LE CHÂTEAU DE RAMBOUILLET

SIX SIÈCLES D'HISTOIRE

 

CHAPITRE II. — LES PRÉCIEUSES.

 

 

Charles d'Angennes. — L'Hôtel de Rambouillet. — La lionne et ses amoureux. — Arthénice. — Les beaux esprits. — Julie d'Angennes et son soupirant Montausier-Alceste. — Fleuriau d'Armenonville. — Création du parc.

 

Charles d'Angennes, à la mort de son père Nicolas, se trouva gratifié de titres et d'emplois considérables. La terre de Rambouillet fut pour lui érigée en marquisat, eu égard aux signalés et recommandables services que ceux de sa famille, l'une des plus anciennes du royaume, ont rendus aux rois nos prédécesseurs et à nous... en une infinité d'occasions où ils ont été employés. Ainsi sont libellées les lettres patentes qui consacrent cette suprême faveur. Charles d'Angennes était en outre vidame du Mans, conseiller d'État, maître de la garde-robe du Roi, deux fois ambassadeur en Espagne, colonel général de l'infanterie italienne, capitaine des cent gentilshommes de la Maison royale et commandant des oiseaux de la chambre de Sa Majesté Louis XIII. Il avait épousé, vers l'an 1600, Catherine de Vivonne-Savella, italienne de naissance et gratifiée d'un titre princier. Deux garçons et cinq filles naquirent de cette union.

A ce début du XVIIe siècle, le château de Rambouillet n'avait rien perdu de son aspect féodal ; peut-être la Tour de François Ier était-elle cependant réunie déjà au bâtiment principal par une construction élevée sur l'ancienne courtine et comportant quelques logements ; car le château proprement dit se réduisait, comme à l'époque gothique, à la grande salle et à deux chambres de maître, sans compter, bien entendu, des recoins et des galetas où logeait la valetaille. Par contre, les abords de l'habitation avaient été transformés : l'aïeul, Jacques d'Angennes, avait taillé dans les bois un parc de mille arpents (500 hectares), clos de murs ; un grand portail s'ouvrait, du côté du bourg, face à l'église paroissiale aujourd'hui détruite et dont on devine encore le contour dans l'angle nord de la place de la Mairie, là où s'étalent, sous les platanes, les tables et les chaises d'une hôtellerie récente. Si l'on mentionne aussi une basse-cour, une ferme avec colombier, des écuries, une bergerie, des étables, un grand étang, on pourra se figurer, approximativement, ce qu'était le domaine vers le milieu du règne de Louis XIII.

Il arriva que, le 7 novembre 1624, le Roi, qui se trouvait à Dourdan, partit sous la pluie et fut courre le cerf dans la forêt d'Yveline ; la chasse dura tout le jour et, quand la nuit vint, le Roi, égaré dans les bois, ne savait plus où tourner. Il résolut d'aller tout droit pour pousser à l'aventure. Il arriva ainsi à Rambouillet, tout mouillé, environ vers les huit heures du soir, et coucha dans une auberge. Le lendemain, dès l'aube, il remontait à cheval et regagnait Versailles où il rentra vers dix heures.

Si Louis XIII, dans cet embarras, ne réclama point, comme c'eût été le cas, l'hospitalité de son grand-maître de la garde-robe, c'est que les d'Angennes avaient abandonné leur château : la belle marquise de Rambouillet et son mari s'étaient fixés à Paris et y avaient élevé, entre le Louvre et les Tuileries, un hôtel dans le dernier genre et qui faisait sensation. Bâtie en brique et pierre, assez simple à l'extérieur, cette somptueuse demeure, à qui en franchit le seuil, apparaît comme un palais des Mille et une nuits. Le grand salon est tendu en cuir doré ; de merveilleux tapis de Turquie recouvrent le parquet ; une chapelle, ornée de dentelles d'or et encombrée de pièces d'argenterie magnifiques, fait face à une cheminée monumentale ; aux murs sont les portraits des trois rois défunts, et l'admiration redouble quand on pénètre dans la Chambre bleue, déjà fameuse avec sa tapisserie de brocatelle azur sur fond d'or, ses consoles et ses buffets émaillés, chargés de porcelaines chinoises et de bronzes précieux. Et partout des fleurs fraîches dans des urnes de cristal, des meubles couverts de point de Hongrie, des miroirs encadrés d'ébène, des coffres de cuir ramagés d'or, et encore, et surtout, à demi étendue sur un ht de repos, que surmonte un dais de gaze et qu'éclaire un immense, candélabre à quinze bras, la déesse du lieu, la marquise de Rambouillet ; parmi les satins de Bruges brochés d'or, elle reçoit ses visiteurs, tend la main aux baisers, dit un mot, salue d'un sourire, et trône au milieu d'un cercle d'adorateurs béats, juchés sur des escabeaux de velours cramoisi frangé d'or.

Elle tient dans la perfection son rôle d'idole ; aussi accueillante que majestueuse, elle est encore belle malgré la quarantaine ; au moindre mouvement de sa tête, les pierreries qui constellent sa blonde chevelure étincellent, mais moins encore que ses yeux, pétillants d'esprit dans l'ovale charmant de son visage. Assise à ses côtés, se tient sa fille aînée, Julie d'Angennes : elle a dix-huit ans ; l'éventail déployé cache sa gorge et ses jeunes épaules découvertes ; elle est brune, jolie aussi, en dépit d'un nez un peu lourd que rachètent une bouche délicieuse et des yeux rivalisant d'éclat et d'intelligence avec ceux de sa mère.

Le marquis, époux et père de ces deux divinités, est moins avantagé : grand, droit et sec comme tous les aînés des d'Angennes, — auxquels ces particularités héréditaires ont valu, depuis plusieurs générations, le sobriquet de sapins de Rambouillet, — le marquis est de mine vulgaire : d'épais sourcils ombragent ses yeux ternes ; il a le nez busqué, de grosses lèvres, le front bombé et le menton pointu, au total l'air d'être son propre intendant. Sa démarche, volontairement hésitante, dissimule une demi-cécité ; pourtant il reste affable, suprêmement courtois, mais un peu fermé, comme il convient à un diplomate qui a travaillé avec le grand Sully et détient les secrets de l'État.

Tout le monde allait chez les Rambouillet, grands seigneurs et poètes crottés ; on y vit Buckingham et Mazarin ; mais, il faut bien le dire, si la divine marquise n'avait reçu que des ministres et des gens titrés, sa maison ne se fût pas distinguée de tant d'autres. Le renom de l'hôtel de Rambouillet est immortel, uniquement parce que les gens de lettres y fréquentèrent, et ceci fait grand honneur à la corporation. La marquise était une femme savante, parlant plusieurs langues, lisant Virgile dans le texte latin et très sincèrement éprise de petits vers, de madrigaux, sonnets, épigrammes. vaudevilles, impromptus et autres productions que ne lui marchandaient pas les nourrissons des Muses, trop heureux de payer par quelques bouts-rimés l'agrément d'un bon dîner et la compagnie de jolies femmes. On en trouvait là d'adorables : outre la vertueuse marquise et sa chaste fille Julie dont il était d'obligation de se prétendre amoureux, l'étoile, la lionne de l'hôtel était Angélique Paulet qui, elle, ne passait pas pour invincible : nul n'ignorait que, dès 1609, alors très jeune fille, elle s'était montrée dans un ballet de la Cour, en déesse marine, montée sur un dauphin de carton et vêtue seulement d'un péplum de simple gaze. Ce travestissement sommaire avait embrasé, en dépit de ses cinquante-cinq ans, l'inflammable Henri IV qui, tout-puissant sur les cœurs, triompha des pudeurs de la demoiselle dont ce fut là, disait-on, la première mais non l'unique aventure. Une dame charitable l'avait recueillie et convertie pour toujours à la vertu ; mais cet attrait de plus ne la rendait que davantage désirable ; éblouissante de beauté, elle était encore, pour la damnation de ses soupirants, douée d'une voix si juste et si puissante que les plus aguerris en étaient secoués.

Telle était la Minerve dont la marquise de Rambouillet avait enrichi son Olympe : on n'y parlait que de vers et d'amour ; on n'y dissertait que de l'art de bien dire et de peindre éloquemment sa flamme. On y roulait des yeux mourants, on y poussait des soupirs à fendre des chênes et, comme il fallait bien parer de littérature cette afféterie, on avait baptisé de surnoms galants ces trop aimables tigresses pour lesquelles on expirait d'adoration. Julie d'Angennes était la Princesse ; Angélique Paulet était, on l'a dit, la lionne, celle qui dévorait ses victimes. Quant à la marquise, comme elle se prénommait Catherine, il avait fallu transformer cette appellation un peu bourgeoise en une désignation plus mythologique : ses adulateurs suèrent sang et eau pour forger l'anagramme : l'un trouva Carinthée, un autre Éracinthe ; le vieux Malherbe et Racan en collaboration proposèrent Arthénice qui fut adopté avec enthousiasme.

Singulier monde. Dans ses études sur Tallemant des Réaux et sur Vincent Voiture, M. Émile Magne en a tracé de bien pittoresques portraits : Ménage, Vaugelas, Balzac, Voiture étaient des assidus ; mais il y avait aussi des originaux dont les noms furent célèbres dans ce cercle de beaux esprits et qu'on ne connaît guère que par les coups de bec de Boileau : l'abbé de Croisilles qui, dès qu'on s'approche de lui, pâlit, frissonne et se met en défense tant il a peur qu'on le chatouille, supplice qui lui est particulièrement redoutable et dont il sait qu'il doit mourir ; — d'Aumont qui se cogne à tous les meubles et juge le corps humain mal fait : Nous avons, dit-il, des os à tous les endroits sur lesquels nous tombons d'ordinaire ; il faudrait que nous eussions des ballons de chair aux genoux, aux coudes et aux quatre côtés de la tête ! — Vauquelin des Yvetots, si entiché de mythologie, qu'il se promène, habillé tantôt en satyre, tantôt en berger et tantôt en dieu de l'Olympe ; il habite, au Préaux-Clercs, une maison solitaire où l'on ne parvient que par une allée souterraine ; — Racan, ex-maréchal de camp devenu poète pastoral et chantre des bergeries ; c'est un incorrigible distrait qui accumule les balourdises quand il ne bégaie pas des phrases où nul n'arrive à démêler un mot ; — Chapelain, petit, maigre, exsangue, crachotant sans cesse dans un mouchoir crasseux, coiffé d'une perruque où la teigne semble champignonner, vêtu de guenilles, chaussé de savates éculées et répandant une odeur de chien malpropre ; — Valentin Conrart qui rime rarement et que, pour cette cause, la belle Julie dédaigne quelque peu ; mais il se fait accepter en multipliant hyperboles et révérences.

Les domestiques de cette étrange maison sont aussi remarquables que les habitués de la Chambre bleue : beaucoup sont italiens, baragouinant à peine le français, mais qui s'évertuent à imiter le langage quintessencié des beaux esprits et des précieuses : il y a la Fascarini, qui est la femme de chambre de la marquise ; — le secrétaire du marquis, Aldinary, qui, pris par contagion du démon de la poésie, écrit des vers lamentables — l'écuyer Silési ne sort jamais sans un énorme marteau à l'aide duquel il écrase les puces qui le démangent. Les Français de l'office ne sont pas moins originaux : l'argentier, Claude Girard, ne connaît pas de plus grand plaisir que d'aller voir pendre ou rouer les malfaiteurs à la Grève ; il deviendra par la suite concierge du château de Rambouillet ; — un ancien capucin, Dubois, ex-concierge de l'hôtel de Bourgogne, est le brodeur attitré de l'hôtel ; — le sommelier Aubry est entiché de loteries et en ouvrira une à son compte ; — et l'homme de confiance, Neufgermain, grand efflanqué, tout de noir vêtu et pourvu d'une barbe de fleuve, professe pour la poésie une passion sans frein et invente un genre littéraire : c'est l'ancêtre du dadaïsme ; voici l'une de ses œuvres dédiée à Julie d'Angennes :

Entre les dieux doit tenir RAN,

Proche Jupin, au plus haut BOU,

Plus belle que rose et qu'ŒILLET,

La divine de RAMBOUILLET.

C'est, on le voit, un composé de la charade, de l'énigme, du rébus, de l'acrostiche et du calembour. Neufgermain publia ses œuvres mais ne fit point école.

Si amusant soit-il d entendre des vers, de recevoir hommages, déclarations et compliments, ou même de tuer le temps en apostrophant par la fenêtre les passants de la rue, on s'ennuie quelquefois à l'hôtel de Rambouillet. Or, contrairement à l'opinion répandue, on n'y veut ni gravité ni pédanterie : la marquise Arthénice aime à rire ; Julie serait peut-être plus mijaurée ; mais, lorsqu'elle est débridée, elle prend gaîment sa part des folies de son entourage. Un jour toute la bande joyeuse Part pour Rambouillet : ce n'est pas qu'on apprécie la campagne, mais on aime le changement. Voiture est de la partie, bien que, en sa qualité de perpétuel enrhumé, il redoute le grand air. Depuis longtemps le château na pas été habité ; il contient encore de beaux meubles et de précieuses et anciennes tapisseries, mais l'abandon prête a la vieille demeure une empreinte de délabrement. Voiture est logé dans la Tour de François Ier ; sa chambre est superbe, tendue d'une tapisserie où sont figurés des parterres de roses et les scènes d'un baptême ; les rideaux et les meubles sont de satin cramoisi, fané par les ans ; l'ensemble n'est pas très réjouissant. Dans les autres pièces, il y a des lits à colonnes avec pentes de vieux damas, d'antiques tapis de Perse, des coffres superbes, quoique démodés ; mais on vient là pour se distraire et chacun y met du sien. A l'un des voyages, les jeunes filles, légèrement costumées en nymphes de Diane, vont siéger au bout de la prairie sur les roches de Rabelais ; comme il ne manque pas de poètes dans la troupe que trament Arthénice et Julie, l'un d'eux consacre à ces rochers des vers à échos :

Mon cœur jamais parjure

jure

De t'adorer jusqu'au tombeau.

Pour toujours je m'attache ;

tâche

Que le tien forme aussi l'écho...

Une autre fois, comme l'adorable Angélique Paulet annonçait son arrivée, on groupa sur le pont-levis les plus jolies personnes du village, parées de leurs plus beaux atours, et, quand la charmante visiteuse parut, l'une des filles, ployant les genoux, lui présenta solennellement les clefs du château, tandis que les deux bombardes rouillées placées au sommet du donjon, saluaient d'une salve, ainsi que pour une souveraine, l'entrée de la lionne. Certain jour, on installa un théâtre et on joua une tragédie, les Amours de Pyrame et Thisbé, de Théophile de Viau. Julie d'Angennes remplissait le rôle masculin de Pyrame et débita avec un sentiment profond les chaudes déclarations du héros à sa belle. On représenta aussi la Sophonisbe de Mairet : pour réveiller un peu les spectateurs de cette œuvre sévère, Angélique Paulet chantait pendant les entr'actes.

On avait aussi d'autres passe-temps, plus folâtres, encore qu'ils ne fussent pas désopilants pour tout le monde et touchassent à la grosse farce. Il faut savoir que, de tout temps, les Rambolitains ont témoigné d'une prédilection atavique pour les champignons de leur forêt, — friandise exquise mais inquiétante ; un soir, étant l'hôte d'Arthénice et de Julie, le comte de Guiche absorba un plat entier de ce délicieux comestible et alla se coucher sur cette prouesse. Les plus folles de la bande parvinrent, sans le réveiller, à retirer de sa chambre tous ses vêtements et passèrent la nuit à rétrécir pourpoints, vestes, cols, hauts-de-chausses et justaucorps. Ce travail terminé, on remit les habillements en place et, au matin, on vint en troupe réveiller le dormeur : il y avait messe à l'église du village, il fallait y assister. Il sort de son lit, passe son pourpoint et n'arrive pas à le boutonner. Qu'est-ce à dire ? C'est bien celui qu'il portait la veille : il en essaie un autre, il les essaie tous ; — même étroitesse ; il devient songeur. Aurait-il enflé ? Et tout à coup, il se rappelle... Les champignons ! On le réconforte, on le rassure, on l'enveloppe d'une robe de chambre, et il suit la compagnie à l'église, mais sans entrain. Au retour de l'office, il réclame un miroir et se trouve la mine défaite ; sur quoi il se recouche, persuadé qu'il va trépasser et suppliant qu'on amène un médecin. La mystification tourne au tragique ; quelqu'un y met fin en criant : Des ciseaux ! Le malheureux s'imagine qu'on veut l'ouvrir pour le dégonfler et la perspective de cette chirurgie improvisée l'affole. Il comprend tout, en constatant que les ciseaux ne servent qu'à découdre ses vêtements : et tel était le genre de plaisanteries admises alors dans la société la plus raffinée.

La marquise elle-même se plaisait à ces jeux ; et que n'eussent point fait ses familiers pour la satisfaire ? Voiture se présente un jour chez elle, déguisé en cardinal ; ou bien il se laisse tomber et crie qu'il s'est cassé la jambe. Un matin, toute la jeunesse de l'hôtel, affublée de costumes militaires, et montée sur des chevaux de louage, heurte à la porte de la maison de campagne qu'habite M. Arnaud d'Andilly, et, munie de billets de logement, exige d'être hébergée. D'Andilly, qui déteste les gens de guerre et redoute leur brutalité, proteste, ergote, se défend, quand, à toute bride, l'un des soudards fond sur lui, lance en avant... une lance de paille, heureusement pour le pauvre homme qui, néanmoins, se croit pourfendu et ne reprend ses sens qu'en reconnaissant parmi ses assaillants, la marquise de Rambouillet et toute sa cour d'écervelés. Parfois la farce est de ton plus galant, comme ce jour où, — sachant que Julie d'Angennes professe une grande admiration pour les exploits de Gustave-Adolphe, le roi de Suède, le héros du Nord, — Voiture embauche cinq ou six gaillards qu'il transforme en rutilants majordomes, les empile dans un magnifique carrosse et les envoie à l'hôtel de Rambouillet, porteurs d'une lettre par laquelle Sa Majesté Suédoise déclare sa flamme à la belle précieuse et met à ses pieds sa gloire et sa couronne. Stupeur du marquis, de la marquise et de leur fille quand ils voient s'arrêter devant leur porte ce cortège de carnaval ; ils accueillent avec empressement la flatteuse ambassade et comprennent, seulement en lisant la lettre, qu'ils sont dupes d'une mascarade. Il fallait en rire, Julie s'y résigna, certaine d'une revanche : il arrivait même que ses représailles n'étaient ni spirituelles ni charitables : certain soir, comme son fidèle sigisbée, toujours enrhumé, toussotait, éternuait et parlait du nez encore plus qu'à l'ordinaire, la déesse, agacée, lui déversa un grand pot d'eau froide sur la tête.

Il fallait qu'elle fût ensorceleuse, cette Julie, pour que, a son cénacle de turbulents adorateurs, consentît à se mêler l'homme le plus posé, le plus sérieux, le plus austère de France : il se nommait Charles de Sainte-Maure de Montausier ; protestant convaincu, moins âgé de trois ans que Julie, il s'était épris d'elle au premier regard et devait considérer avec un certain mépris les godelureaux qui s érigeaient en thuriféraires, voire en adorateurs de sa Dulcinée. Personnellement il était maussade, rude, brutal même, de visage sévère, jamais déridé : — il semblait que la colère fût son état normal ; bref un fagot d'orties. Son humeur noire devait être soumise à de rudes épreuves parmi ce sanhédrin de pédants, de mauvais plaisants et de sucrées ; mais l'amour opère des miracles et il s'était mis au diapason, s'astreignant aux petits vers et rimant des bouquets qui laissaient la belle insensible ; elle était d'avis qu'un soupirant ne peut mériter l'objet de sa flamme sans avoir parcouru toute la carte du Tendre, séjourné à petits soins et navigué sur inclinations. Il se soumettait, non sans pester tacitement, et, quand il n'en pouvait plus, il partait pour l'Alsace où le Roi lui avait donné le commandement d'un corps de troupes. Là, du moins, il pouvait estocader, cogner, taper, sabrer et il ne s'en privait pas ; mais l'image de Julie l'obsédait et, entre deux campagnes, bien vite, il revenait à Paris, courait à l'hôtel de Rambouillet et, docilement, imposant silence à sa fougue, il reprenait sa chaîne, se remettait aux petits vers et se violentait aux mièvreries.

Julie ne cédait pas, soit que cet amoureux farouche lui parût d'une vertu trop sévère, soit qu'elle eût décidé qu'elle valait mieux que la belle Hélène et que sa conquête exigeait plus de temps que le siège de Troie. Alors Montausier, hérissé, regagnait les camps et se ruait à la bataille. Loin de sa Chimène, il ne songeait plus qu'à ses charmes et c'est ainsi qu'il eut l'idée de lui offrir un bouquet tel que jamais idole n'en avait reçu : un album unique, merveilleux, dont chacune des pages était consacrée à une fleur et chacune de ces fleurs comparée à Julie d'Angennes, — soixante et un madrigaux dont cinq sont de Montausier lui-même et les autres de dix-sept poètes, parasites de l'hôtel de Rambouillet ; madrigaux magnifiquement tracés sur vélin par Nicolas Jarry, le plus habile calligraphe de l'époque ; les fleurs peintes à miracle par Robert, le tout relié par Legascon avec un art dont le secret n'a pas été retrouvé. Telle était cette Guirlande de Julie qui fut déposée un matin sur le lit de la belle, alors qu'elle dormait, pour qu'elle la trouvât à son réveil. Toute autre aurait été attendrie par cet hommage à la fois si délicat et si retentissant ; elle, non. Montausier dut encore attendre quatre années dont il passa l'une, presque entière, prisonnier en Allemagne et dont il employa une autre à s'instruire de la religion catholique. Il abjura le protestantisme, levant ainsi le dernier obstacle aux rigueurs de Julie ; pourtant elle le fit languir encore et c'est seulement lorsqu'elle vit approcher la quarantaine qu'elle accorda sa main à cet adorateur obstiné.

Ce fut, au dire des panégyristes, un parfait ménage ; sans doute ne peuvent-ils pas dissimuler que les caractères des deux époux ne s'adaptaient guère : qu'on se représente Alceste obligé de vivre avec Célimène... Car, ainsi que l'assure une vieille tradition, Montausier fut le modèle du Misanthrope : Julie était d'abord facile et engageant ; elle savait faire aux indifférents le même accueil qu'à ses meilleurs amis ; elle était conciliante, complimenteuse et déguisait complaisamment ses antipathies ; — le mari était cassant et insociable ; il soutenait ses opinions avec une chaleur qui approchait de la rudesse ; d'une droiture inflexible, il ne s'embarrassait pas des impressions que pourrait produire sa sincérité ; — c'est bien là l'homme qu'a vu et immortalisé Molière. Louis XIV, qui appréciait Montausier, le nomma duc et pair en 1664 ; quatre ans plus tard il le choisit comme gouverneur de son fils, le Grand Dauphin, qui avait alors sept ans ; le mari de Julie prit au sérieux cette haute mission ; il conduisait le jeune prince dans les maisons des paysans : Voyez, monseigneur, disait-il ; c'est dans ces misérables retraites que vivent le père, la mère et les enfants : ils travaillent sans cesse pour payer l'or dont vos palais sont ornés et ils meurent de faim pour subvenir aux frais de votre table. Alceste, duc et pair de France, était une manière de communiste : ceci déplut aux courtisans ; on essaya d'inquiéter Louis XIV sur le danger d'un pareil scandale et l'extravagance de l'indécrottable gouverneur ; le Roi risqua quelques observations ; mais Montausier le saboula de la belle manière et garda sa place. On a dit que, en 1666, quand il apprit qu'un vulgaire bouffon, un amuseur public, osait le jouer sur les planches, il entra dans une belle fureur et sa première idée fut de faire bâtonner l'audacieux histrion ; puis il se ravisa, alla voir la pièce, en revint tout rêveur : Je désirerais, fit-il, ressembler à Alceste...

Julie d'Angennes, duchesse de Montausier, mourut en 1671. Neuf ans après, lors du mariage de son royal élève, Montausier résigna ses fonctions et quitta la Cour pour vieillir dans la retraite

et chercher sur la terre un endroit écarté

où d'être homme d'honneur on ait la liberté.

Cet endroit écarté était-il Rambouillet ? C'est possible, c'est même probable ; mais c'est à Paris que mourut Montausier, le 17 mai 1690 ; il ne laissait qu'une fille, mariée au duc de Crussol-d'Uzès, lequel, brouillé, bien entendu, depuis longtemps avec son beau-père, décéda lui-même deux ans plus tard ; sa femme mourut en 1695, laissant cinq enfants et une succession embarrassée. L'installation et le séjour des Rambouillet à Paris avaient coûté gros : la divine Arthénice ne s'abaissait pas à économiser ; son mari, l'homme le plus panier percé et le plus processif du monde, dépensait sans compter, soucieux seulement de soutenir son train ; du domaine de Rambouillet, il ne tirait nul profit, car, afin de s'épargner des tracas, il vendait annuellement pour vingt-cinq mille livres, à Lacroix, son fermier général, ses coupes de bois qui, peut-être, en valaient le triple. Il était même désordonné et parfois besogneux, au point de recourir à la bourse des poètes qu'il nourrissait : Conrart et Chapelain lui prêtèrent de l'argent et, en 1658, son maître d'hôtel réclamait à Montausier et à Julie 28.000 livres dont il disait avoir fait l'avance. Montausier n'améliora pas cette situation et quand sa fille décéda, en 1695, les tuteurs de ses enfants n'acceptèrent par prudence la succession que sous bénéfice d'inventaire. Durant quatre ans Rambouillet fut donc le gage des créanciers : l'un d'eux, enfin, Jean-Baptiste Fleuriau, seigneur d'Armenonville, Hanches, Morville et autres lieux, intendant des finances et gouverneur de Chartres, acheta 140.000 livres le château et ses dépendances et en prit possession au 1er janvier 1700.

 

Fleuriau avait quarante ans ; bon vivant, épris d'élégance, affable, souriant, possédant l'esprit et les manières du monde, connaisseur en belles choses et se plaisant dans la société des artistes, il était puissamment riche, aimait la dépense et il résolut de transformer Rambouillet en un petit Versailles. Ce qui surprend c'est que cet homme à la mode et, comme tel, dédaigneux des vieilleries, ne toucha pas à la demeure féodale des d'Angennes ; il n'essaya pas de la rajeunir et se contenta de la meubler magnifiquement. Par contre les jardins reçurent tous ses soins : en réalité ils restaient à créer car la grande prairie qui s'étendait à l'est de la propriété, n'était, à vrai dire, qu'un marécage. Montausier y avait ébauché un canal qui, prolongé par Fleuriau sur une longueur de 389 toises — 740 mètres — passa devant le château et permit d'établir une terrasse avec parterres de fleurs et embarcadère dans l'axe duquel un autre canal, perpendiculaire au premier, et plus large, conduisait librement le regard vers les bois qui bornaient l'horizon. Pour parfaire l'assèchement des terres, on creusa des rigoles qui, tracées en oblique, allaient, bordant les allées, contourner, d'un côté, les roches de Rabelais et, de l'autre, un monticule similaire. Au sud, par delà le grand canal, on dessina un vaste bassin que, en raison de sa forme, on nomma le Rondeau ; un autre lui fit pendant à l'extrémité nord du canal ; il était carré, on l'appelait le Miroir.

Ce système hydrographique formait ainsi deux grandes îles dont l'une reçut la basse-cour ; l'autre fut disposée en potager : aux abords du château on dissémina, parmi les broderies de fleurs et les gazons, un grand nombre de vases et de statues ; l'embarcadère fut orné de deux marbres : Alphée et Aréthuse ; une Latone se dressa sur l'une des pièces d'eau ; huit figures de marbre antique encadrèrent le Miroir ; dix-neuf termes, montés sur des gaines, s'alignèrent en bordure de la terrasse et deux sphinx de pierre gardèrent l'entrée de l'avant-cour, vaste espace qu'avait dégagé Montausier. Les amateurs déclaraient que ce beau lieu ainsi transformé rivalisait de noblesse, d'agrément et de luxe avec le Marly du Grand Roi.

Mais quel anachronique assemblage devait composer ce jardin à la Lenôtre, avec ses allées rectilignes, ses perspectives largement ouvertes sur des eaux tranquilles et cet Olympe de marbre, entourant une forteresse gothique, hérissée de tours à mâchicoulis, avec pont-levis, créneaux et meurtrières ! Sans doute Fleuriau d'Armenonville se proposait-il de maniérer un peu, au goût moderne, cette vieille masure, voire de l'abattre et de la remplacer par quelque bâtiment moins démodé ; mais il avait commencé par le plus urgent, car si un ouvrage de maçonnerie, à l'aide d'ouvriers habiles, s'exécute en quelques mois, la création d'un parc exige la collaboration de la nature qui, elle, procède avec lenteur. Durant cinq années pleines, Fleuriau s'était donc astreint à des travaux de terrassement, d'irrigation, de nivellement, de plantation, besognes ingrates mais dont les effets tardifs, progressant chaque année, le consoleraient de vieillir ; il en avait fini avec ces agencements préparatoires qui attendaient du temps leur parure, quand un coup de foudre terrassa le malheureux propriétaire amoureux de son œuvre et rêvant de la poursuivre. Il apprit que monseigneur le comte de Toulouse, fils du Roi et de madame de Montespan, ayant entendu merveilles de ces parterres et de ces allées d'eau créées à grands frais, désirait posséder Rambouillet. En semblable occurrence un Français d'aujourd'hui opposerait un refus poli et garderait son château sans que personne y trouvât à redire ; mais en ces temps reculés où l'on professait pour les grands de la terre et particulièrement pour les membres de la famille royale un respect religieux, la moindre intention d'un prince équivalait à un ordre : le pauvre Fleuriau s'exécuta et, par courtisanerie, sans manifester l'ombre d'un regret.

Quel crève-cœur pourtant lorsqu'il contempla, en les quittant pour toujours, ces choses qu'il aimait ! Comme il dut penser souvent, quand revenaient les printemps, à ses arbres qui grandissaient, au décor qu'il avait planté et que chaque année devait embellir ! Aujourd'hui encore, malgré tant de bouleversements, de révolutions, d'instabilité et de vicissitudes, s'il revoyait, par prodige, son cher Rambouillet, il y reconnaîtrait des traces de son court passage ; mais quelle mélancolie ! — De ses dix-neuf termes, genre antique, un seul est debout : celui d'Esculape ; le nez du dieu des médecins est cassé et la base de la gaine qui le porte plonge dans un bassin demi-circulaire où l'on descend par cinq marches et où croupit une eau vaseuse. Dans l'île des Festins, se devine sous les branches une informe statue de la Force, rongée de lichens ; un Apollon décapité s'incline sur un rocher artificiel et on a retrouvé un Bacchus fendillé dans le jardin du directeur de la Ferme. Quant aux deux sphinx de pierre posés par Fleuriau en sentinelles à l'entrée de la cour, après avoir longtemps figuré, sans têtes, à l'extrémité du canal, ils sont maintenant hospitalisés à la Laiterie, vermiculés par le temps, ébréchés par les heurts, effrités, méconnaissables, attendrissants de vétusté.

D'ailleurs, le comte de Toulouse fit bien les choses : Fleuriau d'Armenonville reçut, pour prix de son château, un demi-million de livres et obtint en outre, comme pot-de-vin, la capitainerie du bois de Boulogne. Là aussi il laissa un souvenir : la maison de chasse qu'il y bâtit existe encore, mais détournée de sa première affectation ; combien de Parisiens qui fréquentent au pavillon d'Armenonville savent-ils d'où vient le nom de cet endroit réputé et donnent-ils une pensée à l'éphémère châtelain de Rambouillet ?