LE CHÂTEAU DE RAMBOUILLET

SIX SIÈCLES D'HISTOIRE

 

CHAPITRE III. — CHEZ LE FILS DU ROI-SOLEIL.

 

 

Le comte de Toulouse. — Le Dauphin chasse le loup. — Louis XIV à Rambouillet. — Sophie de Noailles. — L'appartement d'assemblée.

 

En 1683, le comte de Toulouse, alors âgé de cinq ans, était déjà grand amiral de France. C'était débuter jeune dans la carrière de marin ; mais il avait l'âme bien née, car sa valeur n'attendit pas qu'il fût homme pour se manifester avec éclat. A douze ans, son intrépidité aux sièges de Mons et de Namur émerveillait les vieux soldats. La guerre de succession d'Espagne lui fournit maintes occasions de prouver ses talents en stratégie navale : il était chargé de gloire et de titres lorsque, en 1705, à vingt-sept ans, il devint l'heureux possesseur de Rambouillet. Bien fait de sa personne, ce qui le distinguait des autres enfants que le Roi avait eus de madame de Montespan, aimable, instruit, sans morgue, magnifique, ainsi que l'on disait alors, il n'avait pas encore pris femme. Il fallait cependant qu'il fût remarquablement sympathique puisqu'il trouva grâce devant Saint-Simon, l'ennemi déclaré des enfants adultérins de Louis XIV ; ce mémorialiste, frondeur impitoyable, reconnaît que le comte dé Toulouse était l'honneur, la vertu, la droiture, l'équité mêmes.

Rambouillet allait devoir à ce prince son apogée : en même temps qu'il achetait ce château, il acquérait le duché de Montfort, les terres de Poigny, d'Auffargis, de Gazeran, de Guiperreux et, en partie, celle du Perray, doublait l'étendue de son parc et la portait à 2.400 arpents — 1.200 hectares — entourés de murailles. Son domaine comprenait, au total, 30.000 arpents de bois et de bruyères et formait la plus magnifique terre de chasse qu'il y eût alors en France.

Sans tarder il livrait à ses architectes l'antique château des d'Angennes, conservé intact depuis le moyen âge, si l on excepte quelques réparations et modifications de détail. Sans rien abattre des vieux murs du XIVe siècle, on doubla la largeur de l'aile de l'est, qui tenait à la porte fortifiée, de façon à y aménager plusieurs logements de maîtres et à réserver la grande salle et les pièces qui lui faisaient suite, destinées à servir d'appartement pour le Roi. On nicha, habilement, un vestibule demi-circulaire dans l'angle formé par l'ancien bâtiment ; la cour du château devenant ainsi rectangulaire, on en orna les façades de colonnes, de balcons, de hautes lucarnes à fronton ; on supprima la courtine et les fossés, et, sur le terrain nivelé, on éleva à leur place une belle grille en hémicycle touchant d'un côté à la porte fortifiée, de l'autre a la Tour de François Ier. Seul un plan permet d apprécier l ingéniosité des architectes, — un certain Sarda, dit-on, dirigé par Robert de Cottes, — qui réussirent à transformer la demeure féodale en une habitation moderne, et conservèrent, sans crainte du disparate, les parties que leur antiquité rendaient vénérables.

En deux ans, tout fut terminé et, pour l'inauguration, débarqua la Cour de Versailles : le Grand Dauphin, les jeunes princes ses fils, le duc de Bourgogne et le duc de Berry, la duchesse de Bourgogne, la princesse de Conti, fille du Roi et de mademoiselle de la Vallière, le duc de Bourbon, premier duc de France et que, pour ce motif, on nommait Monsieur le Duc, tout court. Chacun de ces personnages amenait ses familiers et sa suite, ce qui suppose un nombre considérable de gentilshommes, d écuyers, de pages, de gardes, de dames titrées, de valets et de servantes. On est au dimanche 7 août 1707 ; dès la veille sont arrivés les officiers d'office et d'écurie envoyés par le Roi pour aider au service ; car Louis XIV, soucieux d'épargner aux privilégiés qui le reçoivent, lui ou les siens, une dépense trop considérable, a décidé que tous ces déplacements auront lieu à ses frais. De là, peut-être, l'origine de cette maxime d'étiquette que, où qu'il aille, le Roi est partout chez lui et traité en maître de la maison.

 

Le Château de Rambouillet après les premiers travaux du comte de Toulouse. État de 1705 à 1730 environ.

 

Les grands carrosses à six chevaux tournent dans l'étroite cour d'honneur ; que de valetaille galonnée, quelle animation, quel empressement ; que de courbettes, de saluts, de baisemains, de révérences ; quels cris de surprise et d'admiration, à l'aspect des façades toutes neuves, de pierre blanche et de brique rose, qui rajeunissent le vieux château ! Dès l'entrée, on s'exclame : le vestibule tendu d'une magnifique tapisserie de la Chine, la chambre réservée au Dauphin, son lit entièrement drapé d'or charmant les yeux. On se promène de pièce en pièce, où tout est disposé pour la commodité d'un long séjour ; les hôtes augustes s'installent, pour se retrouver bientôt dans la salle du couvert où le repas va être servi, aux sons d'une musique délicieuse entremêlée de chansons qui divertirent beaucoup.

Le lendemain, le Dauphin chasse au loup dans la forêt, et, à son retour, le comte de Toulouse lui fait visiter ses écuries établies dans le bâtiment des communs, longue galerie récemment élevée le long de l'avant-cour et qu'un souterrain met en communication avec le château. Coup d'œil saisissant ; cent deux chevaux de selle alignés tout d'une file, sous des couvertures de haut goût, les crins ornés de nœuds de rubans ; au-dessus des stalles sont pratiquées des chambres pour les palefreniers qui y couchent ; les trophées de harnais étincellent, et tant d'ordre et de prévoyance ont présidé à l'installation de cette écurie modèle que toutes les fenêtres en sont garnies de rideaux.

Le mardi 9, chasse au cerf que les dames suivent en carrosse ; pour achever la journée, promenade, jeu et musique. Il y eut encore chasses au loup le mercredi et le jeudi ; les princes retournèrent ce jour-là à Versailles et la noble compagnie quitta son hôte, admirant sa magnificence et charmée de ses manières affables et généreuses.

Une seule ombre au tableau : l'encombrement. Les officiers du comte de Toulouse étaient en si grand nombre que le renfort de ceux envoyés par le Roi, afin d'aider au service, n'avait eu pour effet que de le compliquer.

Cette masse de serviteurs s'embarrassant l'un l'autre, le conflit des attributions, certaines rivalités probablement, avaient occasionné un désordre dont le comte était marri. Il se permit d'observer au Roi que son château n'était pas assez grand pour recevoir tant de monde ; tout son personnel ne pouvait même s'y loger. Il sollicitait donc de Sa Majesté la faveur de se charger lui-même de recevoir les princes et d'assumer toute la dépense ; le Roi voulut bien accorder à son fils préféré cet avantage qu'il aurait refusé à tout autre, et les altesses revinrent à Rambouillet en automne, accompagnées d'un grand nombre de seigneurs, sans compter les gardes du corps et les Cent-Suisses. Cette fois la responsabilité d'assurer le plaisir et le bien-être de cette invasion de visiteurs retombait sur M. Desplasons, gouverneur du château, et la difficulté s'augmentait du peu de ressources qu'offrait alors le bourg de Rambouillet ; il fallait tout prévoir et ne compter que sur les approvisionnements locaux. Ce fut magnifique. Les princes et leur cortège avaient quitté Versailles le lundi, 14 novembre, à sept heures du matin ; en arrivant à Rambouillet ils partirent aussitôt pour la chasse au loup et ne rentrèrent qu'à six heures du soir. Trois tables de quinze couverts chacune les attendaient, splendidement servies, la première par les officiers du comte de Toulouse, la seconde par ses valets de pied, la troisième par ses domestiques. Il y en avait une quatrième, appelée table des suppléants, pour ceux qui se présenteraient sans être attendus. Ces quatre tables étaient seulement pour les convives de haut rang et, bien entendu, toute leur suite et leurs équipages se virent traités avec autant de largesse que d'élégance : les vins de Bourgogne et de Champagne étaient prodigués, ainsi que les vins de liqueur, le chocolat, le thé et le café, toujours prêts pour ceux qui en souhaiteraient. Tous les matins, grands déjeuners avant le départ pour la chasse et, par un raffinement de somptuosité, quoique les nobles invités fussent absents pendant la journée, on n'en servait pas moins, à l'heure du dîner, la table des princes avec autant de recherche, de délicatesse et de propreté que si ces princes y eussent été. A six heures les tables se retrouvaient dressées pour le retour de chasse et les plus exigeants des formidables appétits de ce temps-là pouvaient largement se satisfaire et s'estimer comblés. La fête se poursuivait au cours de la nuit : jeux de toute sorte, concerts dirigés par le sieur Matteau, ténor de la chapelle royale, qui faisait entendre ses plus beaux airs d'opéras et des morceaux de musique italienne, ce qui fournissait un divertissement sans cesse renouvelé.

Le programme variait peu : tous les matins la journée commençait par une messe en musique à l'église du bourg. Le mardi 15, grande chasse ; le mercredi, monseigneur le duc de Berry monta, dès l'aube, à cheval et alla tirer dans le parc des lapins et des lièvres jusqu'à l'heure marquée pour le départ de la chasse au loup où ce prince en tua un. Au retour, monseigneur le duc de Bourgogne s'occupa à tirer des lapins jusqu'à la nuit. On devait rentrer le jeudi à Versailles ; mais le Grand Dauphin, fort satisfait du régime de Rambouillet, proposa d'y prolonger son séjour jusqu'à la fin de la semaine. On chassa donc ce jour-là, le matin les lapins, l'après-midi le cerf : on fit, le soir, la curée dans l'avant-cour du château ; il y eut encore chasse le vendredi 18, et le lendemain les princes, ainsi que tous les seigneurs qui les avaient accompagnés, retournèrent à Versailles, ravis des agréments de ce lieu délicieux et charmés des grandes manières de leur amphitryon.

A sept ans de là, tous ces princes qui, dans cette atmosphère de luxe et d'adulation, planent au-dessus de l'humanité ; ces princes si ardents auxquels un long avenir de continuelles jouissances, de bonheur et de gloire semble réservé, tous : le Grand Dauphin qui a maintenant quarante-quatre ans, le duc de Bourgogne qui en a vingt-trois, la duchesse, plus jeune encore, leur enfant au berceau, le duc de Berry qui n'a pas vingt ans, tous, tous, seront couchés dans les caveaux de Saint-Denis et la nombreuse postérité du vieux roi, qui survivra à ces deuils, ne sera plus assurée que par un enfant si chétif qu'on le baptisera à la hâte, tant le mal mystérieux qui frappe tous les siens apparaît implacable comme une revanche de la destinée.

Louis XIV supportait vaillamment ces catastrophes : plus que septuagénaire, il reste roi jusque dans la douleur. Déjà il est venu en octobre 1712 et en juin 1713 à Rambouillet. Il y reviendra en juin 1714 et rien, dans la façon dont il s'y comporte, n'indique qu'il est fatigué ou affligé. Madame de Maintenon est du voyage et aussi la princesse Palatine, belle-sœur du Roi. Dix-sept princesses ou nobles dames les accompagnent, au nombre desquelles il faut mentionner la duchesse de Bourbon et ses deux filles, les princesses de Clermont et de Charolais, et aussi Victoire-Sophie de Noailles, veuve depuis deux ans du marquis de Gondrin, petit-fils par descendance légitime de madame de Montespan, dont le comte de Toulouse est né hors mariage. Il se trouve donc être, si l'on peut dire, l'oncle naturel de cette jeune veuve de vingt-six ans qu'il a rencontrée aux eaux de Bourbon et pour laquelle, malgré qu'il ait toujours paru fort éloigné de se marier, il a pris beaucoup de goût. Victoire-Sophie de Noailles était charmante, à en juger par ses portraits : le quinteux Saint-Simon reconnaît qu'elle avait la gorgé belle et un visage agréable, et même il lui accorde de la gaîté et de l'esprit.

Hormis le duc d'Orléans, neveu direct de Louis XIV, et les ducs de Sully et de la Feuillade, amenés par le comte de Toulouse avec la permission du Roi, aucun homme n'était du voyage. Il serait fastidieux d'esquisser de nouveau un tableau de ces réceptions qui diffèrent peu ; qu il suffise de dire que celle-ci fut des plus réussies et que tous les invités en parurent délicieusement réjouis ; les yeux langoureux et le joli minois de la marquise de Gondrin suffisaient à ravir le maître de la maison ; madame de Maintenon, qui ne devait pas être facilement amusable, se déclara parfaitement satisfaite : Nous sommes ici dans les plaisirs depuis le matin jusqu'au soir, écrit-elle à madame des Ursins ; tous les jours chasse, souvent la curée sous mes fenêtres, tous les soirs musique ; mais elle juge que ça manque un peu de tenue : Nos princesses joignent à la liberté qui est assez grande maintenant partout, celle de la campagne. La vieille madame des Ursins répond à son amie, non sans dédain pour le temps présent, qu'elle est allée à Rambouillet jadis, quand y vivaient les Montausier ; c'est alors que régnaient le bon ton et la politesse ; le tabac n'était point connu, non plus que d'autres modes qui se sont introduites depuis et qui n'y auraient pas été admises. Horace, déjà, avait constaté cette tendance qu'ont les gens âgés à soutenir que tout se gâte et, que le monde était bien meilleur à l'époque où ils avaient vingt ans.

Quant au Roi, il est toujours jeune : il entend la messe tous les matins, passe chez madame de Maintenon où il travaille avec les ministres qui, il faut le croire, viennent quotidiennement de Versailles. Puis il dîne avec les dames, et solidement : on n'en est plus au temps où l'on servait sur les tables royales de la bouillie, réputée seule nourriture saine et digestive, et où Louis XIV lui-même disputait un poêlon de ce mets à son frère qui, pour terminer la querelle, le lui jetait à la figure. Après le dîner c'est la chasse : le Roi, en dépit de ses soixante-seize ans, monte en voiture tous les jours pour courre le cerf ou le lièvre, se promène dans les jardins et par tous les temps. Dangeau note : Plus il voit ce pays de Rambouillet et plus il s'y plaît. Il projette même d'y revenir en octobre ; d'ailleurs il semble résolu à ne point penser à ce qui pourrait troubler son plaisir : le 16, quand il rentre de la chasse, il apprend que la duchesse de Berry vient de lui donner une arrière-petite-fille ; le lendemain tandis qu'il tient conseil, M. de Pontchartrain lui annonce que cette enfant est morte ; sur quoi le Roi ordonne de la faire enterrer le plus tôt possible sans cérémonies. Puis il va tirer des lapins. Le 18, il chasse encore une fois a courre et, le jour suivant, il quitte Rambouillet à trois heures pour rentrer à Marly.

Il serait plus intéressant de rechercher dans quelles conditions une si noble et si nombreuse société était logée dans le château de Rambouillet ; mais on ne peut que hasarder des hypothèses : il est de tradition que la chambre où couchait le Roi est l'immense pièce servant actuellement de salle à manger, — ancienne grande salle du château des d'Angennes. Au temps du comte de Toulouse on accédait directement du vestibule à cette belle pièce, sensiblement plus vaste en 1714 qu'aujourd'hui, car l'office qu'on y a aménagé à une époque incertaine n'existait pas et la tourelle du sud, accolée à l'angle de cette salle, était en communication directe avec elle. On a dit que cette tourelle fut l'oratoire de Louis XIV et la chapelle même du château ; mais, d'après certaines relations qu'on ne peut suspecter, la musique se faisait entendre durant les offices, au cours desquels on exécutait chaque jour des motets nouveaux ; il faudrait donc admettre que, à l'heure de la messe, la chambre royale était envahie, non seulement par les violons, mais par toute la population du château, ce qui paraît bien improbable. Ou bien la chapelle du comte de Toulouse était située ailleurs, ou bien Louis XIV se rendait, pour ses dévotions, à l'église du bourg, très voisine, ainsi qu'on le sait ; et la tourelle adjacente à la chambre pourrait bien n'avoir servi qu'à recevoir, ainsi que le mentionne quelque part le duc de Luynes, la chaise percée de Sa Majesté.

Quant à la décoration de la chambre même, on n'en possède qu'une description dont il faut bien faire état, puisqu'elle est unique, encore qu'elle n'inspire qu'une très médiocre confiance ; elle émane d'un Anglais qui, visitant Rambouillet en 1807, prétend que, par respect pour la mémoire du Grand Roi, l'appartement où il coucha est resté, jusqu'à cette époque, dans l'état où il était du temps de ce monarque. — Allégation manifestement fausse ; et ledit Anglais contemple sur un plancher élevé à l'extrémité de la salle, le lit royal en velours rouge et or, avec dessus de satin blanc. On lui montre aussi des pièces d'étoffes grossières comme étant les draps dans lesquels aurait dormi Louis XIV. Ce reportage ne mérite aucune attention et son auteur a dû être victime de quelque cicérone facétieux. Ce qui intrigue c'est qu'il faut trouver pour le Roi et pour madame de Maintenon un appartement de plain-pied ; or il ne reste, du temps du comte de Toulouse, dans cette partie du château que deux pièces qui répondent à cette désignation. Si l'on ajoute que, l'intraitable étiquette régnant alors en souveraine, il était de toute nécessité qu'une antichambre assez vaste précédât la chambre de Sa Majesté, pour que, à l'heure de son coucher et de son lever, le service des Entrées pût s'ordonner comme à Versailles, on en arrive à conclure qu'il est impossible de reconnaître dans les dispositions actuelles du château celle de l'appartement du Roi-Soleil, à moins d'admettre que la grande salle était alors divisée en deux par une cloison, ainsi que, d'ailleurs, l'indiquent certains plans.

Qu'on excuse cette aride et vaine topographie ; ce qui fait le charme d'un château chargé, tel que celui-ci, de siècles et d'histoire, c'est le mystère qui l'enveloppe. Se demander comment était-ce ? chercher à découvrir un indice du passé, un rien qui aide à reconstituer par la pensée ce qui n'est plus, voilà, diront les profanes, une occupation qui ne peut satisfaire que l'oisiveté d'un rêveur dénué de sens pratique. Bien des gens ne comprendront jamais quelle intense et mélancolique curiosité suscitent ces murs, vieux de six cents ans, qui ont vu tant de choses et résonné au bruit de tant de voix. S'il reste encore à Rambouillet un vestige de l'ancien appartement de Louis XIV, ce peut être seulement un fragment de robuste et simple boiserie conservé dans l'office voisin de la grande salle à manger, et qui paraît dater du XVIIe siècle. Il est possible que ce lambris soit là depuis les temps glorieux du château, alors que le comte de Toulouse, objet de la tendresse de son royal père, se plaisait à faire de son domaine l'un des séjours les plus réputés de France.

C'est alors qu'il fit planter, à proximité du château, cet imposant quinconce qui, bien éprouvé par les ans, subsiste pourtant encore ; deux nouveaux canaux, creusés en éventail, coupèrent en biais les îles des Poules et du Potager, embrassant de larges nappes d'eau les îles plus petites des Festins et des Roches ; dans celle-ci un perron de marbre permettait d'atteindre, par un chemin taillé dans les rochers de Rabelais, un joli temple, ouvert de quatre côtés et que décoraient des peintures. D'admirables avenues, ménagées avec art, prolongeaient les perspectives du jardin jusque dans le grand parc, et la forêt immense était percée de trois cents lieues de routes. Tant d'opulents efforts valaient une récompense : dès 1711 le Roi érigeait l'ancien marquisat des d'Angennes en duché-pairie et y créait une maîtrise des Eaux et Forêts ; il donnait, trois ans plus tard, au comte de Toulouse la charge de Grand Veneur et l'élevait, malgré sa bâtardise, au rang de prince du sang royal. Nul n'ignore que Louis XIV fit plus encore : il légitima ses enfants naturels, et le châtelain duc de Rambouillet, ainsi que son frère le duc du Maine, étaient éventuellement appelés à ceindre la couronne de France.

Tout s'écroule quand meurt le grand Roi ; son testament est cassé ; le droit de succession au trône est enlevé aux légitimés ; on leur chicane jusqu'à leurs titres de princes du sang. Tous ces faits sont de l'Histoire générale et trop connus pour être ici détaillés. Le duc du Maine s insurge ; le comte de Toulouse se résigne ; il est sans ambition, non sans fierté ; il va parfois saluer, à Vincennes ou à Versailles, son neveu, le jeune Louis XV ; mais il ne se montre à aucune des cérémonies de la Cour, ni à la première communion du petit roi, ni à son sacre ; il se confine à Rambouillet qu'il se plaît à embellir encore, et, large compensation aux grandeurs perdues, il est amoureux.

Jusqu'alors, on l'a dit, il s'était montré réfractaire au mariage, peut-être parce que, désigné comme héritier du trône, il n'aurait pu épouser une personne de son choix. Libéré maintenant, voyant l'avenir de la famille royale assuré par le prochain mariage de Louis XV, il céda à ses sentiments et épousa cette jolie et spirituelle Sophie de Noailles qu'il avait si souvent reçue à Rambouillet. Il avait alors quarante-cinq ans ; elle, trente-cinq. Pourquoi voulut-il que cette union restât secrète durant dix mois ? Comptait-il sur quelque revirement imprévu qui lui créerait de nouveaux devoirs, ou, plus probablement, retiré de la Cour, voulait-il éviter qu'une grande cérémonie où tous les princes eussent paru, réveillât les rancunes assoupies et les rivalités de préséance, toujours prêtes à s'envenimer ? Ce qui est sûr c'est qu'il attendit la mort du Régent, son beau-frère, pour rendre public son mariage. Quoique ce mariage eût fait beaucoup parler et qu'on eût même prétendu qu'il n'était pas valable, en raison du degré de parenté des deux époux, ils furent parfaitement heureux : On ne peut exprimer, disait le duc de Luynes, ce qu'était leur union, d'autant plus intime qu'elle était réciproque et fondée sur la reconnaissance de la comtesse. Durant quatorze ans qu'ils furent mariés, ils ont toujours couché dans le même lit ou dans la même chambre et je ne crois pas que l'on puisse trouver dans ces quatorze années qu'aucun événement les eût séparés. Un fils naquit en 1725 de ce couple exemplaire : il fut ondoyé à l'église de Rambouillet et reçut le titre de duc de Penthièvre, apanage dont Louis XIV avait gratifié le comte de Toulouse dès 1697.

Le châtelain de Rambouillet disposait d'un million et demi de rentes ; les continuels embellissements de son domaine en absorbaient une partie ; car son amour pour sa femme se traduisait en améliorations apportées à leur domaine de prédilection, et c'est ainsi que le château dut bientôt à cette galanterie une parure d'une telle grâce et d'une telle richesse que Versailles lui-même pourrait la lui envier.

Comprenant que le vieux manoir, même augmenté de deux ailes, dont l'une, celle de l'ouest, n'était là que pour la symétrie, ne suffirait pas aux hôtes de marque et aux nombreuses sociétés qu il était appelé à recevoir, le comte de Toulouse résolut de l'agrandir encore et d'élever, contre l'ancienne courtine qui avait relié le logis féodal à la grosse Tour, un corps de bâtiment dont les appartements seraient décorés dans le style élégant de l'époque. Tenu par les anciens contours du château et par les dispositions des canaux, on ne pouvait songer à prolonger en ligne droite les constructions prenant façade sur le parc, et le nouveau pavillon à bâtir allait former avec elles un angle assez prononcé. Afin de dissimuler cette défectuosité, on abattit la tourelle de l'ouest pour la reconstruire quelques toises plus au nord, à l'endroit même où se dessinait ce coude inévitable. D'ailleurs les architectes ne cherchèrent point à innover et imitèrent sagement, pour ce prolongement, la simplicité des anciens bâtiments : un haut étage, brique et pierre, surmonté de grandes mansardes de brique. On sacrifiait donc tout à l'élégance et à la commodité intérieures, au point qu'on renonça à mettre les nouveaux salons de plain-pied avec les grandes pièces du vieux château, pour adopter le niveau de l'aile étroite qu'ils allaient doubler. Telles étaient les difficultés à résoudre et qu'il faut bien mentionner dans l'intérêt des visiteurs du château actuel que déroutent tant de guingois et tant de désaffleurements.

Les architectes se débrouillèrent tant bien que mal ; mais les décorateurs composèrent un chef-d œuvre. Des trois salles dont s'augmentait la demeure du comte de Toulouse, la première, élégante de forme, est lambrissée de boiseries simples ; mais les deux suivantes défient toute description. Il n'y a pas, en effet, de mots Pour exprimer la grâce exquise de ces fantastiques dentelles de chêne, si exubérantes et si ordonnées, prouesses d'un art magique qui se joue de la matière et la modèle à son gré. On ne sait si l'on doit admirer davantage la fantaisie de l'artiste qui a rêvé ces délicieuses arabesques ou la dextérité de l'ouvrier qui les a ciselées en plein bois. Ce qui étonne le plus, c'est l'aristocratique allure, ou, — pour user d'un mot qui n'a plus guère d'emploi, — la distinction de ce décor fougueux qui reste simple dans sa luxuriance. Jadis plaquée d'or sur fond clair, cette ornementation devait être éblouissante ; soigneusement décapée aujourd'hui, elle gagne peut-être en discrétion ce qu'elle a perdu en richesse et le ton uniforme du beau chêne lui communique un attrait vieillot qui ajoute à son élégance. Ces moulures sombres forment un contraste surprenant, — émouvant, même, — avec les hautes glaces qu'elles encadrent d'un faisceau de joncs entouré de fleurs retombant en guirlandes sur les limpides miroirs. Moins papillotant et plus sévère qu'autrefois, cet ensemble évoque mieux, dirait-on, le souvenir de tous ceux qui, depuis deux siècles, ont vécu là et dont ces glaces ont réfléchi la vivante image : que de scènes galantes, de rires, de joies, d'intrigues elles ont reflétés ; que de visages anxieux, de larmes, de désespoir aussi !... On le verra par la suite de ce récit car, à ces salons faits pour l'amour, les destins réservaient d'être associés à des tragédies fameuses et de voir passer toutes les grandes figures de notre Histoire.

 

Le Château de Rambouillet augmenté vers 1730 des trois premiers salons de l'appartement d'assemblée.

 

Faits pour l'amour... On ne peut s'y tromper : la somptuosité de ces appartements est une déclaration ; leurs belles boiseries se marient à de charmantes corniches où figurent, en théories parlantes, des petits Cupidons folâtres ; et, en certains endroits, apparaît le chiffre de Marie-Sophie de Noailles, comtesse de Toulouse ; pour ravir ses jolis yeux on a créé ces merveilles ; à quelle date ? On ne sait pas : évidemment au moment de son mariage ou dans les années qui suivirent. Quel en est l'auteur ? Rien ne l'indique : Antoine Vassé, a-t-on dit ; le Flamand Verberckt, prétendent d autres ; mais celui-ci, qui, plus tard, allait parer de ses chefs-d'œuvre les petits appartements de Louis XV, à Versailles, n'avait que vingt ans à l'époque où Sophie de Noailles devenait la reine de Rambouillet. Faut-il croire à toute une équipe dont auraient fait partie les deux ornemanistes précédents et Jules Dugoulon, très lié avec Verberckt et, lui aussi, sculpteur émérite ? Quels vrais artistes étaient ces hommes qui produisaient de si belles choses et ne songeaient même pas à s'en prévaloir ?

Il faut dire que si ces trois pièces égalaient aux plus belles du pays la demeure des Toulouse, le corps de bâtiment qui les contenait devait singulièrement accentuer l'irrégularité de la silhouette générale du château. Il paraît bien probable que ce pavillon n'avait pas été continué jusqu'à la Tour de François Ier par respect pour ce monument historique et le grand souvenir qu'il rappelait. Mais le nouvel appartement fut si admiré qu'on se décida à le prolonger et à entamer la vieille Tour ; et c'est alors que furent aménagées les trois salles qui, formant enfilade avec les précédentes, sont de dimensions moins imposantes, précisément en raison du voisinage de l'antique donjon qu'on s'efforçait de défigurer le moins possible. N'importe, on l'ébrécha fortement afin de donner à ces trois salons, — à ces trois boudoirs pour mieux dire, — des formes régulières ; certaines de leurs dispositions, qui paraissent l'effet d'un gracieux arrangement, ont été, en réalité, imposées par la dureté des formidables murs du XIVe siècle, qu'on parvint à grignoter pour loger dans leur flanc ces ravissantes chambrettes. Quant à leur décoration, elle surpasse en grâces étourdissantes celle des grands salons qui les précèdent : c'est, avec le même rythme, la, suprême expression de ce style qu'on a qualifié de rococo, plus riche encore ici d'invention et de délicatesse. Ainsi complété, l'appartement d'assemblée était digne des plus augustes hôtes, et ceux-ci n'allaient pas lui manquer.

 

Château de Rambouillet après l'achèvement de l'appartement d'assemblée.

Etat de 1735 à 1805, époque de Louis XV, du duc de Penthièvre et de Louis XVI.