Louis XVI propriétaire de Rambouillet. — Grands projets, grands travaux. — Mobilier. — Chasses. — La Reine boude Rambouillet. — Le troupeau des mérinos. — La Laiterie. — Pierre Julien et sa Chevrière.Installé, dès le début de 1784, avec le titre de gouverneur et administrateur général, capitaine des chasses, maisons, château, parcs, bois et domaine de Rambouillet, d'Angiviller se mit aussitôt à la besogne : en même temps, le peintre Hubert Robert était nommé dessinateur des jardins du Roi, fonction restée sans titulaire depuis 1700, date de la mort d'André Lenôtre. Le travail n'allait manquer ni au gouverneur ni au jardinier car, bien que les Penthièvre eussent laissé le domaine en parfait état, on reconnut que, pour le promouvoir à la dignité de résidence royale, il y avait beaucoup à faire. Malgré sa simplicité personnelle, Louis XVI était l'esclave de l'usage et il ne se déplaçait pas sans être assisté d'une véritable armée de serviteurs : les immenses communs, construits par le comte de Toulouse, ne suffisaient plus ; complétés par une nouvelle façade du côté de la ville — c'est actuellement l'entrée de l'École des Enfants de troupe —, ces bâtiments allaient réunir tous les services du château, ce qui réduisait l'emplacement réservé aux écuries. Il fallait donc en construire de nouvelles et l'on décida d'élever une dépendance assez vaste pour contenir les cinq cents chevaux indispensables aux grands voyages du Roi, et aussi trente remises, des forges, des ateliers, des magasins, douze grands et huit petits logements d'officiers et des chambres pour quatre cents hommes, pages, piqueurs, sous-piqueurs, vétérinaires, éperonniers, postillons, maréchaux, palefreniers, sel ers, délivreurs..., etc. Ce fut la Vénerie, construite en bordure de la grande avenue, non loin du carrefour de la Chasseuse. Le Roi ordonnait, en outre, de dégager l'accès du château du côté de la ville ; il acheta dans ce but et fit abattre plusieurs maisons. Dans l'ancien potager du comte de Toulouse, on éleva un vaste bâtiment destiné au bailliage ; plus loin, dans la grande rue du bourg, on commençait la construction d'un hôtel pour le gouverneur ; M. d'Angiviller voyait grand et voulait que sa résidence eût noble allure ; on entreprit bien d'autres bâtisses : un nouveau chenil, l'agrandissement de l'hôpital, une faisanderie, une ferme expérimentale pour laquelle on fit choix de la partie culminante du grand parc, non loin de l'endroit où s'était dressé, aux temps féodaux, le manoir de Montorgueil. L'architecte Thévenin, chargé de ces divers travaux, y employait près d'un millier d'ouvriers, et l'on projetait mieux encore, car on espérait décider facilement le Roi à raser le château afin d'en construire un autre, plus vaste, dont les plans étaient déjà prêts. Louis XVI, en effet, sentait bien que cette vieille maison, toute de travers, avec ses appartements différant de niveaux, ses dégagements compliqués, n'était pas une demeure royale. Il s'en contentait pour sa part, préoccupé surtout d'organiser ses chasses ; mais, en ces occasions même, il s'y trouvait bien à l'étroit et ses invités pouvaient à peine s'y caser. De fait, lorsque l'on examine un plan du château, on n'arrive pas à discerner dans quels locaux on parvenait à établir, pour les repas, la table royale, qui était de quinze à seize couverts ; la table des maîtres, — vingt couverts destinés aux officiers des gardes du corps, aux officiers de la Vénerie, aux écuyers, aux prévôts de la maréchaussée..., etc. ; la table des pages, de dix à douze couverts ; la table de la chambre du Roi ; la table des officiers de Monsieur ; la table des officiers de la Bouche ; sans parler de celles où mangeaient, dans les communs, les suisses, les valets de pied des princes, et tout le personnel que les chasses mobilisaient. La table du Roi fut d'abord dressée au rez-de-chaussée, soit dans la salle de marbre, soit dans l'une des pièces ajoutées à la construction par le comte de Toulouse ; puis on adopta définitivement, au premier étage, l'ancienne salle à manger de Louis XV, la première pièce de l'appartement d'assemblée : une table de quinze couverts peut y être servie aisément ; mais il paraît difficile d'en placer, sans encombrement, une seconde de pareilles dimensions. Quant à l'appartement de Louis XVI, des états de 1787, conservés aux archives nationales, nous en fournissent la distribution : il se compose d'un vestibule[1], d'une grande antichambre, d'une salle des nobles éclairée par deux fenêtres[2], d'une chapelle[3], de la chambre du Roi, à deux fenêtres, d'une salle du Conseil, à une fenêtre, d'une garde-robe à coucher, d'une garde-robe de commodité, d'un petit escalier conduisant à un entresol[4] composé d'un cabinet vert, d'un cabinet en tourelle et d'une petite garde-robe. Comment placer tout cela dans le château actuel sans admettre que l'appartement se prolongeait sur la façade comprise entre la tourelle du sud et la tourelle de l'est ? Ces pièces étaient garnies de meubles et de tapisseries magnifiques ; on en possède une nomenclature des plus détaillées, mais quelques indications suffiront : ainsi, dans la salle des Nobles, on remarquait une tenture et deux portières de moire, peinte à Rome, représentant divers sujets de la fable, rehaussés d'or et, dans la cheminée, des chenets à quatre branches ornés de piédestaux soutenus par des drapeaux surmontés de deux figures d'homme et de femme de quatorze pouces[5] de haut, le tout en bronze doré d'or moulu avec pelle, pincettes et tenailles. Dans la chambre du Roi, le lit à deux chevets bombés, sculptés et dorés, est surmonté d'un baldaquin en calotte, à la royale, garni de cent douze plumes blanches et cramoisies et de cinq aigrettes ; le couchage se compose de cinq matelas de laine et futaine, de deux traversins en taffetas blanc remplis de duvet, d'un couvre-pied de satin blanc... etc. Au même étage était logée la Reine : toute l'aile de l'est, joignant la porte fortifiée, lui était réservée ; madame Elisabeth et le comte d'Artois se partageaient le second étage. La première fois que Louis XVI vint à Rambouillet en propriétaire, — le 6 mars 1784, — il n'y eut pas chasse à courre : il se promena dans le grand parc, tua deux chevreuils, soupa à minuit et rentra à Versailles. Le 27 avril, il chasse à Port-Royal, prend un cerf et finit la journée par une visite à Rambouillet. En mai, chasse à l'étang de la Tour, le 13, et chasse à Coupe-Gorge le 17. A chacun de ces voyages le Roi déjeune et soupe au château ; il n'y dîne pas ; — on sait que le dîner se prenait vers trois heures de l'après-midi, et c'est le plein de la chasse ; — mais il est suivi par une cantine qui lui sert un repas en forêt. Le 17 mai, d'après les laconiques indications du journal que le Roi tient de tous ses déplacements cynégétiques, la Reine arrive à Rambouillet dans la journée, y dîne avant que son mari soit rentré de la chasse et soupe avec lui. Ainsi voit-on que, de toute cette année 1784, Louis XVI ne coucha pas une seule fois à Rambouillet. En 1785, il n'y passe qu'une nuit, celle du 23 au 24 mai. A-t-il reconnu que l'appartement dont il dispose n'est pas commode et se prête mal au cérémonial du coucher dont il semble ne s'être jamais dispensé ? L'année suivante, il couche encore une fois à Rambouillet, le 20 juin ; mais c'est parce que, le lendemain, à cinq heures et quart du matin, il en partira pour son grand voyage de Cherbourg. Quelle corvée ! Dix jours sans chasser ! Aussi, comme un gourmand qui se bourre en provision afin de supporter sans faiblir une abstinence forcée, il chasse à l'Étang d'or la veille de son départ et prend deux cerfs. Dès le lendemain de son retour à Versailles, le 30, il chassera encore, cette fois pour se refaire. Ces chasses n'ont pas toujours pour théâtre la forêt de Rambouillet. Souvent l'attaque a lieu très loin de là, aux Vindrins, aux Cinq-cents-arpents, à Bullion, à Cernay, à Maintenon, à Dourdan, à Sainte-Mesme, aux Quatre-piliers. Très souvent, lorsqu'un cerf était pris, on en lançait un autre et parfois un troisième : l'équipage royal disposait de trois meutes et de nombreux relais. Plus infatigable que ses chevaux et ses chiens, Louis XVI rentrait au château à la nuit close, y soupait, ordinairement à minuit, puis, fourbu enfin, il montait en carrosse pour regagner Versailles où il arrivait vers trois heures du matin, à moitié endormi. Les jambes engourdies, ébloui par l'éclat des flambeaux, il avait peine à monter son escalier ; les valets qui le voyaient tituber, déjà imbus de l'idée de ses débauches, le croyaient dans l'ivresse la plus profonde ; mais, rentré dans son appartement, où il retrouvait la foule des courtisans qui veillaient pour ne point manquer au débotté et au coucher du roi, celui-ci revenait de son assoupissement et racontait sa chasse avec des détails que les assistants, vu l'heure tardive, jugeaient parfois bien longs et bien minutieux. En 1787, le Roi ne couche pas une seule fois à Rambouillet ; mais en 1788, au contraire, il y fait vingt et un voyages et, à chacun d'eux, il passe la nuit au château ; il ne le quitte le lendemain qu'après avoir entendu la messe, sans que rien permette d'expliquer ce changement d'habitudes. Quelque modification a-t-elle été apportée au château afin de le rendre plus logeable, ou bien, voyant que la Reine n'occupe pas les pièces qui lui sont destinées, s'en est-il emparé pour agrandir son propre appartement ? Au vrai, Marie-Antoinette, du moins dans le journal de son mari, n'apparaît que six fois à Rambouillet : elle y vient souper, jamais elle n'y chasse, quoiqu'elle monte à cheval avec autant de grâce que de hardiesse. Madame Élisabeth, très solide amazone, elle aussi, suit la chasse du 28 juin 1787 : ce jour-là on attaque le cerf à Batonceau et il semble que c'est avec une joie réelle que Louis XVI mentionne, cette fois unique, sur ses tablettes, la présence de sa sœur : — Élisabeth a chassé, — et qu'il y consigne les rares occasions où, au retour de la forêt, il trouve au château la Reine venue pour souper avec lui. Six fois ! En cinq ans ! Marie-Antoinette, c'est évident, ne se plaisait pas à Rambouillet et son mari s'en attristait : pour l'y attirer, il fut sur le point de céder aux instances d'Angiviller et de ses architectes, qui préconisaient la destruction complète du château et son remplacement par un nouveau palais dont les plans furent établis et même adoptés. On les retrouve aujourd'hui dans les archives de l'architecte du château : ils nous montrent, en élévation, une longue façade composée d'un rez-de-chaussée formant balcon et sur lequel s'élèvent en retrait deux étages d'une architecture simple et régulière, sans autre repos pour l'œil que, à chaque extrémité, un avant-corps de forme circulaire rappelant vaguement les tours du vieux manoir. Tel devait être l'aspect de la construction du côté des canaux ; sur la cour d'honneur le bâtiment et ses ailes se présentent de façon plus attrayante, et quant aux dispositions intérieures, c'est magnifique, — sur le papier : — monumental escalier à deux rampes, superbe vestibule à colonnades, chapelle en rotonde dallée de marbre, et des enfilades de salons à n'en plus finir. Le tout eût presque, égalé en superficie l'immense étendue du château de Compiègne. La vieille demeure du comte de Toulouse l'a échappé belle, car sa démolition était décidée ; dans sa Nouvelle description des environs de Paris, datée de 1786, Dulaure se borne à écrire : Les nouvelles constructions que le Roi fait actuellement à Rambouillet me dispensent de décrire ce château qui existera sur un nouveau plan. Dulaure anticipait : Louis XVI, qui économisait jusqu'au papier de son journal de chasse, recula devant la dépense ; mais comme la Reine aimait les occupations champêtres, il consentit à la création d'une Laiterie, d'une Ferme et d'une Bergerie où seraient élevés les plus beaux moutons du monde. Colbert, le premier, s'était ému de la pauvreté des laines fournies par les troupeaux français ; nos manufacturiers tiraient de l'étranger, et particulièrement de l'Espagne, toutes celles destinées à la fabrication des belles étoffes ; mais les tentatives faites pour améliorer la race indigène restaient sans effet, quand, averti par les travaux de Buffon et de Daubenton, d'Angiviller forma le projet d'agrémenter d'une ferme modèle le domaine de Rambouillet, et il conseilla à Louis XVI de s'adresser au roi d'Espagne pour obtenir la cession d'un important troupeau de mérinos dont on tenterait l'acclimatation. Pour 16.000 livres, l'Espagne céda, en 1786, quarante-deux béliers, trois cent trente-quatre brebis et sept moutons conducteurs, avec les chiens nécessaires à la surveillance de ces trois cent quatre-vingt-trois bêtes ; elles quittèrent les environs de Ségovie, le 15 juin 1786, sous la conduite d'un majoral et de cinq bergers espagnols ; le 12 octobre elles atteignaient Rambouillet après cent dix-neuf jours de voyage ; dix-sept étaient mortes en route. Aucune étable n'était préparée pour les recevoir, les bergers espagnols assurant que, accoutumé à vivre en plein air, le troupeau souffrirait de la claustration ; mais le climat de Rambouillet diffère de celui de la Vieille-Castille et, dans l'hiver qui suivit leur arrivée, trente-cinq brebis périrent de la clavelée ; les Castillans, persuadés que tous les animaux succomberaient, souffrant eux-mêmes, sans doute, du mal du pays, manifestèrent le désir de retourner chez eux. On les avait probablement logés, au fond du grand parc, dans trois masures naguère désignées sous l'appellation de La Pommerais et que, depuis lors, on nomme les Vieilles Bergeries. L'histoire de ces maisons, nouvellement restaurées, est fort obscure ; elles sont certainement très anciennes, car l'une d'elles est bâtie sur une crypte qui paraît dater du XIIe siècle ; dans une autre le départ de la rampe d'escalier est tailladé de sculptures grossières, œuvre, peut-être, de l'un des pâtres castillans qui aurait ainsi occupé ses loisirs. Car ces déracines devaient se morfondre dans cette solitude où ils ne passèrent qu'un hiver. Dès le printemps de 1787, ils reprenaient le long chemin de leur pays, emportant, sans nul doute, de leur séjour en cette France si vantée, une triste impression. Le troupeau ne souffrit pas de leur départ, au contraire ; grâce à la sollicitude et au savoir de l'agronome Tessier, du fermier du domaine, Bourgeois, et du berger Delorme, dont le portrait est conservé à la Ferme, les mérinos prospéraient : on les logea à Mocquesouris en attendant que fussent élevées les Bergeries qui datent du premier Empire. Le troupeau, renforcé de nombreuses têtes à cette époque, acquit bientôt une réputation mondiale. Parfois, sur les vastes pelouses, on le rencontre pelotonné par des chiens vigilants et conduit par des bergers à grand manteau et à houlette. Comme aucun animal étranger à la race n'a été, depuis la fondation, introduit dans l'établissement, tout ce qui existe actuellement provient de la souche originaire ; en outre de l'agrément qu'elles ajoutent aux verdoyants tableaux du parc, ces bêtes, de si noble lignée, inspirent un certain respect ; elles nous ont affranchi du tribut annuel que la France payait à l'Espagne et que l'on évaluait, il y a quelque soixante ans, à 35 millions. Il est bien probable que ces moutons, ni savonnés, ni parfumés, ni enrubannés, n'intéressèrent pas beaucoup Marie-Antoinette. Si grand que fût son goût pour la pastorale, elle passa trop rarement quelques heures à Rambouillet pour prendre le temps de les mener paître. Vit-elle seulement terminée cette Laiterie à laquelle son souvenir demeure attaché ? On ne peut l'affirmer. C'est en 1785, en effet, que, sur l'ordre de Louis XVI, désireux de procurer à la Reine un pavillon qui fût bien à elle et où elle pourrait venir se rafraîchir de frais laitage, fut élevé, par l'architecte Thévenin, ce joli temple, construit en grès et comportant deux pièces : la première en rotonde, l'autre rectangulaire. La maçonnerie était achevée à l'automne ; mais le temple était nu et il fallait maintenant le décorer de façon adaptée à sa destination : d'Angiviller confia ce travail à Pierre Julien, dont les envois, aux salons de 1783 et de 1785, avaient ravi les connaisseurs. Bien attachante la figure de ce célèbre sculpteur, le plus grand de tous les artistes qui ont travaillé pour Rambouillet. On doit, à ce titre, s'y arrêter quelque peu, d'autant plus qu'il est encore temps, peut-être, de conjurer la déplorable malchance qui a poursuivi et poursuit encore le chef-d'œuvre qu'il y avait laissé. Pierre Julien était le sixième enfant d'un menuisier illettré de Saint-Paulien, dans le Velay. Son instruction fut des plus sommaires ; prit-on la peine de lui apprendre à lire ? A quoi bon ? Dès qu'il se trouva d'âge à courir les champs, on l'employa à garder les troupeaux, et il vivait solitaire tout le jour, ne rentrant au village qu'à la nuit tombante et se levant avant l'aube pour rassembler les moutons et les chèvres qu'il menait paître sur les coteaux voisins. Tout en les surveillant, il ramassait, au bord des sources, la glaise rougeâtre du pays et modelait des figurines qu'il rapportait, le soir, chez son père. Comme il n'avait jamais vu de statues, il prenait pour modèles ses brebis et ses agneaux et s'appliquait à saisir leurs attitudes. Un moine, passant par Saint-Paulien, voit ces essais, s'étonne de l'instinctive habileté de l'enfant, qu'il place en apprentissage chez un maître sculpteur du Puy, spécialiste en tabernacles et en chaires à prêcher. A force de tailler dans le bois les images des quatre évangélistes, — toujours les mêmes, — Pierre Julien a bientôt dépassé son patron ; il part pour Lyon, entre à l'atelier de Perrache, professeur à l'école de dessin, dont le nom est aujourd'hui universellement connu en raison de la gare qui en a hérité. Perrache, ayant vite jugé son pensionnaire, l'envoie à Paris, le recommande à Coustou, et voilà le petit gardien de chèvres élève à l'Académie royale. Trois ans plus tard, grand prix de sculpture, il part pour Rome, muni de trois cents livres qu'attribue généreusement l'Académie à ses lauréats pour les frais du voyage, — qui durait deux mois ! Après cinq ou six ans d'études, Julien rentre à Paris, produit son Ganymède (qui est au Louvre), est élu académicien à l'unanimité des voix, en 1778 ; donne son Gladiateur (au Louvre également) ; sa vogue est grande : il a des admirateurs puissants, le duc de Nivernais, le cardinal de Bernis, le comte de Vaudreuil, Buffon... Son La Fontaine, un chef-d'œuvre (à l'Institut), le classe parmi les grands maîtres... Si jamais cerveau fruste, qu'aucun reflet d'art n'éclaire, qu'aucune éducation n'éveille ni ne dirige, qui doit tout deviner, a entendu l'appel de mystérieuses et harcelantes inspirations, c'est bien celui de ce pauvre pâtre en qui sommeillait le génie. Et imagine-t-on ce qu'une telle, carrière, pour un paysan sans ressources et mal dégrossi, implique de traverses, de privations, de labeur acharné et d'obstination ? Julien s'était usé à la peine ; en 1785, à cinquante-quatre ans, n'en pouvant plus, il avait quitté Paris et se trouvait à Lyon où il espérait rétablir sa santé, quand il reçut l'avis de M. d'Angiviller annonçant qu'il était choisi pour décorer la Laiterie de la Reine, à Rambouillet. La commande est considérable : il s'agit d'exécuter, dans le plus court délai, une statue, deux grands bas-reliefs de 11 pieds de long sur 3 de haut, un grand médaillon de 3 pieds représentant une mère allaitant son enfant, quatre autres médaillons de 2 pieds où seront figurés les travaux d'une métairie et un dernier médaillon, de moindre dimension : une vache nourrissant son veau. Julien se met aussitôt au travail ; il recouvre la santé ; rentre à Paris dans son atelier du Louvre ; et tout est terminé et en place au printemps de 1787. Le fond de la grande pièce rectangulaire de la Laiterie est entièrement rempli par un immense rocher d'où ruissellent de toutes parts de légères cascades d'eau qui voilent, de leur gaze liquide, l'entrée d'une grotte sombre dans laquelle une jeune bergère, assise sur un bloc de pierre s'apprête à se baigner : du bout du pied elle tâte l'eau ; de sa main gauche, crainte d'être surprise, elle couvre d'un linge sa gorge nue ; de l'autre elle retient une chèvre altérée qui se penche et trempe dans la source son menton barbu. La blancheur de ce groupe de marbre, se détachant sur l'ombre de la grotte, le clapotis de l'eau qui tombe dans la nappe limpide où va se plonger la pastourelle, la lourdeur mouvementée des rochers contrastant avec la pudique candeur de la baigneuse... c'est une œuvre idéale dont tous les détails concourent à donner la sensation de la vie. D'autre part les bas-reliefs éclairés par le jour tamisé qui tombe de la voûte, la première salle circulaire, tout autour de laquelle régnait une console de marbre blanc, chargée de seaux à têtes de béliers sortis de la manufacture de Sèvres, les hautes portes à couronnes dorées qui séparent les deux pièces, complétaient cet ensemble parfait où tout était grâce, élégance et harmonie. La tradition assure que la Reine se déclara parfaitement satisfaite de cette merveille d'art et de goût ; on raconte même que, afin de ménager son plaisir, lorsqu'elle se rendit à la Laiterie la première fois, une haute haie de verdure avait été dressée pour lui cacher le petit temple où l'attendait, sous les frissons de l'eau, la Chevrière de Julien. Tandis que Sa Majesté se reposait dans l'un des pavillons circulaires à chaînage de briques qui forment l'entrée de ce bel endroit ; qu'elle s'amusait à contempler les Quatre Saisons peintes en trompe-l'œil par Sauvage et qui font illusion aux plus avertis, cette haie fut abattue et lorsque Marie-Antoinette sortit du pavillon, elle aperçut, comme surgi de terre au coup de baguette d'une fée, le petit temple de grès, portant à son fronton l'inscription LAITERIE DE LA REINE, surmontée d'un délicat médaillon de marbre. Le fait est possible ; mais on regrette de n'en point connaître la date : d'après le journal de Louis XVI, Marie-Antoinette ne reparut pas à Rambouillet après le 20 juin 1786 et, à cette époque, si la Laiterie était construite, la décoration de Julien n'était même pas en projet. Certes la Reine a pu, l'année suivante, venir de Versailles à Rambouillet sans que le Roi ait consigné ce voyage dans son mémento ; ce qui autorise à penser qu'elle ne le fit pas, c'est que, dans une lettre d'Angiviller à Julien, il le félicite d'avoir mérité les éloges du Roi et les suffrages de toute la Cour et ne dit mot de la Reine pour qui, cependant, le sculpteur avait particulièrement travaillé. Du reste, l'œuvre de Julien ne fut complètement achevée que plus tard : par conscience d'artiste il voulut refaire le rocher qui lui semblait à la fois trop lourd et trop détaillé ; il remplaça par une pierre tendre le grès dur qu'avaient employé les ouvriers et disposa de sa main les grandes masses de ce décor accessoire. C'est dire combien il souhaitait que sa vaste composition fût parfaite, et que sa Chevrière était son enfant de prédilection. D'après une lettre de Thévenin on sait que ce dernier travail fut terminé au plus tôt à la fin de mars 1789. Cette année-là, Rambouillet ne reçut ni le Roi ni la Reine. C'est le 22 août 1788 que Louis XVI y passa la nuit pour la dernière fois ; le 23, il se leva de bonne heure, assista à la messe ; à sept heures du matin, il était dans le parc et chassait ; il abattit cent quatre-vingt-quatre pièces ; puis il déjeuna au château. Il eût taxé de folie le devin assez osé pour lui prédire que, dorénavant, le premier qui entrera dans ce château et s'installera chez soi dans la chambre royale, sera le fils d'un pauvre hobereau corse, dont il ignore jusqu'à l'existence. Le carrosse qui l'emporte vers Versailles, escorté à l'ordinaire d'un peloton de piqueurs, de pages, de mousquetaires et de gardes du corps, monte, au galop de ses six chevaux, la belle allée qui, du château, conduit vers les bois ; au rond-point de la Chasseuse, on incline à droite pour suivre cette route déclive dont le gros pavé, aujourd'hui déjeté, est impraticable à nos voitures mécaniques ; on franchit la belle grille blanche formant, du côté de Paris, l'entrée principale du domaine et qui, bientôt, sera veuve de l'emblème royal dont se complète son couronnement. La voiture, les cavaliers passent, se lancent sur la route de Versailles ; la grille se referme... De seize ans, elle ne s'ouvrira plus devant un maître. |
[1] Le vestibule actuel, datant du comte de Toulouse.
[2] Ces deux pièces sur l'emplacement de la grande salle à manger actuelle.
[3] Probablement dans la tourelle du sud, et de plain-pied avec la salle des Nobles.
[4] Peut-être l'ancien entresol établi pour madame de Mailly.
[5] L'état dit : quatorze pieds (soit 3 m. 50) ; c'est évidemment quatorze pouces qu'il faut lire (45 centimètres environ). Archives nationales O1*3 443.