HISTOIRES DE POLICE ET D'AVENTURE

 

CHAPITRE II. — LE COURRIER DE LYON.

 

 

Sur le Pont-Neuf, le 11 mai 1796, vers dix heures du matin, Joseph Lesurques rencontra son ami Guénot.

Lesurques était originaire de Douai. Depuis un an, il habitait Paris ; des spéculations heureuses sur les biens nationaux lui avaient procuré une confortable aisance : il était rentier, avait trente-trois ans, une femme qu'il aimait et trois enfants. Il était de taille moyenne, avec le front pale, des cheveux blonds, des yeux bleus, la bouche petite et le front élevé. C'était un de ces hommes dont on dit : Il a la chance. Nul pourtant ne le jalousait : il passait pour un bon vivant, soucieux de servir ses amis.

Guénot, également douaisien, était camarade d'enfance de Lesurques. Il occupait à Cambrai une bonne place, celle d'entrepreneur des transports militaires ; depuis deux mois, il séjournait à Paris pour affaires.

Les deux amis ne s'étaient pas rencontrés depuis quatre ou cinq semaines. A cette époque, Guénot avait invité Lesurques à diner avec un compatriote, Richard ; et, quelques jours plus tard, Lesurques leur avait rendu chez lui, rue Montorgueil, la politesse. Heureux du hasard qui les mettait, ce matin-là, en présence, ils se serrèrent cordialement la main. Lesurques invita Guénot à prendre un verre ; mais celui-ci n'avait pas le temps. Il lui était survenu une fâcheuse aventure étant allé passer quelques jours chez son collègue Gohier, à Château-Thierry, il s'était trouvé là au moment où la police avait arrêté un nommé Couriol, en villégiature comme lui chez Gohier. Couriol était soupçonné, parait-il, d'avoir coopéré à l'attaque du courrier assassiné et dévalisé sur la grande route de Lyon, le 27 avril précédent ; crime banal, au reste, pour l'époque où toutes les routes de France étaient infestées de bandes, chouans ou chauffeurs, qui attaquaient les diligences.

Lesurques n'était pas sans avoir entendu parler de ce crime, dont les journaux avaient fait mention. Guénot, n'avait pas été autrement inquiété ; mais, dans le désarroi de l'arrestation de Couriol, ses papiers avaient été saisis pêle-mêle avec ceux de l'inculpé et il était convoqué, pour dix heures, au bureau central de la police, afin de s'en voir opérer la restitution.

En sa qualité de rentier, Lesurques n'avait rien d'autre à faire qu'à flâner, et il accompagna Guénot au bureau central ; en sortant de là, on entrerait au café pour causer un instant.

Tous deux pénétrèrent au Palais de Justice : un gendarme leur indiqua le cabinet du juge Daubenton. Dans l'antichambre, quelques personnes patientaient : le citoyen Daubenton était fort occupé, il fallait attendre ; peut-être même, assura un huissier, ne pourrait-il recevoir tous les visiteurs avant le dîner.

Nous allons toujours rester un peu, fit Guénot.

Et il alla bavarder avec Lesurques dans un coin de la pièce. Tandis qu'ils causaient, deux campagnardes qu'ils n'avaient pas remarquées, et qui se trouvaient assises à l'autre extrémité de la salle, les dévisageaient avec attention c'étaient deux servantes d'une auberge de Montgeron où, le 27 avril, les quatre assassins du courrier de Lyon, venus à cheval jusque-là, s'étaient arrêtés pour boire, en attendant l'heure du passage de la malle. Invitées à déposer devant le juge Daubenton, elles attendaient là depuis deux heures, oisives, ruminant ce qu'elles allaient dire, et soucieuses d'éclairer la justice.

L'une s'appelait Sauton et l'autre Grossetête. Et les voilà s'imaginant que ces deux hommes qui causent à l'écart sont amenés là pour le même motif qu'elles-mêmes : naïvement, elles se figurent que ce sont les assassins. Eh ! oui, elles les reconnaissent : ce sont bien eux qu'elles ont vus à Montgeron, le 27 avril, au cabaret Châtelain. Le plus petit des deux — Lesurques — a pris le café et joué au billard : il porte encore la même redingote brune qu'il avait ce jour-là. Quant au plus grand — Guénot —, il est arrivé chez Châtelain à midi, il a pris le café et joué avec l'autre. Les deux commères se fortifièrent l'une l'autre dans leur première impression ; quand leur tour d'audience arriva, elles entrèrent ensemble dans le cabinet du magistrat.

Lesurques et Guénot, las d'attendre, prenaient le parti de s'en aller, quand l'huissier reçut l'ordre de les introduire. Lesurques s'étonna : il était là simplement pour accompagner son ami. Cependant, sans défiance, il suivit Guénot chez le juge d'instruction : les paysannes y étaient encore. Daubenton les confronta avec les deux hommes ; elles persistèrent dans leurs déclarations.

Guénot protesta. Lesurques tombait des nues : lui, un père de famille, un bon bourgeois, rangé, ayant des biens au soleil, on l'accusait d'assassinat ! Les deux servantes n'en démordaient pas. Le juge fit comparaître Couriol, l'homme arrêté, huit jours auparavant, à Château-Thierry ; elles le reconnurent également. Celui-là, on le savait déjà, était certainement coupable. On avait retrouvé, parmi ses papiers, une des liasses d'assignats dont le courrier de Lyon était chargé.

Le citoyen Daubenton, se voyant si bien servi par le hasard, presse de questions Guénot et Lesurques. Le premier connaît Couriol, puisqu'il logeait avec lui chez Gohier, leur ami commun, à Château-Thierry. Par malheur, Lesurques le connaît aussi : il a dîné avec lui chez Richard — encore un Douaisien — qui héberge Guénot. Or, Richard, déjà sous les verrous, est l'ami de Couriol : c'est lui qui, après le crime, l'a aidé à sortir de Paris et lui a procuré un asile à Château-Thierry. Lesurques, évidemment, fait partie de la bande : c'est au dîner, chez Richard, que le coup a été combiné.

En vain Guénot se disculpe ; on le fouille, on trouve sur lui une note de cinq chevaux qu'il a loués récemment. Lesurques, lui, n'a dans son portefeuille aucune carte de sûreté, référence obligatoire alors pour circuler dans Paris ; ou plutôt il en a une fausse. C'est une contravention, ce n'est pas un crime : il s'indigne, jure sur l'honneur qu'il est innocent, offre de fournir un alibi triomphant établissant que, la nuit du 27 au 28 avril. date du crime, il a couché chez lui.

Daubenton reste impitoyable. Couriol aussi a un alibi : il prétend n'avoir pas quitté Cuénot t Et cependant Couriol est manifestement coupable. Et le juge, suffisamment éclairé, donne l'ordre de renvoyer Couriol à son cachot et d'écrouer Guénot et Lesurques à la chambre d'arrêt du bureau central.

Le surlendemain seulement, on pensa à prévenir la citoyenne Lesurques qui, depuis deux jours, désespérée, se figurait que son mari avait été attiré dans quelque mauvais lieu et assassiné ; quand elle sut qu'il était en prison sous l'inculpation d'un crime, elle se montra très rassurée : l'erreur, à son avis, ne pouvait être de longue durée.

De la Révolution toute récente, la justice du Directoire avait gardé les procédés expéditifs et l'implacable rudesse : l'instruction de l'assassinat du courrier de Lyon fut rapidement menée. Au reste, quel scrupule aurait pu arrêter le citoyen juge Daubenton ? Quel doute pouvait-il conserver ? Les circonstances du crime avaient été soigneusement reconstituées par ses collègues de Melun.

La voiture, chargée de sept millions d'assignats destinés à l'armée d'Italie, avait quitté, le 8 floréal an IV (27 avril 1796), la cour de l'hôtel du Plat d'Étain, rue Saint-Martin, à l'angle de l'impasse de la Planchette. Par suite d'une incurie véritablement coupable, en ce temps de chauffeurs et de bandes armées, ce trésor n'avait aucune escorte : seul, un courrier prenait place dans la voiture, long fourgon d'osier à deux roues, recouvert d'une bâche de cuir et attelé de trois chevaux, menés de front par un postillon monté sur l'un d'eux. Le courrier était cependant autorisé à prendre avec lui quelques voyageurs ; mais le prix des places était fort élevé.

Ce jour-là, le courrier de service s'appelait Excoffon. Une heure avant le départ, un voyageur, un seul, s'était présenté ïI était vêtu d'une houppelande sombre, sous laquelle se devinait la forme d'un sabre. Il avait payé sa place jusqu'à Lyon ; son passeport était au nom de Pierre Laborde, marchand de vins à la Tour-du-Pin.

Excoffon et Laborde, qui allaient voyager de compagnie, soupèrent ensemble au Plat d'Étain ; une amie du courrier, Marguerite Dolgoff, se mit à table avec eux. A cinq heures, tous deux prenaient place sous la bâche de la voiture ; le postillon sauta en selle, et la malle, sortant de l'impasse, s'éloigna rapidement sur le boulevard.

Le chemin qu'elle allait suivre jusqu'à Melun était cette belle route presque droite depuis Charenton, qui passe par Villeneuve-Saint-Georges, Montgeron, traverse la forêt de Sénart, rencontre Lieusaint et croise, une lieue avant Melun, un chemin de traverse qui va de Pouilly à Savigny. Ce jour du 8 floréal, bien des gens voyageant sur cette route avaient remarqué quatre particuliers à cheval qui la parcouraient de façon suspecte : ils avaient passé à une heure de l'après-midi à Montgeron, y avaient dîné à l'Auberge de la Chasse où ils avaient fait une longue halte. Un marchand ambulant, qui les avait observés à leur départ, les avait vus ralentir et s'arrêter, comme s'ils attendaient quelqu'un ; il avait remarqué les éperons d'argent de l'un des cavaliers. La femme Alfroy, de Lieusaint, avait vu les mêmes particuliers passer à trois reprises devant sa porte : vers quatre heures et demie, à cinq heures et enfin vers huit heures et quart. Un postillon, Jean Chartrain, les avait rencontrés de même, une demi-lieue après Lieusaint ; une heure plus tard, en s'en retournant vers Melun, il en avait revu trois arrêtés à la hauteur du parc du Plessis, tandis que le quatrième, parti en observation, revenait au galop vers ses camarades. Ils étaient entrés, un peu après cinq heures, chez Charnpault, cabaretier à Lieusaint, et y avaient mangé un morceau. Avant qu'ils se remissent en route, vers sept heures, l'un d'eux avait demandé du fil pour raccommoder son éperon ; cet éperon était en argent.

On citait aussi un ouvrier auquel ils avaient demandé à quelle heure passait le courrier ; ce à quoi l'ouvrier répondit que ce n'était jamais avant sept heures et demie. Un charretier, Tournard, les avait aperçus, allant très lentement sur la route et s'amusant à changer de côté, ce qui lui parut suspect.

Aussi personne, de Montgeron à Lieusaint, ne fut-il étonné quand on apprit, le lendemain, que le courrier avait été assassiné, et la malle pillée, au pont de Pouilly, une lieue avant Melun. On trouva au bord de la route, à la croisée du chemin de traverse, les bottes ensanglantées du postillon ; le corps du pauvre garçon, haché de coups de sabre, — le sabre deviné, au Plat d'Étain, sous la houppelande du voyageur — gisait, quelques pas plus loin, au bord du chemin.

Un peu plus loin encore était la voiture, délestée de tous ses colis qui formaient sur le blé vert un grand tas. Les sept millions d'assignats avaient été enlevés ! Deux des chevaux de la malle, attachés à un arbre, broutaient l'herbe paisiblement ; près d'eux était étendu le corps du courrier Excoffon, percé de trois coups de poignard et la gorge coupée d'un coup de sabre. Le troisième cheval avait disparu on le retrouva, le lendemain, errant dans une rue de Paris, près de la ci-devant église des Minimes.

Il était bien évident que ce cheval avait servi, pour rentrer en ville, au voyageur de la malle, complice des quatre assassins. Comme Couriol était certainement l'un d'eux — une fille, Madeleine Breban, qui vivait avec lui, l'avait déclaré presque ouvertement à la justice, — comme ce Couriol entretenait des relations avec Cuénot, Richard et Lesurques ; comme Cuénot et Lesurques étaient unanimement reconnus par les gens de Montgeron et de Lieusaint pour avoir fait partie du groupe des cavaliers suspects, le juge ne pouvait pas douter qu'il avait mis la main sur la bande. Un seul avait échappé c'était ce Laborde, le voyageur mystérieux qui avait soupé, avant le départ, avec le malheureux Excoffon et avait voyagé avec lui. On adjoignit en revanche aux quatre accusés un certain Philippe Bruer, ami et commensal habituel de Couriol, et un colporteur, David Bernard, accusé d'avoir fourni des chevaux et reçu sa part du butin, attendu que, quelques jours après le crime, il achetait pour 600.000 francs de vin et pour 3 millions d'eau-de-vie, sommes comptées, il est vrai, en assignats.

Lesurques semblait si fort de son innocence, si certain de l'établir victorieusement qu'il voyait approcher sans émoi le jour de l'audience. Le procès s'ouvrit, le 2 août, au tribunal criminel de la Seine. Grâce à la reconstitution minutieuse qu'en a faite M. Gaston Delayen, dans son livre l'Affaire du Courrier de Lyon, nous pouvons suivre toutes les péripéties de cette dramatique audience.

Le président procéda à l'appel des jurés ; le greffier lut l'acte d'accusation et, presque aussitôt, Lesurques fut interrogé. Avec une belle confiance, il répond aux premières questions du président. Il atteste avoir couché à son domicile, rue Monforgueil, la nuit du 8 au 9 floréal ; il reconnait qu'une inconcevable réunion de circonstances a pu égarer sur lui les soupçons ; mais il n'est jamais sorti de Paris depuis qu'il l'habite et il n'a jamais passé sur la route de Melun.

On introduit le premier témoin : c'est Jean Delafolie, garçon d'écurie de l'auberge de Montgeron. A la question précise du président, il se tourne vers les accusés et les dévisage. Il reconnaît Couriol et Lesurques, formellement. Lesurques est arrivé le premier, vers une heure et demie.

Cet homme se trompe, s'écrie Lesurques. Jamais, je vous le jure, citoyen président, je ne suis allé à Montgeron.

Mais Perraud le reconnaît aussi ! Perraud est propriétaire à Saint-Germain et il se trouvait, le 8 floréal, à l'auberge de Montgeron. La femme Sauton n'a aucun doute : c'est bien Lesurques qu'elle a vu jouant au billard avec les autres. Alfroy, pépiniériste à Lieusaint, a vu Lesurques sur la route, le jour du crime, entre huit et neuf heures du soir : il lui a même parlé. La femme Alfroy l'avait aperçu, quatre heures auparavant ; elle l'affirme : il traversait le village en compagnie de Couriol.

Lesurques est écrasé par ces déclarations accablantes.

Ces gens se trompent, gémit-il. Je jure qu'ils me prennent pour un autre ! Il y a là, comme depuis le premier jour, une erreur fatale dont je suis la victime.

Le terrible défilé se poursuit. Maintenant, c'est Champault, l'aubergiste de Lieusaint, qui dépose. C'est chez lui qu'ont soupé les assassins : il a eu tout le temps de les dévisager. Il raconte que les quatre particuliers sont arrivés chez lui vers cinq heures ; ils ont mis leurs chevaux à l'écurie, ont mangé un morceau, puis, vers sept heures, ils sont remontés en selle et se sont éloignés dans la direction de Melun.

L'un d'eux est même revenu chercher son sabre qu'il avait oublié dans l'écurie. Celui-là — il le désigne au banc des accusés — c'est Couriol.

Et Lesurques, le reconnaissez-vous aussi ?

Oh ! je le reconnais bien, c'est lui qui avait cassé son éperon argenté ; il a demandé de la ficelle pour le raccommoder, et ma femme lui a donné du fil avec lequel il a rattaché son éperon.

C'est trop fort ! s'exclame Lesurques. Je n'ai jamais eu d'éperons et je n'ai jamais vu cet individu.

Mais déjà un autre témoin est à la barre. Pierre Gillet, de Melun, était sur sa porte quand les quatre hommes sont passés. Il n'en reconnaît qu'un, mais il le reconnaît particulièrement : c'est Lesurques !

L'audience, sur ce mot, fut levée : deux gendarmes entraînèrent le malheureux abasourdi. Pourtant il gardait un inébranlable espoir. Bientôt allaient comparaître les témoins à décharge ; il savait que, par eux, les jurés apprendraient, à n'en pouvoir plus douter, qu'il avait passé à Paris la journée fatale ; il avait de cet alibi une preuve écrite, indéniable, et il attendait avec calme l'heure de l'éclatante justification.

Aussi, à l'audience du lendemain, n'était-il plus le même. Il était en fièvre, exalté : il allait donc venger son honneur et il escomptait un triomphe !

Le premier témoin, appelé à sa réquisition, fut un bijoutier du Palais-Royal, nommé Legrand il était, depuis deux ans, l'ami de Lesurques qu'il voyait quotidiennement.

Le 8 floréal, dépose-t-il, Lesurques est venu à mon magasin ; nous ne nous sommes séparés que vers deux heures de l'après-midi.

Cette déclaration si nette détruisait toutes celles qui l'avaient précédée ; si Lesurques était à deux heures au Palais-Royal, il ne pouvait avoir été vu, à la même heure, à Montgeron. Le président, interrogeant le bijoutier, lui demanda comment il lui était possible d'affirmer aussi catégoriquement un fait datant de trois mois, et qui n'avait pas dû marquer dans son existence.

Cependant, je l'affirme, riposta Legrand avec fermeté. Tandis que Lesurques était chez moi, j'ai vendu une cuiller au citoyen Aldenhoff ; et cette opération est consignée sur mon livre à la date du 8 floréal.

En même temps, il présentait le registre à l'huissier qui le déposa sur le bureau du président. Celui-ci examina le livre. Une rumeur courait dans la salle ; on sentait l'ovation prête à éclater ; les applaudissements se préparaient, ménageant à l'innocent injustement accusé une triomphale réparation. Le président, sans mot dire, était courbé sur le registre ; tout à coup, très ému, il releva le front :

Témoin, la mention dont vous parlez a été altérée ! La date du 8 floréal est une surcharge, et remplace celle du 9 ou une autre qu'on ne peut déchiffrer...

Presque aussitôt l'accusateur public se dresse et, sans désemparer, requiert l'arrestation de Legrand pour faux témoignage. Le malheureux bijoutier, consterné, est emmené entre deux gendarmes... Du coup il perdit la raison il devait mourir fou, à Charenton, quelques années plus tard.

Le reste de l'audience est un désarroi. Le peintre Ledru déclare que, le 8, il avait dîné avec Lesurques ; Aldenhoff dépose que c'est bien à cette date qu'il l'a vu chez Legrand ; un autre certifie qu'ils ont passé la soirée ensemble... On n'écoute plus ; le président, les assesseurs, le jury, le public, tous sont persuadés que Lesurques est coupable et qu'il a, pour sauver sa tête, ajouté un faux à son premier crime. Quand, les débats clos, le président lui demanda, suivant l'usage, s'il avait quelque chose à dire pour sa défense, le malheureux répondit par un signe négatif, courba la tête, et retomba lourdement sur son banc.

Il fut condamné à mort, ainsi que Couriol et Bernard ; les autres étaient acquittés, sauf Richard, frappé de vingt-quatre ans de fer. En entendant prononcer ce jugement, Couriol, vivement ému, s'exclama :

Lesurques et Bernard sont innocents ! Bernard n'a fait que prêter les chevaux. Lesurques n'a pris aucune part au crime.

Un cri retentit dans l'auditoire ; on emporta une femme évanouie c'était la citoyenne Lesurques. Le condamné, le visage dans les mains, pleurait à gros sanglots.

On a raconté qu'avant le prononcé du jugement, une femme — Madeleine Breban, la compagne de Couriol — avait insisté pour être reçue par le président. Introduite auprès de ce magistrat, elle déclara que l'assassinat du courrier de Lyon avait été commis par Couriol et quatre complices échappés aux recherches de la police ; que Lesurques était innocent ; qu'on l'avait confondu avec un certain Dubosq, auquel il ressemblait étonnamment... Mais le président considéra cette révélation comme une nouvelle fable inventée à l'instigation de la famille Lesurques, et s'étonna que la fille Breban n'en eût rien dit la veille, alors qu'elle déposait à la barre sous la foi du serment.

Le lendemain du jour où avait été rendu le verdict, Couriol, s'oubliant soi-même, déclara officiellement que Lesurques n'avait pris aucune part au crime ; il dénonça Dubosq qu'on trouverait, disait-il, à son domicile, rue Croix-des-Petits-Champs, et un nommé Vidal. Deux jours plus tard, le condamné supplie encore les juges de l'entendre : il a de nouveaux renseignements à donner, il veut faire connaître la vérité tout entière. Les véritables coupables sont, dit-il, Dubosq, Vidal, Durochat et Roussy. Durochat, sous le nom de Laborde, a pris une place dans la malle de Lyon, à côté du courrier ; les autres sont partis à cheval, dans la matinée du 8 floréal. C'est Dubosq et Vidal qui se sont promenés dans Lieusaint. Si Lesurques a été pris pour Dubosq, c'est parce que celui-ci s'est affublé d'une perruque blonde pour cacher ses cheveux noirs. De là l'effroyable méprise.

Malgré leur précision, ces déclarations in extremis produisirent peu d'effet. Les magistrats estimaient que Couriol espérait se sauver, en accusant des introuvables pour se couvrir de l'innocence de ses co-accusés. D'autres pensaient que la famille de Lesurques, qu'on savait riche, répandait à profusion l'argent pour faire innocenter le condamné. Pourtant le public s'émouvait. Lesurques avait adressé un appel aux membres du Directoire, Paris entier était anxieux du résultat... Mais le tribunal de cassation se déclara incompétent ; les pouvoirs publics, saisis à leur tour de la déposition de Couriol, la repoussèrent comme non valable, les allégations d'un condamné n'étant pas légalement recevables. Il fallut que Lesurques se résignât.

Il le fit héroïquement. La veille de son exécution, il coupa lui-même ses cheveux, — ses longs cheveux blonds, cause de sa mort — et les partagea en quatre tresses pour les envoyer à sa femme et à ses enfants. Il s'occupa, sans trouble, de ses affaires d'intérêt, dressa l'état de sa situation. On y lisait : Je dois 8 louis au citoyen Legrand, qui n'a pas peu contribué à me faire assassiner ; mais je lui pardonne de bon cœur, ainsi qu'à tous nies bourreaux. Il adressa ensuite une lettre touchante à sa femme, la citoyenne veuve Lesurques ; puis, au moment de quitter la Conciergerie pour aller à l'échafaud, il écrivit à Dubosq, ce sosie inconnu, un court billet qui mérite d'être cité : Vous, au lieu duquel je vais mourir, contentez-vous du sacrifice de ma vie. Si jamais vous êtes traduit en justice, souvenez-vous de mes trois enfants couverts d'opprobre, de leur mère au désespoir, et ne prolongez pas tant d'infortunes causées par la plus funeste ressemblance ! Il demanda d'aller au supplice avec des vêtements blancs, monta tranquillement dans la charrette, et s'assit auprès de Couriol qui, fidèle à sa conscience — d'autres disaient à sa consigne — criait à la foule amassée :

Je suis coupable, mais Lesurques est innocent ! Lesurques est innocent !

Bernard, presque évanoui, fut exécuté le premier ; ensuite ce fut le tour de Couriol ; enfin, la pâle figure de Lesurques se dressa sur l'échafaud. Une fois de plus, gravement, il protesta qu'il n'était pas coupable, puis, docilement, il s'abandonna au bourreau...

Or, ce jour même, un grand revirement se produisit dans l'esprit du juge d'instruction, Daubenton. C'était lui qui, le premier, par sa précipitation, avait préparé la fin tragique de Lesurques. Sa conviction, fout à coup, s'était retournée : certain, maintenant, qu'à l'exception de Couriol, les vrais coupables n'étaient pas ceux que la justice avait atteints, il se dévoua tout entier à cette cause malheureuse, et montra tant d'ardeur que, huit mois après la mort de Lesurques, il mettait la main sur ce mystérieux Laborde qui, le 8 floréal précédent, était monté dans la malle de Lyon aux côtés du courrier Excoffon.

Ce Laborde s'appelait aussi Durochat ; son véritable nom était Véron. C'était un ancien employé du Mont-de-Piété, chassé de l'administration pour son inconduite. Il venait d'être condamné à quatorze ans de fers quand Daubenton le réclama comme complice du drame de Lieusaint. Durochat, dit Laborde, se montra, d'ailleurs, de bonne composition ; il fit au juge des aveux complets : les vrais coupables étaient Vidal, Roussy, Couriol et lui-même Durochat. Dubosq avait dirigé toute l'affaire — et ceci concordait de tous points avec les déclarations de Couriol. J'ai entendu dire, ajouta le docile bandit, qu'un nommé Lesurques avait été condamné ; je n'ai jamais connu ce particulier ; j'ignore absolument qui il est. Quant à l'insaisissable Dubosq, il en fournissait ce signalement : 26 à 27 ans, belle taille, 1 m. 72 ; cheveux noirs, figure agréable ; il possède entre Paris et Versailles une maison avec jardin, basse-cour et beaucoup de meubles, le tout acheté du produit du vol. Vidal surveillait le chargement des malles et savait celles dont le pillage devait être fructueux ; ce Vidal, surnommé aussi Dufour, ou Lafleur, s'appelle en réalité Piala : il doit être, ajoute Durochat, en ce moment, détenu dans quelque prison.

Puis, il conte le crime en détail : Le 8 floréal, Vidal, Dubosq, Roussy et Couriol quittent Paris, à huit heures du matin, sur des chevaux prêtés par Bernard, intéressé dans l'affaire, mais qui ne prit aucune part à l'action. Quant à lui, Durochat, il va retenir et payer sa place au bureau de la poste, au moyen de trois mille francs d'assignats que Dubosq lui a prêtés. Il est environ neuf heures et demie du soir quand la voiture arrive à l'endroit où les quatre hommes l'attendent. Roussy porte le premier coup ; une bataille s'engage : bientôt c'est une affaire faite. On détourne la malle dans le bois, on s'empare de toutes les valeurs, laissant sur l'herbe les cadavres d'Excoffon et du postillon ; Roussy monte le cheval du postillon tué et donne le sien à Durochat ; puis on reprend, en pleine nuit, le chemin de Paris. Vers quatre heures du matin, on passe la barrière ; on reconduit les quatre chevaux prêtés par Bernard ; l'autre est abandonné sur le boulevard, et les cinq complices se rendent chez Dubosq, dans une rue voisine de la prison de l'Abbaye. C'est là qu'on fit le partage : Durochat eut pour sa part cinquante louis en numéraire, cinq cent mille francs en assignats, ce qui, au cours du jour, équivalait à dix mille livres, et enfin quarante mille francs en mandats vendus, quelques mois plus tard, à quarante sous le cent.

Mais, depuis ce jour fatal, Durochat, quoique riche, ne vivait plus ; ses nuits étaient hantées de cauchemars ; il entendait toujours les cris d'effroi et d'angoisse des deux victimes, et surtout le râle épouvantable d'Excoffon, avec qui il avait dîné gaîment avant de quitter le Plat d'Étain, et voyagé côte à côte. Il était torturé de remords. Jugé et condamné à Versailles en avril 1797, il y fut exécuté le 21 août. Avant d'aller à l'échafaud, il renouvela ses aveux, sans haine et sans vengeance. — Bernard, dit-il, n'a fait que prêter ses chevaux ; quant à Lesurques, il est mort complètement innocent du crime pour lequel on l'a condamné.

Pourtant Daubenton, avec un zèle que quelques-uns estimaient inconsidéré et suspect, s'obstinait à réparer son irréparable faute ; il poursuivait la réhabilitation de sa victime, et s'était rapproché, peut-être un peu trop précipitamment, de la famille Lesurques. Avant même que Durochat fût mort, le juge repentant mit la main sur Vidal et sur Dubosq. Il n'eut pas à aller bien loin : Vidal était en prison à Sainte-Pélagie, et Dubosq se trouvait détenu à la chambre d'arrêt du bureau central. Tous deux furent expédiés à la maison de justice de Versailles.

Vidal était un pauvre homme, mais Dubosq était un beau bandit. Depuis dix ans, il avait connu tous les bagnes, et s'était évadé de toutes les prisons. Ses nombreuses condamnations, ses forfaits, la crainte qu'il inspirait, faisaient de lui une sorte de farouche héros. Il était originaire de Besançon, avait été, dans sa jeunesse, apprenti cuisinier chez l'archevêque, y avait volé pour 80.000 francs d'argenterie, et s'était vu condamner, en 1784, aux galères perpétuelles. Évadé du bagne, caché dans Paris, il commit, chez un horloger du Marché-Neuf, un nouveau vol qui lui valut vingt ans de fers. Échappé une seconde fois à la surveillance de ses geôliers, repris à Rouen, évadé encore, il était retombé à Lyon entre les mains de la justice : on le mit au cachot, fers aux mains et aux pieds, ce qui ne l'empêcha pas de disparaître. Sa femme, Claudine Barrière, avait été condamnée, en 1795, à dix ans de réclusion ; mais Dubosq l'avait enlevée. On la reprit avec lui ; elle fut incarcérée, en même temps que son mari, à la Conciergerie de Versailles. On avait découvert dans le mobilier du ménage une malle à double fond qui, vide en apparence, renfermait quinze clefs neuves, vingt-cinq fausses clefs, quatre passeports, des billets de garde, des manches d'outils et des limes de toute sorte... un matériel complet de brigandage.

L'instruction recommença sur de nouveaux frais. Vidal effrontément nia tout. Dubosq eut des réticences ; il en savait long, affirmait-il, et parlerait à son heure. Les témoins furent pour la troisième fois convoqués ; mais ils se montrèrent peu expansifs. Dubosq faisait peur ; on savait qu'il avait brisé quatre fois ses chaînes, on savait qu'il avait adressé à Daubenton, son persécuteur, de terribles menaces. Il avait même poussé l'audace jusqu'à se présenter dans la maison qu'habitaient la veuve et les enfants de Lesurques, afin de les intimider ; aussi les gens de Lieusaint et de Montgeron se bornèrent-ils à quelques vagues déclarations, n'osant affirmer que c'était là l'homme aperçu par eux le 8 floréal, plus d'un an auparavant. Questionnés sur la ressemblance existant entre Dubosq et Lesurques, ils observèrent une réserve prudente un d'eux assura qu'il trouvait à celui-ci la figure plus pleine et le nez moins aquilin ; un autre convint de la ressemblance, tout en ajoutant qu'il croyait néanmoins ne s'être pas trompé en désignant Lesurques. On fit même venir de province, où elle était fixée, la fille Breban, l'ancienne compagne de Couriol ; depuis le drame, elle s'était mariée — et mariée avec le bourreau de Dijon ! Tout, dans cette affaire, était d'une horreur tragique.

Pourtant Dubosq conservait sa présence d'esprit ; il discutait avec les témoins, tenait tête aux magistrats, et régnait en maitre à la prison, grâce à son argent, et aussi à l'extraordinaire prestige dont il dominait ses codétenus. Quand il vit que l'enquête touchait à sa fin et que le procès allait s'ouvrir, il pensa que l'heure était venue de brûler la politesse à ses juges. Un matin, en entrant dans son cachot, le geôlier trouva la chambre vide. Dubosq avait fui ; c'était sa cinquième évasion. Il laissait sa femme sous les verrous, mais le compère Vidal avait également déguerpi.

Comme il contemplait, consterné, le lit désert et la fenêtre encore ouverte, le geôlier crut entendre des plaintes dans le préau. Il se pencha... Dubosq était là, étendu, râlant au pied du mur : dans sa fuite, il était tombé de la hauteur d'un étage et s'était cassé la jambe. On n'eut qu'à l'aller chercher dans le fossé où il gisait : on le rapporta dans son cachot ; on manda le chirurgien de la prison, et le blessé fut enfermé, à quadruple serrure, dans une cellule éclairée seulement par le toit.

Il semblait bien probable que Dubosq paierait sa dette sans que le bourreau eût à intervenir. Sa jambe, en effet, ne se guérissait pas ; le fanfaron 'brigand avait perdu sa belle jactance ; il dépérissait à vue d'œil : l'insuccès de sa dernière évasion l'avait atteint dans son orgueil. La fièvre d'ailleurs le minait ; le docteur Duclos, qui l'examinait journellement, déclara, le 29 thermidor, que de bien longtemps le pauvre diable ne pourrait se tenir debout. L'état du prisonnier était si lamentable qu'on permit à sa femme, Claudine Barrière, de lui donner des soins.

Trois jours après le diagnostic pessimiste du médecin, Mariotte, le concierge de la prison, qui, la veille au soir, à l'heure de sa ronde, avait trouvé que son pensionnaire n'était pas bien du tout, vint dès l'aube s'assurer qu'il vivait encore... Il resta stupéfait Dubosq n'était plus là ! Cette fois, il avait emmené sa femme. Tous deux avaient arraché la plaque de la cheminée ; ils avaient pratiqué un trou dans la muraille, puis, à l'aide de la corde attachée au-dessus du lit du malade pour lui permettre de soulever son corps endolori, ils avaient gagné le jardin d'une maison voisine et couraient maintenant à travers champs. Toutes les poursuites furent vaines : Dubosq ne fut pas retrouvé. On n'arrêta que Vidal, réfugié à Lyon. Il fut ramené à Versailles, condamné et mis à mort, le 19 octobre 1798.

En apprenant que le sosie de Lesurques lui échappait, Daubenton pensa devenir fou de rage ; il se lança, avec trois gendarmes, à la poursuite du bandit. Son beau zèle resta sans résultat. Ce fut le hasard qui termina l'aventure. Après deux ans de vaines recherches, un policier amateur, le citoyen Eymery, qui entretenait à ses frais un habile mouchard, apprit que Claudine Barrière habitait 11, rue d'Hauteville ; une souricière fut organisée et, le lendemain, Dubosq était arrêté dans le passage des Petites-Écuries. On le ramena pieds et poings liés à Versailles où, cette fois, on le garda bien.

Son procès s'ouvrit bientôt. Quatre-vingt-quatre témoins étaient cités et, parmi eux, le fils courrier Excoffon, maintenant âgé de vingt-quatre ans, et André-Joseph Lesurques, tailleur d'habits, cousin de la victime. La veuve Lesurques elle-même fut citée ; elle avait été, durant plusieurs mois, atteinte de folie ; on renonça de part et d'autre à sa déposition. C'est Dubosq qui mena les débats : il intimidait les témoins, les invitait à parler, leur imposait silence. La femme Sauton dont la déclaration, jadis, avait perdu Lesurques, maintint qu'elle ne s'était pas trompée, et qu'elle n'avait jamais vu Dubosq. La femme Châtelain, l'aubergiste de Montgeron, ne le reconnut pas davantage. La femme Alfroy trouva de la ressemblance, mais ne put rien affirmer. Gillet, le paysan de Lieusaint, certifie que l'assassin ne peut être Dubosq. Perraud le trouve très différent de l'homme aperçu à Montgeron...

L'audacieux bandit exultait ; les partisans de Lesurques commençaient à désespérer, quand on vit surgir de l'auditoire un homme tenant à la main une perruque blonde : c'était Julliard, coiffeur à Versailles. A la requête de la citoyenne Lesurques, il avait, d'après un buste et un portrait du mort, reconstitué, en postiche, une chevelure semblable à celle que le malheureux avait partagée, la veille de sa mort, entre sa femme et ses trois enfants. On allait en coiffer l'accusé et juger ainsi de sa métamorphose.

Dubosq pâlit ; mais refuser eût été se condamner soi-même. Julliard s'approcha de lui, posa la perruque sur sa tête, rasa les favoris qui dépassaient, arrangea de son mieux les belles cadenettes ; puis tous les témoins de la route furent rappelés. Ils hésitent, ne savent que penser ni que dire, quand, soudain, la femme Alfroy s'avance, le bras tendu : elle examine le buste et le portrait de Lesurques, déposés sur la table des pièces à conviction ; elle dévisage Dubosq, et tout d'un coup laisse retomber sa main en poussant un gémissement lamentable.

Un silence d'angoisse pèse sur toute l'assistance ; les juges eux-mêmes restent muets. Enfin, la citoyenne Alfroy, à mots entrecoupés, à peine intelligibles :

Devant le tribunal de la Seine, dit-elle, j'ai... j'ai reconnu... Lesurques... Je me suis trompée... Je n'ai pas vu Lesurques... mais Dubosq là présent... Ma conscience me fait un devoir... Oh ! oui, je le reconnais... Je le reconnais bien.

Comme jadis Lesurques torturé par les mêmes mots, Dubosq cria :

Elle ment ; cette femme ment ! Les amis de Lesurques rôdent par la ville pour voler la vérité. Elle ment, cette femme ; oh ! je la hais !

Mais le coup était porté. Dubosq fut condamné à mort : il périt sur l'échafaud, le 24 février iSor, se refusant à tout aveu et emportant pour toujours le secret du crime.

Pour toujours, en effet ; car, bien que six têtes fussent déjà tombées, encore que l'assassinat, de l'avis unanime des témoins, n'eût été commis que par cinq complices, jamais la mémoire de Lesurques ne fut réhabilitée. Roussy, le dernier de ceux que Durochat avait désignés, fut exécuté à son tour, portant à sept le nombre des condamnés : lui aussi, en mourant, déclara au prêtre qui l'assistait que Lesurques n'était pas coupable ; et pourtant tous les efforts de la famille du malheureux restèrent sans effet.

Mme Lesurques succomba à la peine : après quarante ans de démarches, elle ne désespérait pas encore quand elle mourut, léguant à ses enfants le devoir de faire triompher la vérité. Un de ses fils, Paul-Joseph, s'était engagé à dix-huit ans, espérant, dit M. G. Delayen, accomplir quelque action d'éclat et obtenir de l'Empereur la révision du procès de son père : il partit pour la Russie en 1812 et jamais on n'entendit plus parler de lui. En 1806 avait eu lieu une tentative de réhabilitation ; l'affaire fut reprise en 1821 ; puis trente ans plus tard, en 1851. Avec une inlassable ténacité, les descendants de Lesurques ne s'avouaient pas vaincus. En décembre 1868, ils s'adressaient une dernière fois à la Cour de cassation, se heurtant, cette fois comme les autres, à l'intangibilité de la chose régulièrement jugée. Pourtant, par grâce spéciale, ils obtinrent de rentrer dans les biens du condamné, qui, suivant les lois d'alors, avaient été confisqués au profit de la république.