monte encore à cheval et sort de Paris ; il va vers ses bois du Butard, de Meudon, des Gonards ; il pousse même un jour, — le 8 mai 1792, — jusqu'à Porchefontaine, à quelque cent toises des faubourgs de Versailles, et, de là, il peut apercevoir le château, au bout de la solennelle avenue... C'est la dernière fois qu'il le verra. Tout reclus qu'il soit, il s'intéresse encore à la chasse, et Brou, l'inspecteur de la Forêt de Rambouillet, lui fait savoir que le gibier y abonde : on y constate la présence de 115 cerfs, dont 40 dix cors, de 140 biches et de 60 daims. Quelle tentation ! Il y a des jours où Louis XVI n'y peut résister : malgré la surveillance qui le harcèle, ses fidèles lui font la surprise de lui amener, dans les bois, quelques chiens, et, le soir, il peut écrire dans son mémento : Promenade à cheval, au Butard, avec les bassets. Tué une biche. Une autre fois : Promenade à cheval. Tué trois faisans. Et puis, c'est le 10 Août ; et puis, c'est la Tour du Temple : là, dans sa petite chambre longue de six pas, lorsque, seul, alourdi par l'inaction, il rêve au coin de son feu, combien de fois sa pensée a dû se reporter vers le temps, si proche, où son lever, son coucher, son débotté, ses repas mettaient en mouvement des foules empressées. Résigné au pire, comment jugeait-il ces futilités du cérémonial auxquelles avaient été si longtemps astreints ses moindres actes ? Sans doute n'en regrettait-il rien ; mais certainement, le cœur bien gros, il devait songer à son cher Rambouillet, tant désiré et dont il avait si peu joui, à la liberté, au grand air, aux galopades dans les bonnes odeurs de l'automne, aux hallalis triomphants. Et si, dans ses heures d'illusion, il se laissait aller à arranger l'avenir, peut-être n'envisageait-il rien de plus désirable qu'une petite maison où il pourrait vivre, avec sa femme et ses enfants, à proximité des bois et assez fortuné pour posséder encore un cheval, un fusil et un chien. C'est un fait reconnu qu'on ne s'improvise pas veneur ; il y faut un long atavisme ; à ce point de vue Louis XVI apparaît comme l'apogée d'une race de princes qui eurent, — ainsi que disent les initiés, — la chasse dans le sang. Bien que Napoléon, après son mariage avec la fille des Habsbourg, parlât quelquefois de son pauvre oncle Louis XVI..., il eut le bon goût de ne pas affecter une passion royale pour cette science à laquelle il n'entendait rien. Il rétablit la Vénerie parce que c'était un luxe ; mais il s'y intéressa peu. La Forêt de Rambouillet lui dut cependant plusieurs pavillons de chasse ; il en fit élever deux, de forme circulaire, à l'étang de la Tour ; l'un était le pavillon impérial ; l'autre servait au rendez-vous des invités. A l'étang de Pouras, dans l'axe même de ce qui avait été le château royal de Saint-Hubert, mais sur la rive sud, l'Empereur ordonna de construire un petit pavillon qui comportait une antichambre, un grand salon, une garde-robe et le cabinet de Sa Majesté ; cette dernière pièce était meublée de deux grands canapés, de quatre fauteuils et d'autant de chaises, le tout garni en lampas gris et blanc. Il ne reste aujourd'hui, de cet édifice, qu'un portique en ruines, béant parmi les broussailles. Louis XVIII avait peut-être hérité de la passion de ses ancêtres pour la chasse à courre, mais, lorsqu'il fut roi, ses moyens physiques lui en interdisaient la pratique ; jamais ses sujets ne le virent à cheval. Charles X et ses deux fils, le duc d'Angoulême et le duc de Berri, ravivèrent la tradition royale. Pour eux furent établis, dans le grand parc de Rambouillet, les tirés encore existants : ces tirés consistent en un taillis d'un mètre de hauteur qui sert de remise au gibier ; on y entretient des layons, c'est-à-dire des sentiers destinés à permettre la marche des tireurs. A l'origine, trois layons seulement étaient de règle : pour le Roi et les deux princes, car, d'après le vieil usage de la Cour de Versailles, le Roi invitait parfois quelques privilégiés à ses battues, mais ceux-ci devaient se contenter de le regarder. Rarement, par grande faveur, à la fin de leur chasse, Louis XIV et Louis XV autorisaient un courtisan favori à tirer quelques coups de pistolet ; mais c'était exceptionnel. Depuis lors les chefs d État sont devenus plus accueillants : les layons, dans les tirés de Rambouillet, sont aujourd'hui au nombre de neuf ; leur longueur totale est de onze kilomètres. Louis-Philippe n étant qu'usufruitier du parc et de la Forêt de Rambouillet, le droit de chasse en fut affermé à divers particuliers. Cette situation suscita des mécontentements : les habitants regrettaient de n'avoir plus pour hôte le souverain, et plus encore la Vénerie royale dont vivaient nombre de travailleurs. Il y eut en 1832 un semblant d'émeute — qui le croirait ? Quelques gendarmes, l'éloquence du procureur du Roi et l'arrivée d'une garnison suffirent à calmer les esprits ; mais, vingt ans plus tard, la satisfaction fut unanime quand, en 1852, le domaine fut attribué à la liste civile de l'Empereur. La plupart des adjudicataires s'empressèrent de céder gracieusement à Napoléon III leur droit de chasse ; quelques-uns seulement protestèrent, excipant de la validité de leurs baux. La Forêt était alors louée à une société dont les membres portaient des noms fameux : le prince de Ligne, le duc d'Ayen, le marquis de Noailles, le duc de Plaisance, le comte Jules de L'Aigle, le comte de la Rochefoucauld, etc. Cet aristocratique équipage voulut finir en beauté et Diane, la déesse qui préside aux exploits cynégétiques, leur fut propice. De la Rue, l'inspecteur des chasses de la Couronne impériale, a consigné dans ses Souvenirs les péripéties de cette randonnée mémorable. C'était le 14 mars 1853 : attaqué au Parc d'en bas, près de Saint-Léger, l'animal, — un cerf à sa troisième tête, fort haut sur jambes, assez long de corsage, — fiasse à l'Étang Poulin, aux Étangs de Hollande, à la Croix de Vilpert où une foule de curieux attendait la chasse ; il débuche aux Basses Masures, rentre dans Biennouvienne, touche aux Tailles d'Épernon, au Petit Étang Neuf, prend l'eau à celui de Guipéreux, remonte aux Buttes de Vendôme, se lance dans la plaine de Souvigny, traverse les bois de la Boissière, le village de Mittainville, la rivière d'Eure, et, à trois heures trois quarts, tient tête aux chiens dans la rue du village de Bréchant, à une lieue au delà de Nogent-le-Roi. Qu'on se figure, au milieu de ce petit village, le cerf, la tête perdue, entrant dans toutes les maisons qu'il trouve ouvertes, suivi de quatre-vingts chiens, montant les escaliers, sautant des toits dans les jardins, au bruit des cris, des abois et des fanfares sonnant l'hallali. Il n'y eut pas que le cerf de forcé ; deux chevaux tombèrent morts à côté de lui... A neuf heures du soir on rentrait à Rambouillet et on soupait
à l'Hôtel du Lion d'or. L'un des convives, au
dessert, rappela les charitables traditions de l'ancienne Vénerie ; le duc de
Plaisance, la cape à la main, fit le tour de la table, et la collecte
produisit mille francs que l'on partagea entre les pauvres du Curé et le
Bureau de bienfaisance. Les chasses de Napoléon III furent brillantes ; mais seuls Compiègne et Fontainebleau restèrent, durant tout le règne, en faveur. Rambouillet vit pourtant un tiré de canards qui a marqué, comme fiasco, dans les Annales de la Vénerie. L'inspecteur des chasses reçut la mission d'aller quérir deux cents canards sauvages dans les marais de la Somme et de ramener d'Abbeville un garde assez expérimenté pour éduquer ce gibier qu'on désirait propager ; l'idée était du baron de Lage, lieutenant des chasses à tir. Les deux cents volatiles prirent donc possession des canaux de Rambouillet et un brave homme, nommé Dissous, consentit à quitter la Picardie pour entrer dans la Vénerie impériale afin de parfaire leur dressage. Les pontes et les éclosions réussirent à souhait : à la saison suivante cinq ou six cents canards prenaient leurs ébats sur les canaux et venaient tous les jours à l'agrainage sur l'appel de Dissous qui les avait élevés. Le baron de Lage était triomphant. Il prévint l'Empereur qu'une chasse des plus intéressantes l'attendait à Rambouillet ; au jour fixé, Napoléon III et ses invités montèrent dans des bateaux rangés en ligne, la barque impériale au centre. Toute la flottille s'avança en bon ordre sur les canards qui, la laissant approcher, ne paraissaient nullement disposés à s'envoler. Or on sait que tirer un gibier de ce genre autrement qu'au vol constitue, pour un chasseur, une faute qui suffirait à le disqualifier. — L'Empereur tira et toute la bande, une véritable nuée, s'enleva avec un étourdissant bruit d'ailes ; les chasseurs firent feu dans le tas ; une trentaine de canards tombèrent et le gros de la troupe alla se reposer un peu plus loin. A l'approche des barques, instruits par l'exemple de leurs malheureux congénères, ils se gardèrent de quitter l'eau, se divisèrent en plusieurs bandes pour passer entre les bateaux et s'en allèrent en nageant jusqu'à la rive où Dissous avait l'habitude de leur donner à manger. Le four était complet : l'Empereur, tordant sa moustache, conseilla au baron de Lage de poursuivre l'éducation de ses élèves ; ils nageaient bien ; il fallait maintenant leur apprendre à voler... Dissous les avait si bien soignés qu'ils étaient devenus des canards domestiques. Ce malheureux garde fut, quelques années plus tard, assassiné par un braconnier et ce sont, bien probablement, les descendants de ses élèves qui peuplent aujourd'hui les canaux de Rambouillet. La chasse à courre de tout le massif forestier de Rambouillet appartient depuis une cinquantaine d'années à madame la duchesse d'Uzès. Son équipage y chasse, trois fois par quinzaine, depuis le début d'octobre jusqu'à la fin d'avril, et, ces jours-là, toute la Forêt s'éveille comme aux jours lointains du comte de Toulouse et de Louis XV. Pour qui se plaît à évoquer le passé, rien n'est plus saisissant, plus émouvant même, que ces pittoresques réunions. Le rendez-vous a lieu dans la cour d'une maison de garde ou sous les arbres d'un de ces carrefours aux vieux noms qui, depuis la fin du XVIIe siècle, ont tant de fois vu pareilles assemblées. Les chiens de meute, hardés, sont à l'écart, groupe frétillant, bayant d'impatience, contenu par les piqueurs haut guêtrés, le fouet en main, la trompe en sautoir. Des palefreniers promènent les chevaux et, des allées de la Forêt, débouchent les voitures amenant les veneurs. La tenue de l'équipage est rouge écarlate, culottes courtes, bas blancs, hautes bottes, le cor à l'épaule ; les hommes sont coiffés de la cape enfoncée jusqu'aux sourcils ; les chasseuses portent le tricorne. Les habitués s'abordent, se renseignent, échangent des pronostics et, quand arrive la Duchesse, — vêtue de noir, la dague de maître d'équipage au côté, — tout de suite c'est le rapport : — dans telle enceinte on a connaissance d'un animal, dix cors, ou quatrième ou troisième tête, dont on a relevé les foulures dès la veille ou au point du jour. Le lieu de l'attaque est ainsi désigné, parfois assez éloigné du rendez-vous : on part, sans se presser, en groupes, cavaliers, amazones, voitures, piétons, la meute en tête : une demi-heure environ de marche sous bois ; puis on fait halte : on est arrivé dans les parages des fourrés où le cerf a sa chambre. Attente, autant que possible, silencieuse ; quelques chiens, les meilleurs, les chefs de meute, sont déhardés, mis sur les brisées et s'enfoncent, la queue haute, dans les broussailles. Nouvelle attente : on se tait, on tend l'oreille et, tout à coup, les abois éclatent, le cerf est lancé : une sonnerie de trompe ; c'est la vue ; des cris Taïaut ! Taïaut !... et tout de suite la chasse bat son plein. Il serait illusoire d'en essayer un récit : c'est une tâche qu'un profane ne doit pas tenter sous peine d'égaler le ridicule du Fâcheux de Molière ; encore Dorante connaît-il à fond ce vocabulaire des veneurs dont les termes fleurent bon le moyen âge et sans l'emploi desquels la relation d'une chasse serait d'une impardonnable platitude. Mais il est permis, même à un ignorant, de rapporter ses impressions ; elles sont intenses, mais difficilement analysables. Pourquoi, dès la première fois, est-on captivé par un tel spectacle ? — Atavisme ? — Mystérieuse affinité avec de lointains ancêtres ? On voit des paysans, des bûcherons de la Forêt, même des ouvriers de la ville, quitter tout un jour leur travail pour suivre la chasse, courant à travers bois, avides d'apercevoir le cerf, d'être les premiers à l'hallali : qui sait s'ils n'obéissent pas inconsciemment à un instinct transmis, à travers quatre ou cinq générations, par quelque trisaïeul qui fut garde-lévriers ou piqueux dans la Vénerie royale ? — Le passé, a dit un de nos contemporains, le passé n'est pas chose morte ; il vit réellement ; il détermine la plupart de nos actes ; il agit énergiquement sur notre caractère... Voilà pourquoi la vision d'une chasse à courre remue et exalte en nous un sentiment profond : c'est une évasion subite hors du présent ; un bond dans l'autrefois de la France traditionnelle et séculaire. Ce qui ressuscite sous nos yeux, ce sont les scènes qu'ont si souvent peintes les Parrocel, les Oudry, les Vanloo ; les mots qu'on entend datent de trois ou quatre siècles ; les appels de trompe sont les mêmes qui guidaient Louis XIV sur la piste du cerf, et le décor de cette Forêt qui, si vieille, n'a pourtant point d'âge, est toujours semblable à ce qu'il était du temps des Grands Veneurs du Roi, avec ses trouées sur des lointains bleus, ses pénétrantes odeurs de mousses humides et de feuilles mortes. La chasse est loin. — Où ? — On ne sait pas. Plus un aboi, plus un écho de cor. On va de carrefour eh carrefour, hésitant ; on flâne ; on a le temps ; tout est silence et solitude. Et, soudain, surgit d'un taillis un cavalier, puis deux, puis dix, puis la meute éparse, quêtant, le nez à terre dans les fougères rousses, sautant les palis ; et voici les veneurs, les amazones, les voitures, la sonnerie du Bien-aller, les cris Haut à haut ! qui excitent les chiens ; tout passe en tourbillon, s'éloigne dans les interminables routes ; et, en queue, vient le darboulin, au petit trot de sa haridelle. Le darboulin est la charrette qui, après la curée, ramènera au chenil la nappe (la peau) du cerf. On voyait souvent à Versailles, sous Louis XV, un gentilhomme que le Roi avait pris en affection : ce courtisan, aimable et spirituel causeur, était l'un des quatre secrétaires du cabinet. L'âge venant, il fut atteint de violents accès de goutte. A peine guéri d'une de ces crises, il faisait visite à madame de Pompadour chez qui se trouvait le Roi. Celui-ci s'intéresse au régime du malade qui boite encore et dont les deux orteils sont restés très sensibles. Louis XV compatit ; mais, se tournant, il pose ses deux talons sur les pieds du malheureux et, appuyant de tout son poids, il lui demande en riant si c'est là qu'il a mal... Le goutteux faillit s'évanouir de douleur et ne consentit jamais à reparaître à Versailles ; il s'appelait Darboulin et avait agrémenté ce nom, d'assonance roturière, de celui, plus relevé, de Richebourg. Ce Darboulin serait-il le parrain de la voiture de service qui n'entre en scène qu'après la mort du cerf ? — En fut-il l'inventeur, ou, plus probablement, la lenteur de ce podagre à suivre les chasses, le fait qu'on ne l'y voyait qu'au dénouement, auraient-ils inspiré à quelque loustic une assimilation désobligeante entre le modeste véhicule et le veneur goutteux qui ne paraissait qu'à l'hallali... ? L'hallali ! C'est la sonnerie finale dont le rythme triomphal semble griser, malgré les fatigues, gens, chevaux et chiens. Répété par toutes les trompes qui, bientôt après, sonnent la mort du cerf, elle rassemble en un instant, autour de l'animal forcé, la cohue des veneurs et des curieux. La meute est là, langues pendantes et flancs battants. Tandis qu'on dépouille le cerf, les cantines s'ouvrent, des pique-niques s'organisent sur l'herbe des talus ; le soir tombe : c'est la belle heure de la Forêt, celle où elle se fait majestueuse. Un appel de trompe annonce la curée : si l'animal est un dix cors, on sonne la Royale, composée, dit-on, par Louis XV. Les chiens, avides, sont maintenus en respect par le fouet dressé du chef d'équipage ; puis on sonne l'hallali sur pied — ensuite c'est la solennelle fanfare de l'hallali par terre. Enfin, tandis qu'un piqueux, ayant le cerf entre les jambes, en balance la tête qu'il tient par les bois, comme pour simuler un animal vivant, le fouet du chef s'abaisse, la meute furieuse s'élance... Le marquis de Dangeau, dans son Journal, décrit une curée de 1714, à Rambouillet, la plus belle de toutes celles auxquelles il assista ; dans son Traité de chasse, d'Yauville, commandant de la Vénerie, sous Louis XV, en détaille minutieusement le cérémonial ; il faut lire ces deux auteurs ; depuis eux, rien n'a changé ; ils sont rares les faits de notre époque auxquels peut s'appliquer exactement un reportage écrit il y a 250 ans. Et c'est aux portes de Paris, toujours épris de changement et de nouveauté, que subsistent ces traditions séculaires : à garder si dévotement l'empreinte des âges, ce délicieux pays d'Ile-de-France gagne le meilleur de ses attraits ; l'Yveline paraît particulièrement protégée contre la vulgarité envahissante : Montfort-l'Amaury, par exemple, est resté breton de cœur et fête tous les ans sa bonne châtelaine, la duchesse Anne. Ce respect du passé, cette pérennité des anciens usages, cette Forêt hantée de tant de souvenirs, ces chasses de la Duchesse, cet antique château de Rambouillet, chargé de six cents ans de galante ou de tragique histoire, composent une sorte de symphonie dont les motifs semblent être l'écho de la vieille chanson des siècles. FIN DE L'OUVRAGE |