HISTOIRES DE POLICE ET D'AVENTURE

 

CHAPITRE III. — L'ENLÈVEMENT DU SÉNATEUR CLÉMENT DE RIS (1800).

 

 

A l'automne de l'année 1800, M. le sénateur Clément de Ris passait la fin de la belle saison à son château de Beauvais, dans la commune d'Azay-sur-Cher, à quatre lieues de Tours.

Il vivait là, content, confiant et tranquille, avec sa femme et son fils, entouré de nombreux serviteurs, partageant ses journées entre ses devoirs de châtelain qui reçoit des amis venus de Paris et de Tours, et la douce oisiveté d'un propriétaire heureux de son sort et rassuré sur l'avenir.

Clément de Ris avait, à cette époque, cinquante ans. C'était un homme de haute stature et bien portant. Après avoir occupé, avant la Révolution, l'emploi de maitre d'hôtel de la reine Marie-Antoinette, il avait, en 1793, coiffé le bonnet rouge, consciencieusement renié dès la Terreur passée.

Successivement rallié au gouvernement du Directoire, puis à celui de Bonaparte, il avait obtenu de celui-ci un siège au Sénat conservateur. Il était devenu l'intime et Le confident de Fouché, Le ministre de la police. Il était riche, satisfait, et se consolait aisément d'être peu admiré, n'ayant jamais songé à se poser en héros, rôle délicat et périlleux en temps de révolution.

Le 23 septembre, six cavaliers armés de fusils, de pistolets et de sabres furent aperçus chevauchant sur les hauteurs au bas desquelles coule le Cher. A l'entrée de l'avenue conduisant au château de Beauvais, se trouve un petit bois dans lequel ils pénétrèrent. Deux passants, que leurs allures avaient intrigués et qui les observaient de loin, s'aperçurent que les cavaliers changeaient de costume : ils étaient fort à l'aise et ne paraissaient prendre aucune précaution pour se cacher. Aux vêtements bourgeois qu'ils portaient, ils substituèrent des habits de forme militaire ayant quelque rapport avec la tenue de certains officiers vendéens. De leurs valises, dans lesquelles ils avaient apporté leurs déguisements, ils tirèrent également des cartouches dont ils chargèrent leurs armes et qu'ils se distribuèrent ; puis ils remontèrent à cheval et se mirent en observation à l'entrée de l'avenue.

Il était environ cinq heures du soir.

Tandis que les cavaliers attendaient là, parait sur la route de Tours une berline : c'est la voiture de Clément de Ris. Elle ramène de la ville Mme Bruley, une amie de la famille du sénateur, qui vient passer quelques jours au château.

Aussitôt les cavaliers mettent sabre au poing, s'approchent, entourent la berline, et, au petit trot de leurs chevaux, ils l'escortent tout le long de l'avenue ; ils entrent en même temps qu'elle dans la cour du château, poussant devant eux quelques paysans rencontrés sur la route et que l'étrangeté de l'incident a rassemblés.

Plusieurs domestiques, attirés par le bruit, se montrent sur le perron : les six cavaliers les arrêtent, les couchent en joue, les menacent de mort pour un cri, et, tandis que quatre des assaillants, le pistolet en main, tiennent en respect toute la livrée, les deux autres pénètrent hâtivement dans les appartements du château.

Ah ! ils ne font pas grande cérémonie : Clément de Ris se trouvait dans la chambre de sa femme qui, depuis quelques jours, était malade.

Les deux envahisseurs montent, poussent la porte, entrent dans la pièce, sans. égards pour la femme alitée, entraînent

le sénateur stupéfait dans son cabinet de travail.. Là ils lui ordonnent brutalement d'ouvrir ses meubles et de livrer son argent et ses papiers.

Le pauvre homme, tout tremblant, donne ses clés : les brigands ouvrent les armoires, fouillent les tiroirs, prennent 1.800 francs en or, une montre, des boucles d'argent. Ils exigent que le maître d'hôtel apporte à l'instant toute l'argenterie de la maison ; et le maître d'hôtel, qui a peur autant que son maitre, se hâte de livrer 25 couverts, 2 douzaines de cuillers, 2 cafetières et 9 plats.

Un des hommes revient à la chambre de Mme Clément de Ris, où il a avisé une belle montre suspendue à la cheminée ; il prend la montre, la met dans sa poche ; puis tout le butin, monnaie, bijoux, argenterie et papiers, est porté jusqu'à la voiture restée attelée devant le perron.

On y pousse Clément de Ris, plus mort que vif, on force le cocher du sénateur à reprendre sa place sur le siège ; les six cavaliers remontent en selle, et, sur un ordre bref, toute la troupe, escortant la berline où gît le châtelain terrifié, sort au grand trot de la cour du château, s'engage à bonne allure dans l'avenue et disparaît au tournant de la route.

L'exécution de ce coup de main avait duré une heure, une heure pendant laquelle ni les paysans qui étaient là, ni le maître d'hôtel, ni les domestiques, ni le cocher, ni les jardiniers, ni les fermiers de la métairie voisine n'avaient eu seulement l'idée de faire résistance ou de protester contre l'enlèvement de leur maître.

Leur émoi, pourtant, était grand ; non point assez cependant pour qu'aucun d'eux se risquât à suivre, de loin, la troupe des brigands. Il eût été si facile d'ameuter contre elle, à défaut de la gendarmerie, la population d'un village ! On n'était pas en pays désert, mais en Touraine, à l'époque des vendanges ; les paysans travaillaient en assez grand nombre dans les vignes ; sur un signal ils seraient accourus... Mais nul des serviteurs de Clément de Ris n'eut l'audace de donner l'alarme, ni la curiosité de savoir où on l'emmenait.

Il est vrai qu'on sortait à peine de la Révolution : une arrestation, à cette époque, était chose si commune, on était à ce point blasé sur les incidents de ce genre que peut-être les gens du château de Beauvais, tenant avant tout à leur tranquillité, préférèrent ne pas se mêler d'une affaire qui devait toucher à la politique.

La région, au surplus, abritait nombre d'anciens chouans, de ceux auxquels le gouvernement consulaire avait pardonné les révoltes passées, mais qui, ruinés, tenus en défiance, sans emploi, oisifs, souffrant de voir installés dans leurs châteaux et sur leurs terres, dont ils étaient dépouillés, les enrichis du nouveau régime, regrettaient le bon temps des embuscades et des aventures. Les ravisseurs du sénateur Clément de Ris étaient-ils gens de cette sorte ? Quelle vengeance, quel chantage, quel projet cachait l'audacieuse escapade ? On l'ignorait et l'on préférait ne point s'en informer.

Mun Clément de Ris, elle, était au désespoir. La soirée se passa sans qu'on reçût aucune nouvelle de son mari ; la matinée du lendemain, de même. Ce jour-là, vers midi, on vit rentrer au château le cocher du sénateur, celui que les brigands avaient contraint à conduire la berline dans laquelle ils emportaient leur victime. Cet homme raconta que la voiture, serrée de près par les six cavaliers mystérieux, avait été dirigée vers le village d'Athée, à une lieue, à peu près, de Beauvais. Il faisait encore grand jour lorsqu'on y parvint. Arrivés là, les ravisseurs avaient enlevé de son domicile un médecin, nommé Petit, le forçant à les guider vers la forêt de Loches, qui semblait être leur but. On avait roulé encore pendant quatre lieues environ ; à la nuit noire, on parvenait à la forêt.

Là, les cavaliers avaient fait halte ; la berline dételée, ils en avaient tiré le malheureux sénateur pour le hisser sur un cheval et disparaître aussitôt, avec lui et le médecin Petit, dans la profondeur du bois.

Le cocher, abandonné sur le grand chemin, avait pris le parti de revenir au château ; il n'en savait pas davantage et se déclarait satisfait de s'être tiré, à si bon compte, de l'extraordinaire aventure.

Deux jours après le cocher, reparut le médecin Petit qui compléta les renseignements. Dès l'entrée du bois, les brigands lui avaient bandé les yeux : il ne pouvait donc rien révéler de la direction suivie. Mais il avait recueilli quelques indices : il savait, par exemple, qu'on avait marché pendant toute la nuit dans la forêt. Quand on sortit, à l'aube, il avait entendu M. Clément de Ris crier qu'il perdait son chapeau ; c'était très peu de temps avant d'arriver à une maison où l'on avait fait halte. Pour pénétrer dans l'intérieur de cette maison, Petit avait compté trois marches qu'il avait montées en tâtonnant. Là le bandeau lui avait été retiré ; un bon repas attendait la petite troupe : un pâté, du jambon et des artichauts.

C'était une piste assez nette : la gendarmerie, mise en campagne, retrouva le chapeau du sénateur, un chapeau rond, de haute forme, avec une petite ganse noire, une boucle d'acier et la cocarde nationale. La maison ne pouvait être loin. Parmi les plus voisines on en rencontra une que précédait un perron de trois marches ; au pied de ce perron, sur un tas d'ordures, les gendarmes aperçurent, parmi d'autres détritus, des feuilles d'artichauts. Était-ce là ? La maison, qui s'appelait — et s'appelle encore — la ferme du Portail, fut visitée de la cave aux combles. Un paysan, nommé Drouin, y vivait avec sa fille mariée à un certain Lacroix. Tous trois furent interrogés ; on n'apprît rien ils semblaient ignorer parfaitement de quoi et de qui on leur parlait.

Comme on n'arrête pas les gens parce qu'il faut monter trois marches pour entrer chez eux, même s'ils sont coupables d'avoir mangé des artichauts, on n'inquiéta ni le fermier Drouin, ni les époux Lacroix. La gendarmerie se replia bredouille, ne rapportant, en manière de trophée, que le chapeau du sénateur que, à défaut du sénateur lui-même, on remit à Mme Clément de Ris.

Celle-ci commençait à désespérer de jamais revoir son mari et à craindre que le gouvernement eût un intérêt quelconque, une raison qu'elle ne pouvait soupçonner, à prolonger la séquestration du sénateur. Cette appréhension redoubla quand elle apprit que le ministre de la police, Fouché, irrité du bruit qu'elle menait, avait ordonné à ses agents de la tenir en surveillance. Les voleurs n'étaient pas inquiétés, mais la volée devenait suspecte.

Qu'était devenu Clément de Ris ?

Le sénateur n'avait rien d'un héros, on le sait, et dès qu'il s'était vu brutalement jeté dans la berline, enlevée au grand trot, avec tous ses papiers et toute son argenterie, il avait eu très peur.

Quoique plein de vigueur, et bien membré, il ne tenta, au départ, qu'une seule protestation, consistant à lever un peu les bras. Mais ce geste timide fut aussitôt réprimé par un coup que lui porta le chef des brigands, et le patient, sans plus dire un mot, se renfonça bien sagement dans la berline.

Par la vitre, il cherchait à deviner vers quel point du monde on le conduisait : il connaissait le pays et, après une demi-heure de marche, il vit qu'on arrivait au village d'Athée. Est-ce là qu'on fera halte ? Non : la berline poursuit à travers la campagne, par d'horribles chemins de traverse. Une heure et demie plus tard, elle est à Sublaine ; la nuit est venue ; c'est ici peut-être qu'on va s'arrêter ? Pas du tout : le voyage continue sur la route de Loches. Voici, après deux lieues encore, le village de Saint-Quentin : la voiture le passe, descend dans la vallée de l'Indroie, petite rivière qu'on traverse sur un pont de bois. De l'autre côté du cours d'eau, une côte à monter ; mais les chevaux sont fourbus, les roues s'embourbent. Les brigands, renonçant à traîner plus loin la berline, en font descendre le sénateur ; vite on dételle un des chevaux, on hisse la victime en selle, on retire des coffres l'argenterie et les papiers que les cavaliers répartissent dans leurs portemanteaux ; puis on abandonne, au bord du chemin, berline et cocher, et l'on s'engage dans la forêt, à bonne allure.

L'infortuné sénateur, comme on peut le croire, est fort mal à son aise : outre que l'exercice du cheval lui est peu familier, ce sont de mauvaises conditions, pour apprendre l'équitation, que de chevaucher, par une nuit très noire, dans un bois très fourré, entre six brigands dont on ignore les desseins, dont on guette les moindres gestes, quand on n'aurait pas assez de toute son attention pour surveiller son cheval.

On fait halte, de temps à autre, parce qu'on s'est égaré et qu'on se trouve hors de tout chemin. Trois fois, le chef de la bande s'éloigne pour reconnaître la route ; il donne ses ordres à voix très basse ; nul autre que lui ne parle.

La pluie, maintenant, tombe à torrents. Clément de Ris, trempé jusqu'aux os, roulant sur sa selle, n'a pas une fois la curiosité de demander où on le mène. Sa patience et sa résignation restent angéliques. Au milieu de la nuit, au moment où il a perdu toute notion de la direction qu'on suit et de l'endroit où il se trouve, il entend la voix du chef commander, précaution bien superflue, qu'on lui place un bandeau sur les yeux ; et l'ordre est aussitôt exécuté.

C'est une très désagréable situation, même pour un cavalier consommé, de trotter dans un bois, la nuit, les yeux clos, sous l'averse. Et il faut songer que peut-être Clément de Ris montait à cheval pour la première fois ! Sa bête butait dans des fondrières, les branches mouillées lui fouettaient la figure et, pour comble d'émotion, les brigands, mal satisfaits de son allure indécise, allongeaient de grands coups de cravache à son cheval qui ruait de façon à désarçonner Franconi lui-même.

C'est alors que le pauvre homme perdit son chapeau. Le jour était venu ; du moins Clément de Ris en jugea ainsi au travers du bandeau qui lui cernait la tête. Et, peu après, on le fit descendre de cheval, à demi mort de fatigue, les reins brisés ; on le poussa dans une maison ; on lui fit descendre quelques marches, et, quand il lui fut enfin loisible de regarder, il se trouva dans un souterrain qui ne prenait jour que par un soupirail en forme de trappe et qui n'était meublé que d'une botte de paille.

Tout autre se serait efforcé de connaître les raisons d'une si anormale aventure, aurait interrogé, récriminé, cherché au moins à deviner la cause de cette singulière séquestration. Clément de Ris n'y pensa même pas. Tout heureux de ne plus sentir sous lui cet endiablé cheval, dont le souvenir le cauchemardait, il s'étendit placidement sur la paille, à côté du gardien chargé de parer à toute velléité d'évasion et qui trouvait bien agréable d'avoir affaire à une si bonne pâte de prisonnier.

La mansuétude du séquestré lui valut même quelques faveurs : au lieu d'une botte de paille, on lui en fournit plusieurs ; on y ajouta un matelas et une couverture de laine. Cela ne valait pas, certes, les lits douillets des belles et claires chambres du château de Beauvais, mais le sénateur remercia beaucoup et se déclara fort satisfait. On le nourrissait d'une façon succulente : légumes frais, viandes bien cuites, gibier. à point, le tout cuisiné de façon parfaite. Le menu se terminait souvent par des entremets fins, des chatteries. Mais le détenu avait de la méfiance. Il réclamait à tous ses repas des œufs et rien que des œufs à la coque ; car il se figurait qu'on tenterait de l'empoisonner et cette idée lui gâtait les plats les plus appétissants et les mieux préparés. Comme on ne lui servait pas des œufs à satiété, il lui fallait bien goûter quelquefois la délicate et suspecte cuisine des brigands ; il le faisait à regret, du bout des lèvres, et ensuite, sur son matelas, il s'étendait, bourrelé d'angoisses, attendant les coliques menaçantes, et surveillant, plein d'inquiétude, les phases de sa digestion.

Aucune colique ne se manifesta. Alors il ne comprenait plus : Que lui voulait-on ? Qu'attendaient ses geôliers ? Qu'espéraient-ils ?

Le cachot où il était enfermé avait une voûte très basse. Le pauvre sénateur était obligé, ou de rester couché, ou de se traîner sur les genoux, s'il voulait prendre un peu d'exercice. Il sollicita qu'on enlevât, durant quelques heures chaque jour, la trappe du souterrain, pour qu'il lui fût permis de se tenir debout en se plaçant dans l'ouverture : on y consentit, à condition qu'il aurait les yeux bandés. Ce devait être un étrange spectacle que celui-là. Cette tête, enveloppée d'un linge, émergeant d'un trou au ras de terre, immobile : c'était M. le sénateur qui prenait le frais !

Au reste, il n'essaya pas une fois, en dérangeant un peu son bandeau, de reconnaître l'endroit où il se trouvait ; encore moins tenta-t-il de s'échapper. Le gardien, sûr, au bout de quelques jours, de la docilité de son prisonnier, ne le surveillait plus du tout ; il restait couché dans la maison, quelque part, loin du caveau, jusqu'à onze heures du matin ; à cette heure-là seulement, il descendait voir si son détenu était encore là. Oui, il y était toujours, et toujours aussi soumis, aussi aimable même, car Clément de Ris poussait la pusillanimité jusqu'à accabler son geôlier de cajoleries : il disait que, si jamais il recouvrait sa liberté, il ne voulait pas que cet homme eût une autre maison que la sienne, qu'ils seraient amis, toujours... L'autre ne lui répondait qu'en haussant les épaules.

Depuis seize jours pleins, le sénateur était dans son cachot, et le temps commençait à lui paraître un peu long lorsque, une nuit — c'était la nuit du 9 octobre — il entendit un grand bruit dans la maison voisine de son oubliette. Tout à coup, la trappe du cachot s'ouvre, une voix très rude commande au prisonnier de se lever : il obéit. On le hisse hors du souterrain et, comme il s'y attendait sans doute, on lui bande les yeux : il commençait à en avoir l'habitude.

Mais avant qu'on lui eût noué le mouchoir autour de la tête, il avait aperçu quatre hommes, deux à cheval et deux à pied, quatre hommes terribles, armés jusqu'aux dents et masqués. Ces quatre hommes l'entraînent à travers la campagne ; bientôt on le fait monter, puis on continue à avancer, d'un bon train, sur une distance qu'il évalua à deux lieues. Il avait très peur, et, cette fois, il y avait de quoi ; il devinait à mille indices qu'on était dans une forêt, et il songeait qu'il ne manquait pas là de branches solides pour le pendre.

Ses compagnons gardaient un silence lugubre : le malheureux comprenait que sa dernière heure était venue, qu'on allait le tuer là, soit qu'on lui passât une corde au cou, soit qu'on le frappât traîtreusement d'un coup d'épée. Il était sans défense, sans armes, rendu aveugle par le bandeau, et, par suite, absolument à la merci des hommes qui l'escortaient : ses transes étaient effroyables.

S'il avait pu voir, il aurait été bien surpris des singulières allures de ceux qui l'accompagnaient ; c'est eux que, pour la clarté du récit, nous devons suivre maintenant. Ils avancent à travers la forêt, sans hâte, aussi paisiblement que s'ils se rendaient à quelque partie de chasse : il semble qu'ils marchent vers un but désigné d'avance. Et, en effet, parvenus à l'endroit appelé la Pyramide des Chartreux, carrefour très pittoresque qu'encadrent d'énormes chênes, ils font halte. La lune alors était dans son plein et éclairait d'une lueur douce ce beau décor.

Les hommes jugent le lieu favorable à une sieste : ils descendent Clément de Ris de son cheval, le déposent au pied d'un arbre où, sans un geste pour tenter de lever son bandeau, il reste étendu aussi immobile qu'un sac de blé.

Après un quart d'heure, on perçoit le bruit lointain d'un galop de chevaux dans la forêt. Un des compagnons s'écrie : Les voilà ! Les voilà !

Et tout aussitôt on remet le sénateur en selle ; on l'y assujettit du mieux que l'on peut, et l'on repart, au grand trot, par les taillis.

Clément de Ris, il ne faut pas l'oublier, a toujours les yeux clos et ne peut par conséquent rien voir. Il ne peut distinguer un groupe de trois cavaliers qui arrivent à la rencontre de son escorte ; il ne peut remarquer que ces trois cavaliers font à ceux qui le conduisent un petit signe amical, qu'ils se recommandent les uns aux autres, d'un geste, la prudence, et que, tout à coup, tous se mettent à crier et à tirer en l'air des coups de pistolet, pour simuler le bruit d'une attaque inattendue et d'une belle défense.

Qui vive ? interpellent les uns.

Arrêtez, gueux ! répliquent les autres.

Nouveaux coups de feu, en l'air toujours. On fait cabrer les chevaux pour imiter le tumulte d'une mêlée ; puis, sur un signe de celui qui commande cette étrange manœuvre, les deux cavaliers qui ont amené jusque-là Clément de Ris s'éloignent au galop à travers la forêt. Les trois nouveaux venus restent auteur du prisonnier, et l'un d'eux l'interroge :

Qui êtes-vous ?

Je suis, répond-il tout tremblant, je suis peut-être celui que vous cherchez.

Nous cherchons le sénateur Clément de Ris ; nous avons pris les armes pour sa délivrance.

Le sénateur, c'est moi.

Dieu soit loué ! Alors, vous êtes libre.

Et le chef dénoue obligeamment le bandeau qui couvrait les yeux du prisonnier. Celui-ci regarde autour de lui : aucun cadavre ne jonche le sol. Les brigands qui l'accompagnaient depuis sa sortie du souterrain ont disparu ; ceux qui l'entourent sont des inconnus ; ils s'empressent autour de lui, affirment que ses bourreaux sont en fuite, lui pressent les mains, se félicitent de l'avoir si heureusement délivré. Clément de Ris en a les larmes aux yeux ; peut-être aurait-il dû s'étonner qu'après une si vive fusillade il n'y eût là aucun mort ni aucun blessé ; mais il ne manifesta point sa surprise. Tout le monde, en cette affaire, sembla jouer une comédie, même la victime.

Les libérateurs et le sénateur prirent ensemble la route du château de Beauvais ; il fallut faire halte à moitié chemin, car le malheureux n'en pouvait plus de fatigue et d'émotion.

Dès qu'il fut arrivé chez lui, ses amis affluèrent de tous les côtés ; le préfet du département, prévenu par estafette, les autorités locales, les gardes nationaux des villages voisins se présentèrent pour féliciter Clément de Ris, qui ne put retenir cette judicieuse réflexion : Ils arrivent tous, maintenant que je n'ai plus besoin d'eux.

Il y eut, le lendemain, un grand dîner au château de Beauvais. Le sénateur n'avait pas permis que ses sauveurs le quittassent. Il les présenta à sa femme ; on leur fit fête, on les acclama : ils étaient un peu gênés. On apprit leurs noms : c'étaient d'anciens officiers royalistes, désireux de rentrer en grâce auprès du nouveau gouvernement. Ils quittèrent le château après deux jours de bombance en recommandant à Clément de Ris de ne donner aucun renseignement, aucune suite à cette malheureuse affaire qui se terminait bien, puisqu'il retrouvait sa famille et ne perdait, en fait, que son argenterie et ses papiers.

Car l'argenterie ne fut pas retrouvée, non plus que les papiers : et c'est ici, peut-être, qu'il faut tenter d'expliquer l'étonnante aventure à laquelle Clément de Ris doit le meilleur de sa célébrité. Il était, ainsi qu'on le dit, le confident de Fouché, ministre de la police ; or, on a prétendu qu'au mois de juin de cette année 1800, alors que Bonaparte guerroyait en Italie, Fouché, resté à peu près seul maître du gouvernement, à Paris, et jaloux de la popularité du jeune général, avait comploté de le renverser du pouvoir, si la fortune des armes lui devenait contraire. Clément de Ris était, tout naturellement, au nombre des conjurés ; quand la victoire de Bonaparte à Marengo, accueillie avec enthousiasme par la population parisienne, eut ruiné les espérances de Fouché, celui-ci fit disparaître en hâte toutes les preuves écrites de sa conspiration ; il en confia le ballot à son ami Clément de Ris, qui les emporta à son château de Beauvais afin de les détruire.

Mais le sénateur estimait que, puisque le hasard avait mis ainsi entre ses mains une arme terrible et lucrative contre Fouché, il serait prudent de ne pas s'en dessaisir. Sait-on jamais ce que réserve l'avenir ? Il avait donc conservé la compromettante correspondance : et c'est pour rentrer en possession de cette correspondance que Fouché, très inquiet, aurait simulé un attentat de brigandage. Des gens payés par lui avaient enlevé Clément de Ris, son argenterie et ses papiers ; après quelques jours de séquestration, d'autres agents de la police allèrent le chercher dans le souterrain où il était claquemuré et lui rendirent la liberté, en lui recommandant, comme on l'a remarqué, de ne pas réclamer son reste.

Telle est la version admise, quoique sans preuves décisives, par presque tous les contemporains, par presque tous les historiens. C'est celle acceptée par la duchesse d'Abrantès ; c'est celle à peu près indiquée par un passage des Mémoires de Lucien Bonaparte ; c'est celle développée par M. Carré de Busserolle, l'historien de Clément de Ris ; c'est celle que ne repousse pas M. Madelin dans son beau livre sur Fouché ; c'est celle enfin et surtout qu'a acceptée le grand Balzac quand il écrivit son roman : Une Ténébreuse affaire. Pour toujours, probablement, l'enlèvement de Clément de Ris restera une ténébreuse affaire.

On pourrait ajouter que telle est aussi la version de Clément de Ris lui-même ; car il est bien évident qu'il en devinait long. Son peu d'étonnement de ce qui lui arrive, sa résignation, sa tranquillité sont des présomptions très frappantes. Sa conduite postérieure fut également significative. M. Charles Rinn, qui a compulsé tous les papiers laissés par le sénateur, assure qu'il n'y a rien trouvé, absolument rien, ayant trait à l'enlèvement de 1800. Lorsque, plus tard, interrogé par ses amis, par ses fils même, Clément de Ris était invité à s'expliquer sur l'attentat dont il avait été victime, il se dérobait. Ne parlons pas de cela, disait-il. Jamais on n'en put tirer autre chose. Et M. Charles Rinn conclut : Trop de gens avaient intérêt à ce que la lumière ne fût pas faite, à commencer, semble-t-il, par le principal intéressé lui-même.

Si l'histoire de l'enlèvement de Clément de Ris s'arrêtait ici, elle ne serait, au résumé, que comique ; par malheur il y eut un moment où l'on cessa de rire. Fouché ne permettait pas que l'on s'égayât longtemps, surtout quand il était en cause.

L'émotion causée par l'aventure du sénateur était générale et d'autant plus vive que le mystère restait impénétrable. Bonaparte, préoccupé de ce qu'il croyait être un réveil de la chouannerie, envoya l'un de ses aides de camp en Touraine pour entreprendre une enquête. Cette enquête n'aboutit qu'à l'arrestation des fermiers Lacroix dans la cave desquels Clé ment de Ris avait été détenu ; mais ils ne purent fournir aucun renseignement sur les ravisseurs : ils croyaient avoir obéi à une réquisition.

Quelques semaines plus tard, survint l'attentat de la machine infernale, attentat que Fouché n'avait su ni prévoir ni empêcher. Le Premier Consul lui en fit de violents reproches : non seulement, disait-il, Fouché n'avait pas prévenu le complot, mais il avait été incapable de découvrir les coupables de plusieurs conspirations antérieures, et particulièrement de celle dont avait été victime le châtelain de Beauvais.

Fouché sentit sa situation menacée : elle l'était en effet. Acculé à une disgrâce qui aurait entraîné des révélations désastreuses, il résolut d'en finir avec l'affaire Clément de Ris. Il ne pouvait pas livrer ses propres agents ; mais il n'avait que le choix parmi les chouans amnistiés. Les auteurs de l'attentat avaient été au nombre de six ; il fallait livrer six accusés : c'était facile. Il est vrai que ces six accusés seraient innocents ; mais cela était-il vraiment de nature à arrêter Fouché ? Fouché, le seul vrai traître que j'aie connu, disait plus tard Napoléon. Fouché, une hyène habillée, écrivait Chateaubriand.

On ne peut raconter ici le dramatique procès de ces six malheureux. Trois d'entre eux devaient payer de leur tête le crime qu'ils n'avaient pas commis: c'étaient le marquis de Canchy, qui avait vingt-huit ans, le comte de Mauduisson, âgé de vingt ans, et tienne Gaudin, chevalier de Saint-Louis, qui, comme Canchy, avait vingt-huit ans.

Pourquoi le choix de Fouché s'arrêta-t-il sur Gaudin, sur Canchy et sur Mauduisson ? On ne sait pas. Peut-être les prit-il au hasard sur la liste des royalistes soumis au nouveau gouvernement. Ce qui est certain, c'est qu'il les avait voués à la mort. Une lettre qu'il adressait au préfet d'Indre-et-Loire en est la preuve : Dans le cas, disait cette lettre, où les nommés Canchy, Mauduisson et Gaudin parviendraient à se faire acquitter, vous donnerez les ordres nécessaires pour les faire retenir en détention et conduire, sous bonne escorte, à mon ministère. Ces trois individus, les seuls de ceux arrêtés qui m'aient été signalés d'une manière positive pour avoir fait partie des brigands qui ont enlevé de chez lui le sénateur Clément de Ris, ont encore donné lieu, par leur conduite, à d'autres préventions exigeant qu'ils restent en arrestation jusqu'à ce que je me sois procuré les renseignements nécessaires pour les faire juger. Cette recommandation équivalait à un arrêt de mort.

Quant à Gaudin, on l'avait impliqué dans l'affaire parce qu'il était borgne ; or un des domestiques de Clément de Ris avait remarqué que l'un des brigands était privé d'un œil.

Tous ceux qui les connaissaient furent stupéfaits de l'arrestation des trois jeunes gens ; mais eux-mêmes furent bien plus étonnés que les autres.

Canchy et Mauduisson produisirent douze témoins certifiant qu'ils se trouvaient à soixante lieues du château de Beauvais le jour de l'enlèvement. Gaudin, pour sa part, en fournit six, assurant l'avoir vu ce jour-là à Caen, c'est-à-dire à plus de cent lieues de la Touraine. Mais l'ordre du ministre était formel : on passa outre à ces alibis.

Les débats du procès s'ouvrirent, en août 1801, devant un tribunal spécial convoqué à Tours. Le sénateur Clément de Ris, sa femme et leur fils furent cités comme témoins. Tous trois avaient vu les brigands pendant une heure : on se rappelle que le pillage du château de Beauvais s'était prolongé, en effet, une heure durant. Tous trois pouvaient donc parfaitement reconnaître les accusés, si les accusés étaient coupables. Mais tous trois refusèrent de comparaître. Clément de Ris allégua ses fonctions de sénateur, sa femme ne produisit aucune excuse, et le fils écrivit qu'il était souffrant. Le tribunal ne pouvait se contenter de ces défaites : il ordonna la confrontation des accusés avec ces trois témoins défaillants. La Cour de cassation intervint, annula l'arrêt, et Fouché renvoya Tes accusés devant des juges plus dociles.

Il choisit le tribunal spécial de Maine-et-Loire, devant lequel le nouveau procès commença le 22 octobre 1801. Procès aussi étrange que l'avait été le drame qui en fournissait l'occasion. Aucun membre de la famille du sénateur n'est cette fois convoqué. Nul de ceux qui ont eu le loisir de. dévisager les brigands ne les retrouve au banc des accusés. Le médecin Petit, par exemple, n'en reconnaît aucun. Une femme, Henriette Volant, a vu les agresseurs de près ; elle se refuse, elle aussi, à établir entre eux et les accusés la moindre similitude ; même elle assure que le borgne était plus petit que Gaudin. Trois autres témoins, dont un gendarme, viennent déclarer que la femme de chambre de Mme Clément de Ris a cherché à suborner une ouvrière, et qu'elle lui a dit :

Retenez bien votre leçon et reconnaissez Canchy.

Les dépositions favorables se trouvaient au total en telle majorité qu'il n'était pas permis aux juges d'étayer sur elles une condamnation. Il n'y avait pas non plus de preuves matérielles : la table des pièces à conviction resta vide. Quant aux preuves écrites, elles manquaient totalement. Il y a quelques années a été publié en Anjou un opuscule écrit par M. Pierre Bruyant, d'après les pièces mêmes du procès. Cette brochure a pour titre Trois Innocents guillotinés. De l'avis de toute la région, Canchy, Mauduisson et Gaudin n'avaient pris aucune part à l'attentat pour lequel ils étaient traduits en justice : ce fut un retour aux tribunaux sommaires de la Révolution, un beau pastiche de Fouquier-Tinville.

Car il fallut bien en finir et obéir au ministre. Voyant les juges perplexes, le président Delaunay les réunit à sa table et, à la fin du déjeuner, leur souffla l'ordre de Fouché. Il leur exposa qu'il serait d'un exemple regrettable et dangereux de prononcer l'acquittement ; que si les accusés n'étaient pas positivement reconnus coupables, ils n'en avaient pas moins cent fois mérité la mort en d'autres circonstances. Paroles d'autant plus atroces que ces autres circonstances, à supposer qu'elles fussent établies, étaient couvertes par l'amnistie. Un seul des juges s'indigna, un brave capitaine, nommé Viriot, qui paya de son grade et de toute une vie de persécutions le courage qu'il eut, ce jour-là, de déclarer des innocents... innocents.

Les autres prononcèrent le verdict de mort : Canchy, Mauduisson et Gaudin moururent sur l'échafaud.