HISTOIRES DE POLICE ET D'AVENTURE

 

CHAPITRE IV. — À LA CONQUÊTE DU TRÔNE DE BADE : GASPARD HAUSER.

 

 

Le petit manoir de Trélissac, à une lieue de Périgueux, quoique probablement rajeuni par quelque architecte moderne, mais discret, demeure, avec ses tourelles en encorbellement, un spécimen ou un pastiche charmant de la Renaissance. Là fut élevée, au temps de la Révolution, une fillette dont la destinée fut étrange : elle était née à Versailles le 28 août 1789, d'un gentilhomme nommé Claude de Beauharnais : émigré dès les premiers troubles, il s'éclipsa durant la tourmente pour ne reparaître qu'au temps du Consulat ; il laissait en France sa femme, Adrienne de Lezay-Marnésia, qui, réfugiée dans le Jura d'où sa famille était originaire, y mourut deux ans plus tard, confiant son enfant aux soins d'une amie irlandaise, la comtesse Laura Bath, laquelle dut elle-même bientôt fuir ; en regagnant son île, elle remit sa protégée à une religieuse de l'Abbaye ci-devant royale de Saint-Cyr, M' de Trélissac, qui retournait dans sa province. C'est ainsi que la petite Beauharnais passa ses premières années au rustique manoir périgourdin, moins riant sans doute qu'aujourd'hui.

Épave du grand ouragan, sans autres ressources que les modestes subsides irrégulièrement envoyés d'Irlande par la comtesse Bath, n'ayant plus que des parents éloignés qui, trop occupés à reprendre pied après le naufrage, oubliaient l'existence de l'orpheline, Stéphanie, — tel était son prénom, — semblait destinée à l'existence la plus effacée ; le mieux qu'elle pouvait espérer était, si les couvents se rouvraient, de trouver accueil dans quelque communauté religieuse et de n'en plus sortir. C'était là certainement le désir de Mme de Trélissac, encore que Stéphanie manifestât peu de dispositions pour le cloître ; à onze ans, alors que s'ouvrait le e siècle, elle était déjà si séduisante qu'une de ses jeunes compagnes, Clorinde Giry, traçait d'elle ce portrait : Une charmante figure, une physionomie illuminée par l'intelligence et la bonté, une grâce innée, tout de race, au total, le plus délicieux assemblage qui se pût voir et qui lui gagnait tous les cœurs.

Peut-être n'apprit-elle point, dans la quasi-réclusion de Trélissac, que la veuve d'un cousin germain de son père avait épousé un certain citoyen Bonaparte qui, depuis quelques mois, faisait beaucoup parler de lui ; peut-être même la noble dame de Saint-Cyr qui veillait sur l'éducation de Stéphanie lui cacha-t-elle cet événement comme peu honorable pour la famille. La pauvre Cendrillon n'en fut que plus surprise le jour où elle vit s'arrêter, devant la porte du manoir, un carrosse tel qu'elle n'en avait jamais vu ; un chambellan respectueux en descendit et présenta un ordre du Premier Consul appelant à Paris Mlle Stéphanie de Beauharnais, qu'on attendait au palais des Tuileries où elle allait désormais vivre, auprès de sa tante à la mode de Bretagne, la citoyenne Joséphine Bonaparte.

Tenter de décrire l'étonnement, l'émoi causés par ce coup de théâtre est tâche impossible ; de tels revirements ressortissent plus du conte de fées que de l'histoire : celle-ci doit se contenter d'en assurer la véridicité. Et c'est probablement Adrien de Marnésia, très récemment rentré d'émigration, qui, étant venu faire sa cour à Joséphine, lui rappela qu'une petite Beauharnais, confiée jadis à une darne irlandaise, vivait quelque part, sans parents. Joséphine découvrit la retraite de Stéphanie, parla d'elle à Bonaparte, et celui-ci, soit qu'il ne supportât pas qu'une parente de sa femme reçût l'aumône d une Anglaise, soit qu'il préparât l'avenir et jugeât que cette orpheline pourrait tenir une place dans la dynastie dont il rêvait d'être le fondateur, commanda qu'on allât chercher la fillette et qu'on la plaçât au pensionnat de Mme Campan, où Hortense, la fille de Joséphine, avait terminé son éducation.

On était alors en mai 1803. Stéphanie avait quatorze ans ; elle resta, durant trois années, à Saint-Germain, chez Mme Campan, qui réussit sans peine à transformer cette petite campagnarde, d'abord quelque peu effarouchée de son changement de fortune, en une personne toute prête à ceindre une couronne princière et à tenir sa Cour. Il n'en fallait pas moins, car, tandis qu'on l'éduquait, le Premier Consul avait monté en grade ; il s'était promu Empereur et la tante Joséphine, suivant l'ascension vertigineuse de son époux, devenait Impératrice des Français et reine d'Italie. Après Austerlitz, autre épisode de son effarante destinée ; Napoléon tenait l'Europe en mains et s'immisçait dans les affaires de famille de tous les souverains pétrifiés et soumis. Ainsi, apprenant que le margrave Charles-Frédéric de Bade se proposait d'unir son petit-fils, le prince héritier Charles, à la princesse héritière de Bavière, l'Empereur fit savoir aux deux Cours de Carlsruhe et de Munich que ce mariage ne lui convenait pas. En vain, les Bavarois tremblants osèrent objecter que cette union était décidée depuis longtemps et satisfaisait les deux familles, il les invita nettement à abandonner ce projet, ayant, pour sa part, mieux à offrir à la princesse de Bavière : il lui destinait, en effet, son fils adoptif, Eugène de Beauharnais, né, comme chacun sait, du premier mariage de Joséphine.

Les Bavarois s'inclinèrent ; mais les Badois se permirent de réclamer : qu'allait-on faire de leur prince héritier ? Il atteignait sa vingtième année et c'était urgent de le caser. Napoléon leur proposa Stéphanie. Le vieux margrave, très affaibli par l'âge et criblé de dettes, aurait cédé volontiers ; il escomptait que, s'il s'alliait au nouveau Charlemagne, il lui serait facile de soutirer à celui-ci un nombre respectable de millions et d'arrondir de quelque territoire son maigre grand-duché.

Le jeune homme, lui, ne met pas d'obstacle au désir du despote français ; il se sait condamné au mariage : Stéphanie ou une autre, peu lui importe, car il préfère, à toutes les princesses, les femmes ou les filles de ses gardes-chasses et les servantes de sa mère. Mais celle-ci, l'irascible margrave Amélie, n'entend pas que son fils s'abaisse à une mésalliance ; elle est princesse de Hesse-Darmstadt ; elle a marié une de ses filles au roi de Suède, une autre au tsar Alexandre de Russie ; elle suffoque de colère à l'idée que son Charles épouserait la fille d'un petit hobereau d'outre-Rhin. Napoléon s'inquiète peu de ses criailleries : il compte sur son ascendant personnel pour triompher des résistances de la margrave. Comme, en janvier 1806, il revient vers la France, tout chargé des lauriers d'Austerlitz, il s'arrête, le 21, à Carlsruhe où il arrive à sept heures du soir. Au grand repas qu'il doit subir, il s'arme d'un front sévère et affecte une extrême froideur envers Amélie, afin d'intimider la dame et, le lendemain, dans un entretien particulier, il se révèle aussi enjôleur, aussi captivant qu'il s'est montré renfrogné la veille : il lui demande la raison de son hostilité :

— Vous bouleversez l'Allemagne, répond-elle ; or, je suis princesse allemande en outre, vous faites la guerre à deux de mes gendres, l'empereur de Russie et le roi de Suède.

— En effet, fait-il paternellement, vous avez bien marie vos filles ; vous êtes une femme d'esprit.

Ce compliment démonte la margrave qui s'attendait à être houspillée ; elle ergote néanmoins :

— Si encore, dit-elle, cette jeune fille que vous proposez était de votre famille ; mais elle ne tient à vous par aucun lien direct.

— Qu'à cela ne tienne, interrompt l'Empereur ; j'en fais ma fille, je l'adopte ; elle sera Altesse impériale.

Sur quoi l'Allemande, stupéfiée d'entendre cet aventurier investir, d'un mot, une quasi bourgeoise de la suprême dignité et du titre insigne que, seuls jusqu'alors, avaient conférés des siècles d'hérédité souveraine, ne put trouver une réplique. Napoléon ne lui laissa pas le temps de se reprendre :

— Je veux une réponse ferme ce soir, quelle qu'elle soit, commanda-t-il ; et il sortit.

Les Badois ne pouvaient plus hésiter : ils savaient que Stéphanie leur apporterait en dot le Brisgau, sa capitale Fribourg et la ville de Constance, et quand Charles vint se jeter aux genoux de sa mère, la suppliant de consentir au mariage pour ne pas contrarier un homme qui, d'un trait de plume, pouvait s'annexer tout le Grand-duché, la margrave Amélie, frémissante, accueillit ces implorations par un geste évasif qu'elle appuya d'un Soit ! lamentable. Ainsi fut résolu le mariage de Stéphanie : on convint qu'il serait célébré à Paris dans le plus bref délai.

***

L'heureux fiancé n'avait point pensé à s'informer du physique de sa future épouse et ne réclama d'elle aucun portrait ; Stéphanie, de son côté, ne connaissait rien du prince qui allait être son mari. Quand il arriva à Paris, le 2 mars, absolument ébahi par la majestueuse splendeur de la Cour impériale, il y débuta de façon peu favorable : alors que l'étiquette exigeait que tous, même les étrangers, portassent les cheveux courts, — à la Titus, — comme l'Empereur, le prince Charles, obstiné aux usages de l'ancien régime, apparut affublé d'une perruque poudrée et bouffante agrémentée d'une tresse qui, nouée d'un large ruban, lui pendait dans le dos. Stéphanie, au premier abord, le trouva ridicule et ne s'en cacha point ; le prince, avisé de cette impression, sacrifia la poudre et les bouffants, mais garda la longue tresse : il est encore plus laid comme cela, dit la fiancée. Il comprit enfin qu'il lui fallait supprimer cet appareil démodé ; mais ce renoncement n'eut pas pour résultat de lui procurer plus de sémillance parmi cette jeunesse guerrière qui gravitait autour du maitre, il restait décontenancé, gauche et mou, gardant l'air boudeur d'un enfant mis en pénitence. La docile Stéphanie, encore qu'elle eût seulement dix-sept ans, discernait que son fiancé s'ennuyait loin de ses ordinaires ripailles et s'évertuait à le dégourdir ; elle était alors ravissante et, seul, celui auquel on la donnait ne paraissait pas s'en apercevoir.

Le 4 mars, un message au Sénat annonçait l'adoption par l'Empereur de ladite princesse Stéphanie Napoléon ; le 7 avril, le mariage civil fut célébré aux Tuileries, dans la galerie de Diane ; le lendemain eut lieu, à huit heures du soir, dans la chapelle du palais, la cérémonie religieuse ; le cardinal Caprara, légat du Pape, officia ; on supprima la bénédiction du pasteur luthérien, bien que les enfants à naître du mariage dussent tous appartenir à la confession évangélique. On soupa, on dansa, il y eut feu d'artifice ; pour finir, toute la Cour conduisit Charles et Stéphanie à l'appartement qui leur était destiné, dans le palais même, et l'impératrice Joséphine présida au déshabillé de la mariée. Puis tout s'alla coucher.

 Dans les derniers jours de juin, le jeune prince et la jeune princesse quittèrent Paris et, le 4 juillet au soir, Stéphanie entrait au château grand-ducal de Carlsruhe : En passant le Rhin, écrivait-elle à l'Empereur, j'ai senti avec douleur qu'il me séparerait encore davantage de Votre Majesté... Je pense à vous, à l'impératrice, à tout ce que j'ai de plus cher ; je me transporte en France, je me crois près de vous et je trouve du plaisir encore à m'occuper de mon chagrin. D'ailleurs, elle se disait sensible aux soins que son mari prenait d'elle... En quoi elle n'était pas bien exigeante, ou peut-être ne voulait-elle point chagriner son père adoptif ; car elle ne pouvait ignorer que, dès son retour à Carlsruhe, Charles s'était échappé du château, retournant à ses habituelles débauches. Sans nul doute, on avait pris la précaution d'instruire Stéphanie de la composition de sa nouvelle famille ; mais on ne lui avait pas tout dit et ce qu'elle dut peu à peu et d'elle-même découvrir fut de nature à cruellement aviver ses regrets.

 Le grand-duc régnant, Charles-Frédéric, veuf depuis 1783, avait manifesté, quatre ans plus tard, bien que déjà sexagénaire, le désir de se remarier ; sa belle-fille, la margrave Amélie, fort jalouse de la préséance que lui valait sa qualité de mère du prince héritier, et redoutant l'intrusion d'une princesse étrangère qui l'eût reléguée au second plan, poussa dans les bras de son beau-père une fille de son service d'honneur, Louise Geyer, personne sans importance qu'elle avait-élevée par charité et qui lui était entièrement soumise : vingt ans, très belle, des yeux perçants, le teint mat, des cheveux noirs et drus, une vivacité et un enjouement juvéniles, le type de ce que, pour les romantiques devait être plus tard la femme fatale.

Louise Geyer, après quelque résistance, consentit à épouser le grand-duc et, tout de suite, son âpreté, aidée de ses charmes, exerça sur le vieillard amoureux un empire absolu. En 1790 il eut d'elle un fils, Léopold ; un autre, Guillaume, en 1792 ; un troisième, Max, en 1796, sans parler d'une fille née en 1794. L'impératrice de Russie, surprise de cette fécondité de l'aventurière épousée par son débile aïeul, écrivait : Elle fait des enfants comme des pâtés. A mesure qu'ils voyaient le jour, le crédit de Louise Geyer grandissait : successivement baronne, puis comtesse de Hochberg, princesse du Saint-Empire, elle avait en outre obtenu de son docile mari que tous ses fils, nés ou à naître, seraient comtes et prendraient rang dans la famille grand-ducale au même titre que les princes issus du premier mariage de son vieil époux. Elle souhaitait plus encore et, dès son premier accouchement, elle s'était juré que ses enfants hériteraient un jour du trône de Bade ; la lutte farouche qu'elle engagea et soutint, durant plus de vingt ans, afin d'acquérir pour eux, en cas de déshérence, le droit de succession, fut l'origine d'un drame qui, jusqu'en ces dernières années, restait l'un des plus énigmatiques de l'histoire.

On conçoit l'exaspération de la margrave Amélie quand elle vit croître l'influence néfaste de l'intruse qu'elle-même avait procurée au grand-duc comme une personne de peu de conséquence, et avec quelle rage elle assistait, impuissante, aux manœuvres de cette traîtresse. Amélie avait mis dans son jeu ses deux filles, la reine de Suède et l'impératrice de Russie ; sa rivale comptait dans le sien le margrave Louis, célibataire et débauché notoire, qui se vantait, sans vergogne, d'avoir contribué à la procréation de quelques-uns des petits Hochberg. Le vieux grand-duc, maintenant octogénaire, subissait sans résistance les harassants assauts de sa femme et de sa bru auxquelles, dans son désir de tranquillité, il cédait successivement quelque chose.

On ne peut entrer ici dans le complexe détail de ces longues intrigues qu'expose, avec une précision et une clarté méritoires, M. Edmond Bapst dans le remarquable ouvrage publié sous ce titre expressif A la conquête du trône de Bade. M. Bapst, outre les pièces conservées dans les fonds des Archives nationales et de celles du ministère des Affaires étrangères, a pu dépouiller les documents jusqu'ici inconnus que gardent les archives les plus fermées des Cours allemandes ; le soin érudit et la méthode sûre avec lesquels il a su mettre en œuvre cette opulente récolte d'inédits lui ont permis d'élucider le mystère qui, au cours du XIXe siècle, a tant intrigué l'Europe. La figure qui domine son récit est celle de la pauvre Stéphanie, contre qui tous les Allemands de sa nouvelle famille s'acharnent sans pitié ni répit ; car, pour hâter l'accession au trône des fils de la Hochberg, il importe que la Française honnie n'ait pas d'enfants. Celui qui naîtrait d'elle serait incontestablement l'héritier présomptif ; et on combine, on complote, on tend des pièges où elle doit se prendre. Son mari la néglige ; il la trompe ; on l'apprend à la princesse qui s'en indigne, est prise de troubles nerveux ; — tant mieux ! On la dira folle et on l'enfermera comme telle. Mais non, elle guérit ; on essaie de l'inconduite : une dame de la Cour offre son amant, un jeune officier beau garçon auquel Stéphanie a paru marquer quelque bienveillance. Ici encore on est déçu elle demeure irréprochable et ne semble même pas comprendre ce que l'on attend d'elle. Alors on lui rend l'existence impossible, espérant que, lasse d'humiliations et d'avanies, elle partira. Entourée d'ennemis et d'espions, elle vit, dénuée de toute affection, dans ce lourd château de Mannheim qui lui est assigné pour résidence ou dans ce palais grand-ducal de Carlsruhe que surmonte la tour de plomb. On critique le moindre de ses gestes, l'heure de ses repas qu'elle doit prendre seule, ses toilettes, ses charités, ses amusements ; car, par fierté, elle organise des fêtes, des bals déguisés, des parties de traîneau ; ni son mari, toujours en débauche avec son oncle Louis, ni l'intraitable margrave Amélie ne prennent part à ces réjouissances ; la Hochberg s'y montre assidue, mielleuse, chattemite, enveloppante, guettant son heure. Stéphanie paraît enjouée, pleine d'entrain, cordiale, souriante ; retombée dans sa solitude, elle sanglote, éperdue de désespoir.

Quelqu'un pourtant ne l'abandonne pas : c'est l'Empereur. Informé par son agent de Carlsruhe du supplice infligé à sa fille adoptive, il s'adresse au grand-duc, lui écrit une de ces lettres dont il a le secret, — foudroyante. Votre petit-fils fait le malheur d'une princesse dont il est peu digne... Je suppose que vos infirmités sont cause que vous ignorez les bassesses que l'on commet... J'ai fait du bien à la Maison de Bade ; je l'ai honorée de mon alliance ; tant pis pour ceux ou celles qui ne le sentiraient pas. Si Votre Altesse n'a pas le pouvoir de faire revenir son petit-fils à des sentiments d'honneur et d'honnêteté, je redemande ma fille... Ce coup de trique faillit achever le grand-duc ; il fondit en larmes à la lecture de cette semonce ; le margrave Louis s'enfuit de Carlsruhe pour se réfugier au loin ; l'indigne mari de Stéphanie s'enferma dans un réduit du palais et n'en sortit pas de quinze jours. La crainte de voir l'État de Bade rayé de la carte d'Europe fut pour toute la famille un avertissement salutaire et, dès ce jour-là, le prince Charles songea qu'il ferait prudemment en se rapprochant de sa femme. Ce retour exigeait des ménagements ; il ne produisit ses effets que deux ans plus tard et, dans les derniers jours de 1810, Stéphanie proclama sa certitude d'être bientôt mère.

Ce furent des mois de transes pour la comtesse de Hochberg ; l'espoir d'obtenir pour ses fils l'accès dans l'ordre d'hérédité s'évanouissait, si la Française donnait le jour à un prince. Le 5 juin 1811, elle respira : l'enfant attendu naquit : c'était une fille. Quatre jours plus tard, le vieux grand-duc, à bout de forces, s'éteignait à quatre-vingt-trois ans. Charles lui succédait sans conteste : Stéphanie était grande-duchesse. Sans renoncer à ses galanteries extra-conjugales, son mari, comprenant la nécessité d'assurer l'avenir de sa dynastie, se montrait près d'elle empressé : une nouvelle maternité s'annonça bientôt et, le 29 septembre 1812, la jeune souveraine mettait au monde un fils qui, de l'avis de tous, médecins, nourrices et sages-femmes, se présentait solide, bien constitué et en santé parfaite. Quelle joie pour le grand-duc Charles, quel orgueil pour l'heureuse mère, — et quel effondrement pour la Hochberg dont cette naissance anéantissait toutes les ambitieuses convoitises ! Comment parer ce coup du destin I Durant quinze jours, la comtesse en examina la possibilité et sa rage d'être vaincue lui inspira un plan satanique. Il lui fallait un complice : elle le trouva en un tisserand misérable, nommé Blechner, dont la femme venait d'accoucher d'un garçon le même jour que Stéphanie. Un narcotique, subrepticement versé aux berceuses, permit à la Hochberg de s'introduire, sans être entendue, dans la chambre du prince nouveau-né ; elle le sortit de son berceau, mit à sa place l'enfant de Blechner, et s'éclipsa emportant chez le tisserand le fils de Stéphanie. Le petit substitué, par elle déposé dans la couche princière, était-il malade, ou l'avait-elle préalablement empoisonné ? Au cours de cette même nuit ses plaintes réveillèrent les berceuses ; elles se penchèrent sur l'enfant dont les traits étaient déjà convulsés par la souffrance ; les médecins, mandés en hâte, déclarèrent la situation très grave : il mourut en effet dans la tournée.

Le surlendemain seulement on osa annoncer à Stéphanie le décès de son petit garçon. C'était le jour où commençait, en Russie, la tragique retraite qui fut le premier glas de l'Empire. En voyant entrer son mari dans la chambre où elle gardait encore le lit, la grande-duchesse pressentit un malheur et poussa un cri déchirant : Oh ! ne me dites pas que mon enfant est mort ! Charles la prit dans ses bras, elle comprit et ils confondirent leurs larmes. On ne permit pas à la grande-duchesse de voir le corps de son dauphin. Un an plus tard, elle donnait naissance à une fille ; en 1816 elle eut un second fils ; Napoléon était à Sainte-Hélène ; on ne redoutait plus ni sa perspicacité, ni sa colère et ce nouveau prince mourut au bout de quelques mois... L'année suivante, Stéphanie accoucha d'une troisième fille qui, comme ses sœurs, devait vivre longtemps. Les fils seuls étaient gênants et semblaient d'avance condamnés.

Frappé par cette fatalité, assagi par tant de malheurs, le grand-duc Charles tomba gravement malade : il se croyait empoisonné ; le suicide de son valet de chambre confirma ses craintes : en 1818 il décédait, à trente-deux ans, obsédé de sinistres soupçons. Stéphanie de Beauharnais, dédaignée par les assassins, allait vivre désormais avec ses trois filles, en marge de la cour de Bade où triomphaient les Hochberg. Le margrave Louis, dernier représentant de la branche légitime, héritait du trône, et comme il était célibataire, son successeur désigné était le fils aîné de la criminelle comtesse enfin parvenue à son but.

***

Le 26 mai 1828, lundi de la Pentecôte, un bourgeois de Nuremberg, nommé Weichmann, traversait la Kreuzgasse pour rentrer chez lui, quand il vit venir dans la rue déserte un garçon de 15 à 16 ans qui se traînait le long des maisons ; il s'appuyait aux murs, puis s'arrêtait, épuisé, et plaçait sa main devant ses yeux comme s'il avait peine à supporter la lumière de ce jour d'été. Weichmann, intrigué, l'interrogea : l'étranger, pris de peur, répondit par quelques grognements inintelligibles. Des passants s'étaient attroupés : on le conduisit à la police ; il tombait manifestement de fatigue ; on lui présenta de la bière et de la viande qu'il repoussa avec horreur ; mais il se jeta sur le pain et avala une grande quantité d'eau. Comme il paraissait ne savoir point parler, on plaça devant lui une feuille de papier et une plume comprit et dessina maladroitement deux mots : Gaspard Hauser. Ce fut le nom qu'on lui laissa.

Cette histoire a été si souvent racontée qu'on se bornera ici à en rappeler les traits principaux[1]. Tout Nuremberg s'intéressait au mystérieux inconnu et les visiteurs affluaient chez le bourgmestre Binder qui le logeait dans sa maison. Gaspard mesurait de taille 4 pieds 10 pouces, — un mètre soixante environ, — il avait les cheveux blonds, fins et bouclés, le teint pâle et la peau très blanche, les attaches fines, les mains petites ; la plante de ses pieds était molle et satinée comme s'il n'avait jamais marché ; il pouvait à peine se tenir debout et restait la plupart du temps assis par terre, les jambes étendues. Un grand nombre de doktors, venus de tous les points de l'Allemagne, examinèrent l'enfant et furent unanimes à déclarer qu'il n'était ni imbécile ni dégénéré : son intelligence se réveillait progressivement. Il fut mis en pension chez le professeur Daumer qui se chargea de le rééduquer.

Au bout de quelques semaines, il parlait assez distinctement pour raconter sommairement quelle avait été sa vie avant son arrivée à Nuremberg. Aussi loin qu'il se rappelle, il languit seul dans une chambrette étroite et très basse : un homme noir lui apporte pendant qu'il dort du pain et de l'eau, nettoie la cellule, lave le visage du petit prisonnier, lui coupe les cheveux et les ongles. Gaspard a des jouets : deux chevaux et un chien de bois blanc ; il est chauffé par un petit poêle qu'on allume du dehors : un trou dans le mur lui sert de latrines, L'homme noir lui a appris à lire et lui a donné du papier et des crayons. Une nuit il le réveilla, le chargea sur son dos et l'emporta vêtu de sa seule chemise et de ses culottes. Ils partirent ; Gaspard s'endormit ; à l'aube seulement son guide le déposa à terre : il fallait marcher, il était nu-pieds et souffrit beaucoup. Durant deux jours et deux nuits le voyage se prolongea : on se nourrissait de pain noir ; il pleuvait. Enfin, le troisième jour, comme on approchait du grand village (Nuremberg), l'homme tira d'un paquet des habits dont il revêtit Gaspard, le coiffa de son chapeau, lui montra la route à suivre et disparut.

Le bourgmestre fit imprimer à des milliers d'exemplaires ce laconique récit, invitant à se faire connaître quiconque serait en mesure de fournir des indications sur le cachot, sur l'Homme noir, ou le voyage de ce personnage avec le jeune garçon. Plusieurs pistes furent indiquées qui se trouvèrent fausses.

On fit appel au plus célèbre criminaliste de l'Allemagne, le chevalier de Feuerbach, — le Sherlock Holmes de ce temps-là ; — son verdict se résuma en quelques aphorismes remarquables : Les personnes qui ont séquestré l'enfant disposent de beaucoup d'argent et d'une grande puissance ; elles sont, en outre, assurées de l'impunité. De la vie ou de la mort de Gaspard dépendent certainement des intérêts très importants. L'incarcération d'un être aussi inoffensif ne peut avoir pour mobile ni la haine ni la vengeance. Gaspard doit être de haute naissance ; peut-être d'origine princière... Cette déclaration ne fut pas publiée : mais, sans la connaître, nombre de gens, harcelés par cette énigme, pensaient au petit prince de Bade, subitement supprimé en 1812. Cette opinion se propagea quand on apprit que, le 17 octobre 1829, après quinze mois de séjour à Nuremberg, Gaspard Hauser venait d'être assassiné. On le découvrit, dans la cave de la maison Daumer, ne donnant plus signe de vie, la face livide et couverte de sang. On l'étend sur un lit ; de grands frissons le saisissent qui dégénèrent en délire furieux. L'homme ! L'homme ! crie-t-il. Durant deux jours, il demeure sans connaissance ; l'unique blessure qu'il porte paraît cependant peu grave : la peau de son front est fendue d'un coup de couteau bien tranchant. Quand il a repris ses sens, il raconte : seul dans la maison, il s'était rendu à la garde-robe ; il entendit des pas légers dans le corridor et, ayant entr'ouvert le paravent qui l'abritait, il vit un homme noir, comme un ramoneur. L'homme se jeta sur lui et le frappa violemment à la tête. Gaspard, épouvanté, perdant son sang, s'enfuit dans la cave et s'évanouit.

Il fut facile de vérifier la parfaite véridicité de ce récit : des gens avaient aperçu l'homme noir sortant de la maison ; les traces de sang permettaient de reconstituer le parcours du blessé éperdu. Le chevalier de Feuerbach, l'habile criminaliste, conseille de mettre, au plus tôt, le jeune homme à l'abri de nouveaux attentats. Un Anglais, puissamment riche, lord Stanhope, offre de le conduire à Anspach et d'y payer sa pension chez un instituteur ; Anspach, à dix lieues de Nuremberg, est une ville retirée et paisible où les étrangers ne fréquentent guère. Au début de 1832, Gaspard s'installait à sa nouvelle résidence, chez le maître d'école Meyer qui s'engageait à le loger, à le nourrir et à prendre soin de lui. Il n'y fut pas heureux, bien qu'on lui eût confié un petit emploi au tribunal. Il vécut là près de deux ans. Le 14 décembre 1833, comme il quitte son bureau pour rentrer chez son maitre d'école, il est abordé par un inconnu qui lui dit

— Si vous voulez m'accompagner au parc, vous saurez qui sont vos parents.

Fort ému, Gaspard suit cet homme : celui-ci le conduit vers un bosquet écarté, lui fait jurer de ne jamais révéler ce qu'il va apprendre, puis jette un portefeuille à terre, disant

— C'est là dedans ; prenez.

Gaspard se baisse... et tombe percé d'un coup de stylet qui lui traverse le rein et le foie. Il mourut deux jours plus tard en murmurant : Mère ! Mère ! Viens !...

Telle est, — écourtée de nombreux et romanesques épisodes, — l'histoire du malheureux enfant qu'on surnomma, tant il fut populaire, l'Orphelin de l'Europe telle, du moins, a-t-elle été cent fois relatée, d'autant plus émouvante qu'elle demeurait ténébreuse. M. Edouard Bapst dissipe toute cette obscurité : il nous dit les étapes successives du jeune prince ; où était situé le cachot dans l'ombre duquel son intelligence s'atrophia ; les noms de tous les acteurs du drame : la coupable initiale, la comtesse de Hochberg, était morte en 1820 ; l'homme noir était Franz Richter, garde-chasse au service du baron de Griesenberg ; l'assassin du parc d'Anspach, un Wurtembergois, Johann-Jacob Mullet, condamné pour vol et faux. Et ce ne sont point là des hypothèses hasardées : les révélations de M. Bapst sont appuyées de références et de citations d'une authenticité indiscutable ; il démasque lord Stanhope, qui ne nous apparaît plus comme un noble seigneur opulent et philanthrope, mais comme un individu taré, obéré, agent secret de la Cour de Bade. Ces choses étaient connues, ou tout au moins soupçonnées depuis un siècle ; mais on n'en tenait pas les preuves historiques : elles nous sont livrées aujourd'hui.

 Quelle était l'attitude de Stéphanie, informée, bien certainement, des rumeurs dont l'écho se propageait dans toute l'Allemagne ? D'abord, elle voulut les croire mensongères : Si cela pouvait être vrai, disait-elle ; mais c'est impossible. Cependant elle demeure perplexe : on est en 1832 ; le grand-duc Léopold, fils aîné de la Hochberg, règne alors sur le pays de Bade ; il profite d'un crime auquel il n'a point participé et dont il ne connaît la trame que depuis son avènement au trône. Stéphanie prétexte un voyage en Italie, annonçant qu'elle passera par Vienne ; elle s'arrête quelques jours à Munich où la reine de Bavière lui communique un mémoire secret, rédigé par Feuerbach, concluant formellement à l'identité de Gaspard Hauser avec le petit prince, prétendu mort le 16 octobre 18x2. Stéphanie part pour Anspach, secrètement ; on l'a assurée qu'elle verrait facilement Gaspard qui, chaque jour, fait un tour au parc public. Elle s'y poste, attend, — quelle angoisse ! — Tout à coup, un jeune promeneur  débouche d'une allée ombreuse... C'est lui ! Elle le reconnaît, elle ne s'y trompe pas ; il a les traits, la démarche, l'allure de son père. Elle pousse un soupir et s'évanouit. Quand elle rouvre les yeux en proie à une crise nerveuse, on l'entend sangloter : C'est toi ! Tu n'es pas mort ! Tu vis ! Où l'a-t-on emporté ? Déjà, poursuivant sa marche, il s'est éloigné, sans se douter qu'il vient de frôler celle qui le pleure depuis vingt ans. A cette plainte déchirante il répondra dans quelques semaines, alors que, exhalant son dernier souffle, il gémira : Mère ! mère ! Viens !...

Qu'aurait fait Stéphanie si son fils avait vécu ? On ne sait ; lui mort, elle n'avait plus qu'à se taire et s'y astreignit héroïquement. Bien plus tard seulement, ses filles parleront pour elle et l'impératrice Eugénie recevra leurs confidences. Dans ce parc où la mère et le fils se rencontrèrent, se voit, à l'endroit précis où celui-ci fut frappé, une stèle de pierre portant gravés ces mots : Hic occultus occulto occisus est : — Ici, un inconnu fut tué par un inconnu. C'est désormais une inscription à changer.

 

 

 



[1] La bibliographie de Gaspard Hauser est extrêmement nombreuse : elle comporte plus de 300 publications allemandes. En France, l'énigmatique personnage a été mis en roman, en drames, il figure même dans la Vie des Enfants célèbres. Deux études sérieuses lui ont été consacrées : rune, très conforme aux conclusions do M. E. Bapst, et due à M. le comte Fleury, les Drames de l'Histoire, 1 vol., Hachette, 1905 ; l'autre est la traduction par Theodor de Wyzewa d'un ouvrage anglais d'André Lang, les Mystères de l'Histoire, 1 vol. ; Perrin, 1907.