Les érudits s'amusent : déjà, l'un d'eux nous a prouvé que Shakespeare était un pauvre homme totalement incapable d'avoir conçu et écrit l'œuvre que lui attribue la postérité dupée : Othello, Hamlet, le Roi Lear et le reste, — tout le reste, — sont dus au génie d'un grand seigneur anglais qui, aussi modeste que soucieux de garder l'incognito, dissimula sa personnalité sous le nom de l'humble comédien chargé de mettre ces drames à la scène. Bien que cette révélation ait surgi en pleine tourmente, on perçut néanmoins son tapage et quelques curieux s'en divertirent. A-t-on remarqué que jamais personne ne s'arrête pour contempler des maçons, construisant un mur ? Mais si l'on jette bas une vieille maison, les badauds s'amassent pour le plaisir d'assister à la dégringolade poussiéreuse des antiques pignons. Nous sommes nés démolisseurs... C'est maintenant l'auteur du Misanthrope qui succède à Shakespeare en ce jeu de massacre : Amphitryon ne serait point de Molière, mais de Pierre Corneille ; les arguments sont troublants, il n'y faut point contester ; osera-t-on insinuer qu'ils ne sont que des arguments et que, en matière d'histoire, des preuves seraient préférées ? N'a-t-on pas dit déjà que Molière n'a pas écrit une ligne des vingt-cinq comédies dont nous lui faisons gloire : l'auteur véritable de ces pièces ne serait autre que... Louis XIV. — Au premier aspect, c'est de l'extravagance, et l'on n'est pas bien sûr que le chroniqueur coupable d'une telle facétie n'ait eu l'intention de mystifier ses contemporains ; on ne jurerait point, non plus, qu'il ne s'est pas pris lui-même à son propre jeu et qu'il ne demeure, à l'heure actuelle, la première, — et peut-être l'unique victime de ses déductions. En voici le thème : — à quatorze ans, le jeune Poquelin sait à peine lire et écrire : deux ans plus tard, seulement, il commencera à suivre les cours du collège Louis-le-Grand ; mais ses études sont écourtées car, à vingt ans, séduit par les charmes d'une actrice, il s'engage, sous un nom d'emprunt, dans une bande de comédiens nomades, parcourt la province, vit de hasards et de misères et rien, durant ces quinze années de bohème, rien ne révélera ni ne présagera son futur génie. En 1658, la troupe ambulante dont il fait partie, s'arrête à Rouen et l'on sut que, durant ce séjour, le maigre Molière quitta plusieurs fois ses camarades et se rendit assez mystérieusement à Paris ; on parla d'entretiens secrets avec quelques grands personnages. La troupe regagne aussitôt la capitale ; le pauvre baladin de grande route, qu'aucun succès ne recommande ou ne signale, est subitement promu comédien de Monsieur, frère unique du Roi, bientôt comédien du Roi lui-même, pourvu de pensions, comblé de faveurs, et la première pièce qu'il donne aux Parisiens est un chef-d'œuvre : les Précieuses ridicules. Foudroyant succès. Et le voilà, sans répit ni trêve, bafouant la Cour et ses caillettes, cinglant les marquis, fouaillant la noblesse, ridiculisant les médecins, cravachant ceux-là même dont la famille royale est le plus entichée, stigmatisant, en Don Juan, l'insolence et la dépravation des grands, soulevant les problèmes les plus hardis et abordant les questions les plus irritantes, celles que le Roi ne veut pas qu'on soulève : la néfaste influence des faux dévots, la distinction des classes sociales, l'effrayante vision des misères du bas-peuple... Il frappe à tour de bras sur tout et sur tous et nul ne proteste contre l'audace inouïe de cet insolent histrion qui ne respecte rien ni personne ! Tandis que des gentilshommes de haut nom, — tel Bussy-Rabutin — sont enfermés à la Bastille pour le plus anodin des pamphlets, Molière a toute liberté de quolibets et de critique ; il accumule des haines farouches et irréductibles ; jamais aucune d'elles n'osera se manifester. Comment donc ! On le courtise ! Un seigneur de la Cour, par lui ridiculisé, le félicite au lieu de le bâtonner. En vain l'archevêque de Paris tente-t-il d'arrêter ce flot de railleries qui menace les institutions les plus saintes, le comédien ouvre ses écluses et riposte par des nasardes... D'où lui vient donc cette témérité ? Pourquoi seul, a-t-il la hardiesse de rire alors que les plus puissants et les mieux en Cour se taisent et font mine d'admirer ? C'est que Molière est un simple prête nom : c'est le Roi lui-même qui, sous le masque, s'ingénie à réformer les mœurs de sa cour, contre laquelle il ne veut ni ne peut entrer en guerre ouverte. Il poursuit, sans péril et sans violence, grâce à ce stratagème, la politique de Richelieu ; il discipline sa noblesse, fait rentrer les bourgeois dans le rang, libère l'église gallicane ; il met ses conceptions à la portée de la foule et se fait vulgarisateur sachant bien que le peuple ne lit pas ses ordonnances, mais écoute les farces qui font rire. Rien plus, il trouve ainsi l'avantage de panier ses faiblesses personnelles : certaines comédies telles que Amphitryon, la Princesse d'Elide, les Amants Magnifiques, ne sont, on le sait, que des plaidoyers galants tout à l'honneur des dérèglements royaux : et le grand Roi s'amuse aussi à satisfaire ses petites rancunes : ses médecins ne sont pas épargnés et la Cour les reconnaît tour à tour dans la galerie de grotesques que Molière fait défiler sous ses yeux. Un ambassadeur, que le Roi Soleil a reçu dans tout l'éclat de sa gloire, se montre--t-ii un peu hautain et ne semble-t-il pas suffisamment ébloui ? Vite Molière est appelé : il faut venger le Roi de l'insolence de cet oriental — et voilà sur la scène l'ambassade turque du Bourgeois gentilhomme et le Mamamouchi dont on va rire. Bref, l'œuvre de Molière, reflète d'étape en étape, toutes les préoccupations de Louis XIV, ses idées, ses goûts, les incidents marquants de la première partie de sa vie et de son règne : cette œuvre s'adapte intimement à ce que nous savons de Louis XIV : de diffère absolument de ce qu'on imagine que fut Molière. Nulle des pièces signées de lui, ne se rapporte à un événement de son existence : quelle cloison étanche s'est donc élevée entre l'homme et ses productions ? Ce mari malheureux — et qui souffre cruellement en son cœur meurtri, — n'a que moqueries pour ses confrères en infortunes ! Bien plus il s'acharne contre eux et raille sans merci leur détresse conjugale ! Sauf dans l'Impromptu de Versailles, jamais il n'apparaît sous aucun de ses personnages ; jamais, — si l'on excepte quelques répliques dans Monsieur de Pourceaugnac, — aucune allusion à ses longues randonnées à travers la France ; aucun souvenir de ses voyages et de sa vie nomade, aucun trait ne rappelant, même de loin, un épisode de sa vie mouvementée ! Et si l'on admet qu'il ne fut qu'une enseigne, comme voilà expliquée l'étonnante faveur de ce comédien dont l'audace va quelquefois jusqu'à effleurer la puissance royale elle-même. Son crédit auprès du Roi surpasse celui des plus illustres et des plus dévoués serviteurs de la monarchie : ce Roi qui le défend contre ses plus redoutables ennemis, tient à manifester, en toute occasion, la protection dont il le couvre : jamais personne, ni ses enfants, ni son frère, n'ont obtenu l'honneur insigne de s'asseoir à sa table et de partager son repas. Une seule exception à cette inflexible étiquette, — et c'est Molière qui en est l'objet. Quand le comédien, récemment marié à une artiste de sa troupe, est père d'un fils, le Roi Soleil veut être le parrain de l'enfant et la marraine sera Madame Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans : le duc de Créquy, premier gentilhomme de la chambre et la maréchale de Plessis-Praslin tiendront sur les fonts baptismaux de Saint-Germain l'Auxerrois, le marmot qui, par une irrégularité singulière, ne sera pas inscrit sous le véritable nom de son père, — Poquelin, — mais sous le seul pseudonyme de Molière auquel il n'a aucun droit. En revanche son unique prénom sera Louis. Et ceci se place à l'époque même — 1664 — où Tartufe, récemment terminé, menace déjà de déchaîner des ouragans. Le Roi tient à proclamer que l'auteur est des siens et qu'il le soutiendra contre tous. Telle est la thèse. On se contente ici de l'exposer, sans la discuter ni, bien entendu, sans l'imposer. Mais, pour bien des raisons, qu'on lira plus loin, il se trouvera certainement des gens qui le prendront au sérieux. Il est indispensable, quand on se sent intoxiqué par des insinuations de cette sorte, de recourir, sans délai, à l'antidote des documents contemporains et authentiques. Après avoir écouté cette thèse, j'ai donc ouvert la grande édition des œuvres de Molière, publiées dans la Collection des classiques français, avec des commentaires et des notes qui défient toute critique. Hélas ! L'antidote sur lequel je comptais est demeuré sans effet ! Les contemporains de Molière ne nous ont appris rien qui permette de fixer sa mystérieuse physionomie et ce silence laisse la porte ouverte à toutes les légendes. Comment l'expliquer ? Pour quelle raison, par exemple, la Gazette de France, qui nomme très souvent les écrivains en vogue, mentionne leurs succès et cite leurs œuvres, n'imprime-t-elle jamais le nom de Molière ? En février 1673 elle annonce, avec grand luxe de détails éplorés, la mort du P. Lalemant, prieur de Sainte-Geneviève, de M. de Mesmes, conseiller du Roi, et elle néglige de signaler que la France vient de perdre celui que Boileau proclamait le plus rare des écrivains du siècle. Ce Boileau qui, pourtant, savait écrire, et qui, remettant vingt fois sur le métier son ouvrage ne disait que ce qu'il voulait dire, reste également troublant lorsque, parlant de la mort de l'auteur du Malade Imaginaire, insinue qu'on ne connaîtra que plus tard le prix de sa muse éclipsée. Éclipsée par qui ? Que signifie ce mot et que vient-il faire là ? Bossuet, lui aussi, parait s'ingénier à quelque réticence lorsqu'il écrit : la postérité saura peut-être la fin de ce poète comédien... Pourquoi peut-être ? Que cache cette précaution oratoire ? Au vrai, la vie de Molière demeure impénétrable ; tandis que sur ses illustres confrères les renseignements abondent, aucun document ne nous a été transmis émanant directement de lui ; aucun témoin oculaire ne nous rapporte l'avoir vu travailler, ni comment il travaillait... Il y a quelque cinquante ans un grand et consciencieux érudit, M. Eudore Soulié, conservateur du Musée de Versailles, l'esprit harcelé par cette pénurie inexplicable, se lança à la piste du grand comique et fouilla les archives de toutes les études de notaires où il espérait relever sa trace. La moisson fut abondante et précieuse et si nous connaissons quelque peu les parents et les alliés de Molière c'est au livre de Soulié que nous en sommes redevables. Le succès était encourageant et l'heureux chercheur fut invité par le gouvernement d'Alors à poursuivre dans les provinces qu'avait traversées, deux cents ans auparavant, la troupe de Molière, l'enquête si bien commencée. Soulié se mit en route... et revint bredouille, malgré toute sa science, malgré la curiosité passionnée qui entretenait son zèle, malgré les facilités que lui procuraient la mission officielle dont il était investi ! Donc à part quelques signatures, apposées au bas de paperasses notariées ou d'actes d'état civil, nous ne possédons pas une ligne tracée par ce Molière qui a tant écrit : pas un manuscrit de ses pièces, pas un brouillon, pas un vers, pas un mot griffonné sur l'épreuve d'une affiche ou sur celle d'une de ses comédies. Tandis qu'on a religieusement conservé jusqu'aux feuillets déchirés, jetés par Pascal dans sa corbeille à papiers, et qu'on peut voir au cabinet des manuscrits de la bibliothèque nationale, on en est à ne pas savoir quelle était l'écriture de Molière. Et non seulement ses productions théâtrales ont disparu, mais aussi toutes les lettres innombrables, qu'il écrivit, indubitablement, au cours de son existence : on en devrait rencontrer dans tous les fonds d'archives : outre la direction de sa troupe, qui n'allait pas sans correspondance, il lui fallait communiquer à tout instant avec les entrepreneurs des plaisirs de la Cour : il promenait ses comédiens à Versailles, où il montait à grands frais le théâtre, dans les bosquets, on le trimballa même, pour le Bourgeois gentilhomme, jusqu'à Chambord : il était indispensable d'organiser ces tournées, de mobiliser charpentiers, décorateurs, costumiers, musiciens ; d'établir des devis, de faire les comptes, de donner quittance. Que de paperasses ! Il n'en reste RIEN ! Molière écrivait au Roi : ses placets sont imprimés en tête de ses pièces : au frontispice de Tartufe, on en trouve trois, que l'auteur de la comédie subversive traça certainement de sa main. Que sont devenus les originaux ? Qui eut l'audace de les prendre dans les archives royales ? — et pour les détruire ! Victorien Sardou, qu'obsédait ce problème, m'a bien des fois conté ceci : — à l'époque de la Restauration, un paysan arrêta, certain jour, sa charrette traînée par un une, à la porte de la bibliothèque Royale de la rue de Richelieu. L'homme descendit de voiture, et s'adressant au concierge, demanda d'être admis chez quelqu'un des conservateurs. La bibliothèque en ce temps-là n'était pas tous les jours ouverte au public, et cette organisation dispensait les employés de la présence quotidienne. Ce matin-là, aucun d'eux n'était à son bureau : ce qu'apprenant, le paysan parut fort embarrassé. — C'est, dit-il, que je ne suis pas d'ici... J'apportais à ces messieurs des choses qui, m'a-t-on assuré, les intéresseraient. Le concierge, en bon fonctionnaire, ne s'émut pas de cette observation. Il se contenta d'indiquer les heures auxquelles l'établissement était ouvert. Le villageois demeurait fort perplexe ; sa charrette était pleine de sacs dont il ne savait que faire. — Tous les papiers de Monsieur Molière, grommelait-il, on m'avait conseillé d'apporter ça ici !... Le portier impassible, le laissa partir... Quand, dans l'après-midi, les conservateurs parurent, il leur fit son rapport : — un homme en blouse... une charrette chargée de sacs... les papiers de M. Molière, à ce qu'avait dit le paysan... Grand émoi ! D'où peut venir cet homme en blouse ? A-t-il dit qu'il reviendrait ? Le reverra-t-on ? On ne le revit pas. Après des jours et des semaines d'espoirs chaque jour décroissants, il fallut bien reconnaître que le paysan, rebuté de l'accueil reçu, avait renoncé à faire concorder son voyage de Paris avec l'aléatoire présence des bibliothécaires. Comme le moyen de locomotion qu'il avait employé donnait à penser qu'il ne venait pas de très loin, on inséra dans les journaux de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne, un avis alléchant, l'invitant à se présenter de nouveau et laissant entrevoir une récompense honnête. Le paysan ne reparut jamais. Cinquante ans plus tard, Victorien Sardou, qui venait alors d'épouser la fille de M. Eudore Soulié, le savant historiographe de Molière, discutant avec son beau-père l'anecdote qu'on vient de lire, lui demandait si quelque indice ne permettait point de découvrir l'endroit de la banlieue parisienne qu'avait habité le porteur de papiers de Molière. — Il venait de Feucherolles, fit Soulié. — De Feucherolles ? Oui, un village des environs de Grignon, sur la grande route de Mantes à Versailles. — Et pourquoi Feucherolles ? — Parce que la veuve de Molière, Armande Béjart, s'étant remariée avec un sieur Guérin du Tricher, eut de celui-ci un fils qui, de santé délicate, fut élevé à la campagne, à Feucherolles, chez le curé de l'endroit, dont il épousa plus tard la nièce. Tous les papiers trouvés au domicile de Molière, lui ayant été remis par sa mère, on possède la preuve qu'il les avait classés et les conservait avec soin. Lorsqu'il mourut, en 1708, sans laisser d'héritier, ces précieuses archives durent échouer en des mains profanes ; l'histoire du paysan ferait croire qu'elles échappèrent cependant un long temps à la destruction. Est-il besoin d'ajouter que Sardou n'écoutait plus ; déjà il était sur la route de Feucherolles, où il débarquait après deux heures de voiture. Son enquête ne lui révéla rien, sinon qu'un autre fureteur l'avait précédé, quelques années auparavant, avait inutilement questionné l'un après l'autre, tous les anciens du village et fouillé les greniers de toutes les maisons, sans y rien découvrir. L'énigme restait entière : elle n'est pas la seule qui enténèbre la vie de Molière : c'est bien pour cette raison que, dans cette obscurité, toutes les fantaisies, si paradoxales soient-elles, semblent jeter un peu de lumière : lumière trompeuse, sans nul doute. Ne s'est-il pas trouvé, il y a quelques années, un téméraire, pour établir, en deux gros volumes, que Molière était l'Homme au masque de fer... ! Et bien des lecteurs, ayant ouvert l'ouvrage avec un sourire d'incrédulité, le fermaient, après lecture, en disant : — Qui sait ? ***Molière, masque de fer ? — Voici la thèse ; mais avant de l'exposer, il est indispensable de fixer, le plus précisément possible, certains traits de l'existence de Molière avant qu'il devint le prisonnier masqué, harcelante énigme de notre histoire. On sait la place que les Béjart ont tenue dans la vie du grand Comique. Les Béjart étaient des gens singuliers et dont l'étude approfondie, si elle était possible, éclairerait d'un jour déconcertant le tableau des mœurs parisiennes au XVIIe siècle. Ils étaient cinq ; deux frères et trois sœurs, nés du couple le plus bourgeois qu'il soit permis d'imaginer. Le père, Joseph Béjart, était procureur au Châtelet, ce qui correspond à peu près à la charge d'avoué près d'un tribunal de première instance ; la mère, Marie Hervé, se présente, dans le miroir un peu trouble des rares documents que nous possédons, comme une femme économe, rangée, très pieuse, la ménagère parfaite, n'ayant d'autre souci que de tenir son ménage et de bien élever ses enfants. Quel vent de folie souffla sur ceux-ci ? Qui leur mit en tête l'amour du théâtre et de la vie nomade ? On ne sait ; tous les cinq montèrent sur les planches ; tous les cinq, désertant le calme, et peut-être monotone intérieur familial, se lancèrent à corps perdu dans l'aventure. D'après une tradition indéracinable, c'est en voyant Madeleine, l'aînée des filles Béjart, jouer la comédie, que Molière sentit s'allumer en lui, outre un très vif attachement pour la jolie actrice, le feu sacré et dévorant de la vocation théâtrale. Lui aussi était le fils d'honnêtes et prosaïques bourgeois de Paris, négociants aisés et confortables, tenant rue Saint-Honoré, à l'angle de la rue des Vieilles-Étuves, un commerce de tapisserie achalandé ; tous les parents du tapissier Poquelin et de sa femme née Marie Cressé, étaient dans le commerce ; lingers, tailleurs d'habits, plumassiers, bonnetiers, lapidaires ; tous habitaient ce coin pittoresque des Halles, déchiquetant le quartier Saint-Eustache de méandres compliqués, dont chacune des ruelles, construites de maisons piliers, monopolisait un genre de négoce. Seule parmi ces braves gens uniformément absorbés par leurs affaires, se détache Agnès Mazuel, la grand'mère de Molière du côté paternel ; elle habitait avec son mari, Jean Poquelin, rue de la Lingerie et était d'une famille d'artistes ; son frère, Jean Mazuel, occupait l'emploi de premier violon ordinaire du Roi, et ce titre devait se perpétuer dans sa descendance. Or il est bien probable que ces violonistes, lorsqu'ils ne suivaient pas la Cour, jouaient au théâtre de l'Hôtel de Bourgogne, situé rue Monconseil, vis-à-vis la halle aux cuirs, et toute voisine de la rue de la Lingerie. La grand'mère Mazuel y avait ses entrées, dans la grande loge au-dessus du Paradis que les comédiens réservaient par traité aux artistes ; elle y dut conduire souvent son petit-fils, et voilà qui incite à penser que le goût du théâtre fut inculqué à Molière par cette aïeule dont il devait plus tard donner le prénom à l'une de ses plus fameuses héroïnes. Donc voilà le jeune Poquelin abandonnant la tapisserie et ses études de droit pour suivre les Béjart, et fondant, en leur compagnie, une troupe dont les destinées ne furent point, dans les débuts, très heureuses. Il est possible que les beaux yeux de Madeleine Béjart influèrent sur la décision de l'étudiant ; mais rien n'est moins sûr ; Madeleine avait quatre ans de plus que Molière, elle était raisonnable et très ordonnée ; en outre il y avait dans sa vie une ébauche de roman dont elle avait intérêt à ménager la poursuite : certain grand seigneur, Esprit de Raimond, comte de Modène, attaché à la personne de Gaston d'Orléans, frère du roi, avait solennellement promis de l'épouser. Il y eut même commencement d'exécution, puisqu'on possède Pacte de naissance d'une petite fille — Françoise — au baptême de laquelle le dit comte de Modène se fit représenter et qui eut pour marraine la grand'mère, Marie Hervé, preuve que ce n'était point là un de ces accidents vulgaires qu'on s'applique à dissimuler. D'ailleurs si le mariage de Madeleine et du comte de Modène demeura à l'état de projet, c'est d'abord parce que la petite Françoise étant morte en bas âge, le père n'avait plus à se hâter de régulariser une situation délicate ; et puis, tandis que Madeleine partait avec la troupe de Molière dans la longue tournée de seize ans à travers la France, le comte de Modène dut suivre te duc de Guise dans son expédition de Naples ; mais on le retrouvera, beaucoup plus tard, à Paris, toujours assidu chez son ancienne amie, toujours plein de prévenances et d'attentions ; il n'avait peut-être pas abandonné son dessein de la prendre pour femme, intention à laquelle il eût certainement renoncé si l'actrice s'était affichée durant un si long temps avec l'un des Comédiens de sa troupe. Ce qui tendrait encore à établir que les relations de Molière et de Madeleine ne furent point du tout ce qu'en rapporte la tradition, c'est que, en 1662, quand Molière épousera Armande Béjart, la sœur cadette, née vingt-quatre ans après son aînée, non seulement celle-ci ne manifestera aucun dépit impliquant la jalousie ou même un vague regret, mais au contraire elle appuiera de tout son influence cette union désirée, elle ne cessera de s'intéresser au bonheur du ménage, et, en mourant, lui laissera des preuves matérielles de son incessante et quasi-maternelle sollicitude. Oui, quelqu'un boudera, lors du mariage de Molière ; ce ne sera pas Madeleine, mais Geneviève, la seconde des demoiselles Béjart ; elle ne voudra ni signer au contrat, ni paraître aux cérémonies ; on ne la rencontrera jamais chez les nouveaux époux, et peut-être doit-on voir dans cette abstention singulière l'indice que les potins de coulisses aussi peu sûrs en ces temps reculés qu'aujourd'hui, s'étaient égarés en attribuant aux charmes de Madeleine la fugue du jeune Poquelin, fugue dont les attraits de Geneviève étaient peut-être seuls responsables. On s'excuse de la longueur et de la minutie de ce préambule ; mais le rappel de toutes ces circonstances est indispensable à l'intelligibilité de l'imbroglio qui va suivre. Vous pensez bien qu'on n'établit pas, sans quelque précaution, que le Masque de fer ne fut autre que l'auteur des Précieuses, de Tartufe et de Don juan ! Franchissons maintenant les années Molière est à l'apogée de son génie, de la faveur et de son succès. Il a pour épouse une jeune femme qu'il adore, à quarante ans, de toute l'ardeur d'un amour d'adolescent ; il a pour protecteur le Grand Roi qui a voulu être le parrain du premier enfant né de ce mariage ; il a surtout un nombre incalculable d'ennemis, d'ennemis irréductibles, acharnés, et puissants : les confrères jaloux, les médecins dont il ne cesse de rire, les seigneurs qu'il a fouaillés, les bourgeois qu'il raille, les beaux esprits dont il se moque, les pédantes qu'il a fustigées, les hypocrites qui, dans leur rage, sont parvenus à imposer l'unanime opinion que ce damné histrion est un mécréant, un athée, un contempteur de tout ce qui est sacré, un démolisseur diabolique des assises fondamentales de l'État. Pour la noblesse, pour les savants, pour les auteurs et les comédiens, pour le clergé, pour les femmes de la Cour, pour les enrichis, pour les oisifs, Molière est l'homme qu'il faut abattre, et, contre tant de périls, un seul palladium, — l'assentiment du Roi ; que Louis XIV se lasse de le soutenir, et Molière est perdu. Ce n'est pas sa disgrâce, ce n'est pas le bâillon que réclameront ses adversaires, c'est sa mort, c'est la potence... le bûcher même. Or, subitement, la faveur du Roi se retire de lui. Pourquoi ? Quel ennemi plus perfide ou plus persuasif que les autres est donc parvenu à convaincre Louis XIV qu'il se compromet et ternit sa gloire en favorisant le misérable comédien ? Ceci n'est pas clair, mais c'est sûr. En 1673 Molière vient de terminer une nouvelle pièce, le Malade Imaginaire ; elle comporte, comme nombre des précédentes, des divertissements dont Lulli doit écrire la musique ; ainsi que toutes les autres elle sera d'abord jouée à Versailles, afin de recevoir l'approbation du Roi avant d'être soumise au public parisien sur ce théâtre du Palais-Royal que Molière doit à la libéralité royale. — Non ! En peu d'heures, cette protection est abolie, sans raison apparente ; Lulli, qui flaire le vent, n'écrira pas la musique du Malade ; la pièce est refusée pour Versailles. Molière, désespéré, est réduit à la représenter à Paris, sans qu'elle soit munie de ce passeport magique d'un préalable succès à la Cour. On est en février 1673. La pièce est jouée, non sans plaire ; Molière y tient le rôle d'Argan ; sa femme joue Angélique ; à La Grange, comptable et archiviste de la troupe, est confié le rôle de Cléante. Le jour de la troisième représentation, dans la matinée, Molière déjeunant chez lui, rue de Richelieu, avec sa femme, a paru profondément triste et fort inquiet de l'avenir : — Tant que ma vie a été mêlée également de douleur et de plaisir, dit-il, je me suis cru heureux ; mais aujourd'hui que je suis accablé de peines, sans pouvoir compter sur aucun moment de satisfaction et de douceur, je vois bien qu'il faut quitter la partie... Grimarest tenait ce propos du comédien Baron, familier de la maison de Molière et grand ami de celui-ci ainsi que de sa femme. Le lendemain, — c'était le 17 février, — avait lieu la quatrième représentation du Malade ; rien n'indique que l'auteur-acteur se sentit fatigué ou indisposé ; il put jouer les trois actes de la pièce sans qu'aucun de ses partenaires, ni Mme Molière, s'avisassent qu'il n'était point dans son état habituel. C'est seulement au cours du ballet final, alors que les bacheliers, les apothicaires et les médecins, vêtus de longues robes noires et coiffés de chapeaux pointus, entourent Argan ravi d'être accueilli dans la Faculté, c'est seulement alors, en prononçant le mot juro, que Molière fut pris d'un spasme, peu alarmant, puisqu'il ne semble pas que le public, ni même les nombreux acteurs et figurants groupés sur la scène, se soient aperçus de son état maladif. La pièce terminée, il entra un instant dans la loge de son camarade Baron, auquel, sans doute, il confia qu'il ne se sentait pas bien, car celui-ci ne voulut pas le quitter et descendant avec lui, l'aida à gagner la chaise à porteurs qui attendait à la porte du théâtre. Il pouvait être sept heures et demie du soir. Cette salle dite du Palais-Royal était située rue Saint-Honoré, à l'endroit même où débouche actuellement la rue de Valois. La maison qu'habitait Molière se trouvait rue de Richelieu, au n° 40 actuel. Pour s'y rendre il suffisait de quelques minutes : l'auteur du Tartufe effectua ce court trajet dans sa chaise, tenue par deux porteurs ; une belle chaise garnie de damas rouge par dedans. Avait-il dépouillé le costume de son rôle : gros bas, mules, haut de chausses étroit, camisole rouge avec quelque galon ou dentelle, un mouchoir de cou et un bonnet de nuit ? Oui, sans doute, puisque ce costume ne fut pas retrouvé rue de Richelieu. En ce cas Molière avait donc eu la force de se dévêtir et de passer l'habit et la culotte de drap noir ou de droguet brun qu'il portait ordinairement à la ville. La maison de la rue de Richelieu était importante et
luxueusement meublée. Le ménage Molière ne l'habitait que depuis six mois,
mais s'y était installé avec une sorte de somptuosité. En arrivant là, Baron
assista, pour la montée de l'escalier, son ami dont la chambre se trouvait au
deuxième étage : tapisserie de toile peinte à bandes
de brocatelle à fond bleu, un lit bas, en noyer, abrité de rideaux de serge,
un grand fauteuil à crémaillère, un coffre-fort, une petite table, un
paravent, deux clavecins ; Molière se mit au lit et pria Baron d'aller
demander à Mme Molière, — qui, n'ayant pas de rôle dans le divertissement
final de la comédie, avait dû rentrer avant son mari et ignorait qu'il fût
indisposé, un oreiller rempli d'une drogue qu'elle
lui avait promis pour dormir. Baron rapporta l'oreiller ; mais Armande
ne crut pas utile de paraître ; non plus que la fidèle servante Renée
Vannier, dite Laforêt ; il faut donc
croire que Molière n'était pas en danger. Il avait auprès de lui, en ce
moment, deux religieuses, habitant la maison,
un gentilhomme nommé Couthon et plusieurs autres personnes. Ceci est bizarre : on
ne s'explique pas quelles pouvaient être ces personnes
dont la présence n'est pas justifiée et dont les noms ne sont point prononcés,
de même ignore-t-on tout de ce gentilhomme nommé
Couthon ; quant aux deux religieuses elles étaient, a dit Baron, de celles qui viennent ordinairement à Paris quêter
pendant le carême et auxquelles Molière donnait l'hospitalité ;
peut-être doit-on voir en l'une d'elles sa demi-belle-sœur Catherine
Poquelin, dame de la visitation du couvent de Montargis. Mais ce qui apparaît
véritablement étrange, c'est l'indifférence d'Armande Béjart : elle a quitté
son mari au théâtre ; il rentre quelques instants après elle ; il ne se sent
pas bien ; le lui fait savoir... elle ne se montre pas. Son état s'aggrave,
puisque, sur les neuf heures du soir il demande
un prêtre ; on expédie son valet et sa servante
à Saint-Eustache, sa paroisse ; et Armande ne se décide pas à venir auprès du
lit où agonise son mari. Aux personnes anonymes
qui entourent ce lit s'est joint Jean Aubry, le mari de Geneviève Béjart ;
c'est donc qu'on l'a avisé de l'état subit de son beau-frère, et toutes ces
allées et venues impliquent un grand mouvement insolite dans la maison.
Pourquoi donc Mme Molière ne s'en émeut-elle point ? Le moribond s'en étonna
; s'adressant à Baron : — Allez dire à ma femme
qu'elle monte, fit-il. Quand Armande et Baron parurent, Molière venait
de mourir entre les bras de M. Couthon. — Dans les grands efforts qu'il avait fait pour cracher, il
s'était rompu une veine dans le corps... telle est la version que le
lendemain La Grange inscrivait sur son livre-journal, après avoir dessiné,
dans la marge, un losange noir en signe de deuil. Si l'on accepte le récit que Grimarest écrivit d'après Baron, — et celui-ci, témoin oculaire, devait être bien informé, telles furent les circonstances de la mort de Molière ; ce récit présente, évidemment, beaucoup de lacunes ; il laisse dans l'ombre des points importants ; mais il s'accorde avec les documents qu'on possède. On sait encore que Jean Aubry ayant couru lui-même à Saint-Eustache en ramena, vers dix heures et demie du soir, un ecclésiastique, M. Paysant ; mais ce prêtre arriva au moment où Molière venait d'expirer. Aussi, le curé de la paroisse refusa-t-il la sépulture religieuse. Molière était, ce qu'on ignore généralement, un catholique pratiquant ; il avait pour confesseur l'abbé Bernard, prêtre habitué en l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, qui lui avait administré les sacrements à Pâques dernier. Mais, en venant se fixer rue de Richelieu, Molière avait changé de paroisse et il n'était pas connu du clergé de Saint-Eustache lequel, depuis plus de cent ans tenait rigueur aux comédiens de l'hôtel de Bourgogne, ses voisins. Il fallut donc solliciter l'intervention discrète du Roi pour obtenir, sinon les obsèques religieuses à la célébration desquelles l'archevêque de Paris s'opposa, du moins la sépulture en terre sainte. Ces démarches avaient pris du temps : le convoi n'eut lieu que le 21, à la nuit close, — neuf heures du soir ; — quatre prêtres rechargèrent le corps placé dans une bière de bois ; six enfants bleus portaient des torches et plusieurs laquais tenaient des flambeaux de cire blanche. Au cimetière Saint-Joseph, rue Montmartre, le cercueil fut déposé dans une fosse creusée au pied de la croix. Et le Masque de fer ? — Le voici : il y a quelque quarante ans, un bordelais qui, manifestement, avait des loisirs et ne savait à quoi les occuper, imagina que tout n'était pas absolument normal dans les circonstances connues du décès de Molière : en lisant le livre de Yung sur le masque de fer, il s'avisa que la première mention qui soit faite de ce prisonnier mystérieux remonte au mois d'avril 1673. Une corrélation funeste s'établit en son esprit : ce malheureux, qu'on traîne de prison en prison, dont on couvre le visage, non point d'un masque de fer, mais d'un masque de velours..., c'est donc que ce visage est fort connu !... A quoi bon cacher ses traits aux paysans de France qui le voient passer avec son gardien, M. de Saint-Mars, si ces traits ne sont pas populaires ? Si le prisonnier masqué est, comme on l'a dit, Mattioli, l'agent du duc de Mantoue, ou le patriarche arménien Avedick, ou même le duc de Monmouth, ou le duc de Beaufort, ou le comte de Vermandois, ou un frère de Louis XIV, ainsi que l'insinuera Voltaire, pourquoi dissimuler sa figure que personne, dans les provinces, ne connaît ? Mais s'il s'agit d'un comédien qui, durant seize ans, a couru les bourgades de France, que tous les paysans ont vu jouant ses farces, qui a passé ou séjourné dans nombre d'hôtelleries, et dont la physionomie expressive a marqué dans toutes les mémoires, la précaution se justifie et s'impose. La concordance des dates est, d'ailleurs, éloquente. Molière est sensé mourir le 16 février, le prisonnier masqué, un mois plus tard, est en route pour Pignerol, sa première Bastille. Plus de doute ; c'est Molière ! Ses ennemis ont eu raison de l'indulgence coupable du Roi ; on est parvenu à faire comprendre h sa Majesté que son protégé était indigne de l'auguste faveur. Mais comme on ne pouvait incriminer les comédies que Louis XIV avait soutenues et applaudies, il fallut bien préciser le crime de l'immoral histrion qui s'était trop longtemps joué des lois divines et humaines, et on avait trouvé ceci : Molière, en se mariant avec Armande Béjart, avait épousé sa propre fille ; on établit une confusion volontaire entre Armande, née, comme on l'a dit plus haut, vingt-quatre ans après sa sœur Madeleine et la petite Françoise, fille de cette même Madeleine ; on prétendit audacieusement qu'il n'y avait jamais eu de Françoise, mais seulement une Armande, et que cette naissance datait du temps où Molière vivait avec sa jolie camarade. Il faut croire que, de toutes les rancunes, celle des auteurs sans talent et envieux du succès de leurs heureux confrères, se révèle la plus tenace et la plus haineuse, car cette odieuse calomnie était de l'invention du poète Montfleury ; il se vengeait ainsi des railleries dont Molière l'avait cinglé dans l'Impromptu de Versailles. Louis XIV leurré, s'indigna : le cas était pendable ; mais le Roi ne pouvait songer à livrer au bourreau un homme dont il avait si souvent pris la défense ; ç'eût été se donner un démenti à soi-même. Il consentit à ce que l'auteur de Tartufe disparût de telle façon qu'on n'entendît plus jamais parler de lui. De là cette disgrâce subite, cette mort supposée, cette inhumation fictive et le masque, précaution suprême qui parait à tout danger d'une reconnaissance de hasard. Il est bon d'observer que lorsqu'une supposition de ce genre se forme dans le cerveau d'un érudit amateur, s'effectue spontanément un phénomène de cristallisation qui la renforce incessamment. Tout ce qu'il lira, tout ce qu'il apprendra désormais, servira à nourrir son dada ; il ne sera plus maître de sa critique et fermera volontairement les yeux sur les contradictions les plus évidentes. Tel fut le cas du bordelais qui avait des loisirs. Il étudia d'abord l'acte de décès de Molière ; ce qu'il y trouva, ou, pour mieux dire, ce qu'il n'y trouva point, le remplit d'aise. Officiellement, en effet, Molière n'est point mort le 17 janvier 1673 ; l'acte constatant ce prétendu décès, n'étant signé d'aucun témoin, demeure légalement nul. Peut-on du moins trouver la tombe de l'auteur des Précieuses ? Non. Il fut inhumé au pied de la Croix du cimetière Saint-Joseph, rapporte ce document suspect, et c'est bien en cet endroit que Mme Molière fit poser une pierre d'un pied de haut au-dessus du sol ; mais le malheur, — ou l'intrigue, — voulut que la tombe fût fouillée en 1722, et les ossements qu'elle contenait déposés proche de la maison du chapelain ; on les retira de là en 1750, et on les plaça dans l'église Saint-Joseph, où ils étaient encore en 1780 ; alors seulement on les réinhuma à leur emplacement primitif pour les exhumer de nouveau en 1792. Mis dans une caisse et étiquetés, ils furent enfouis en un caveau de l'église, puis montés au grenier du corps de garde voisin ; en 1799 ils voyagèrent jusqu'au musée des monuments français — le jardin de l'actuelle École des Beaux-Arts —, et on s'en débarrassa enfin en les déposant, vers 1817, au cimetière du Père-Lachaise. Donc point d'acte de décès, point de tombe. Fait plus frappant encore : aucune gazette ne rendit compte ou même ne mentionna la mort de Molière. On croirait à un mot d'ordre imposant silence aux nécrologies coutumières. Un seul écho de cet événement d'autant plus saisissant qu'il était plus subit et plus imprévu ; c'est un couplet en façon d'épitaphe qui courut alors Paris : jugez-en : Ci-gît un grand acteur que l'on dit être mort, Je ne sais s'il l'est ou s'il dort ; Sa Maladie Imaginaire Ne saurait l'avoir fait mourir C'est un tour qu'il joue à plaisir, Car il aimait à contrefaire... Quoiqu'il en soit, ci-gît Molière ; Comme il était grand comédien, S'il fait le mort, il le fait bien ! L'auteur inconnu de ce petit morceau était bien renseigné : il possédait le secret du Roi : il grillait de le répandre ; il n'osait pas ; pour l'ébruiter sans se compromettre, il tourna ces versiculets qui disaient tout... sans rien révéler ! De sorte que le mystère était déposé là, dans toute sa dramatique horreur et sous une forme plaisante, à l'adresse de la postérité qui ne manquerait pas certainement de s'inquiéter d'une disparition si anormale. Disparition tragique, en effet ; jouer la comédie de quatre à sept heures du soir, et trépasser à dix, sans avoir été malade, rien qu'en faisant effort pour cracher, sans que l'entourage nombreux et anonyme — deux religieuses inconnues, quelques personnes dont on ne s'explique pas la présence, un gentilhomme qu'on ne reverra plus, — ait souci d'appeler un médecin, sans que la femme ni la fillette du mourant, qui se trouvent pourtant dans la maison, assistent à ses derniers moments, sans que soient présents son valet ni sa servante qu'on a éloignés sous le prétexte d'aller chercher un prêtre ! Oui, oui, il y a là du ténébreux et la suite de l'histoire semblerait prouver qu'une main puissante dirigeait ces hasards. Car si Molière est mort, le Roi qui l'a aimé, qui l'a accablé de bienfaits, va, sans nul doute, exprimer un regret. — Rien. Bien plus, la subite disgrâce où est tombé le comédien n'est pas niable, puisqu'elle se poursuit, acharnée, même après qu'il a disparu. Six semaines ne sont pas écoulées que le théâtre du Palais-Royal est fermé par ordre ; la célèbre troupe de Molière, celle qui a tant et si souvent réjoui la Cour, et qui plus que jamais aurait besoin de la protection du Roi, est brutalement jetée sur le pavé ; Lulli, l'ennemi qui a porté le premier coup, s'empare de la salle et y établit triomphalement son Opéra. Et il y a une coïncidence plus frappante encore : après le 17 février 1673, les pièces de Molière disparaissent complètement du programme des spectacles de la Cour ; sauf une seule fois, où, par mégarde et par surprise, on donna devant le Roi le Malade Imaginaire, en 1674, jamais plus les chefs-d'œuvre du plus grand et du plus célèbre de nos auteurs comiques ne furent représentés à Versailles. Louis XIV, qui y avait pris tant de plaisir, ne voulait plus, ne pouvait plus les entendre. Pudeur ? Rancune ? Remords ? Qui le dira ? Car il doit songer souvent à ce comédien par lui si favorisé qu'il l'a fait asseoir à sa table, et dont il a tenu l'enfant sur les fonts de baptême. Maintenant ce malheureux, enfermé dans quelque affreuse geôle, est condamné à vivre, loin de Paris qui l'a si frénétiquement applaudi, loin du public dont les rires approbateurs résonnent encore à ses oreilles ; s'il sort de son cachot, il lui faut couvrir son visage d'une cagoule impénétrable ; jamais plus il ne respirera librement l'air vivifiant, jamais plus il ne verra les choses ni les êtres qu'à travers ce masque de Nessus. Et si on le suit dans son martyre, ce prisonnier sans nom, que de traits on rencontre qui donnent le frisson, que de concordances effarantes en présence desquelles on s'écrie : — c'est lui ! c'est Molière ! L'auteur de l'Avare était, dit une de ses contemporaines, de taille plus grande que petite ; — l'homme au masque est grand ; Molière avait le teint brun ; l'homme au masque, dont on aperçoit parfois le menton et le bas des joues, la peau brune. Le prisonnier masqué consacre à la lecture des heures et des heures ; et qui donc, à cette époque, où les plus grands seigneurs savent à peine signer leur nom, qui donc, si ce n'est un littérateur de profession, peut se complaire de la sorte à la compagnie des livres ? Molière a hérité de sa mère Marie Cressé l'amour du beau linge : on cite, dit-on, une lettre d'Armande Béjart écrivant : Vous savez combien M. Molière est difficile sur cet article... Or le masque de fer réclame à son geôlier, dit-on encore, les draps de lit les plus fins et les serviettes les mieux damassées. Et l'anecdote de l'assiette d'argent : elle est légendaire un jour, comme l'homme au masque est détenu aux Iles Sainte-Marguerite, il s'applique à écrire, à l'aide d'un poinçon, sur une assiette, de longues phrases ; — sa lamentable histoire, évidemment, il jette ensuite par la fenêtre de sa cellule, l'assiette qui tombe aux pieds d'un pêcheur occupé, sous les remparts du fort, à raccommoder ses filets. L'homme rapporte l'objet au gouverneur : celui-ci déchiffre quelques mots, pâlit, interpelle le pauvre diable : Sais-tu lire ? — Non, Monseigneur ! — Et le gouverneur, rassuré, murmure : — Tu es bien heureux de ne pas savoir lire ! Or, je vous le demande, si le détenu avait tracé sur l'assiette ces mots : Je suis le comte de Vermandois... ou : Je suis Mattioli, secrétaire du duc de Mantoue... ces indications n'auraient en rien ému le pêcheur, à supposer même qu'il ne fût pas illettré ; les gens du pays savaient bien que les Bastilles sont faites pour y enfermer quelqu'un, et que leur clientèle se recrute parmi les personnages détenteurs de secrets d'État. Un comte, un diplomate, il n'y avait pas là de quoi s'étonner ; et l'on en peut conclure que l'assiette révélait autre chose, plus anormal, moins ordinaire ; les lignes qui s'y trouvaient tracées étaient écrites en français, et sous une forme parfaitement adaptée au peu d'instruction du rustre qui selon toute probabilité devait recevoir ce message. Et quelles précautions quand le prisonnier se déplace. En 1698, M. de Saint-Mars, qui lui est particulièrement attaché, l'amène des Iles Sainte-Marguerite à la Bastille ; chacun d'eux voyage en litière, et celle qui renferme le masque de fer est si hermétiquement fermée qu'il en est souvent incommodé. Des gardes chevauchent autour de ce cercueil ambulant. Parvenu à Villeneuve-le-Roi, Saint-Mars s'arrête à son château de Palteau ; il convie son compagnon à déjeuner : seulement, il prend grand soin de le faire asseoir le dos opposé aux croisées donnant sur la cour, dans laquelle des paysans sont attroupés ; le geôlier a posé, près de son assiette, deux pistolets chargés, et au moindre mouvement que ferait l'homme Pour se retourner et se montrer, il serait mort... Aucun serviteur n'entre dans la salle et le service y est fait par un valet de confiance, qui va lui-même à la porte chercher les plats, et les dépose sur la table. Quand l'homme traversa la cour pour regagner sa litière, il avait remis son masque ; on lui voyait les dents et les lèvres... et ses cheveux étaient tout blancs. — Hum ! Les dents ? Les dents m'offusquent : Molière avait, à cette époque soixante-seize ans ; sa mâchoire devait être dégarnie et les praticiens de ce temps-là ignoraient encore l'art de parer à cet inconvénient au moyen d'appareils postiches ; témoin la bouche édentée de Louis XIV lui-même. Quant aux u cheveux blancs, s'ils n'étonnent pas chez un quasi octogénaire, ils ne concordent guère avec l'âge qu'attribua au Masque de fer son acte de décès ; ce document était ainsi libellé : L'an mil sept cent trois, le 19 novembre, Marchiali, âgé de 45 ans, ou environ, est décédé dans la Bastille, duquel le corps a été inhumé dans le cimetière de Saint-Paul... Quarante-cinq ans en 1703... ! On est loin de quatre-vingt et un ans qu'aurait comptés Molière à cette même date ; mais il est bien avéré que le gouverneur de la Bastille avait reçu l'ordre d'accumuler les précautions pour que l'identité du prisonnier demeurât ignorée, et, dans la rédaction de l'acte de décès, il dut indiquer un âge de fantaisie, de façon à dérouter les curieux éventuels. On racontait même que, le lendemain de l'enterrement, une personne ayant engagé le fossoyeur de Saint-Paul à déterrer le mystérieux cadavre et à le lui laisser voir, ils trouvèrent un gros caillou à la place de la tête... ! C'était donc bien le visage qu'on voulait principalement soustraire aux regards indiscrets ; preuve encore que le mort du 19 novembre 1703 avait été un personnage, extrêmement répandu, dont les traits étaient connus d'un grand nombre de gens. Après son décès il y eut ordre de brûler tout ce qui avait été à son usage, comme linge, habits, matelas, couvertures ; on fit regratter et reblanchir les murailles de la chambre où il avait été logé et on poussa même le soin d'en desceller et d'en retourner le dallage, dans la crainte, sans doute, qu'il n'eût caché quelque billet ou tracé quelque marque révélatrice de son nom. Ce nom était donc bien populaire... ? Tels étaient les arguments dont l'érudit bordelais appuyait sa thèse étrange. Il l'exposa, assez timidement, il faut le dire, en 1882, dans une brochure intitulée : Le secret du masque de fer, et signée du pseudonyme Ubalde. Je crois bien que cette brochure, non plus que la révélation qu'elle apportait, ne causèrent aucune sensation : ceux qui la lurent, bien peu nombreux, crurent à une plaisanterie, la chose n'ayant pas la taille d'une mystification. L'excellent Monval, parfait Moliériste, qui présidait alors aux destinées de la bibliothèque du Théâtre français, se montra quelque peu indigné, pourtant il dédaigna de riposter ; et l'affaire en resta là ; mais, seize ans plus tard, en 1898, Ubalde récidiva ; il avait employé ces seize années à perpétrer, sur ce même sujet, deux énormes volumes, qu'il présentait cette fois, sous son véritable nom, Anatole Loquin. Si la plaquette initiale avait semblé un peu sommaire et de documentation assez frêle, les deux volumes parurent d'autant plus redoutables qu'ils étaient, à proprement parler, illisibles ; l'auteur, du reste, n'ajoutait rien à ses précédentes découvertes, il les diluait tout simplement dans un océan de considérations absolument étrangères à son sujet de sorte que l'ouvrage passa complètement inaperçu et qu'on doit témoigner une certaine gratitude à l'intrépide assez résolu pour entreprendre la traversée de ce délayage. Anatole Loquin, soucieux de percer l'énigme du masque de fer, se posait ainsi à lui-même la donnée du problème : Trouver un homme célèbre, extrêmement en vue, aux traits bien connus, réputé mort subitement après 1670 et avant 1674, et ayant suscité des haines et des craintes assez vives pour qu'on se décidât à le rayer définitivement, sans le faire mourir, de la fréquentation des vivants. Jamais, on doit le reconnaître, dialecticien ne fut moins bien inspiré, car, à son insu, très certainement, Anatole Loquin adaptait ces données à une solution qu'il tenait toute prête, au lieu de subordonner, comme il l'aurait dû faire, cette solution à des prémisses établies en toute indépendance d'esprit. Les siennes étaient arbitraires. Rien n'oblige à croire, en effet, que l'homme au masque de fer fût célèbre ni qu'il fût extrêmement en vue ; la date à laquelle cette sinistre apparition fait son entrée dans l'Histoire, n'est pas forcément comprise après 1670 et avant 1674, puisque Voltaire, qui s'en fit le premier impresario, indique celle de 1669 ; d'autres penchent pour 1669 ; nous savons maintenant, après les travaux décisifs de Funck Brentano, qu'il faut s'arrêter à la date de 1678 ; il n'est même point exact d'insinuer que le personnage en question avait suscité des haines ou des craintes ; évidemment il n'avait pas que des amis ; sa lamentable destinée le prouve surabondamment ; mais qui nous dit, cependant, que le lent supplice auquel il fut astreint ne constituait pas une faveur et que, par grâce spéciale, il obtint qu'on lui couvrit la tête au lieu de la lui trancher ? Car c'est bien Voltaire qui créa la terrible légende : en
quelques lignes très simples, — et où l'on peut, d'ailleurs, relever
plusieurs inexactitudes, — il trace du prisonnier inconnu une silhouette si
parfaitement campée, que, pour des siècles, elle demeurera inoubliable un
homme jeune et de la figure la plus belle et la plus
noble portant un masque dont la mentonnière
avait des ressorts d'acier, ce qui lui laissait la liberté de manger avec ce
masque sur le visage ; ce détenu qui jouait
de la guitare à qui l'on faisait la plus
grande chère ; qui intéressait par le seul
son de sa voix, devant qui M. le marquis de Louvois se tenait debout
et qu'il n'abordait qu'avec une considération qui
tenait du respect... tous ces traits suscitent l'intérêt et la
curiosité. Il serait précieux de connaître où Voltaire les avait recueillis ;
personne, avant lui, — il le fait remarquer, — n'avait parlé du prisonnier
mystérieux. Qui donc le renseigna si bien ? Son premier séjour à la Bastille
date du mois de mai 1717 : il passa vingt-trois mois dans la royale geôle ;
il y avait seize ans seulement que l'homme au masque était mort, et peut-être
l'auteur de la Henriade sut-il, en garçon d'esprit, tirer
les vers du nez de quelque geôlier naïf et bavard qui avait servi
Marchiali. C'est aussi à Voltaire que celui-ci doit le nom légendaire sous
lequel il sera, pour jamais, cité dans l'Histoire ; le court passage du Siècle
de Louis XIV où il est fait mention de lui se termine, en effet, par ces
lignes : M. de Chamillard fut le dernier ministre
qui sut cet étrange secret. Le second maréchal de La Feuillade, son gendre,
m'a dit que, à la mort de son beau-père, il le conjura à genoux de lui
apprendre ce que c'était que cet inconnu, qu'on ne désigna jamais que sous le
nom de l'Homme au masque de fer ; et que Chamillard lui répondit que
c'était le secret de l'État et qu'il avait fait serment de ne pas le révéler. Et voyez à quoi tient la renommée : pour avoir été lancé par Voltaire l'énigmatique Marchiali jouira d'une immortelle renommée ; tandis que, pour n'avoir pas eu cette bonne fortune, bien d'autres, qui, comme lui, vécurent non moins sévèrement détenus, non moins vigoureusement masqués, passeront inaperçus. Au cours de ses minutieuses enquêtes dans les archives de Vincennes, M. le colonel de Fossa a découvert, à la date de 1719, l'entrée au donjon de la forteresse de quatre prisonniers masqués dont, par prudence, on n'inscrivit même pas le nom sur le répertoire de la prison... Voilà bien un autre mystère ! Et on pourrait lui appliquer, sans d'ailleurs qu'il en résultât meilleurs succès, la devinette d'Anatole Loquin : Trouver quatre hommes, extrêmement en vue, aux traits bien connus, etc., etc. Je m'étonne qu'il n'ait pas été arrêté dans sa fantaisiste démonstration par la constatation d'un fait indéniable et qui oppose à sa thèse une objection péremptoire. Nul n'ignore que Armande Béjart, après la mort, ou, si l'on veut, la disparition de Molière, se remaria le 31 mai 1677 avec le comédien Guérin, connu au théâtre sous le nom de d'Estriché. Or est-il vraisemblable que si, par respect pour la religion et pour ses ministres, Louis XIV avait sacrifié Molière à la rancune des dévots, il eût supporté que la femme non veuve de son prisonnier masqué convolât avec un second mari ? C'eût été se rendre complice d'un acte de bigamie, crime beaucoup plus sévèrement jugé, au XVIIe siècle, qu'aujourd'hui et considéré alors par les lois de l'Église, à l'égard d'un sacrilège. Décidément la supposition d'Anatole Loquin entraînerait à des conséquences imprévues : son point de départ était nettement défectueux et Molière n'était pas le masque de fer. La vérité est que il y a bien des points qui nous demeurent cachés, dans la vie de notre grand comique ; il y a même, il faut y consentir, quelque mystère dans les circonstances de sa mort et de son inhumation quasi clandestine. D'autre part l'histoire du masque de fer demeure, en certaines parties, énigmatique. De la conjonction de ces deux mystères, on peut faire naître, pour peu qu'on ne redoute pas de piétiner l'Histoire, les plus fantasmagoriques combinaisons. L'excuse de celle d'Anatole Loquin est qu'il lui donna l'essor avant que parût le livre de Funck Brentano. Ce laborieux érudit, mieux préparé et mieux placé que tout autre pour mener à bien une étude définitive sur ce troublant sujet, nous a prouvé que l'homme au masque n'était autre que Mattioli, agent du duc de Mantoue. Tenons-nous en là. Molière est bien assez discuté à l'heure actuelle sans qu'on mêle encore son nom à des aventures de roman feuilleton ; et il serait temps d'honorer d'un culte plus discrètement respectueux ce pauvre grand homme dont la vie fut si courte et si agitée. Si lui fit défaut ta tombe marquée du traditionnel R. I. P. assurant au plus humble la sécurité du sommeil éternel, notre admiration devrait le laisser tout au moins reposer en paix. |