Le concierge Hébert. — La nuit du 29 juin 1815. — La grille de Guéville.Cela ne tarda pas ; trois mois après, sans plus, — c'est le 29 juin, vers dix heures du soir, — une calèche jaune, sans armoiries, attelée de quatre chevaux de poste, descend, à fond de train, l'avenue du château, traverse l avant-cour et s'arrête devant la grille. Un domestique saute du siège : c'est Ali, le mameluk de Seine-et-Oise. Aux Hébert ébahis, il annonce l'Empereur. — L'Empereur ! — Oui, l'Empereur vaincu, renié, déchu, en fuite ; il vient de la Malmaison et se dirige vers la côte de l'ouest afin de s'embarquer pour l'Amérique. La grille s'est ouverte ; la calèche tourne dans la cour, s'arrête au bas du perron et madame Hébert, qui est accourue, portant un falot, sanglote en voyant sortir de la voiture un homme en habit bourgeois, coiffé d'un chapeau rond... C'est LUI ! Il reconnaît madame Hebert ; touché de la voir pleurer, il l'embrasse et monte les marches ; ses trois compagnons, — Rovigo, Bertrand et Beker, — sont également vêtus comme des particuliers en voyage. Ah ! cette entrée dans le palais où tout est fermé, silencieux, les housses mises, les volets clos ! Car le courrier Amandru, qui, depuis la Malmaison, précédait la calèche, a disparu au relais de Coignères ; d'ailleurs, on projetait de rouler toute la nuit, sans arrêt, et cette halte à Rambouillet n'était pas prévue. L'Empereur s'y est décidé subitement, — pour prendre du repos ? — pour être une dernière fois chez lui ? — pour retarder de quelque répit l'effroyable chute ? — Qui le dirait ? Pourquoi les six personnes qui furent les témoins de cette première station du calvaire ne l'ont-elles point racontée avec plus de détails ? On soupe, écrit Beker. Mais où ? Dans l'ancienne salle à manger de Louis XV, probablement, qui fut aussi la salle à manger impériale. Comment ? Madame Hébert dut s'ingénier à improviser un repas. Peut-être fut-il suffisant ; il fut morne, à coup sûr, car le grand maréchal Bertrand avait recommandé à ses compagnons de n'adresser aucune question, de se tenir dans une grande réserve, de sorte que personne ne dit mot. Déjà, de la Malmaison à Rambouillet, — trois heures de route, — les occupants de la voiture, respectant le sombre silence de l'Empereur, n'avaient pas prononcé une parole. Après le souper, Napoléon se retira dans sa chambre, emmenant Bertrand. Rovigo et Beker restèrent dans le salon, — probablement le salon de la Carte, le premier de l'appartement d'assemblée. Ils croyaient d'abord que l'on allait, sans tarder, repartir et continuer de nuit le voyage ; eux-mêmes, incrédules aux heures qu'ils vivaient, espéraient encore un revirement miraculeux. Après une heure d'attente, ils apprirent de Bertrand qu'on restait : l'Empereur, fatigué, ne quitterait Rambouillet que le lendemain matin. En entrant dans sa chambre, Napoléon avait demandé que l'on préparât son lit : le mameluk Ali, peu coutumier de ce service, ne connaissant ni le château, ni ses ressources, ne savait où tourner. Hébert vint à son aide et lui fournit tout ce qui était nécessaire : ensemble ils disposèrent les couchages, les garnirent de draps. Le destin voulait que, pour cette dernière nuit de Napoléon dans une résidence impériale, il fût assisté par l'homme qui avait été, à l'aurore de son apogée, son premier et son seul domestique. Madame Hébert apporta du thé. Ali déshabilla l'Empereur qui, sous sa chemise, portait autour des reins une ceinture de soie contenant bon nombre de corps durs ayant, au toucher, la forme et la grosseur de noyaux d'abricots un peu allongés : — des diamants probablement. La veille, déjà, il avait recommandé qu'on plaçât ses bretelles à portée de sa main, afin de ne pas être obligé de les chercher s'il en avait besoin pendant la nuit ; or Ali remarqua qu'un petit sachet, soigneusement arrangé, était attaché à une boucle de ces bretelles... Du poison, bien certainement. L'Empereur déchu avait-il, pour la seconde fois, résolu de mettre un terme à sa déchéance, et ne s'était-il arrêté à Rambouillet que pour exécuter ce sinistre projet ? Il paraissait profondément accablé et sa nuit fut terriblement agitée : au petit jour il se calma, se trouva mieux, se fit habiller et prit un potage que madame Hébert avait préparé ; puis il parcourut quelques pièces du château, — les chambres de l'Impératrice peut-être, — et y choisit plusieurs livres et autres objets qu'il désirait emporter. A six heures du matin, la calèche était attelée, dans la cour. Tenus à distance par les grilles fermées, beaucoup d'habitants de Rambouillet, informés du passage du souverain déchu, s'étaient massés devant l'église, pour l'apercevoir encore une fois. L'Empereur recommanda à Bertrand de remercier et de congédier les malheureux débris de la Maison impériale ; il reprit sa place dans la voiture. Quand elle sortit de la cour s'élevèrent, des rues voisines, le dernier cri de Vive l'Empereur ! Mais ce fut bref ; les postillons, pour éviter la traversée de la ville, suivirent l'allée de la Laiterie, afin de gagner, sans sortir du parc, la porte de Guéville. Ainsi désigne-t-on, du nom de la rivière qui arrose le jardin anglais, la grille ouvrant sur la grande route de Chartres : elle est accotée de deux pavillons datant du XVIIIe siècle et dont l'un est l'habitation du garde. Ce surveillant était, en 1815, un grenadier de la garde impériale qui, amputé d'une jambe, avait été décoré de la main de l'Empereur à l'hôpital du Gros Caillou. C'est sa petite maison qu'on voit là contre les lourds piliers de pierre grise qui forment les montants de la grille ; rien de ce sylvestre décor n'a changé depuis bien longtemps ; voilà les gros pavés sur lesquels béquillait ce grenadier mutilé ; ce coin de potager fut son jardin, et sous les grands arbres est encore son vieux puits avec sa margelle usée et sa poulie grinçante. Quel était le nom de ce brave ? La chronique ne le dit pas ; mais certain document d'archives nous le révèle peut-être : c'est une lettre de l'architecte du château, datée de 1813 et proposant la création d'un emploi de garde-bosquet en faveur d'un ancien militaire réformé, le sieur Traînard, décoré de la Légion d'honneur. Traînard, — serait-ce là un sobriquet ? — avait suivi Napoléon en Afrique et en Europe et servi dans la Garde impériale. Le garde de la porte de Guéville, avisé, comme tant d'autres, que l'Empereur était au château, ne bougea pas de son poste. Dès le soleil levé, il était debout, et, quand la calèche impériale approcha de la sortie du parc, il se mit devant sa porte, la main gauche à la couture de la culotte, l'autre à la tempe droite, dans une impeccable attitude militaire. La voiture passa. L'Empereur vit le vieux soldat. Sortant de sa prostration, il porta la main à son feutre et se renfonça sur les coussins. Ses compagnons, comme lui, se taisaient, émus de le voir, de temps à autre, essuyer furtivement les larmes qui coulaient sur ses joues. Sans doute, à l'aspect du grognard, sa pensée s'était reportée sur tant de milliers et de milliers de braves, tout prêts, comme celui-là, à donner, avec bonheur, leur vie pour sa cause perdue ; foule anonyme d'humbles pioupious qui, sans espoir de grades ni d'argent, l'avaient acclamé sur tous les champs de bataille et qui, désespérés, allaient désormais, jusqu'à la mort, lui conserver fidélité et dévouement, tandis que la plupart de ceux qu'il avait gorgés le reniaient maintenant, dans la crainte de compromettre l'opulence et les titres qu'ils tenaient de lui. Jusqu'au hameau du Buissonnet, l'Empereur, torturé par ces réflexions, pleura. La voiture suivait cet interminable mur du parc impérial qui, sur une longueur de plus d'une lieue, borde, à droite, la grande route, — la route de Sainte-Hélène. Même dans l'île maudite, l'Empereur ne devait pas oublier ces heures suprêmes de Rambouillet ; six ans plus tard il y pensait encore : dans un codicille tracé de sa main mourante, on lit ces mots : Je lègue 20.000 francs à Hébert, dernièrement concierge à Rambouillet. |