Ordonnances. — La Cour en fuite. — La fille de Louis XVI. — Exode de deux ministres. — Nuit dans les bois. — Dernière revue. — L'abdication. — Le petit roi de Rambouillet.Le lundi 26 juillet 1830, monsieur le Dauphin, duc d'Angoulême, venant de Saint-Cloud, arriva au château à neuf heures du matin et y déjeuna vers midi ; puis il alla dans la Forêt afin d'attendre son père, le roi Charles X, au poteau de Hollande, lieu fixé pour le rendez-vous, — ou, comme on disait alors, l'assemblée, — en vue de la chasse de ce jour-là. Le Roi y fut vers deux heures. Après une chasse assez molle, on abandonna à quatre heures ; le Roi et son fils retrouvèrent leurs carrosses à la croix de Vilpert et rentrèrent au château de Rambouillet sur les cinq heures. Le maire de la ville assista à leur dîner et les entendit parler tout le temps des Ordonnances signées de la veille. Au lieu de partir isolément, comme ils le faisaient d'ordinaire, ils montèrent, à huit heures du soir, dans le même carrosse pour retourner ensemble à Saint-Cloud. Surpris de cette dérogation à l'usage, les gens de Rambouillet, informés déjà de la publication de ces Ordonnances, rendues, disait-on, en violation de la Charte Constitutionnelle, coururent à la poste afin de savoir comment les Parisiens accepteraient ce coup d'État ; mais les journaux n'apprenaient rien. Le lendemain, 27, les courriers manquèrent : ni gazettes, ni correspondances d'aucune sorte ; il en fut de même le 28 et le 29 ; des rares voyageurs qui traversaient la ville, on ne pouvait tirer que des renseignements contradictoires : Paris s'était soulevé ; une guerre de barricades se poursuivait entre la populace et l'armée royale ; le canon tonnait dans les rues ; mais la bataille restait indécise et nul ne se risquait à en pronostiquer l'issue. Le vendredi, 30 juillet, au début de l'après-midi, on apprit que le drapeau tricolore flottait sur les tours de Notre-Dame ; l'Hôtel de ville était au pouvoir des insurgés et les troupes du Roi se repliaient sur Saint-Cloud. Même incertitude le samedi 31 ; mais, vers 8 heures du soir, une chaise de poste, menée grand train, roule sur les gros pavés de Rambouillet et s'arrête à la grille du château fermé. Un homme en descend : c'est le prince de Polignac, ministre des Affaires Étrangères et président du Conseil, celui auquel l'opinion publique attribue la responsabilité des Ordonnances. Il est pâle, défait, peut à peine se soutenir. Il implore du concierge un verre d'eau, un morceau de pain, griffonne fiévreusement un mot à l'adresse de son frère, le duc, et se rejette dans sa voiture qui s'éloigne à toute allure dans la direction de Chartres et de Vendôme. Une heure et demie plus tard[1], la nuit tombée, — une belle nuit d'été, limpide et constellée, — nouvelle alerte : cette fois c'est tout un convoi qui descend l'avenue du château et vient se heurter aux grilles closes : — un carrosse, un autre, un troisième, huit carrosses, des cavaliers, des fourgons, des berlines, des cabriolets, une file incessante de voitures de toute sorte, s'immobilise et se presse, encombrant l'immense avant-cour d'un désarroi silencieux ; et il y a aussi des piétons, soldats suisses, gardes du corps, dragons, gendarmes d'élite, pêle-mêle avec des laquais en livrées, des femmes embarrassées de paquets, une valetaille harassée, anxieuse de savoir pourquoi on s'arrête, où l'on est, et si l'on va plus loin. C'est la débandade royale, toute la Cour de France fuyant la révolution. Les grilles se sont vite ouvertes devant les carrosses de tête ; le concierge allume en hâte des bougies ; déjà, sur le perron, sont groupés les autorités de la ville, le maire, Delorme, le sous-préfet, Frayssinous, des magistrats stupéfaits, confondus. Le Roi, qui a fait à cheval une partie de la route, se présente le premier. Sa figure a un ton violâtre ; elle est immobile et semble frappée d'apoplexie : ses yeux seuls ont conservé de l'expression, celle de la douleur et d'un profond abattement. Son habit est couvert d'une couche de poussière que sillonnent des traces de larmes. Il paraît gêné des regards fixés sur lui, s'arrête sur le premier palier pour offrir son bras à la duchesse de Berri qui a sauté légèrement de sa voiture ; elle est vêtue d'une redingote d'amazone ; quatre mignons pistolets à la ceinture, les cheveux ramassés sous un chapeau d'homme. Du second carrosse descend le baron de Damas, gouverneur du duc de Bordeaux ; il porte dans ses bras l'enfant endormi ; puis voici la duchesse de Gontaut avec Mademoiselle, sœur du jeune prince, un peu plus âgée que lui ; la fillette pleure de faim mais dissimule ses larmes, comprenant la catastrophe... Le Roi et la duchesse de Berri ont monté les cinq marches
qui accèdent au vestibule d'où ils entrent dans le grand salon neuf, bien
vite rempli par la noble cohue de leur suite ; quatre ministres : Peyronnet,
Chantelauze, Capelle et Montbel ; les ducs de Duras, de Maillé, de Noailles,
de Mouchy, de Luxembourg, de Ventadour, de Guiche ; des princes, des marquis,
des comtes, des maréchaux se pressant dans cette pièce immense à peine
éclairée par quelques bouts de bougies, voire de chandelles, glanés où l'on a
pu. Car le concierge du château ne dispose d'aucune provision, d'aucun
secours. Le Roi salue tout le monde d'un signe de
tête, marche un instant sans parler, cherchant quelque chose à dire,
et, tout à coup, s'adressant au maire de Rambouillet : Eh bien, monsieur Delorme, vos habitants sont-ils toujours
sages ? — Oui, sire. — Pourquoi n'est-ce pas partout de même !... soupire
Charles X. Un silence. Un silence d'autant plus terrible qu'il menace de se
prolonger, nul n'osant, s'il n'est interrogé, parler en présence du Roi. Alors,
celui-ci, de nouveau : Vous dites donc que vos
habitants sont sages ? — Oui, sire, j'en
réponds comme de moi-même... A ce moment, émus sans doute de la
pénible attitude du souverain, le baron de Damas et madame de Gontaut lui
présentent le petit prince et sa sœur qui vont se reposer. Charles X embrasse
les enfants ; de grosses larmes roulent sur ses joues. Pour cacher son
émotion, il tire sa montre : Il est dix heures,
dit-il, je croyais qu'il était plus tard. Alors
le maréchal duc de Raguse, comme pour répondre à cette réflexion, se permet
d'observer qu'on a bien faim : Du pain, sire... Du pain
pour ces messieurs qui n'ont rien pris de la journée ; les troupes n'ont pas
mangé depuis vingt-quatre heures... Le Roi ne dit mot. En effet, on n'aurait pas trouvé, à cette heure-là, dans Rambouillet, une miche ou un morceau de viande : les aubergistes et traiteurs, les boulangers, les bouchers n'avaient que leur approvisionnement ordinaire et tout, en un instant, s'était trouvé épuisé. Le maire fit appel à la bonne volonté des habitants pour tâcher de satisfaire aux besoins de la famille royale : chacun donna ce qu'il avait. En même temps Delorme réquisitionnait tous les boulangers de la ville et leur commandait de cuire sans relâche : trois manutentions furent immédiatement improvisées à la Ferme, à la Vénerie, à l'Hospice ; tous ceux qui savaient faire le pain, hommes et femmes, mirent la main à l'œuvre ; les bouchers se ravitaillèrent pendant la nuit et comme certains fournisseurs hésitaient, disant : Qui nous paiera ? — le maire prit tout sous sa responsabilité personnelle. Car ce n'était point seulement l'entourage des princes qu'il s'agissait de nourrir, mais l'armée royale qui, refluant de Saint-Cloud, arriva pendant la nuit et se massa autour du château : 600 dragons de la garde prirent position sur l'allée de Coupe-gorge, depuis la grille de l'Inspection jusqu'au carrefour de la Chasseuse ; les quatre compagnies des gardes du corps sous les quinconces et dans le jardin neuf. Les 500 gendarmes de Paris campèrent au Fer-à-cheval du grand parc ; un régiment de lanciers bivouaqua entre le carrefour de la Chasseuse et la grande route de Chartres ; six régiments d'infanterie gardèrent la route de Paris et quatre autres étendirent leurs cantonnements le long du ruisseau du Moulinet, depuis le faubourg de Groussay jusqu'à la forêt verte. Au total, douze mille hommes et une trentaine de canons. Les hôtes du château, eux, ne pouvaient songer à s'allonger, comme les militaires, sous la futaie pour y passer la nuit ; il leur fallut s'ingénier à découvrir un gîte parmi le dédale des chambres de domestiques et des galetas qui se superposent sous les hautes toitures. Les plus diligents furent les moins mal lotis. Des quatre ministres, Montbel et Capelle durent se contenter d'un grabat dans une misérable chambre des Communs ; les deux autres, Peyronnet et Chantelauze, préférèrent aller, à deux lieues de Rambouillet, demander asile au châtelain de Pinceloup. La duchesse de Gontaut et Mademoiselle, sa royale pupille, s'établirent dans un petit appartement du château ; la fillette n'ayant pas soupé, sa gouvernante dépêcha un domestique en ville : il revint les mains vides ; aux cuisines, à l'office, rien. Mademoiselle dut se contenter d'un croûton bien dur trouvé sur le marbre d'une commode... La duchesse de Berri, que cette détresse semblait exalter en lui rappelant les aventures des héroïnes de son cher Walter Scott, s'était procuré un morceau de pain et offrait de le partager avec ceux que la fringale torturait : Tant qu'il me restera quelque chose, disait-elle crânement, je n'oublierai pas mes fidèles amis. De ces fidèles le nombre allait se réduire bien vite. On n'a pas la prétention de raconter ici, ni d'indiquer même les grands événements politiques qui amenèrent la proscription des Bourbons de la branche aînée et l'intronisation du duc Louis-Philippe d'Orléans : on s'applique seulement à relater les incidents intéressant l'histoire de Rambouillet, la topographie du domaine et de nature à éclairer, si possible, l'inextricable distribution des appartements du château. Le dimanche, 1er août, dès l'aube, la route de Chartres qui traverse la ville était sillonnée de malles-postes et de diligences surmontées du drapeau tricolore. A huit heures du matin, un officier des grenadiers à cheval annonça que la duchesse d'Angoulême allait arriver : il l'avait laissée au relais de Coignières et la précédait de peu. La fille de Louis XVI revenait de Vichy où elle avait séjourné trois semaines : elle n'avait appris que sur le chemin du retour la publication des Ordonnances et les troubles de la capitale. Insultée à Dijon et à Tonnerre, elle avait réussi, en évitant Paris et en prenant le costume de sa femme de chambre, à gagner les environs de Rambouillet où elle savait que s'étaient réfugiés son mari et sa famille. Aux Vivat ! poussés par les soldats de garde, on discerne que la princesse approche : le Roi attend dans le grand salon dont la porte s'ouvre : l'orpheline du Temple entre vivement : Charles X s'avance vers elle ; tous deux s'embrassent en pleurant. La princesse est vêtue d'une simple robe de laine ; sur ses cheveux en désordre est posé un bonnet de servante : Ah ! qu'avez-vous fait ? gémit-elle. — Me pardonnerez-vous ? demande humblement le Roi à sa nièce. — Mon père, répond-elle, je partagerai tous vos malheurs. Du moins nous voilà réunis pour toujours. Toute la famille royale, suivie du plus grand nombre de ses derniers courtisans, se rend à l'église et assiste à la messe ; de retour au château, on apprend que, à Paris, les meneurs de l'insurrection ont proclamé le duc d'Orléans lieutenant général du royaume. Que faire ? Capelle et Montbel, les deux ministres présents, proposent de lancer au peuple une proclamation. Le Roi approuve et les charge de la rédiger. Mais comment trouver un coin silencieux dans la bousculade du château ? Ils y cherchent vainement des plumes et de l'encre et s'en vont chez le sous-préfet où ils pourront composer et écrire dans le calme leur manifeste. Ils en rédigent deux : l'un adressé aux bons Français, l'autre faisant appel à l'honneur de l'armée. Ils reviennent au château afin de soumettre ces pièces à Charles X qui lés reçoit aussitôt dans son cabinet ; il est en compagnie du duc d'Angoulême. Messieurs, dit-il à ses deux ministres, il ne s'agit plus de proclamations ; j'ai résolu d'adhérer à la nomination de monsieur le duc d'Orléans comme lieutenant général du royaume... Je ne vois pas d'autre moyen d'échapper à la situation... Les deux ministres sont atterrés ; le duc d'Angoulême, impassible, paraît résigné ; tout en lui est soumis aux volontés de son père ; pourtant : Que va dire ma femme ! murmure-t-il. Le Roi lui-même est bouleversé : un profond chagrin se lit sur son front, sur ses lèvres, dans toute son attitude. Capelle et Montbel tentent respectueusement de lui exposer les périlleux hasards auxquels l'acte, si grave, qu'il vient d'accomplir expose la monarchie ; n'étant point parvenus à le faire revenir sur sa décision, ils lui expriment leur profond regret de ne point adopter cette politique néfaste ; leur présence ne peut désormais que le compromettre ; ils le quitteront donc. Il les embrasse en pleurant. Que vont-ils devenir ? Leur projet est de rentrer à Paris, de s'y cacher en attendant la fin des troubles : peut-être le Roi pourra-t-il alors faire de nouveau appel à leur dévouement. Mais il faut que leur départ soit clandestin car, hors de Rambouillet, ils seront exposés à être reconnus et à tomber entre les mains des rebelles. Montbel, avant de se mettre en route, voulut saluer le duc
de Bordeaux ; il le trouva dans les parterres : le jeune prince jouait avec
sa sœur au bord du canal, près des marches de pierre qui descendent à la
pièce d'eau ; le baron de Damas et les personnes de leur suite veillaient sur
eux. On ne remarquait chez l'enfant royal aucune
altération ; une vivacité impatiente rendait seulement ses mouvements plus
prompts. Il vint à Montbel avec empressement, sans demander s'il y avait
quelque chose de nouveau ; il était cependant facile
d'apercevoir son vif désir d'apprendre où en étaient les choses... Le
baron de Damas attira l'ex-ministre à l'écart ; il lui confia ses craintes
pour le précieux enfant dont il avait la garde ; obsédé du souvenir de
Louvel, l'assassin du père, il ne laissait approcher du jeune prince aucun
inconnu... La séparation fut émouvante : Que la
Providence vous assiste, fit Montbel. Que
Dieu vous protège aussi, répondit Damas, qui, par précaution, fit
endosser à son ami la redingote d'un de ses domestiques. Ainsi travesti, Montbel rejoignit son collègue Capelle ; ils passèrent par la sous-préfecture afin de consulter une carte de la Forêt qu'ils n'avaient jamais parcourue et dans les profondeurs de laquelle ils allaient s'enfoncer. Le sous-préfet leur indiqua le chemin à suivre pour gagner Dourdan d'où ils pourraient, sans trop de risques, atteindre Paris par Arpajon et Longjumeau. Il les conduisit même, au delà du faubourg de la Louvière, jusqu'à l'entrée d'une allée forestière qu'ils n'auraient qu'à suivre jusqu'à son extrémité, et il les quitta. Voilà donc les fugitifs engagés sous bois par une nuit splendide, toute resplendissante d'étoiles. Le comte de Montbel, à peine quadragénaire, demeurait alerte et solide piéton ; son compagnon, le baron Capelle, plus âgé, était de structure assez pesante et de goûts sédentaires. Pour qui est familiarisé avec la topographie du pays, il est facile de reconnaître que les deux marcheurs devaient suivre la route du Grand Veneur qui, en leur évitant la traversée du village de Clairefontaine, les conduirait à Rochefort-en-Yvelines d'où, par la forêt de Dourdan, ils atteindraient cette petite ville ; c'était cinq bonnes lieues de bois à parcourir. Mais ignorant tout de la région, ils jugeaient interminable ce voyage nocturne ; d'autant que la moindre alerte les arrêtait : le pas d'un cheval sur la route voisine, le bruit d'un grelot, un cri, un aboi, un coup de fusil lointain, la course d'un chevreuil dans les broussailles les détournaient de la ligne droite et retardaient leur marche. Ils allaient pourtant, courageusement et, dans les éclaircies, le ciel se teintait déjà des pâles lueurs de l'aurore quand le pauvre Capelle, tout en sueur, s'arrêta : exténué de fatigue, il sentait les premières atteintes d'une crise de goutte et se déclarait incapable d'un pas de plus. Ce disant, il se coucha tout de son long dans l'herbe humide d'une clairière et s'endormit d'un sommeil bruyant. Montbel s'étendit à ses côtés et lui-même ferma bientôt les yeux : quand il les rouvrit, il faisait grand jour ; un paysan qui se rendait à son travail et qu'avait attiré le ronflement du dormeur, considérait avec ébahissement ces deux inconnus, vautrés dans la rosée et dont l'un, — c'était Capelle qui n'avait pas pris la précaution de se travestir, — était en frac noir, gilet de soie et cravate blanche. Le villageois grommela quelques mots inquiétants où l'on distinguait qu'il allait prévenir les gendarmes ; dès qu'il se fut éloigné, Montbel secoua son compagnon et parvint, non sans peine, à le persuader qu'il était urgent de déguerpir. C'est là le moindre des malencombres qui leur étaient réservés, car, après un repos chez M. de Saulty, au château de Baville, Montbel dut se réfugier dans une maison de fous dont le directeur était son ami ; puis, après deux jours de cabanon, déguisé en artiste paysagiste, havresac au dos, album de croquis à la main, il parvint à traverser toute la France et à passer en Suisse. Jamais plus il ne devait revoir son pays, quoiqu'il eût encore trente et un ans à vivre. Quant à Capelle, il eut aussi la chance de gagner l'étranger ; tous leurs autres collègues, sauf d'Haussez, furent, comme l'on sait, arrêtés dans leur fuite, écroués au donjon de Vincennes et condamnés à la détention perpétuelle. Tandis que ses deux ministres vagabondaient ainsi à travers la forêt d'Yveline, Charles X, à Rambouillet, restait oisif, s'attendant à recevoir des nouvelles qui n'arrivaient pas. On n'avait pris aucune mesure qui permît de correspondre avec la capitale ou même d'avoir communication des gazettes. De toute la journée du 1er août, le duc et la duchesse d'Angoulême ne quittèrent point le Roi ; dans l'après-midi celui-ci reçut le colonel du 15e léger venant déposer le drapeau de son régiment, réduit à quelques hommes par la désertion. L'armée qui entourait le château, quoique composée, en grande partie, de la garde royale, manifestait quelque turbulence. Un grand désordre régnait dans les cantonnements : les soldats, les gardes du corps même, tiraient les faisans, les lapins du parc, démolissaient les palissades des bosquets pour s'en faire des bâtis de cabanes qu'ils complétaient au moyen de feuillage ; ils se baignaient dans les canaux sous les fenêtres de la famille royale ; les chevaux, parqués dans les parterres, arrachaient et mangeaient, à défaut de fourrages, les branches des arbres. La faim, l'inaction énervaient les troupes, toujours fidèles cependant et prêtes à marcher au premier ordre. Vers sept heures du soir, dans l'espoir de rappeler les hommes à la discipline, le Dauphin, — tel était officiellement le titre du duc d'Angoulême, — montait à cheval et allait inspecter l'avant-garde massée sur la route de Paris. En même temps, Charles X, accompagné de madame la Dauphine, — la duchesse d'Angoulême, — de la duchesse de Berri et de ses deux enfants, Mademoiselle et le duc de Bordeaux, descendit dans l'avant-cour pour passer en revue les troupes bivouaquées là. Sa figure était, comme la veillé, violâtre et pesante ; il s'avançait lentement, dans son uniforme de colonel général, disant, de temps à autre, un mot aux officiers qui le saluaient de l'épée. La Dauphine, n'ayant pas trouvé à changer de costume, portait encore son travestissement de femme de chambre ; elle tenait à la main un mouchoir dont elle se tamponnait les yeux ; en passant devant les Suisses, on entendit qu'elle disait : Croyez bien que je n'y suis pour rien. Les habitants de la ville se pressaient en foule nombreuse, curieux et émus à l'aspect de ce vieillard de soixante-treize ans, — petit-fils de Louis XV dont certains vieux, peut-être, se souvenaient encore, — et qui passait, tout chancelant, une revue, avec, pour état-major, des femmes et des enfants en pleurs. Les gardes du corps repoussaient les badauds, ce qui déplut au Roi : Laissez-les donc, commanda-t-il. De l'avant-cour il passa dans les parterres où campaient les gardes du corps : il y fut accueilli par des clameurs frénétiques : Vive le Roi ! Mourons pour le Roi ! auxquelles se mêlèrent quelques cris fâcheux : En Vendée ! Un officier supérieur parut sur le balcon du château et, par une allocution énergique, calma l'exaltation de cette troupe de Cour ; mais elle se pressait autour du souverain avec des protestations de dévouement et le reconduisit jusqu'au perron. C'est alors qu'une vive fusillade crépita dans les lointains du grand parc ; l'assurance s'était répandue que le Roi autorisait les soldats à tuer le gibier, et ils en faisaient un massacre : en un instant quatre à cinq mille pièces furent abattues ; d'un bout à l'autre des cantonnements ce fut une orgie de gibelottes et de civets et, cette nuit-là, du moins, les troupes mangèrent à leur faim. Au château la soirée fut lugubre : Charles X, sombre et silencieux, le Dauphin songeur, la Dauphine en larmes, la duchesse de Berri trépidante, les deux enfants consternés et inquiets. Quand M. de Damas, gouverneur du duc de Bordeaux et madame de Gontaut, gouvernante de Mademoiselle, les approchèrent du grand-père pour le bonsoir traditionnel, celui-ci les embrassa plus tendrement encore qu'à l'ordinaire et, s'adressant à M. de Damas et à madame de Gontaut : Soyez ponctuels demain, dit-il gravement, j'aurai à vous parler. Le maire, Delorme, était parvenu à se procurer un exemplaire du Constitutionnel qui contenait des nouvelles fort alarmantes ; quand il l'apporta au château, le Roi avait déjà regagné son appartement ; il s'était mis au lit mais ne dormait pas. Delorme parvint à lui faire passer le journal dont Charles X écouta la lecture avec grande attention ; puis, après un moment de réflexion, il soupira : Que veut-on que j'y fasse maintenant ! La chambre où il passa la nuit, la dernière de son règne, était, bien probablement, celle qu'avait occupée l'Empereur, car, rompant avec la tradition de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI, il avait abandonné, à l'exemple de Napoléon, l'ancien appartement royal au sud du château pour s'installer dans l'aile de l'ouest et dans l'appartement d'assemblée. De ceci on ne peut guère douter puisque, en 1823, le bibliothécaire du château, Delandine de Saint-Esprit, a tracé une description que l'on souhaiterait, il est vrai, plus précise, mais qui ne peut en aucune façon s appliquer aux pièces naguère habitées par les rois. D'ailleurs, depuis la destruction de l'aile de l'ouest, en 1806, et la modification de 1820 qui réunit en une seule grande salle les deux salons précédant l'ancienne chambre à coucher de Louis XVI, il n'y avait plus place pour le Roi dans cette partie du château : cette grande salle neuve devint le salon de Madame, duchesse d'Angoulême, dont les deux pièces en retour formèrent l'appartement. Le duc d'Angoulême, la duchesse de Berri et ses enfants occupaient ce que Delandine nomme l'appartement des princes, situé au deuxième étage et qui comporte un grand nombre de belles pièces et de dégagements commodes. Les désignations de Delandine sont fort obscures : d'après lui, l'appartement du Roi, sous la Restauration, se compose d'une pièce d'entrée où était autrefois la carte de neuf mètres sur trois, volée par les Prussiens ; — d'une salle à manger spacieuse et commode ; — d'un premier salon ; d'un second salon ; d'une chambre à coucher et d'un cabinet de toilette. Voilà bien les six pièces de l'appartement d'assemblée. Delandine ne mentionne pas la salle de bains, ni les autres pièces doublant les salons aux belles boiseries ; il parle cependant d'une autre pièce qu'il nomme le cabinet du Roi et où sont, dit-il, quatre corps de bibliothèques en acajou recouverts de glaces dont l'élégance est en harmonie avec celle du riche cabinet où elles (sic) se trouvent. Peut-être était-ce l'ancienne chambre à coucher de l'Empereur. Tout cela reste hypothétique. C'est bien certainement dans l'une des pièces ouvrant sur le balcon que pénétrèrent, le 2 août au matin, sous la conduite de M. de Damas et de madame de Gontaut, le petit duc de Bordeaux et sa sœur. Ils y trouvèrent, fort occupé d'un écrit qu'il paraissait terminer, le vieux roi qui, très ému, tendit ses bras à son petit-fils, l'attira à lui et le tint un bon moment serré sur son cœur. Puis il prit sur sa table l'écrit préparé : Voilà mon abdication, dit-il ; la rédaction ne m'en plaît pas complètement... Et le vieillard lut d'une voix grave : Je suis trop profondément peiné des maux qui affligent ou qui pourraient menacer mes peuples pour n'avoir pas cherché un moyen de les prévenir. J'ai donc pris la résolution d'abdiquer la couronne en faveur de mon petit-fils. Le Dauphin, qui partage mes sentiments, renonce aussi à ses droits en faveur de son neveu... Il faut dire que, selon la tradition monarchique, le Roi ne pouvait, en renonçant au trône, choisir un autre successeur que celui désigné par la loi héréditaire, le Dauphin, son fils, duc d'Angoulême ; il fallait donc que ce prince abdiquât, lui aussi, pour que le petit duc de Bordeaux pût recevoir l'investiture royale. Tandis que Charles X achevait la lecture, madame la Dauphine entra et apprit ainsi qu'elle ne serait pas reine ; sans un mot, respectueusement, elle accepta ce sacrifice. Le Dauphin survint à son tour : il donna un regard à l'acte d'abdication, prit la plume, le signa, disant : Puisqu'ils ne veulent pas de moi, qu'ils s'arrangent ! Le petit roi, serré contre sa sœur, s'étonnait que les yeux dé son grand-père, de son oncle et de sa tante, fixés sur lui, fussent pleins de larmes ; Mademoiselle lui dit tout bas : Mon frère, il va nous arriver un grand malheur, car tout le monde pleure en nous regardant. Prions le bon Dieu... Par la porte-fenêtre ouverte, elle l'entraîna sur le balcon ; ils se mirent à genoux, joignirent les mains. A ce geste touchant, les sanglots éclatent ; car on va se séparer de cet enfant adoré que sa famille considère comme l'enfant du miracle ; c'est sur sa frêle tête que repose tout l'avenir de la monarchie légitime. Il faut qu'il aille à Paris, dans la fournaise, loin de tous les siens ; il régnera, de nom seulement, sous la tutelle du cousin d'Orléans... Quel sera son sort ? Que de périls, quelles catastrophes le menacent ! Et le pauvre aïeul déchu, épouvanté du redoutable fardeau dont il charge les épaules de son petit-fils, dit à madame de Gontaut : Emmenez les enfants. Leur tristesse me fait mal. Allez. Tâchez de les distraire ; mais il faudra que je vous parle ; je vous ferai avertir... On scelle le double acte d'abdication que deux
gentilshommes porteront à Paris ; madame de Gontaut remonte avec le duc de
Bordeaux et sa sœur au deuxième étage. Déjà ces enfants semblent ne plus
penser à la scène épique dont ils viennent d'être les témoins ; ils se font
avec des chaises un attelage et le petit prince se perche joyeusement, rênes
et fouet en mains, sur un haut siège, quand le baron de Damas, entrant,
s'incline profondément : Sire... dit-il. Il
se fait un grand silence ; le jeu cesse ; l'enfant, étonné, regarde son
gouverneur. Sire, reprend celui-ci, votre auguste grand-père... vient d'abdiquer : c'est vous qui êtes roi sous le nom d'Henri V.
Le duc de Bordeaux met pied à terre et, se plaçant devant le baron, répond : Bon-papa qui est si bon n'a pu faire le bonheur de la
France, alors on veut me faire roi ? Il hausse les épaules et ajoute :
Monsieur le baron, c'est impossible. Puis
revenant vers sa sœur et reprenant son fouet, il conclut : Allons, jouons ! Tel fut son premier, — et son
dernier, — discours du Trône. L'heure du dîner fut avancée. Charles X y parut en simple frac ; plus d'uniforme, plus de grand cordon, plus d'insignes de la royauté. L'abdication était connue, on en avait rapidement imprimé le texte, déjà placardé sur les murs de Rambouillet. Tandis que le repas se poursuivait en silence, là-haut, on ouvrait les malles, on en tirait un mignon uniforme de colonel de cuirassiers dont on revêtait le petit Henri V ; on le mena, ainsi costumé, chez son grand-père qui le prit par la main et descendit avec lui dans l'avant-cour du château. En apercevant le jeune roi, conduit par son aïeul, les gardes du corps prirent les armes : l'enfant passa devant le front des troupes. Les épées s'abaissèrent ; le drapeau blanc s'inclina et les cris de Vive le Roi ! retentirent. Quelle put être l'attitude, quel dut être le choc ressenti par un enfant de moins de dix ans, héros d'une circonstance si solennelle ? Cette impression fut, à coup sûr, intense, car, à cinquante ans de là, après un demi-siècle d'exil, celui qui avait été le petit roi de Rambouillet se plaisait, dans sa solitude de Frohsdorff, à feuilleter des albums contenant des images de France, les Tuileries, Saint-Cloud, Trianon... Devant les derniers feuillets, — des aquarelles rappelant la scène du 2 août 1830, — la voix du prince devenait mélancolique et se chargeait d'émotion. Il reconnaissait, dans le fourmillement des principaux personnages de ces tableaux d'Histoire, des acteurs de ce drame de la monarchie, particulièrement beaucoup de gardes du corps dont il était l'idole et auxquels il s'amusait à faire des niches. Après cette revue, pour distraire les enfants, toute la famille royale entreprit, à pied, le tour classique des canaux, — une bonne demi-lieue. Dans ces bosquets ravagés par le séjour des troupes, la lente marche dut être attristante ; chaque pas, chaque regard donné aux pittoresques aspects des miroirs d'eau reflétant les vieux arbres, avivaient chez ces naufragés le douloureux sentiment de la mise au rebut ; sous les solennelles harmonies du crépuscule d'août, ils pensaient, sans oser se le dire, qu'ils voyaient ces choses aimées pour la dernière fois et que cette promenade était un adieu. De retour au château, vers huit heures et demie du soir, on avisa Charles X que quatre commissaires du gouvernement provisoire, venus de Paris, sollicitaient une audience et s'offraient à protéger le Roi dans la situation pénible où il se trouvait. Il refusa de les recevoir : Entouré de douze ou quinze mille soldats fidèles, dit-il fièrement, quatre hommes de plus me sont inutiles. Le mot d'ordre fut donné à la garde par le baron de Damas, au nom d'Henri V, et, cette nuit-là, le vieux château de Rambouillet abrita le sommeil de trois rois : Charles X, son fils qui, durant quelques minutes avait été Louis XIX, et son petit-fils dont le règne commençait dans l'ouragan. Le vieillard était résigné ; l'enfant insouciant ; seul, l'ex-Louis XIX manifestait quelque dépit : un des premiers gentilshommes de sa Chambre étant entré chez ce prince sans se faire annoncer, celui-ci s'irrita d'une telle infraction à l'étiquette et, tout en colère : Qu'il ne vous arrive plus, gronda-t-il, d'oublier ce que vous me devez... La journée du lendemain, 3 août, s'écoula dans l'attente : la famille royale tint conseil. L'idée dominait que les choses allaient s'arranger, que l'abdication sauvait la monarchie ; trois régiments de cavalerie, arrivés dans la journée, renforçaient l'armée royale ; afin d'assurer la solde de ces hommes, quand le soir tomba, on alluma dans la cour du château de grands brasiers sur lesquels on fondit l'argenterie du Roi. Bien certainement, ce grand désastre avait attiré certains de ces brocanteurs qui trouvent à trafiquer des plus nobles infortunes ; quelques gardes du corps, affamés et sans argent, vendirent leurs galons à ces rapaces pilleurs d'épaves. Les bruits les plus sinistres circulaient : les rebelles, disait-on, marchaient en masses compactes sur Rambouillet et l'armée se préparait, — non sans joie, — à livrer bataille. Vers huit heures et demie du soir se présentèrent, de nouveau, trois des commissaires du gouvernement provisoire repoussés la veille par Charles X. Cette fois, on lui conseilla vivement de les entendre : c'étaient MM. de Schonen, Odilon Barrot et le maréchal Maison. Avertis qu'ils seraient reçus, ils quittèrent aussitôt l'auberge Saint-Martin où ils étaient descendus ; une grande foule se pressait sur leur passage. Le duc de Raguse fit quelques pas à leur rencontre et les introduisit dans le grand salon d'où ils passèrent dans la chambre à coucher de l'ex-roi. Ici, nouvel embarras topographique : le grand salon, c'est, bien certainement, la vaste pièce qui sert aujourd'hui de salle à manger : la chambre à coucher de Charles X était-elle donc immédiatement voisine de cette pièce ? A lire les récits de la scène, on doit le croire, et cette indication infirmerait la description tracée par le bibliothécaire Delandine. Faut-il admettre que les contemporains eux-mêmes se fourvoyaient sur la disposition compliquée des appartements, ou que, pour la circonstance, Charles X eût reçu les délégués du gouvernement provisoire dans la chambre de la duchesse d'Angoulême, chambre qui touchait, en effet, au grand salon ? Quoi qu'il en soit, les commissaires affirmèrent au vieux roi qu'une formidable armée de Parisiens s'avançait à marche forcée sur Rambouillet : pour, éviter un horrible carnage, le monarque devait s'éloigner au plus tôt... Il hésitait. Alors Odilon Barrot, sortant de la chambre à coucher et entrant dans le salon, s'adressa, très ému, aux officiers de la couronne : Messieurs ! Sauvez le Roi ! Sauvez le Roi ! Tout Paris est à Coignières. Dans deux heures, soixante à quatre-vingt mille Parisiens seront ici ! Voyant l'émoi causé par ce cri d'alarme, Charles X prit à part le maréchal Maison : Maréchal, lui dit-il, au nom de l'honneur et sur votre parole de soldat, je vous somme de dire la vérité. Est-il exact que ce soit la population entière de Paris qui arrive spontanément et sans ordre ? Sans hésiter, Maison répondit : Je le jure, sire. Ils n'ont dit que la moitié de la vérité. Le Roi le regardait dans les yeux ; il eut confiance : C'est bien, dit-il, je vais partir. Mais où se réfugier ? Les trois commissaires s'éloignaient : le but de leur mission était atteint. Charles X apercevant, parmi les courtisans, familiers de son entourage, le duc de Noailles qui, de toute la journée, n'avait pas quitté le salon : Mon cher duc, fit-il, pour éviter de grands malheurs, je vais m'éloigner. Recevez-nous à Maintenon. Le duc s'inclina respectueusement et gagna sa voiture, pour devancer la famille royale et mettre son château en état de la recevoir. Il était près de onze heures du soir et, tout aussitôt, le vieux roi, s'adressant à madame de Gontaut et au baron de Damas, ordonna de préparer tout pour le départ. On dut réveiller Mademoiselle qui dormait à poings fermés. Quand elle eut compris qu'il fallait se lever et partir, la fillette sanglota : Non ! non ! pas partir ! gémissait-elle, encore tout endormie. De cinq ou six paires de draps prélevés sur les couchages de l'appartement, la gouvernante composa une sorte de lit de camp, afin que la jeune princesse parvînt à s'étendre et à continuer son sommeil pendant la route. Quant au petit roi, dans la bousculade des bagages, constatant que toutes ses affaires étaient restées aux Tuileries, il dit au fidèle La Villatte, le plus aimé de ses écuyers : Je vous réponds que si je retourne à Paris, je ne le quitterai plus. En quelques instants, tout le monde fut prêt : les voitures étaient déjà dans la cour où achevaient de brûler les feux sur lesquels fondait l'argenterie royale : dans le premier carrosse monta Henri V, et avec lui le baron de Damas et M. de Barbançois ; la seconde voiture reçut La Villatte et deux ou trois personnes de suite ; la duchesse de Berri prit place dans la troisième avec madame de Gontaut et Mademoiselle ; ses officiers occupèrent la suivante. Le duc d'Angoulême installa sa femme et une dame d'honneur dans le cinquième carrosse ; quant à lui, préférant voyager seul, il monta à cheval. Enfin parut, sur le perron, Charles X, appuyé au bras du sous-préfet ; au moment où il s'approchait du marchepied, le duc de Raguse lui dit : Sire, je vais rester encore deux heures. Votre Majesté n'a pas d'ordre à me donner ? — Non, monsieur le maréchal, non, répondit le Roi qui se hissa, non sans peine, dans la voiture, où s'assirent avec lui le duc de Luxembourg, capitaine des gardes et le duc de Polignac, premier écuyer, frère du ministre en fuite ; le Roi salua d'un signe de tête et donna l'ordre d'aller. Tout s'était passé, presque sans un mot, sans désarroi, non plus, avec une célérité tenant du prodige. Derrière les voitures royales s'allongeait l'interminable file des voitures emmenant les derniers fidèles, les services, la domesticité, et aussi des fourgons de bagages, des chariots de fourrage et de paille, — toute une foule, — tout un monde, pour mieux dire, roulant vers un destin dont nul ne pouvait percer le mystère. Dans les profondeurs du parc résonnaient, au loin, les sonneries de trompettes et les appels des tambours annonçant la retraite ; car l'armée suivait le Roi et s'écoulait déjà, par les avenues sombres, vers cette porte de Guéville que, quinze ans auparavant, avait passée Napoléon, allant, lui aussi, vers l'inconnu. Sur le perron du château, le sous-préfet, le maire, les autorités de la ville, assistaient, atterrés, à cet exode tragique, épouvantés de ce qu'allaient être les lendemains menaçants. Au fond de la cour, auprès des feux éteints, un seul fourgon, dételé, restait abandonné et, sur la terrasse des Communs, avaient été laissés, dans la précipitation du départ, sept grands carrosses de gala, dorés et armoriés de l'écusson de France. Aux appartements, tout était désert et silencieux ; le concierge verrouilla les portes, ferma les grilles, faible défense contre l'armée de 80.000 vainqueurs des Trois Glorieuses, dont on annonçait l'arrivée imminente ; leur colère, sans doute, s'exercerait contre le vieux château qui avait servi d'asile à la monarchie fugitive. |