Le prince Blücher. — Exactions. — Goinfrerie. — Les glacières. La carte du domaine. — Blücher a peur de la peste.L'Empereur tombé, l'ex-concierge Bernard réclama sa loge et Hébert dut la lui céder. On était au début de juillet. Le 8, vers trois heures de l'après-midi, un détachement de hussards prussiens, commandé par un cadet de seize à dix-sept ans, traverse la ville et se rend à la mairie. Il exige pour le lendemain le paiement d'une contribution de guerre, puis se dirige vers le château, y pénètre, brise les réverbères, vole les fers des potences, dépend les rideaux, dérobe les couvertures, dévaste l'appartement de l'architecte Famin et emmène son cheval et sa voiture. Cet exploit accompli, les Prussiens se retirent dans la forêt verte, afin d'y bivouaquer pour la nuit. Mais dans ce canton rôdent et se cachent de nombreux déserteurs français. Coups de fusil ; un Allemand est légèrement blessé. Cet attentat sera châtié : le maire de Rambouillet, Delorme, court à Versailles pour plaider auprès de l'État-major prussien la cause de ses concitoyens. Il est reçu par un furieux, traité d'assassin. Point de grâce ! Il faut un exemple terrible ; Rambouillet sera détruit de fond en comble ! Le lendemain la ville est occupée militairement ; sept mille hommes en prennent possession ; ils envahissent toutes les maisons, en chassent les habitants : des malades, des femmes en couches sont jetés hors de leur lit. Si le maire intercède auprès de quelque chef, il est menacé d'être brûlé ou pendu et ne reçoit que cette réponse : Votre ville ne mérite aucune bienveillance. Durant trois mois les Prussiens vont terroriser les Rambolitains par leur brutalité, leur goinfrerie et leur rapacité. Blücher et sa bande sont installés au château : cent cinquante officiers et trois cents domestiques à nourrir ; quatre repas chaque jour ; il leur faut à discrétion du vieux vin de Bourgogne et des plats fins. Ils font traîner le filet dans l'étang de la Ferme et en raflent pour leur table toutes les carpes. Quatre cuisiniers volontaires sont occupés jour et nuit à satisfaire ces ogres. Dans la ville c'est pis encore : chaque soldat, nourri et logé chez l'habitant, en exige, par surplus, cinq francs par jour comme argent de poche. La municipalité doit fournir 231.531 rations de pain, 286.592 rations de vin, 290.055 rations d'eau-de-vie, 346.697 rations de tabac, de la viande, du lard, du sel, des légumes en proportion. Ces soudards se gorgent de vin ; beaucoup en réclament six rations par jour ; d'autres en boivent douze et protestent qu'il est mauvais, qu'il les rend malades. Le moindre sous-officier adresse au maire des réquisitions comminatoires : J'ordonne au maire, à peine d'exécution militaire... Famin écrit : Nous avons affaire à des maîtres impitoyables qui croient ne nous faire jamais assez de mal. Et ces farouches vainqueurs sont poltrons : cinquante habitants de la ville doivent, par ordre, se tenir en permanence à la mairie, pour guider à pied et protéger les détachements de hulans qui patrouillent dans la Forêt et les villages circonvoisins. Un jour, ces brutes découvrent le pavillon des coquillages, élevé par le duc de Penthièvre dans le parc anglais. Cette chose charmante les offusque : ils brisent les glaces et pilent à coups de crosse la délicate décoration du salon de la princesse de Lamballe. D'autres ont avisé, sous les futaies du parc, de gros tumulus fermés d'une petite porte et s'imaginent que ce sont là des cachettes où sont déposés tous les trésors du château. Riche butin ; vite des pioches, et à l'ouvrage... Ainsi furent éventrées les glacières et la stupéfaction des déprédateurs fut grande en trouvant des blocs d'eau congelée là où ils espéraient brigander de l'or et des bijoux précieux. Le prince Blücher a la main plus heureuse : il n'occupe
pas le château depuis quatre jours que, déjà, il fait déclouer la grande
carte du domaine tapissant le fond d'un des salons du comte de Toulouse. Le
maire, averti, se rend au château, expose au général Grolman, chef
d'état-major, que cette carte appartient à la Couronne, qu'elle est un
chef-d'œuvre, a reçu des perfectionnements de la main de Louis XVI et que,
d'ailleurs, elle n'a d'intérêt que pour les possesseurs de Rambouillet.
L'autre riposte d'un ton arrogant qu'il est
parfaitement inutile d'insister ; la carte partira pour la Prusse et il ne
sera tenu aucun compte des démarches faites par la duchesse d'Angoulême pour
sauver cet ouvrage auquel a travaillé son père. La carte fut roulée et
envoyée outre-Rhin où elle alla décorer l'un des châteaux particuliers de
Blücher. Par bonheur le troupeau des mérinos avait été évacué, car il n'est
pas douteux qu'il eût été transformé, par les gentilshommes de Sa Majesté
prussienne, en gigots et en côtelettes. Le 9 août, le premier maître d'hôtel du prince Blücher vint, comme chaque jour, discuter avec le maire de la ville les menus qu'il devait servir à son maître. Il se plaignit que le poisson manquait : l'étang de la Ferme était épuisé et il commandait qu'on levât les vannes des canaux du parc pour en prendre facilement les plus belles carpes. Le maire eut une inspiration : Comment ! fit-il ; pêcher dans les canaux pendant la canicule et sous les fenêtres de Son Excellence ! je m'en garderais bien. Une telle imprudence corromprait l'air, et le prince pourrait en être incommodé. Le maître d'hôtel se replia, un peu déconfit, et Delorme courut chez l'inspecteur des Forêts, M. de Larminat, le mit au courant de l'incident et lui recommanda de ne point le démentir. Les Prussiens consultèrent Larminat qui feignit de prendre la chose au tragique : Jamais il n'assumerait une si grave responsabilité ; il parla d'infection, de fièvres putrides, d'émanations pestilentielles... Dans l'après-midi, on vit les médecins de la suite de Blücher, armés de longues gaules, opérer des sondages au bas de l'embarcadère du grand canal, et, le lendemain, au matin, Son Excellence déguerpissait avec ses cent cinquante officiers et ses trois cents domestiques. Peut-être est-ce de là que date la mauvaise réputation des pièces d'eau de Rambouillet ; c'est assurément la première mention qu'on en relève dans les documents d'archives ; jusqu'alors, quoique plusieurs de ces canaux eussent plus d'un siècle d'existence et qu'on les eût curés en 1807, personne n'avait songé à se plaindre de leur méphitisme[1]. A peine le château évacué, l'architecte Famin s'y rendit et constata de nombreux dégâts : les rideaux du lit qu'avait occupé Napoléon étaient souillés de crachats, — brillante revanche d'Iéna ! — Au reste, le départ des Prussiens avait été si rapide qu'ils n'avaient pris le temps de rien emporter. Un seul objet manquait : une pendule. |
[1] Après le vidage et le nettoyage des canaux, en 1807, Famin écrivait : Les sources abondantes qui sont au fond de ces canaux ont suffi à les remplir en vingt et un jours. (Archives nationales, O2 320.)