HISTOIRES DE POLICE ET D'AVENTURE

 

CHAPITRE V. — VERS LA CITÉ FANTÔME.

 

 

En ces temps où, sous la poussée de l'ouragan déchaîné, le monde rêve d'avenir et d'amélioration, où chacun préconise un système de réformes pour l'après-guerre, il n'est pas inutile peut-être de rappeler l'aventure, bien oubliée depuis soixante-dix ans, dont fut victime un bon bourgeois du temps de Louis-Philippe, Etienne Cabet : nom, il faut le dire, presque inconnu de la postérité ingrate.

Cabet avait, en 1840, cinquante-deux ans. A en juger par ses portraits, c'était un brave homme, au nez fin, au malicieux sourire, avec des petits favoris frisant sur les joues, une redingote confortable, un col de linge blanc où s'enfonçait son double menton ; au total l'air placide d'un parfait notaire de comédie. Sa vie, jusqu'alors, avait été des plus mouvementées fils d'un maître tonnelier de Dijon, sans fortune, il s'était tant et si bien appliqué en ses études qu'il se trouvait être, à vingt-trois ans, docteur en droit. Admis au barreau de sa ville natale, bien vite célèbre à la suite de quelques causes retentissantes, laborieux, honnête jusqu'à la candeur, il eût été assuré d'une belle carrière si sa bonté naturelle et son horreur de la tyrannie ne l'avaient incliné de bonne heure vers les utopies socialistes. Ce mot, avec lequel l'accoutumance nous a familiarisés, sonnait alors comme un épouvantail, et le gouvernement de la Restauration se montrait sévère pour toute théorie apparentée de loin ou de près au jacobinisme.

Cabet s'entêta : son programme, comme celui de bien d'autres, était fort précis en apparence, extrêmement vague en réalité : suppression de la misère, progrès continuel, abondance, fraternité, bonheur commun, telles étaient ses revendications séduisantes. Si la France n'est pas devenue, au cours du XIXe siècle, une succursale du Paradis terrestre, ce n'est point faute de philanthropes appliqués à assurer sa félicité je doute que l'histoire parvienne à énumérer seulement tous les projets mirobolants de rénovation sociale, dus à l'ingénieuse imagination des réformateurs bien intentionnés mais téméraires qui, depuis Gracchus Babeuf jusqu'à Louise Michel, s'efforcèrent de tracer une voie nouvelle à l'humanité et à transformer en Eden notre vallée de misère.

Cabet eut l'illusion que la révolution de 1830 était l'aurore du grand jour attendu : il le crut d'autant plus volontiers que, tracassé jusqu'alors pour ses opinions libertaires, il fut nommé par le nouveau gouvernement procureur général. Mais lorsque, au bout de quelques mois, il s'aperçut qu'il y avait encore des pauvres et que les rentiers ne songeaient pas à partager leurs revenus avec les prolétaires, il en conclut que Louis-Philippe était un tyran aussi haïssable que ses prédécesseurs. Comme précisément il venait d'être révoqué à la suite d'un appel subversif aux électeurs, appel qui, émanant d'un magistrat, parut au ministre de la Justice singulièrement déplacé, Cabet rentra dans la lutte et se lança dans la politique la plus aventureuse. llu député par ses compatriotes dijonnais, il se dépensa aussitôt en une série de factums, de discours et de brochures qui lui valurent une condamnation à deux ans de prison. Il s'enfuit en Belgique pour éviter l'incarcération ; de là, il passa à Londres, et ces péripéties ne suffiraient pas à le distinguer de tant d'autres politiciens dont les noms sont inscrits au martyrologe de nos dissensions, si la façon dont il employa ses loisirs d'exil ne lui méritait une place à part dans la nomenclature des plus nuageux conducteurs de peuples.

Afin de mieux vulgariser son rêve de fraternité universelle et de faire comprendre combien le gouvernement français était coupable de s'obstiner dans les vieux errements, Cabet conçut l'idée de décrire un pays imaginaire où, les théories communistes étant mises en application, les hommes vivaient parfaitement heureux dans un embrassement continuel et dans un bien-être paradisiaque. L'idée n'était pas des plus nouvelles, puisque, au début du XVIe siècle déjà, elle avait été exploitée par Thomas Morus dans son Utopie, et que, depuis un temps bien autrement reculé encore, les contes de la Mère l'Oie parlaient aux enfants de contrées merveilleuses, réservées aux bambins bien sages, où les maisons sont en chocolat, les pavés en pain d'épice, les rivières en sirop de groseille et les arbres en sucre candi. Tel est le thème qu'adopta Cabet : il intitula son livre Voyage en Icarie, et se complut à peindre sous les couleurs les plus attrayantes ce pays de son invention qu'on aurait en vain cherché sur les cartes.

C'est un délice qu'un voyage en Icarie : dès le débarcadère le visiteur de cette région fortunée est entouré de soins et comblé de prévenances ; sans avoir un sou à débourser, il est conduit dans un char à six chevaux, vers la capitale, Icara, ville parfaitement régulière que traverse un beau fleuve, le Majestueux. Cinquante rues sont parallèles à la rivière et cinquante lui sont perpendiculaires. Tous les trottoirs sont couverts de vitres pour garantir les piétons de la pluie ; il n'y a ni cabarets, ni cafés, ni Bourse, ni maisons de jeux, ni casernes, ni corps de garde, ni prisons, ni dépôts de mendicité. Point non plus d'hôtels aristocratiques : toutes les maisons sont semblables ; chacune d'elles a son jardin plein de roses, d'arbustes fleuris, de lilas et de clématites, où l'on voit de charmantes jeunes filles cueillir des bouquets en chantant, tandis que des enfants élégamment vêtus courent, sautent, dansent et jouent sous les yeux de leurs parents attendris.

A six heures du matin, tous les habitants sont debout et prennent en commun un repas très simple ; à neuf heures, seconde collation ; à deux heures, tous les habitants de la même rue se réunissent dans un grand local où leur est servi le dîner ; la table est de mille ou deux mille couverts, selon la longueur de la rue ; elle est décorée de fleurs, dressée luxueusement, et une musique délicieuse se fait entendre durant le repas. Quant au menu, il est plus délicat et plus recherché que celui des restaurants fameux de Paris et de Londres, et l'on en comprendra facilement la raison : la loi icarienne règle tout ce qui concerne l'alimentation, ce premier besoin de l'homme ; un comité de savants a dressé la liste de tous les aliments connus en indiquant les bons, les utiles, les agréables ; la république se charge de la cuisine, et cette communauté de repas entre voisins a pour effet de faire fraterniser les masses et de simplifier beaucoup les travaux du ménage. A tous les repas le premier toast est porté à la gloire du bon Icar, bienfaiteur des ouvriers, BIENFAITEUR DES FAMILLES, BIENFAITEUR DES CITOYENS !

Le souper du soir se prend à domicile, en famille, et l'Administration distribue, à cet effet du lait, du pain, des fruits, des viandes froides. Ah I ces distributions ! Quel ordre et quelle méthode ! Le magasin de Inat a, pour chaque famille, une corbeille, un vase, une mesure quelconque marquée du numéro de la maison ; il a même ces mesures en double ; et à l'entrée de chaque immeuble est pratiquée une niche dans laquelle le distributeur prend la mesure vide qu'il remplace par la mesure pleine, de façon que la distribution s'opère toujours à la même heure et sans déranger personne... Le dimanche, chaque Icarien trouve à sa porte un panier de victuailles choisies destinées à être emportées hors de la ville et mangées dans la campagne. Tout le monde a les mêmes vêtements : l'uniforme est d'obligation pour les hommes comme pour les femmes, ce qui ne laisse pas de place à l'envie ni à la coquetterie. Bien entendu, l'uniforme de l'enfant diffère de celui d'un vieillard, et le vêtement d'une jeune fille du costume des femmes ou des veuves. C'est la république qui fabrique ces ajustements, dont toutes les étoffes sont élastiques, de manière à ce qu'ils puissent convenir aux femmes de taille et de grosseur différentes et que les ouvriers n'aient point la peine de prendre les mesures. Il est également distribué aux Icariens des parfums suaves, des huiles, des essences et des pommades, ce qui est, non seulement un agrément pour soi, mais un devoir envers les autres.

Les maisons sont bâties sur un plan unique. Au sous-sol, les caveaux, bûcher et soutes à charbon : des machines y enfouissent les provisions de combustibles sans même toucher ou salir le trottoir ; d'autres petites machines les montent et les répartissent aux divers étages de l'immeuble. Au rez-de-chaussée, une salle à manger, un petit parloir servant de bibliothèque, un cabinet pour les bains et une pharmacie domestique. Le premier étage comprend un grand salon où se trouvent les instruments de musique ; les chambres à coucher sont au second et donnent sur une terrasse couverte de fleurs. De l'eau partout, partout des machines à laver, et les endroits qui inspirent ailleurs le plus de répugnance sont, à Icara, ceux où l'art a fait le plus d'efforts pour en éloigner toute espèce de désagrément ; même l'une des plus jolies statues décernées par la république est celle qu'on aperçoit dans toutes les maisons, au-dessus de la porte d'un petit cabinet charmant, afin d'éterniser le nom d'une femme inventeur d'un procédé pour chasser les odeurs fétides. Et voyez l'agrément ! Quand un citoyen veut déménager, — caprice dont on n'aperçoit pas les avantages, puisque toutes les maisons sont semblables, — il s'en va les mains dans les poches, laissant dans le domicile qu'il abandonne mobilier, linge, vêtements, le tout fourni par la république, sûr de trouver à sa nouvelle demeure l'équivalent de ce qu'il a laissé.

Il parait inutile de pousser plus avant l'aperçu de ces enfantillages, que l'auteur parsemait d'apostrophes indignées à l'adresse de Louis-Philippe et de lamentations sur la pauvre France, courbée sous le joug du tyran et molestée par les exploiteurs, en châtiment de son peu de penchant pour le communisme. Si elle avait écouté Cabet, elle connaîtrait les délices d'Icara et tous ses enfants vivraient dans l'abondance et dans l'oisiveté. Sans prolonger l'analyse de ce pamphlet d'un genre nouveau, il faut bien nous arrêter encore à la peinture des douceurs du régime parlementaire dont jouissaient les Icariens ; la comparaison, on en pourra juger, n'est pas à l'honneur des turbulentes et vaines discussions de nos assemblées délibérantes. A Icara, la représentation nationale est permanente ; tous les députés sont logés et nourris dans le Palais national qui est, sans contredit, le plus beau monument de la terre. Deux mille représentants en superbes costumes sont assis sur des bancs demi-circulaires ; une musique tantôt imposante, tantôt douce, se fait entendre ; on fait l'appel : un seul représentant est absent sans excuse ; aussitôt l'assemblée se met au travail : il s'agit de discuter un grave projet de loi, celui de l'inscription d'un nouveau légume sur la liste des aliments ; mais le premier orateur est interrompu : une porte s'ouvre avec un bruit de clochettes qui fait tourner toutes Tes têtes et attire tous les regards. C'est le député retardataire qui entre : les choses sont combinées en effet de façon telle que tout représentant qui manque l'heure de la séance ne peut gagner sa place qu'en passant par cette porte et en produisant ce vacarme ; son entrée ne peut ainsi passer inaperçue ; il doit s'excuser de son inexactitude et indiquer les causes de son retard...

C'est de cette enceinte sacrée que sont sorties toutes les lois qui régissent l'heureuse Icarie, et la prévoyance de ces magistrats du peuple n'a rien laissé au hasard : ainsi, en ce qui concerne les théâtres, le problème de l'égalité parfaite ne paraissait point facile à résoudre ; il fallait, n'est-ce pas ? que tous les citoyens pussent assister au même spectacle et que toutes les places fussent pareillement bonnes, sans aucune distinction froissante entre les loges, le parterre, ou le paradis. Voici comment la difficulté a été résolue Icara compte une population de 900.000 habitants ; il s'y trouve cinquante théâtres ; chaque salle contient 15.000 places disposées en gradins. Or chacun de ces théâtres joue soixante soirs de suite la même pièce, tragédie, vaudeville ou opéra. Les billets d'entrée sont tirés au sort entre tous les habitants — 15.000 * 60 = 900.000 — auxquels il ne reste plus qu'à attendre patiemment leur tour de s'amuser. Même ingéniosité pour les promenades à cheval : Icara ne possède que 90.000 chevaux de selle ; ce n'est donc que tous les dix jours qu'un Icarien peut faire de l'équitation, et voilà comment rien n'est plus facile que de distribuer les plaisirs, comme la nourriture, également et gratuitement.

Car, c'est là le plus beau, tout est gratuit en Icarie : l'or et l'argent n'y sont connus que comme éléments d'ornementation, et soigneusement répartis, à ce titre, par portions égales, dans toutes les maisons de la ville. Aucune monnaie d'aucun genre ; on ignore ce qu'est un billet de banque ou une lettre de crédit. A quoi bon ? Rien n'est à vendre : tout se donne. Les pierres, ailleurs, dites précieuses ne sont pas plus estimées que les cailloux du chemin. Partant plus de voleurs, plus d'assassins, plus d'escrocs, plus de jaloux ni d'envieux ; et, ce qui est admirable, plus de malades : tous les citoyens étant assujettis au régime national, ignorent les excès et les indigestions ; le travail, n'étant qu'un plaisir, ne fatigue personne ; on ne meurt que de décrépitude à un âge prodigieusement avancé, et voilà les bienfaits du communisme intelligemment pratiqué ! Nul doute qu'en terminant ce volume qui comporte près de 600 pages, Cabet ne se figurât avoir produit un chef-d'œuvre, et donné l'Évangile de l'humanité future. Il en fut bien plus persuadé encore quand l'ouvrage ayant paru en 1840, lui parvinrent nombre de lettres émanées de gens naïfs qui, ayant pris l'Icarie au sérieux, demandaient en quel endroit du monde gisait cette contrée heureuse et s'informaient des formalités à remplir pour être admis au nombre des Icariens.

Cabet cependant continuait sa lutte contre le pouvoir : il avait fondé un journal, le Populaire, et composait brochures sur brochures, s'évertuant à vulgariser les théories socialistes, rédigeant le Plan d'une véritable démocratie, attestant qu'il suffirait d'un peu de bonne volonté pour ramener l'âge d'or sur la terre. Les procès pleuvaient sur l'apôtre ; le gouvernement s'efforçait, par tous les moyens, d'arrêter sa prolixité révolutionnaire ; et, un beau jour, — c'était en 1847, — indigné de cette contrainte, révolté de la servitude dans laquelle croupissaient ses contemporains, il résolut de secouer la poussière de ses souliers sur cette France ingrate et poussa le cri libérateur : Allons en Icarie !Puisqu'on nous persécute, puisqu'on nous refuse tout droit, toute liberté d'association, de réunion, de discussion... allons chercher en Icarie notre dignité d'homme, nos droits de citoyens, la Liberté avec l'Égalité !... Un apologiste de Cabet assure que cet appel suscita un immense enthousiasme. Des adhésions arrivèrent de tous les points de la France et d'un certain nombre de villes étrangères : il semblait qu'un grand souffle de fraternité passait sur le monde : et comme peu à peu, depuis la publication du fameux Voyage, une sorte de légende était née, dans les milieux populaires, grâce aux allusions, aux extraits, aux réclames mêmes des journaux révolutionnaires, et que ce mot Icarie sonnait maintenant aussi favorablement que celui d'Eden, il se trouva des esprits simples pour croire à la réalité de ce pays de rave et pour désirer profiter de ses délices. Le fait, quelque invraisemblable qu'il paraisse, est que 150 badauds environ se présentèrent au bureau du Populaire, réclamant leur naturalisation icarienne, et que Cabet ne les détrompa point.

Or l'Icarie n'existait pas : il fallait la créer en hâte ; mais où la situer ? Les postulants trépignaient d'impatience et prétendaient se mettre en route sans délai. Cabet dépêcha quelqu'un à Londres, apprit que, au Texas, sur les confins du Mexique, au bord de la rivière Rouge, s'étendaient de vastes territoires qui n'appartenaient à personne. Ce sera l'Icarie.

Solennellement la constitution de la cité heureuse fut votée dans les bureaux du Populaire, et le 3 février 1848 les premiers Icariens s'embarquaient au Havre, au nombre de soixante-neuf, sous la conduite de Gouhenant, un disciple de Cabet ; celui-ci restait prudemment à Paris, afin d'organiser d'autres caravanes de colons.

Cette extraordinaire histoire, qui eut, depuis lors, plusieurs similaires, est un exemple frappant de l'inconscience de certains agitateurs, prenant leurs hâbleries pour des conceptions géniales, et aussi de la crédulité des humbles si facilement dupés par le mirage d'un sort meilleur. Rien ne troublait leurs illusions à ces pauvres gens qui voguaient, à travers l'Océan, vers le fantasmagorique paradis terrestre dont on les avait bercés ; rien, ni la somme d'argent qu'on avait exigée de chacun d'eux comme apport de premier établissement en ce pays enchanté où tout devait être gratuit ; ni les quarante-sept conditions qui leur étaient imposées et au nombre desquelles était la défense de fumer parce que c'est dégoûtant chez un cuisinier, l'obligation de s'interdire la chasse et la pêche en tant que plaisir, et le commandement de posséder à fond tous les ouvrages de Cabet. C'est dire qu'ils étaient imbus des ridicules imaginations du Voyage en Icarie ; que ces puérilités leur étaient présentées comme articles de foi ; et s'ils ne pouvaient croire qu'ils allaient trouver, en arrivant, une Icara aussi merveilleuse que celle décrite dans le livre, du moins étaient-ils en droit d'attendre une installation confortable et des ressources assurées. Quelle déception !

Après deux mois de rude traversée, les premiers Icariens arrivèrent à la Nouvelle-Orléans et, pour ce début, durent entreprendre un voyage de 700 kilomètres au bord de la rivière Rouge, dans un pays sans routes, sans moyens de transport ni de communication. Partis de France, comme on l'a vu, au début de février, les imprudents communistes parviennent, exténués, en Icarie : c'est de ce nom que l'agent et le disciple de Cabet, Charles Sully, parti en éclaireur, s'obstine à désigner des terres incultes situées quelque part, à 100 kilomètres au delà de Shrevenport. Mais Gouhenant, le conducteur de l'expédition, entraîne ses compagnons beaucoup plus loin, au sud de Preston, à la lisière des territoires indiens encore inexplorés. Rien ; pas une ferme, pas une hutte, pas un abri. On est au plus fort de l'été ; la majeure partie des bagages a dû être abandonnée en route ; cinq des chefs de la misérable cohorte sont restés à la Nouvelle-Orléans, attendant une occasion de reprendre la mer et de rentrer en France. Les-fatigues, les privations, la chaleur occasionnent une épidémie parmi la troupe lamentable, et le seul médecin qui l'assiste, — un Espagnol nommé Rovira, — que le soleil a rendu fou, empoisonne les malades en leur distribuant des médicaments inusités. L'épouvante se met dans la légion icarienne, bientôt décimée ; une seule pensée la domine et la conduit quitter au plus vite ce désert. homicide ; et voilà les survivants se traînant vers Shrevenport, qu'ils atteignent enfin et où ils rencontrent la deuxième expédition.

 Eh ! oui ! Tandis que les dupes de ses paradoxes humanitaires et de ses déclamations communistes erraient, moribonds, dans les sables du Texas, Cabet, avec un optimisme inconscient, continuait à recruter des adeptes et les expédiait au delà des mers pour peupler l'Icara de ses songes. On ne peut mettre en doute qu'il avait la ferme conviction d'assurer ainsi leur bonheur, et je ne pense pas qu'aucun auteur ne se soit jamais laissé prendre autant que celui-là aux tromperies de sa propre pensée. Tout était si bien organisé — dans son livre, — la société idéale qu'il avait créée y fonctionnait si parfaitement, qu'il ne pouvait pas admettre, sans faire injure à son génie, qu'il n'en dût pas être de même dans la réalité. Ah ! ce livre, ce Voyage en Icarie, que connaissaient tous ces malheureux auxquels le maitre l'avait imposé comme bréviaire, comme ils comparaient maintenant ses descriptions enchanteresses avec l'horreur de l'abandon auquel ils étaient livrés ! Imagine-t-on ce que dut être la rencontre de ces deux troupes, l'une se dirigeant, pleine d'espoir et d'illusions, vers le but désiré, l'autre fuyant en débandade ce même 'but dont elle vient de constater avec désolation l'inexistence ?

Les arrivants crurent que leurs devanciers venaient à leur rencontre pour leur faire les honneurs de la ville idéale et jouir de leur ravissement. Approchons-nous d'Icara ? Icara n'existe pas ! — Et le pays, comment est-ce ? Qui nous y attend ? — Personne. Le pays est un désert ! Le découragement des premiers arrivés gagne bien vite la nouvelle bande ; en vain Gouhenant tente de relever les courages, il est hué, molesté, menacé de l'exécution sommaire : on se jette sur ses valises, on se partage la caisse, cinq mille francs, et l'on décide de regagner au plus vite la Nouvelle-Orléans où l'on pourra déposer plainte et réclamer justice.

Mais à la Nouvelle-Orléans débarquent successivement d'autres colonnes d'immigrants ; de grands départs ont eu lieu de Bordeaux et du Havre le 28 septembre, le 25 octobre, le 2 et le 12 novembre, avant que les lettres annonçant le désastre aient eu le temps de parvenir en France. Ce sont maintenant des familles complètes qui, séduites par la perspective d'une vie agréable et sans peines, arrivent pour peupler Icara ; il y a des femmes et des enfants parmi ces égarés à la poursuite d'une chimère. Que va-t-on faire ? Ces pauvres gens, recrutés hâtivement, et qui, comme on le pense, ne sont pas des heureux ni des riches, ont joué fout leur avoir sur cette illusion icarienne, et l'on pouvait déjà prévoir qu'ils ne se résigneraient pas sans se débattre.

Cependant l'auteur responsable de cette mystification vivait tranquillement à Paris, fier de son œuvre et savourant son succès. Tranquillement n'est pas le mot exact, car, peu après le départ des premiers colons, le tyran Louis-Philippe avait été renversé et la République proclamée. C'était de quoi, semblait-il, satisfaire Cabet qui, depuis trente ans, se démenait pour la cause du peuple : le hasard des révolutions lui servait, pour ainsi dire, l'Icarie à domicile. Mais la République ne lui plut pas longtemps ; il la jugeait trop bourgeoise, et c'est à cette tare qu'il imputait le retardement des prospérités attendues. Il s'insurgea contre le nouveau régime avec autant d'ardeur qu'il en avait mis à renverser le tyran : il put même constater que le gouvernement démocratique était moins débonnaire que la royauté, car la découverte de onze fusils dans les bureaux de son journal le Populaire lui valut un mois de prison.

C'était en décembre 1848 ; et Cabet n'avait pas attendu cette condamnation pour s'aviser enfin que sa place n'était pas dans les clubs parisiens, mais aux bords de la rivière Rouge, parmi les désespérés leurrés par sa prose imprudente et réduits à la plus affreuse misère. Les rapports parvenus de la Nouvelle-Orléans ne paraissaient point d'ailleurs l'avoir ému démesurément. Tout le mal venait de ce que l'on n'avait pas compris sa pensée ; la faute en était à l'impatience générale des Icariens et à la défection de quelques-uns, manifestement soudoyés par les ennemis de la cause communiste. Il se donna même le ridicule d'accuser du désastre la main des prêtres, encore qu'aucun ecclésiastique ne fît, comme bien on pense, partie de l'expédition. Le traître Gouhenant était, à l'en croire, affilié à l'ordre des Jésuites et chargé par eux de l'infernale mission de faire échouer l'entreprise la plus utile à l'Humanité.

Le prophète quitta Paris le 13 décembre 1848 ; le 19 janvier suivant, il débarquait à la Nouvelle-Orléans : le nombre des Icariens qui l'attendaient à son arrivée se montait à 485 : ils l'accueillirent sans ovations, s'agitant beaucoup plus pour le faire jeter en prison que pour le porter en triomphe. Il réussit pourtant à tenir tête, et, après deux jours de violentes discussions, parvint, à force d'éloquence, à calmer les colères de ses sujets. Deux cent cinq pourtant exigèrent d'être immédiatement rapatriés on partagea entre eux une somme de 15.000 francs pour aider à leur retour en France ; les autres se laissèrent enjôler de nouveau et décidèrent de persévérer dans leur tentative. Cabet leur prouva que si les Jésuites ne s'en étaient pas mêlés, et si quelques malentendus regrettables, tels que le climat, le choléra, le manque de toutes ressources, n'avaient point paralysé l'œuvre grandiose dont il était l'initiateur, Icara serait déjà une colonie florissante, objet d'envie pour tous les déshérités de la terre.

Seulement, après information, il déclara qu'on s'était trompé : décidément l'Icarie n'était pas au bord de la rivière Rouge ; il fallait la placer beaucoup plus au nord, sur le Mississipi, pays excessivement fertile, abondant en fruits, légumes et bestiaux et gratifié par la nature de l'air le plus pur et du climat le plus salubre. Sans s'étonner outre mesure de ce que la région fortunée qu'ils étaient venus chercher si loin se déplaçait avec tant d'aisance, les 280 fidèles suivirent leur chef qui les emmena vers l'Illinois. La cohorte se composait de 142 hommes, de 74 femmes et de 64 enfants ; beaucoup restèrent en route, car le voyage dura quinze jours ; on n'était pas encore très fixé, d'ailleurs, sur la situation de l'Icarie, car on dut explorer, avant de choisir un établissement définitif. Harassé de fatigue et manquant de tout, le minable troupeau des Icariens s'arrêta enfin à Nauvoo, ville qu'avaient abandonnée les Mormons à 50 lieues de Saint-Louis. Là, du moins, subsistaient quelques vestiges d'habitations qu'il suffisait de relever et la terre se trouvait défrichée. Sans doute, on n'y voyait pas de fiacres à six chevaux, comme dans l'Icara du livre, et nul serviteur du peuple n'apportait à heure fixe les repas tout servis ; il n'était pas question de promenades à cheval, et encore moins de théâtres contenant 15.000 places. Le seul monument qui fût à Nauvoo était un temple en ruines qu'avaient élevé les Mormons et que les Cabétiens s'activèrent à reconstruire afin de l'utiliser comme lieu de réunion. Par malheur, en dépit de la douceur du climat, un épouvantable cyclone qui ravagea la colonie naissante, abattit ce futur Palais national au jour même où l'on en posait la dernière pierre...

On vivait, pourtant, non sans peine ; dès l'installation à Nauvoo, la colonie avait fait l'acquisition d'un moulin et d'une distillerie de whisky : peut-être s'étonnera-t-on de cette hâte d'assurer la consommation de l'eau-de-vie comme objet de première nécessité en une cité qui se modelait sur Jura où l'alcool était inconnu ; mais on n'en était plus à noter les différences entre ce vieux rêve aboli et la présente réalité ces Robinsons oubliaient les fascinantes fictions du Voyage en Icarie et il eût été cruel de les leur rappeler. L'intérêt d'ailleurs n'était plus là : à dater de l'arrivée de Cabet, le spectateur désintéressé — s'il en pouvait être en pareille aventure — voyait sa curiosité absorbée par cette situation, absolument nouvelle dans l'histoire, d'un socialiste communiste se proclamant roi et prenant son rôle au sérieux.

Manifestement Cabet estimait, en dépit de ses théories égalitaires, que la première place lui était due et il considérait comme des révoltés tous ceux qui se permettaient de discuter son autorité. Qu'aurait-il naguère fulminé contre le tyran Louis-Philippe si celui-ci, dans quelque discours du trône, avait poussé la hardiesse jusqu'à morigéner ses sujets avec le sans-gêne qu'affectait maintenant Cabet à l'égard des Icariens ? Il ne leur passe rien, à ces frères ; il sait qu'ils ont besoin de lui, et il en abuse ; le mot qui revient le plus souvent dans ses interminables harangues est celui-ci : Je ne suis pas content ! Il juge que ses disciples n'ont pas toutes les qualités icariennes. D'ailleurs il avoue sa déception : Beaucoup de ceux qui se sont présentés comme Icariens se sont trompés en me trompant moi-même... Il désirerait que l'on connût mieux les principes sur lesquels reposait son entreprise, la plus gigantesque de toutes celles qui ont été conçues et exécutées dans l'intérêt de l'humanité. Or, si dénués qu'ils fussent des vertus requises, les exilés de Nauvoo ne l'étaient pas de tout bon sens et plusieurs s'offusquaient d'être traités de trompeurs par cet illuminé qui les avait attirés en ce pays perdu sous la fallacieuse assurance qu'ils y trouveraient un Eldorado.

Et puis, ces purs démagogues — on pense bien que la colonie ne s'était pas recrutée parmi la haute société royaliste — supportaient impatiemment le joug de ce chef sévère dont les harangues fleuraient le despotisme et n'avaient rien de fraternel. On en citerait maints exemples : Vous avez juré, rappelle Cabet à son peuple, de suivre ma direction sans critiques et sans murmures, sans résistance et sans réserve... Et il en profite pour rendre des ordonnances qui étonnent : ainsi décrète-t-il que les femmes qui ont l'habitude de porter corset doivent en posséder deux, plus deux caleçons de voyage, six jupons, dont deux de couleur. Ailleurs il se montre surpris que quelques membres commettent la faute inexplicable de préférer leur opinion à la sienne ; il se révèle de jour en jour plus autoritaire, déclarant qu'il ne consentira d'autres concessions à son programme que celles qu'il jugera justes et nécessaires. Et comme il n'ignore pas qu'un langage aussi peu empreint de la tolérance démocratique suscite des mécontentements, il formule qu'il considérera toutes les accusations comme une révolte.

De ce jour-là une hostilité, contenue d'abord, mais bientôt turbulente, divisa les Cabétiens. Hélas ! la douce Icarie, si belle sur le papier, se voyait en butte à toutes les calamités qui ravagent les vieux pays monarchiques : elle eut ses gens de droite et ses gens de gauche ; ses conservateurs, ses réactionnaires, ses avancés et ses ultras. Les modérés seuls y étaient plus rares que partout ailleurs et les séances de l'assemblée nationale icarienne connurent les beaux tumultes des parlements d'Europe : renvois, interpellations, prises en considération, incidents de tribune, invectives, pugilats, rien n'y manquait. L'opposition avait pour chefs le frère Gérard, directeur de la nourriture, et le frère Marchand, directeur de l'éducation et de la santé : Cabet ne leur ménageait les remontrances pas plus qu'eux-mêmes ne lui ménageaient les attaques, et l'assemblée nationale passa par des jours tourmentés.

Pourtant Cabet ne résista pas au désir de revoir Paris, où il avait confié à sa femme et à sa fille le bureau d'enrôlement des colons ; il voulait aussi purger certaine condamnation à deux ans de prison, pour escroquerie, prononcée par le tribunal de la Seine sur la plainte de quelques Icariens désabusés : il quitta Nauvoo en mai 1851, se présenta en juillet devant la Cour d'appel, qui annula le jugement rendu par défaut dix-huit mois auparavant, et il s'occupait à fonder un nouveau journal, quand le coup d'État du 2 Décembre imposa silence à sa faconde communiste et l'obligea à chercher, au plus vite, refuge en Angleterre : il y séjourna peu et retourna en Icarie, où il rentra dans l'été de 1852.

Il reparaît à sa capitale plein d'ardeur et d'optimisme ; il a conçu de vastes projets : décidément la médiocre bourgade où végètent ses adeptes lui paraît trop dissemblable de la capitale de son rêve, et l'Icarie va encore déménager : on l'établira définitivement dans le comté d'Adams (Iowa) dont on dit merveille, et il expédie en éclaireurs, plusieurs pionniers. Quelques Icariens murmurent et ne dissimulent pas l'impression désastreuse causée par ces déplacements successifs. Mais Cabet n'entend pas d'être contredit ; chaque jour, il parle avec mépris des dissidents, qu'il soupçonne d'être les agents d'un pouvoir occulte dont le but est de ruiner son œuvre : les Jésuites, toujours ! Il n'admet pas qu'on le discute, et il regrette manifestement que ses engagements et son passé lui interdisent l'exercice du pouvoir absolu que de bien il ferait, s'il était le maître sans contrôle ! Il semble même que, à certaines heures, il juge excellent le principe du droit divin : ne lance-t-il pas, certain jour, l'anathème contre ceux qui osent lui faire opposition, contre ces hommes dont le triomphe sur lui serait presque un sacrilège ! L'inépuisable mansuétude qu'il professait naguère à l'égard des prolétaires, paraît fortement entamée depuis qu'il est, lui, le gouvernement et que c'est son pouvoir qu'on critique. Instructif revirement dont on a pu constater l'inévitable évolution chaque fois que les bagarres politiques ont placé l'un de ces agitateurs populaires dans l'obligation de mettre en pratique ses théories déclamatoires. Évidemment Cabet ne redoutait pas le ridicule, car on vit, spectacle imprévu, ce démocrate qui se prétendait victime de l'odieux coup d'État de Décembre, faire, lui aussi, son coup d'Etat et piétiner la constitution dont il était le père.

La lutte fut chaude et acharnée : elle commença en décembre 1855. Déjà Cabet avait menacé de sévir contre les fumeurs : n'ayant point le goût du tabac, il s'indignait que d'autres trouvassent plaisir à cette distraction innocente ; il s'était également aliéné les ivrognes : la distillerie de whisky possédait dans la colonie même de nombreux clients dont l'état, certains soirs, ne faisait pas honneur à l'Icarie. Le maître tonna contre ces abus, et pour les abolir il ne trouva rien de plus ingénieux que d'exclure de l'assemblée délibérante tous les membres qui lui portaient ombrage, et de se faire élire président pour quatre ans, avec un seul vice-président sous ses ordres. Cette proposition était en contradiction flagrante avec les statuts icariens : elle souleva une tempête mémorable.

Le directeur de la nourriture et le directeur de la santé, très populaires et très ménagés en raison même de leurs fonctions, groupent autour d'eux l'opposition ; durant six semaines, on échange des invectives, comme dans un vrai parlement ; Cabet est insulté à l'égal d'un ministre au pouvoir suprême Injure, on l'appelle même Napoléon ! Il répond en phrases hautaines, affectant le dédain superbe d'un Louis XIV aux prises avec des manants : Eh quoi ! on m'attaque sans respect ! On m'écraserait, on m'humilierait, on me flétrirait dans l'opinion publique, si je pouvais être écrasé, humilié, flétri ! En vérité, c'est presque incroyable ! C'est horrible ! Ce qui semble plus incroyable encore, c'est qu'il se figure, dans sa candeur, avoir assuré la félicité de tous ces pauvres expatriés que l'éloignement du pays natal et les privations rendent irritables et pour lesquels il ne comprend pas que son indulgence devrait être illimitée. Mais non : il proclame que la présomption et la vanité sont les plus funestes des passions humaines ; il parle de son expérience, de la grandeur et de la beauté de son œuvre, et il assure sans rire que les débats de l'assemblée icarienne de Nauvoo surpassent en splendeur et en importance ceux de la Convention. Il en arrive à déclarer séditieux le chant de la Marseillaise ! Et quand le souffle enfin manque aux discussions, quand vient l'heure du vote, soixante-dix voix lui donnent satisfaction, mais soixante-sept électeurs, se prononçant contre lui, acclament le citoyen Gérard. Et voilà scindée en deux partis irréconciliables la république icarienne, où, d'après le programme, on ne devait connaître ni envie, ni jalousie, ni disputes, dont tous les membres devaient vivre dans une perpétuelle et inaltérable harmonie.

Devant la menace d'une bagarre fratricide, Cabet dut céder : il renonça à ses ambitions de souveraineté et le calme sembla renaître. Mais trois mois plus tard, nouvel orage : l'opposition réclame la fermeture du bureau de Paris, le quartier général de Cabet, sa création de prédilection, le seul rouage sur lequel il comptât pour assurer l'avenir de son extravagante conception et la populariser. Cette fois c'était le frapper au cœur : il fit une belle défense, mais en vain. Il a laissé, tracé de sa main, un compte rendu de ces suprêmes séances ; on y rencontre des apostrophes de ce genre : Citoyen Cabet ! Vous êtes un voleur, un escroc ! Si vous aviez des canons et des baïonnettes, vous vous en serviriez contre nous !

Ah ! lorsqu'ils sortaient de ces tumultueuses réunions, les Icariens devaient avoir le cœur gros ; ils se prenaient à relire, dans le Voyage fameux, le tableau des débats de l'assemblée nationale, tels qu'ils s'étaient révélés à l'imagination du fondateur ; ce qu'on voyait à Nauvoo n'y ressemblait guère : pas l'ombre de ces musiques délicieuses, tantôt imposantes, tantôt suaves, qui accompagnaient l'entrée majestueuse des députés ; rien du recueillement, de la courtoisie, de la douceur, de la bienveillance que les Icariens du modèle affectaient les uns à l'égard des autres ; au lieu de la salle merveilleuse, — la plus belle du monde, — qu'avait décrite l'illuminé, une tabagie sordide et misérable ; au lieu d'un président vénéré à l'égal d'une idole, un pauvre homme qui se débat parmi les clameurs, les injures, et sous les poings tendus.

Alors, se sentant maudit par ces ingrats, Cabet menaça de faire appel aux magistrats de la ville voisine. On sait que la constitution icarienne, ne supposant même pas qu'un de ses adeptes se pût rendre coupable d'un crime, d'un délit, ou d'une velléité de désobéissance aux lois, ne reconnaissait d'autre sanction pénale que l'opinion publique : point de juges, point de gendarmes, pas un sergent de ville. A l'idée que la police allait venir, ce fut parmi les Icariens une panique générale. Hué, bousculé, honni, désemparé, Cabet assista, lamentable, à l'écroulement de son œuvre : la suppression du bureau de Paris fut votée à la majorité de 91 voix contre 74. L'Icarie avait vécu !

Dans les jours qui suivirent, Nauvoo fut en proie à la guerre civile : les frères prenaient encore leurs repas en commun, puisqu'il n'y avait pas moyen de se nourrir autrement ; mais on se fusillait des yeux, et, dès le potage, le tumulte était menaçant. Il ne restait qu'à se séparer au plus vite : on courut à Saint-Louis, afin de s'y assurer des logements, et le fondateur d'Icarie, brisé, anéanti par la douleur, mais non découragé prit, avec la petite troupe qui lui restait fidèle, le chemin de l'exil. Il entraînait avec lui 75 hommes, dont beaucoup étaient des vieillards, 50 femmes et 50 enfants, privés de toutes les choses nécessaires à la vie et tellement accablés de misère et de fatigué qu'ils paraissaient être pour longtemps impropre à tout travail. Le 6 novembre 1856 on arrivait à Saint-Louis, et le 7, au matin, Cabet tombait frappé d'une attaque d'apoplexie. Il mourut le lendemain.

Les malheureux que sa fin laissait sans direction établirent leur campement aux portes de la ville et tentèrent d'y fonder une colonie qui se dispersa bientôt à l'époque de la guerre de sécession. De l'autre groupe des Cabétiens, celui qui s'était transporté dans l'Iowa, 26 membres survivaient encore en 1888 : ils étaient restés fidèles à la doctrine du fondateur et publiaient un journal qui donnait en feuilleton des extraits du Voyage en Icarie. Peut-être que parmi les braves Sammies qui fraternisèrent sur le front de bataille avec nos soldats, se trouva quelque descendant de ces Français aventureux qui, il y a soixante-dix ans, traversèrent les mers, attirés par la séduction d'une imaginaire Cocagne et dont l'histoire vaut d'être méditée. S'il est vrai que nous sommes, de par les événements, au seuil d'un monde nouveau, elle nous enseigne qu'il est bon de choisir avec circonspection les guides chargés de nous conduire vers la Terre promise, et que le vieux pays de nos aïeux est préférable à celui des chimères glorifié par les utopistes.