Le dernier hommage féodal. — Inquiétudes. — Vente du mobilier royal, — La prison des Corridors. — L'échafaud. — Le château promis à la vente.Le vieux monde agonisait, et c'est probablement à Rambouillet qu'il exhala son dernier souffle. Depuis sept cents ans il était d'usage que le prieur de Saint-Thomas, d'Épernon, rendît hommage à ses suzerains les seigneurs du fief de Montorgueil. Ce fief avait été absorbé, dès le début du XVIe siècle, par les seigneurs de Rambouillet ; le manoir féodal de Montorgueil était démoli ; — un magnifique chêne, toujours vivace, au bord de l'étang de la Ferme, indique à peu près son emplacement ; — les dernières pierres de ce manoir avaient servi à construire les communs du comte de Toulouse ; il n en restait donc plus trace ; mais l'imprescriptible usage lui survivait et, chaque année, le lundi de Pâques, le successeur du prieur d'Épernon devait présenter son hommage au successeur du seigneur de Montorgueil, c'est-à-dire au roi de France, titulaire de la seigneurie de Rambouillet. Pour obéir à cette tradition respectée depuis sept siècles, le vassal se bottait, s'éperonnait, ceignait l'épée, se coiffait d'une couronne de pervenches, passait sur son vêtement une guirlande des mêmes fleurs, croisée d'une écharpe blanche, et, tenant à la main des gants blancs neufs, il montait sur un cheval qui, obligatoirement, sous peine de confiscation par le suzerain, devait avoir le chanfrein et les quatre pieds blancs. Ainsi l'avait voulu le moyen âge, et jamais aucune infraction depuis lors n'était apportée à ce singulier et séculaire droit du seigneur. En cet équipage, le 13 avril 1789, trois semaines avant l'ouverture des États Généraux, trois mois avant la prise de la Bastille, le figurant feudataire entra dans la cour du château de Rambouillet : à l'arçon de sa selle pendait une bouteille d'osier emplie de vin ; il tenait, en outre, un grand gâteau orné de pervenches, emblème de l'humilité. Par trois fois il cria : Monseigneur de Montorgueil, êtes-vous ici ou gens pour vous ? Le bailli de Rambouillet, représentant le Roi, répondit : Monseigneur n'y est pas ; mais ses officiers y sont pour lui. Alors, au nom du prieur de Saint-Thomas, le cavalier offrit, en marque de vassalité, la bouteille de vin, les gants et le gâteau ; puis on examina le cheval afin de s'assurer qu'il ne manquait pas un clou à ses fers, sans quoi le suzerain eût eu le droit de se l'approprier ; telle était la règle... En 1789, cette étonnante prestation n'était plus, on le suppose, qu'une occasion de mascarade et d'amusement ; peut-être se trouvait-il néanmoins au nombre des badauds qui s'en gaudissaient, quelques vieux, assez férus de traditions pour considérer avec un vague regret et une méfiante appréhension des temps nouveaux, ce geste puéril et suprême d'un passé presque unanimement réprouvé. Ces retardataires étaient rares ; en ces beaux jours du printemps de 1789, il n'y avait guère de Français qui ne se figurassent appelés à voir le retour prochain de l'âge d'or. On s'intéressa d'abord aux élections, grande nouveauté ; puis on eut à choisir un maire, et le premier fut le notaire Thierry. Pourtant l'été manqua d'animation ; le Roi, occupé ailleurs, ne parut pas à Rambouillet ; cette défection fut sensible parce que, à la fin de ses séjours, il avait coutume de partager entre le personnel du château une gratification de 4.000 livres. En 1790, non plus que l'année suivante, on ne le vit pas davantage. Il avait quitté Versailles et habitait les Tuileries ; il ne chassait plus ; l'avenir s'assombrissait et les Rambolitains supputaient que, jusqu'alors, le bilan de la révolution se soldait pour eux par un déficit sérieux : chacun des voyages du Roi occasionnait une dépense de 3 500 livres environ, dont la plus grande part allait aux commerçants de la ville. On ne désespérait pas encore cependant ; l'Assemblée marchandait, il est vrai, à Louis XVI la jouissance de plusieurs de ses châteaux ; mais Rambouillet était de ceux qui lui étaient conservés ; quant à ses chasses, qui lui tenaient tant au cœur, il s'en remettait à la générosité de la Nation qui, certainement, ne le priverait pas de ce passe-temps traditionnel. Il semblait donc que le nouveau régime n'apporterait pas grand changement à l'existence du nombreux personnel qui vivait de la forêt et du château. Mais, en août 1792, on apprend que le Roi est en prison, et peu après qu'il n'est plus roi. Grand émoi, qu'on n'ose trop manifester car Rambouillet a son club, qui se réunit dans la maison du ci-devant lieutenant des chasses, près du Rondeau, et, si peu nombreuses qu'y soient les mauvaises têtes, on se sent surveillé. Les nouvelles tragiques se succèdent : la princesse de Lamballe, qu'on a vue si souvent à l'église et que les édiles, naguère, ont comparée à une rose de Savoie formant bouquet avec les lis de France, la princesse de Lamballe a été déchiquetée par une plèbe enragée et son corps, odieusement profané, porté à travers les rues de Paris. Et voilà pis encore : la Convention décrète, en septembre 1792, que tous les traitements, gages et gratifications attribués aux personnes employées par le ci-devant Roi dans les domaines de la liste civile, cesseront d'être payés le 31 décembre prochain. A la même époque, tous ceux qui avaient un logement dans les maisons appartenant au ci-devant Roi, seront tenus de l'évacuer, exception faite pour les employés à la conservation des forêts. Les terres et domaines que le ci-devant Roi faisait valoir seront affermés ; les maisons et bâtiments seront loués... Les maisons... Le mot château, taxé d'aristocratie, est supprimé du vocabulaire. C'est le désastre. Ce décret draconien atteint à Rambouillet soixante-quatorze personnes, dont, en bloc, les émoluments se montaient à environ 85.000 livres. De quoi vont-elles vivre ? Où aller ? Quoi faire ? Émue des lamentations de l'immense population qui subsistait du service du Roi, la Convention vient à résipiscence ; en août 1793 elle vote un secours de 800.000 livres pour les employés de la ci-devant liste civile sans ressources et sans gîte. Le 27 elle décide que ces malheureux recevront une pension proportionnelle au temps de leur service : ceux, par exemple, des garçons et ouvriers qui, attachés durant dix ans au Roi, étaient habillés et gratifiés, toucheront une retraite dont le minimum sera de 75 francs par an et le maximum de 150 livres. La misère ! Maintenant le Roi est mort ; les princes, ses frères, sont proscrits pour toujours ; le duc de Penthièvre, — ou plutôt le citoyen Penthièvre, — s'est éteint au château de Bizy ; les gazettes les plus révolutionnaires ont célébré ses vertus et annoncé son décès comme un deuil public. Rambouillet perd en lui son bienfaiteur ; la manufacture installée par ses soins pour fournir du travail à une centaine d'enfants pauvres, ainsi que l'hôpital fondé par sa mère, sont au nombre des bâtiments destinés à être aliénés. Déjà commence la vente des meubles du château ; on envoie à la Monnaie nationale les fils d'or et d'argent retirés des riches tentures et des antiques tapisseries, — 169 livres pesant de galon d'or, 80 livres d'ornements à fond d'or ou d'argent ; — on abat les belles grilles de la cour, dont on tire 250 milliers de fer ; une partie sera expédiée a Paris et servira à clôturer la cour des Tuileries où siège la Convention. On met à l'encan les lits dorés, sculptés et empanachés, les chenets, les appliques, les flambeaux, les lustres, œuvres d'orfèvres illustres ; seuls sont distraits des enchères certains objets réservés pour le Muséum, quelques tapis de la Savonnerie et 800 matelas destinés aux hôpitaux avec des couvertures, des traversins et du linge. Le produit de la vente atteint 590.000 livres en assignats et les spéculateurs venus de Paris vont profiter de ce vandalisme : dans les Affiches-Annonces du 3 pluviôse, an II, on lit cet avis : Magasin de beaux meubles provenant de la liste civile, rue Helvétius, 53, et on cite un certain Lauchère, ancien cocher de fiacre à Metz, qui, enrichi par ce commerce, reçoit du Comité de Salut public, en paiement des fournitures faites aux armées, des pendules, des tapis, des statues de marbre, des consoles qu'il entasse dans l'hôtel de Flammarens dont il est devenu le propriétaire. Le 10 novembre 1793 arrive à Rambouillet un convoi de cent quatre-vingt-huit prisonniers, capturés en Vendée : ils viennent de Chartres harassés, affamés, transis. On les parque dans l'église dévastée dont tout le mobilier, tous les ornements ont disparu ; même on a violé les sépultures des d'Angennes, vendu leurs cercueils de plomb, et aussi l'urne d'argent renfermant le cœur de l'un des membres de cette famille. Les prisonniers s'étendent sur les dalles où ils passeront la nuit, nuit si froide que, le lendemain, la municipalité prend pitié d'eux et les loge au Gouvernement, — ainsi désigne-t-on l'hôtel que d'Angiviller s'est fait construire dans la grande rue de la ville. Une nouvelle phalange de prisonniers est amenée : ils sont maintenant près de trois cents, prêtres pour la plupart. Si vaste que soit le Gouvernement, il ne peut les contenir tous ; on transfère le misérable troupeau dans les communs du château, ce vaste bâtiment élevé en 1710 par le comte de Toulouse, en bordure de l'avant-cour, reconstruit en 1764 et remanié sous Louis XVI. En raison de leur étendue, on a donné à ces belles constructions le nom de Corridors, et là où les deux cents chevaux du fils de Louis XIV étaient si luxueusement logés, les trois cents détenus vont être entassés dans de déplorables conditions. D'abord ils manquent de tout : aux plus dépenaillés on distribue les capotes rouges des bedeaux de l'église ; la République leur fournit le pain, l'eau et la paille ; mais le pain manque souvent, car le blé fait défaut et les boulangers travaillent mollement, ne sachant qui les paiera. Les gardes nationaux de Rambouillet, réquisitionnés pour la surveillance des prisonniers, exigent pour ce service exceptionnel 3 livres par jour et par homme ; un ancien employé à la Vénerie royale, devenu perruquier par le malheur des temps, est improvisé geôlier : un porte-clefs lui est indispensable, et tous deux réclament des appointements. Il faut du bois pour dégeler les Corridors, des lampions pour les éclairer, quelques ustensiles de cuisine et autres. Qui soldera ces dépenses ? Les détenus. Il est décidé qu'ils paieront pension ; on le leur fait savoir ; ils protestent : on leur a tout pris ; ils n'ont rien. Pour s'assurer de leur pénurie, on les oblige à remettre aux administrateurs du district les sommes dont ils sont munis ; le relevé de leurs déclarations est lamentable : le plus opulent est un curé, nommé Tafoureau : il dépose 185 livres ; mais les autres... Toute la fortune d'un Père trappiste se monte à 9 livres 5 sous ; l'abbé Boutigny, curé d'Yères, n'a pas un liard ; l'abbé Bonaventure Ferey, curé constitutionnel et chapelain de la cathédrale de Coutances, n'est pas plus riche ; un boucher de Mayenne et sa femme n'ont, pour eux deux, que 22 sous ; un prêtre octogénaire donne les 10 livres dont se compose tout son avoir ; deux sœurs de charité avouent qu'elles ne possèdent rien du tout et qu'elles vivent aux frais des autres. Ceux dont les ressources atteignent 60 livres sont rares ; la moyenne se traîne entre 20 et 25 francs. Maintenant que l'on sait ce dont ils disposent, on restitue à chacun d'eux son argent, en retenant sur la masse 1.404 livres pour vingt-trois jours de pension en frimaire ; on leur prendra le double le mois suivant et rien que les frais de garde leur sont comptés à 1.800 livres par mois. Il faut citer l'ingénieux initiateur de cette économique combinaison qui assimilait la prison à une villégiature d'agrément : les municipaux de Rambouillet y étaient étrangers ; elle était due à l'un des administrateurs du district de Dourdan, qui se faisait appeler La Montagne : — un prudent pseudonyme au goût du jour, très probablement. On pourrait prolonger le récit de cette captivité, fertile
en incidents caractéristiques : voici, en frimaire encore, l'invasion
soudaine de six cent quatre-vingt-deux nouveaux prisonniers ; quatre cents
sont à pied ; le reste, — vieillards, femmes, malades, — sont portés sur
quarante-sept charrettes ; ils viennent de Chartres, de Laval, du Maine, de
l'Anjou, de plus loin. Impossible de les loger dans les Corridors ; on les empile dans l'église avant
de les expédier, par pelotons de cent, vers diverses localités du
département, Pontoise, Gonesse, Corbeil, Ëtampes, Montfort-l'Amaury, devenu
Montfort-le-Brutus. Le fonctionnaire versaillais qui préside à cette
répartition, note : J'ai bien examiné les figures...
Ce ne sont rien moins que des paysans mal vêtus et semblables
aux Limousins. En arrivant ils ont tous joint les mains et fait leur prière :
ce ne sont absolument que des fanatiques embêtés par les calotins. Voici,
presque en même temps, l'arrivée de cent quatre-vingt-dix-sept prisonniers
autrichiens, mais ceux-ci ne feront que passer ; — voici la terreur panique
du geôlier qui, apprenant la condamnation à mort et l'exécution de son
collègue de Pontoise, coupable de l'évasion d'un de ses pensionnaires,
réclame à hauts cris des verrous et des grilles, et s'effraie de sa
responsabilité ; — voici, en prairial, les Corridors
transformés en hôpital militaire et les détenus, au nombre de 215, transférés
dans l'ancienne Vénerie, située près du Rondeau, à l'extrémité de la ville ;
les bâtiments en sont délabrés ; il pleut dans les chambres ; une épidémie de
dysenterie sanguinolente s'y déclare et se propage dans le quartier
environnant. Manque d'espace, mauvaise nourriture, défaut de toute hygiène,
effroyable dénuement de cet entassement de misérables, telles sont les causes
du mal. Il y a bien, joignant la prison, l'Ébat
qui est clos de murs et où les suspects pourraient prendre l'air ; l'Ébat, c'était jadis le promenoir des chiens ;
mais le district de Dourdan l'interdit à ses captifs : quarante mourront de
cette claustration dans la pourriture et quand, enfin, la Terreur finie, le
geôlier rassuré, les survivants seront autorisés à se promener autour du
Rondeau, ils ne seront plus que des spectres, couverts de loques, défigurés,
se traînant à peine. Après seize mois de détention, on ouvrira leur cage et,
sans un sou vaillant, exténués, mendiant sur la route, ils entreprendront des
voyages de cinquante, de soixante-dix, de cent lieues pour retourner chez eux
; ils n'y trouveront plus rien de ce qui jadis les faisait vivre. Un seul
aura été guillotiné : c'est l'abbé Bonaventure Ferey, dont le nom a déjà été
cité : il avait prêté le serment constitutionnel et le rétracta avec éclat
par une lettre écrite de la prison des Corridors ; il s'accusait du crime horrible d'intrusion et protestait qu'il
restait obstinément fidèle au Roi et à la famille royale. Une telle
déclaration, en mars 1794, équivalait à un suicide. Le Comité de surveillance
de Rambouillet, qui reçut cette déclaration, la transmit au district de
Dourdan avec cette apostille : Vous vairez dans
son contenu que jamais la nature n'a enfantée un pareil monstre. L'échafaud prit à Rambouillet d'autres têtes : celle de Martin Corteuil, lieutenant des chasses, qui habitait, sur la route de Chartres (boulevard Voirin actuel), la petite et charmante maison de style Louis XVI qu'on voit encore aujourd'hui ; — celle de François Brou, inspecteur de la forêt ; il était logé dans le pavillon du parc qui abrite aujourd'hui ses successeurs ; — celles de l'ancien procureur fiscal Hocmelle, du vicaire Huard, de l'ex-député aux États Généraux Lallier. Corteuil était accusé d'avoir refusé aux patriotes un arbre de la forêt pour le transplanter sur la place de la commune ; on lui reprochait aussi d'avoir caché dans le château la femme Angiviller... On avait signalé Brou comme étant un chevalier du poignard : rancune de braconniers. Le vicaire, pour avoir sollicité la charité de ses concitoyens en faveur des détenus de la Vénerie, se voyait inculpé de quête au profit des émigrés et des rebelles. On reprochait aux deux autres des propos contre la Convention. Tous niaient ; ils périrent le 11 messidor. L'immense majorité des habitants de Rambouillet déplorait ces sanglantes rigueurs : ils en imputaient la responsabilité à l'un de leurs concitoyens qui, devant la réprobation unanime, fut obligé de quitter le pays. Car là, comme ailleurs, quand la Terreur prit fin, les haines étaient vives contre les démagogues qui avaient dévoyé la Révolution et déçu tant et de si belles espérances. Comme ailleurs aussi, le désastre semblait sans remède et la petite ville, née de la forêt et du château, redevable à tous les deux de sa prospérité, se trouvait désemparée comme une orpheline par la perte de l'un et de l'autre. La forêt vivait encore ; mais dans quel état ! Malgré son éternelle jeunesse, à l'époque du Directoire, elle agonisait : amputée de toutes les terres non boisées, vendues pour quelques poignées d'assignats sans valeur, augmentée, d'autre part, des bois provenant des abbayes supprimées et, principalement, de ceux des Vaux de Cernay, elle était ravagée par les habitants des villages et des nombreux hameaux qu'elle enserre ; ces malheureux, réduits à la misère, se livraient à des dilapidations continuelles, coupant dans les triages dont ils étaient voisins le bois nécessaire à leur existence et le vendant même, pour se procurer de l'argent, à des spéculateurs éhontés qui bénéficiaient de ce pillage. Jadis le nombre des bestiaux admis à pâturer dans la forêt royale n'excédait pas mille, car on réservait cette faveur aux plus pauvres censitaires du domaine ; tous les régionaux étant devenus misérables, ils généralisaient cette ancienne tolérance ; en 1795 deux mille bestiaux broutaient les jeunes pousses et les rejets, saccageaient les taillis, rongeaient l'écorce des baliveaux ; en l'an V ils étaient cinq mille. Un arrêté du Directoire interdit ces néfastes abus ; mais les gardes qui, comme on l'a dit, avaient conservé leur emploi, étaient sans autorité. Comment sévir, d'ailleurs, contre toute une population à qui on a dit et répété qu'elle est la souveraine et qui considère comme sa propriété ces bois dont on a supprimé les maîtres ? En outre, aux suspects détenus ont succédé des prisonniers de guerre ; Rambouillet en héberge plus d'un millier ; ces étrangers se répandent dans la forêt où ils cassent et coupent du bois, soit pour cuire leur soupe, soit pour chauffer l'eau nécessaire à la lessive de leurs loques, risquant ainsi de mettre le feu aux broussailles et d'incendier tout un canton. Quant au château et à son parc, ils sont condamnés ; déjà la Vénerie, le Grand chenil, la capitainerie des chasses, l'hôtel d'Angiviller ont été adjugés à des particuliers, démolis ou défigurés. Le potager créé par Hubert Robert et où la fantaisie du grand artiste a réalisé des merveilles, — allées tournantes bordées d'arbres fruitiers, arceaux fleuris, colonnades de charmilles, — le potager est morcelé ; les parterres, bouleversés, sont convertis en jardinets particuliers ; le Rondeau est un lavoir public et le Tapis vert une pâture communale où se dresse l'autel de la Patrie. Parmi ces dévastations, le château est provisoirement préservé ; là c'est le silence et le délabrement des maisons à vendre, si émouvants lorsque cet abandon évoque le souvenir de réunions brillantes et l'élégante animation des heureux de la terre ; il semble que toutes les joies qu'elles ont abritées ajoutent à la tristesse de leur déchéance. Imagine-t-on l'aspect de ruines de ces grandes pièces inhabitées depuis cinq ou six ans, les murs dégarnis de leurs tentures, montrant leurs briques et leurs plâtras ; les parquets souillés de la boue apportée par les gros souliers des déménageurs ; les vitres ternies par la poussière pu brisées derrière les volets clos ; l'odeur de cave dont s'imprègnent les demeures sans hôtes, et, traînant partout, les vestiges informes de la spoliation : chiffons d'étoffes ou de rubans, bouts de papier, vaisselle cassée, paille et copeaux laissés par les emballeurs et que personne n'a balayés ? A quoi bon ? On entreprendra cette besogne quand l'acquéreur éventuel sera là pour la payer. On met en vente ; c'est décidé : un rapport au Directoire exécutif, en date du 26 nivôse an VI, établit que la République ne gardera, de l'ancien domaine, rien que la Ferme et les bâtiments nécessaires à l'exploitation rurale ; tout le reste, qui n'est d'aucune utilité, tout ce qui est réputé ne pouvoir servir aux jouissances du peuple ou à former des établissements profitables aux arts ou à l'agriculture, sera aliéné. Dans un précédent rapport, il est vrai, le régisseur observe qu'il sera difficile de trouver un citoyen assez riche pour occuper le château, et, ici, quelques renseignements topographiques qui ne sont pas à négliger : Au rez-de-chaussée, dix-huit pièces, tant grandes que petites, et qui servaient de réchauffoirs, salle à manger, salle de dressage, grande salle décorée en compartiments — c'est la salle de marbre, — deux salles des gardes, un billard, trois pièces pour les bains, deux appartements de compagnie et conciergerie. Au premier étage, un appartement composé de trois pièces et garde-robe — probablement l'appartement du Roi, — un second appartement de quatre grandes et deux petites pièces — c'est là, sans doute, l'appartement dit de la Reine, — un autre comportant six grandes pièces — peut-être l'appartement d'assemblée, aux belles boiseries — et un quatrième formé de trois pièces et garde-robe. Au second étage, sept appartements composés chacun d'une antichambre, d'une chambre, d'un cabinet et d'une garde-robe. Au troisième étage, enfin, seize appartements de deux ou trois pièces pour compagnie, plus six pièces pour loger les serviteurs, et huit petites pièces dans les combles ; au total cent quinze pièces qui se commandent ou se superposent de façon à rendre impossible une location divisée. Et que faire des Corridors, ce vaste bâtiment des communs qu'un souterrain relie au château ? Là étaient les cuisines, offices, remises, magasins, bûchers, lavoirs et écuries : ne pourrait-on y réunir tous les fonctionnaires de la ville, tous les agents de l'Administration qui sont dans le cas de jouir de cet avantage ? Mais la réalisation de ce projet entraînerait des travaux assez importants. Peut-être serait-il préférable de convertir ces communs en caserne ou en maison d'éducation ? Il faudra nécessairement conserver les canaux ; avant leur création les terrains qu'ils occupent étaient des marais fangeux, un vrai cloaque, dont les émanations rendaient extrêmement malsain le séjour de Rambouillet, et les habitants redoutent que l'entretien de ces vastes nappes d'eau soit négligé si elles deviennent propriété particulière ; mais le parc anglais du duc de Penthièvre sera compris dans les objets de la vente : et voilà menacés le pavillon des coquillages et la Laiterie qui n'offrent, ni l'une ni l'autre, aucun caractère d'utilité. La Chevrière de Julien va-t-elle donc être vendue ? Par bonheur elle avait un amoureux anonyme, membre du Conseil de conservation des objets d'art et de science : il s'alarme, proteste contre cette déplorable éventualité ; le conseil dépêche à Rambouillet un inspecteur qui, muni de pleins pouvoirs, se présente au citoyen Fourneau, concierge de la Laiterie, se fait ouvrir les portes du petit temple où repose le chef-d'œuvre et constate son parfait état de conservation : le marbre, non plus que les bas-reliefs du même artiste dont les murs des deux salles sont ornés, ne courent aucun risque dans l'endroit bien clos qui les abrite ; mais la vente de Rambouillet est imminente et il est urgent de soustraire à l'encan ces remarquables œuvres d'art. Plusieurs mois s'écouleront avant qu'on prenne une résolution, et la Chevrière passe tout l'hiver sous son rocher. Au printemps de l'an V, des hommes, venus de Versailles, se saisissent de son corps charmant, la clouent dans une grande caisse et l'emportent loin de la grotte, cadre pittoresque fait pour sa beauté. Trois ans plus tard les bas-reliefs de Julien furent enlevés à leur tour : on n'en laissa qu'un seul à la Laiterie, celui placé dans le tympan du fronton ; il y est encore ; les cinq autres prirent la route d'un château, voisin de Rueil, appelé la Malmaison, nom jusqu'alors obscur et qui allait devenir aussi célèbre que celui des résidences royales les plus réputées. C'était la villégiature de l'homme prodigieux qui venait de clore la Révolution. Tout cédait à son prestige ; ses moindres fantaisies avaient force de loi ; comme il avait témoigné le désir d'orner d'œuvres d'art sa résidence particulière, on lui adjugea, sans façon, les marbres de Julien. Il ne les connaissait pas, n'étant Jamais venu à Rambouillet ; bien plus, en les concédant à la Malmaison, ce n'était pas à Bonaparte qu'on les offrait, mais à sa femme qui avait acquis cette maison de campagne en son nom personnel. Cette donation était donc des plus irrégulières : elle s'opéra pourtant, et, — fait inouï, — sans paperasserie car, dans les archives, on ne trouve trace ni d'une demande, ni même de l'enlèvement, dû transport et de la livraison de ces œuvres d'art appartenant à la Nation. Heureusement la Chevrière n'était pas du lot : depuis trois ans perdue parmi d'autres statues, comme elle déracinées, elle se trouvait exilée au Musée Central de Versailles où s'accumulaient les objets précieux soustraits par la sollicitude de quelques artistes au vandalisme révolutionnaire. |