LA PROSCRIPTION DES GIRONDINS

 

CHAPITRE III. — VERS LA TERRE DE GIRONDE.

 

 

TANDIS que ce nouveau péril s'allumait derrière eux, Pétion, Buzot et leurs compagnons se traînaient sur le chemin de Carhaix. Bien qu'ils fussent en marche depuis trois heures du matin, ils n'avançaient pas : Cussy, tourmenté d'un accès de goutte, gémissait à chaque pas ; Buzot, quoique débarrassé de toutes ses armes, — son domestique Joseph s'en chargeait sans doute, — Buzot succombait à la fatigue ; Barbaroux, gros et gras à vingt-huit ans comme un homme de quarante, souffrait cruellement d'une entorse ; il n'avait rien perdu de sa gaité, mais il lui fallait l'appui d'un de ses camarades ; on se relayait pour le soutenir. Riouffe, blessé par ses bottes depuis plusieurs jours, s'était déterminé à marcher pieds nus ; le malheureux était obligé de se coucher souvent pour apaiser un instant ses intolérables souffrances ; on ne pouvait le laisser en arrière et il arrêtait toute la colonne. Enfin Joseph lui procura une mauvaise paire de souliers qui lui permirent de suivre les autres. Pétion, que ces retards exaspéraient, perdit lui-même sa belle insouciance ; il exigea qu'on pressât la marche, et s'emporta assez vivement pour n'admettre aucune excuse. Mais le moyen de lui obéir ? Vers midi, exténués, tombant de sommeil et de faim, les proscrits firent halte en un hameau où ils trouvèrent à manger une omelette au lard. Leur hôte but avec eux un verre de cidre et leur confia que deux brigades de gendarmerie les attendaient à Carhaix.

On délibéra ; nul moyen d'éviter ce bourg ; mais en le tournant à distance, on pouvait espérer ne pas être aperçu. En dix heures on fit cinq lieues ; il était nuit noire quand on approcha de l'endroit redouté ; les guides, envoyés en éclaireurs, revinrent bientôt, déclarant qu'on ne pouvait s'écarter de la ville sans risquer de s'enliser dans des marais. On se hasarda donc à la traverser ; Puisqu'il faut mourir, gémissait Cussy, mieux vaut mourir là que quatre lieues plus loin ! En file, à pas légers, dans le plus grand silence, on s'engagea dans la rue du bourg. Tout y semblait endormi. On était aux trois quarts du périlleux trajet quand une fille, quittant un enfoncement où elle paraissait embusquée, poussa la porte d'une maison éclairée d'où sortaient des chants et des rires : Les voilà qui passent, dit-elle. Pour le coup, les plus éclopés hâtèrent le pas ; la ville finissait à quelques toises de là les fugitifs se jetèrent dans un chemin creux, si obscur qu'on n'y pouvait rien distinguer. Il aboutissait à un autre chemin uni et sablé comme une allée de parc ; l'idée d'être poursuivi rendait à tous de l'agilité ; en moins d'une heure, on parcourut une lieue. On s'arrêta. Pas un bruit ; on se tapit sur l'herbe, à l'abri d'une haie ; mais, en se groupant pour dormir, on s'aperçut que deux des quatre guides avaient disparu. Les deux qui restaient ne connaissaient pas la région. Les soupçons renaissent ; on se croit trahi de nouveau. La nuit fut dramatique : ne pouvant trouver le sommeil, les malheureux cherchent à s'orienter ; ils se heurtent à une haie de dix pieds de haut, la franchissent non sans dommage, tombent dans un marécage où l'on enfonce jusqu'à mi-corps. Pour se tirer de là ils s'agrippent à des buissons d'épines qui les déchirent ; rencontrent des fossés, qu'ils sautent, et, après deux heures de cette gymnastique harassante, se retrouvent avec désespoir dans le chemin creux, à deux portées de fusil, à peine, de Carhaix.

On reprend haleine ; on se concerte. Rentrer dans le bourg et s'informer, c'est se livrer. Le plus urgent est de s'éloigner, et l'on repart, excédés, titubant, dormant debout, découragés. Tantôt l'un, tantôt l'autre s'abat et refuse de se relever. Il faut faire halte encore et dormir une heure. Jamais, écrit Louvet, plume ne nous parut aussi douce que l'herbe haute qui nous reçut... Quand on reprit la marche, le jour pointait, et l'on constata qu'un seul des deux derniers guides était là ; l'autre avait dû rester endormi à la récente pose, et nul ne se sentait de force à l'y aller retrouver,

Il apparaît que les proscrits ne surent jamais quel trajet ils effectuèrent ce jour-là. Il est présumable qu'ils se trouvaient dans cette région d'immenses landes qui dévalent au flanc des Montagnes noires. On a quelque indice qu'ils laissèrent Châteauneuf sur leur droite, Gourin sur leur gauche et passèrent par Roudouallec. Où mangèrent-ils pendant cette longue randonnée de dix lieues ? Nulle part. Ils rencontrèrent bien, raconte l'un d'eux, quelques chaumières ; mais, du plus loin qu'on les aperçut, portes et fenêtres se fermèrent de tous côtés. Enfin, le 8 août, vers neuf heures du matin, ils croisèrent un voyageur qui les renseigna. Ils n'étaient plus qu'à deux lieues de Quimper.

Mais comment oseraient-ils s'en approcher davantage dans l'état où ils se trouvaient, couverts de boue, vêtements en loques, barbes de huit jours, boiteux, fourbus, se soutenant à peine ? Ils se réfugièrent donc sous un bosquet de vieux arbres, expédièrent leur dernier guide à Kervélégan, et résolurent, malgré la faim qui les torturait, d'attendre qu'il revint les chercher en compagnie de leur collègue ou de quelqu'un de ses amis. C'était le plus sûr ; mais que de risques d'échouer au port ! Durant les quatre heures au moins qu'ils séjourneraient là n'était-il pas à craindre que des passants les découvrissent ? Douze hommes armés, couchés dans l'herbe, sous l'ondée, — car la pluie tombait depuis le matin, — ne paraîtraient-ils pas terriblement suspects ? D'autant plus qu'aucun d'eux ne sachant un mot de bas-breton, ils ne pourraient se donner pour des soldats du pays rentrant à leurs foyers. Épuisés par trente-deux heures de marche ininterrompue, vautrés dans la boue liquide, trempés par l'eau qui tombe du ciel à torrents, ils ont perdu tout ressort et toute énergie. Girey-Dupré, le plus gai de la bande, ne rit plus ; le bouillant Cussy accuse la nature ; Salle grommelle contre tout le monde ; Buzot paraît accablé ; Barbaroux lui-même sent sa grande âme affaiblie ; Pétion seul, inaltérable, garde un front calme et sourit aux intempéries. Quant à Louvet, il voit dans sa chère espingole sa dernière ressource....Mais mourir au moment dé revoir Lodoïska... Ô dieux !

Les dieux ainsi implorés veillaient encore sur eux ; car, à peine leur guide eut-il quitter les proscrits, que, en s'acheminant vers la ville, il rencontra un cavalier. Celui-ci l'examina curieusement au passage, se retourna pour l'examiner encore, puis revint sur lui et lui demanda s'il n'était point un fédéré du Finistère. Le guide hésitait ; pourtant il répondit affirmativement. Bref, de réticences en questions hasardées, la confiance s'établit et on s'expliqua. Le cavalier était le citoyen Abgral, ami de Kervélégan et procureur du district de Quimper. Sans nouvelles des représentants vagabonds, il s'était avancé sur le chemin de Carhaix afin d'aller à leur rencontre. Le guide l'amena vers ceux qu'il cherchait et qu'il trouva prostrés, mornes, attendant la mort. Au premier mot de ce sauveur, tous furent debout, joyeux, et dispos. Il s'empressa de les réconforter et leur fit servir, chez un paysan, du pain noir et de l'eau-de-vie ; puis il les conduisit au village le plus proche, Ergué-Gaberic, où il les hébergea, en attendant la nuit, chez le curé constitutionnel, l'abbé Rolland Coatmen, auquel il les présenta comme des administrateurs du département qu'un décret d'accusation forçait à se cacher.

Le curé les sécha, les réchauffa, les traita avec dévouement et, quand la nuit fut venue, enfin reposés et nettoyés, ils se glissèrent silencieusement jusqu'à un petit bois où les attendaient les émissaires de Kervélégan, Ceux-ci avaient amené des chevaux pour les blessés ; en deux heures de marche facile on atteignit donc, vers minuit, les premières maisons de Loc-Maria, le faubourg de Quimper, et là il fallut se séparer. Cussy, Bergœing, Salle, Girey-Dupré et Meillan devaient traverser toute la ville et se rendre, à une demi-lieue au delà au manoir de Toulgouat qu'habitait Kervélégan. Louvet y était attendu également ; mais son premier mot, en se trouvant parmi des amis, avait été pour s'informer si Lodoïska était arrivée ; apprenant qu'elle se trouvait, depuis l'avant-veille à l'auberge, il protesta qu'il ne quitterait pas les lieux qu'embellissait la présence de sa tendre amie, et, cédant à ses Vœux, on le logea, à Loc-Maria même, chez un industriel, nommé Clément de la Hubaudière, avec Barbaroux et Riouffe, tous deux incapables d'aller plus loin. Pétion fut conduit à une campagne voisine, chez un certain Roujoux où il retrouva Guadet qui, s'étant écarté, on l'a dit, de ses collègues au cours du voyage, avait gagné Quimper isolément et sans être inquiété. Pour Buzot était ménagé un asile dans le ci-devant couvent du Calvaire, habité par le citoyen Daniel de Coloë à deux portées de fusil de la ville.

 

Après les émotions et les fatigues de la route, les premiers jours de quiétude et de repos parurent délicieux. Malgré qu'on les exhortât à la prudence, lès bannis se jugeaient en telle sécurité qu'ils croyaient avoir touché la fin de leurs misères. Kervélégan ne les avait pas trompés ; idole du pays, il suffisait qu'il se déclarât leur protecteur pour que les loyaux bretons se dévouassent corps et âmes à ces parias, et ceux-ci, éventés et légers comme des enfants, se confiaient, sans précautions à Cette hospitalité. Ainsi Duchâtel, le député des Deux-Sèvres, arrivé quelques jours avant le gros de la bande et logé à l'auberge, sous son vrai nom, se promenait par toute la ville, ne cachant à personne sa qualité de représentant et de proscrit. A vingt-sept ans, élégant, distingué et de jolie figure, il montrait en toute occasion une insouciance proche voisine de la témérité : c'est lui qui, au mois de janvier 1793, malade, s'était fait porter en bonnet de nuit à la Convention pour y voter, aux huées des tribunes, contre la mort de Louis XVI. A Quimper il s'occupait ostensiblement à fréter, pour ses collègues et lui, une barque désemparée sur laquelle il comptait gagner Bordeaux en trois jours de beau temps. A qui lui observait qu'un pareil projet semblait bien hasardeux, que le temps pouvait se gâter, qu'il faudrait esquiver les gardes-côtes, échapper aux corsaires anglais croisant continuellement au large, Duchâtel répliquait, sans plus de développement, que tout cela ne présentait aucune difficulté. Lodoïska et Louvet ne se montraient guère plus prudents ; ils s'installaient : elle avait loué une jolie maison à Penhars, village voisin de Quimper ; c'était un ancien presbytère, avec un assez grand jardin et vue sur la rivière, l'Odet. Il est vrai que Lodoïska y avait construit une retraite impénétrable aux assassins, où Louvet, en cas d'attaque, s'enfermerait avec son espingole. Rassurés de ce côté, Louvet et sa maîtresse s'abandonnèrent à la douceur présente de leur positionqu'elles étaient belles ces journées obtenues au prix de tant d'orages ! L'auteur de Faublas et sa compagne recevaient le soir peu de personnes, à la vérité, et cette existence leur parut à tous les deux si douce que, quand la barque de Duchâtel fut gréée, prête à prendre la mer, Louvet refusa de s'y embarquer. Il lui eût fallu abandonner Barbaroux, car, le beau Marseillais, à peine gîté chez La Hubaudière, avait été atteint de la petite vérole. Comme il était en pleine fièvre, le 13 août, à neuf heures du soir, le feu prit à la maison ; tout Quimper accourut pour porter secours ; la chance permit que, de la foule qui envahit l'immeuble, personne n'eut l'idée, — ou l'indiscrétion, — de pénétrer dans la chambre du malade. Buzot, de son côté, né montrait point de hâte à quitter Quimper ; sa femme venait d'y arriver, eu détresse, fuyant les persécutions de ses anciens amis d'Évreux. Sa maison rasée, ses meubles vendus, elle s'était sauvée, sans ressources, pour éviter le sort de Mme Pétion, récemment arrêtée à Lisieux avec son jeune fils Etienne. Mme Buzot, plus âgée de treize ans que son mari, était laide, contrefaite et peu intelligente. Quoiqu'il ne parle d'elle, dans ses différents écrits, qu'avec déférence et même attendrissement, ce n'était certainement pas la présence indésirée de cette compagne peu séduisante qui retenait Buzot en Bretagne ; mais il y avait récemment reçu une longue et brûlante épître de Mme Roland, et, sans doute, craignait-il, en s'éloignant, d'être privé du réconfort que lui apportaient dans sa proscription lés billets de sa tendre et stoïque amie et de perdre à tout jamais l'espoir de la retrouver.

Elle est précieuse cette lettre, d'abord parce qu'elle révèle implicitement l'existence de rapports assez inexplicables entre les deux amants : comment, en effet, la prisonnière de Sainte-Pélagie, étroitement surveillée, connaissait-elle la retraite et l'adresse de Buzot ? Comment sa missive put-elle lui parvenir ? C'est donc que Buzot lui avait écrit, de Quimper, en lui indiquant un moyen sûr, qu'on n'aperçoit point, de correspondance. Car, bien qu'elle y déguise sa personnalité, la grande amoureuse s'épanche, dans cette lettre, en termes mal voilés et en périphrases transparentes ; elle parle de son mari, — le vieil oncle, — toujours caché à Rouen et avec lequel elle reste également en relations épistolaires : Il est tombé, écrit-elle, dans un affaissement horrible ; il baisse d'une manière effrayante ; sa vie, toute menacée qu'elle soit, peut cependant se prolonger beaucoup ; mais faible, ombrageux, difficile, il trouve cette vie un supplice et la rend telle à ceux qui sont près de lui. Elle apprend à son ami que le vieil oncle, affolé de jalousie, a entrepris d'exhaler son ressentiment contre son rival et de dévoiler à la postérité l'infamie de celui-ci ; mais, malgré ses fers et l'éloignement, elle a exigé du malheureux Roland qu'il brûlât ce testament indigne et le pauvre homme, la rage au cœur, a consenti, par amour pour elle, à ce dernier sacrifice. Elle conseille ensuite à Buzot d'émigrer en Amérique : c'est le seul moyen de conserver l'espoir de la retrouver un jour. Adieu, l'homme le plus aimé de la femme la plus aimante. Va, je puis te le dire, on n'a pas encore tout perdu avec un tel cœur ; en dépit de la fortune il est à toi pour jamais... Adieu ! Oh ! comme tu es aimé !

Mme Roland était bien renseignée : l'apparente tranquillité dont les proscrits jouissaient à Quimper ne fut pas de longue durée. D'abord Botidoux reparut ; ayant suivi les Girondins à la piste, il débarqua un beau jour et s'informa de leur retraite : c'était, de sa part, pure sollicitude ; mais ils s'en inquiétèrent, et, persuadés de sa traîtrise, ils ne se montrèrent pas, Duchâtel, le seul qu'il pût voir, car il ne se cachait guère, le reçut froidement et le dérouta en assurant que ses compagnons étaient réfugiés dans les environs de Lorient. D'ailleurs, le Comité de salut public n'ignorait plus le séjour des hors-la-loi dans le Finistère. Buzot assure avoir tenu en mains une lettre adressée.par le ministre de la justice, Gohier, pressant les administrateurs de ce département mal noté de livrer les fugitifs, pieds et poings liés au tribunal révolutionnaire. Un peu plus tard la Convention allait dépêcher en Bretagne l'un de ses plus farouches agents, Héron, avec mission d'y arrêter les représentants rebelles. Leurs protecteurs conçurent des craintes ; après huit jours de repos chez Kervélégan, Cussy, Salle, Bergœing, Meillan, ainsi que Girey-Dupré, durent abandonner, sous la menace d'une visite domiciliaire, leur asile trop exposé. Abgral les conduisit, de nuit, à cinq lieues de là plus loin que Pont-l'Abbé, à Plomeur, et les logea chez le curé de l'endroit. C'était un ancien Père Jésuite, nommé Jérôme Loëdon ; ces hôtes compromettants ne devaient séjourner chez lui que durant vingt-quatre heures ; ils y restèrent trois jours, car la vieille barque frétée par Duchâtel pour les porter en Gironde, n'était décidément pas en état de prendre la mer. L'abbé Loëdon s'alarmait ; il leur fallut chercher une autre cache et ils passèrent une nuit et un jour, — tapis dans une chambre, sans remuer, sans parler, car les gens de la maison n'étaient pas sûrs, — à la campagne de Fouchet de la Brémandière, le commandant du bataillon qui les avait généreusement enrôlés, à Caen, dans sa troupe. Ils se trouvaient là au bord de l'Odet et, le 20 août, le bateau tant espéré parut enfin : c'était un petit sloop, la Diligente, qu'avait procuré la Hubaudière ; à bord étaient déjà Duchâtel, et avec lui Riouffe, et aussi Marchena, l'espagnol, l'intermittent compagnon du long voyage. Alors seulement les fugitifs apprirent, par une lettre de Pétion, que celui-ci, ainsi que Buzot, Louvet, Guadet et, bien entendu, Barbaroux, toujours malade à Loc-Maria, préféraient attendre une autre occasion et se rendre à Bordeaux par une voie différente. Cette défection affligea les partants ; mais il n'y avait plus à balancer ; ils embarquèrent près de Rossulien, petit village sur la rivière, subirent sans avarie la visite de la douane et, le 21, navigateurs novices, ils mettaient à la voile. Laissant à tribord la pointe de Combrit, à bâbord celle de Bénodet, ils affrontèrent intrépidement l'Océan.

***

Cependant les rares Maratistes de Quimper commencent à s'agiter ; au club, Lodoïska est dénoncée : puisque, à Paris, les femmes de Guadet et de Pétion sont emprisonnées ou, tout au moins, gardées à vue, pourquoi laisserait-on la liberté à la compagne de Louvet ? Évidemment le séjour des députés traîtres à la Patrie n'est plus, à Quimper, un secret pour personne ; il est urgent de se précautionner : Louvet quitte Penhars et se réfugie, à quelques lieues de là dans une maison isolée. Son récit est le seul que l'on possède, pour cette période de l'exode des Girondins ; écrit alors que la Terreur sévissait encore, il abonde en réticences et en dissimulations, soit que Louvet redoute de compromettre, en les citant, les courageux citoyens qui lui donnèrent asile ; soit que, poussé de cache en cache, dans cette Bretagne qui lui est totalement inconnue, il n'ait jamais su lui-même les noms des villages ou des manoirs où on l'abrita. La maison isolée dont il parle était celle du ci-devant marquis de Prunelé, ancien officier de l'armée royale. Privé de la visite de ses amis, dont il ignorait le sort, privé surtout de la compagnie de son adorée maîtresse, confinée, comme lui, il ne savait où, Louvet s'ennuyait à périr, et, pour se distraire, il composa son Hymne de mort qu'il se promettait de chanter lorsqu'il irait à l'échafaud. L'inspiration en est assez pauvre ; mais Lodoïska y a son complet.

.... Et toi qu'à regret je délaisse.

Amante si chère à mon cœur,

Bannis toute indigne faiblesse,

Sois plus forte que ta douleur.

Liberté ! Liberté ! Ranime et soutiens son courage

Pour toi, pour moi, qu'elle porta le poids de ses jours.

Son sein, peut-être, enferme un gage,

L'unique fruit de nos amours.

 

Prévision attendrissante, mais, pour lors, prématurée. En dépit de cette poétique élucubration qui n'ajoute rien à sa renommée, Louvet trouvait le temps bien long chez Prunelé. Après dix ou douze jours d'anxieuse impatience, il reçut la visite d'un inconnu, qui se prétendait envoyé par Lodoïska ; elle était chez lui, disait-il, et il proposait à Louvet d'y venir habiter avec elle. L'offre était tentante, mais louche. Louvet fit mine de l'accepter et promit de rejoindre, à la nuit noire, le soi-disant émissaire de son amie, en un endroit dont ils convinrent. Comme bien on pense, il n'avait nullement l'intention de se risquer à ce rendez-vous suspect, et il ne bougea pas de sa chambré jusqu'au matin.

Le lendemain, l'inconnu reparut. Après avoir attendu durant toute la nuit, sous l'averse, comprenant, à l'aube que Louvet se méfiait de lui, il avait regagné son village et il en revenait tout courant, rapportant cette fois une lettré de Lodoïska protestant que le porteur méritait toute créance. Louvet le suivit aussitôt, encore que tant de zèle lui parut étonnant de la part d'un homme qui né le connaissait que de réputation. Mais tels étaient les dévouements que suscitait chez les honnêtes bretons la détresse des représentants opprimés. Combien risquèrent, comme celui-ci, la mort pour venir en aide à ces Girondins dont ils ne partageaient pas les idées politiques, mais qui s'étaient confiés à leur loyauté. Louvet n'a pas révélé le nom de ce sauveur qui lui tombait du ciel ; il s'appelait Louis-François Chappuis et était âgé de quarante-six ans ; cultivateur, entreposeur de tabacs, industriel à l'occasion, armateur pendant la saison de la pêche de la sardine, il habitait à cinq lieues de Quimper une localité que Louvet a cru devoir également ne pas citer, discrétion qui a donné l'essor à des légendes. Les guides les plus sérieux signalent encore aujourd'hui aux touristes le château de Kervenargan sur le territoire de la commune de Poullan, comme étant celui où se cachèrent Buzot, Pétion, Guadet, Barbaroux et Louvet ; certain chroniqueur, et non des moindres, y a même vu l'étroite pièce en contre-bas, prenant jour sur les bois par une espèce de meurtrière, l'enfer, où se terraient les illustres parias.... Or ce n'est pas à Kervenargan, mais à Kervern, dans la commune de Pouldergat, que demeurait Chappuis ; sa maison confinait au village de Pouldavid, à une demi-lieue à peine de Douarnenez ; Buzot, Pétion et Guadet n'y vinrent jamais.

Chappuis fut admirable : il logeait Louvet et Lodoïska sous son toit, dans une chambre au-dessous de laquelle habitait un gendarme que ses camarades visitaient toute la journée. Chappuis surveillait tout, parait à tout ; survenait-il quelques commissaires apportant des ordres secrets, il les abordait, buvait avec eux, leur tirait les nouvelles ; annonçait-on quelque visite domiciliaire, il aménageait de ses mains une cache défiant toutes les fouilles : Lodoïska et Louvet passèrent un jour entier ensevelis dans cette niche ; lui, Chappuis, s'était placé en sentinelle, prêt à défendre ses hôtes et à mourir pour eux. Lodoïska parlait-elle de tenter un voyage à Paris afin de sauver les débris de sa petite fortune, Chappuis s'offrait à l'accompagner. Louvet s'attristait-il d'être séparé de Pétion, de Buzot et de Guadet et d'ignorer leur sort, Chappuis proposait aussitôt de se mettre en quête. Au reste il s'occupait à préparer l'embarquement des cinq amis ; on guettait le moment favorable pour les conduire à la rade de Brest où une barque les porterait, de nuit, jusqu'à un navire marchand en partance pour Bordeaux ; et Chappuis jurait qu'il ne céderait à personne l'avantage de les conduire, avec armes, chevaux et provisions, jusqu'au bord de la mer quand viendrait l'heure du départ.

Dans les premiers jours de septembre, — les dates sont mal précises, — Barbaroux qui, depuis son arrivée à Quimper n'avait pas quitté la maison de La Hubaudière, au faubourg de Loc-Maria, se trouva guéri. La Hubaudière, se sachant dénoncé et jugeant qu'il y. aurait dauger, et pour les siens, et pour Barbaroux lui-même, à garder plus longtemps le député marseillais/cherchait pour celui-ci un asile. Chappuis brigua et obtint l'honneur de l'héberger à Kervern, La Hubaudière l'y mena sans tarder. Barbaroux laissait à Loc-Maria le manuscrit de ses Mémoires, dont il avait commencé, durant sa maladie, la rédaction, et une large cocarde tricolore enlevée de son chapeau. Le manuscrit fut détruit, par prudence ; la cocarde, moins compromettante a été précieusement conservée[1].

Chappuis reçut donc Barbaroux à Kervern et dressa pour le nouveau pensionnaire un troisième lit dans la chambre qu'occupaient déjà Louvet et Lodoïska. D'ailleurs sa maison devait être pleine, car il logeait encore, quelques jours plus tard, la mère de Barbaroux, venue de Marseille pour se réfugier auprès de son fils ; avec elle se trouvait cette Annette dont le nom a été cité déjà au cours de ce récit, celle-là même, peut-être, qui, de Caen à Quimper, avait voyagé avec Lodoïska sous le pseudonyme de Suzanne Bugnot, veuve Mosanville. On a dit plus haut qu'elle s'appelait, en réalité, Marie Harlove et que Barbaroux avait eu d'elle, à Marseille, l'année précédente, un fils qu'elle amena, sans doute, en Bretagne. Cette réunion de famille dura peu ; le 20 septembre, à cinq heures de l'après-midi, Chappuis, à l'improviste, apprit à Louvet et à Barbaroux que le navire sur lequel leur passage était clandestinement retenu, mettrait à la voile, à Brest, la nuit suivante. Tout était prêt, bagages, passeports, et l'on devait, sans perdre un instant, gagner la rade, distante de dix lieues. Seulement, en dépit des prévisions, on n'admettrait à bord aucune femme... Quel déchirement ! Quel coup de foudre ! Louvet, d'abord, refusa de partir, Lodoïska le rappela au devoir, promettant de le rejoindre par terre, à Bordeaux, après un court séjour à Paris. On abrégea les adieux ; on se quitta dans les larmes. Barbaroux, toujours indolent, s'attarda : il abandonnait dans ce pays perdu, sa mère, sa femme.... Malgré qu'aucun chroniqueur, aucune relation n'aient jamais mentionné la présence de celle-ci à Kervern, on est bien forcé de l'admettre puisque c'est là que, moins d'un an plus tard, elle devait mourir. Quand, en 1816, se maria à Nîmes, le fils qu'elle avait eu de Barbaroux, l'acte authentique de ce mariage indique que Marie Harlove, mère du futur époux, est décédée dans la commune de Pont-David (sic), département du Finistère, le 7 messidor dé l'an II. Une note, jointe, précise : comme elle était cachée, les personnes de la ferme ne firent aucune déclaration, et il n'y eut point d'acte de dressé.

La Hubaudière était venu de Quimper pour y prendre à Kervern Barbaroux auquel Chappuis prêta son cheval. Un autre cheval attendait Louvet à la sortie de Ploaré qui est un faubourg de Douarnenez. A peine en selle, on partit sur le chemin de Kerlas. Il n'y avait pas de temps à perdre, car on devait être à la rade de Brest à onze heures du soir pour ne point manquer le passage de l'Industrie ; tel était le nom du navire sur lequel on allait embarquer. Deux grosses lieues jusqu'à Plonévez-Porsay où l'on rejoignit les deux frères Pouliquen, armateurs de l'Industrie, ainsi que Pétion, Guadet et Buzot, arrivant de Quimper ; ce dernier y avait laissé, auprès de sa femme, sans doute, son fidèle domestique, Joseph.

De Plonévez, les cinq députés et leurs trois compagnons, tous montés, prirent la route qui, sans traverser aucun village, contourne la baie de Douarnenez. Bien qu'on se hâtât, il faisait depuis longtemps nuit noire quand on atteignit la lieue de grève que suit un désert de landes incultes et accidentées, et c'est avec une grosse heure de retard qu'on atteignit Telgrue, le seul gros bourg de l'itinéraire. A cet endroit on était encore à deux lieues de Lanvéoc, le petit port où une chaloupe de l'Industrie devait attendre les fugitifs. On y arriva vers minuit. Point de chaloupe. On entre dans une auberge ; on soupe sans entrain car, dans la pièce voisine, boit, en compagnie, le commandant du petit fort qui domine la plage. L'un des frères Pouliquen court réveiller des pêcheurs, leur offre triple salaire pour mettre leur barque à l'eau ; ils allèguent que la marée n'est pas assez haute, qu'il faut patienter plus d'une heure encore. Ils appareillent enfin ; les cinq proscrits et leurs trois sauveurs s'embarquent ; on vogue.... Mais vers quel point de la rade se diriger ? Comment distinguer un bateau dans l'obscurité profonde, sur cette immense étendue d'eau ? L'Industrie faisant partie d'un convoi ne peut ni empanner, ni louvoyer ; il faut l'accoster au passage et l'esquif où les huit hommes sont entassés avec leurs deux rameurs, erre, sans but, dans la huit opaque. Nuit tragique car si, comme on doit le craindre, on a manqué le navire, tout est compromis pour longtemps ; et quel espoir de regagner la terre et d'y aborder sans éveiller l'attention des gardes-côtes et des douaniers ?

Le jour se lève ; aussi loin que porte la vue, aucune voile n'apparaît ; la rade est déserte. Six heures, sept heures, sept heures et demie... Tout espoir est abandonné. A quoi se résoudre ? Quel nouveau plan former ? On se tait, consterné quand, soudain, l'un des frères Pouliquen pousse un cri : L'Industrie ! Le navire est là tout proche ; on le hèle, ou l'accoste en quelques coups dé rame, on s'y hisse, on est sauvé. Valady, embarqué à Brest, est à bord ; les frères Pouliquen embrassent les proscrits, les recommandent au capitaine, un loup de mer, nommé Granger, qui les installe dans sa cabine, jure qu'il les portera sans malencombre jusqu'en Gironde, et Ton se quitte. La Hubaudière et les deux armateurs regagnent leur barque qui cingle vers Brest, tandis que l'Industrie faisant force de voiles, tente de rejoindre le convoi dont elle s'est écartée.

De cette traversée mouvementée Louvet a tracé une relation dont les nombreuses péripéties ne semblent pas mériter toute confiance. C'était, à coup sûr, son premier voyage sur mer et l'on a quelque motif de croire que, sa fertile imagination aidant, l'auteur de Faublas exagéré un peu les périls qu'il crut affronter ; tempête, révolte de l'équipage, rencontre présumée des corsaires anglais, rien ne manque à ce récit émouvant. Ce qui permet de supposer que la traversée fut des plus favorables, c'est que, sorti le 21, vers midi, de la rade de Brest, l'Industrie entrait, le 23, à la tombée du jour, en Gironde, et, le lendemain, dès l'aube, le capitaine Granger conduisait lui-même à terre, dans un canot, les six proscrits qui débarquèrent au Bec d'Ambès.

Quelle joie pour eux, après tant et de si rudes traverses, de fouler enfin le sol de ce département fameux, dont ils étaient, en quelque sorte, les filleuls. Que de fois Guadet leur avait vanté les charmés opulents de la région bordelaise et l'esprit indépendant et libéral de ses habitants ! Au Bec d'Ambès, Guadet se trouvait chez lui, car son beau-père, le citoyen Dupeyrat, y possédait une campagne. Il laissa Buzot, Pétion, Barbaroux, Louvet et Valady dans une auberge du petit village dont les toits de tuiles dorées par les étés font si bel effet parmi les oseraies et les peupliers de la rive, et il se dirigea vers la maison Dupeyrat. — Personne ; tous les volets clos. Dans les dépendances, un paysan, nommé Blanc, travaillait à des tonneaux ; Guadet : l'aborda, disant qu'il était un parent du citoyen Dupeyrat : Je ne te connais pas, fit l'autre. Guadet aurait voulu ne pas se nommer ; sa barbe, très longue et très noire, le rendait, en effet, méconnaissable ; mais il fallait brusquer les choses ? Allume-moi du feu, commanda-t-il, je suis Guadet, gendre du citoyen Dupeyrat ; je vais chercher des amis. Blanc ouvrit la maison tandis que Guadet retournait à l'auberge où l'attendaient ses compagnons. Il les trouva consternés ; ils venaient d'apprendre par l'aubergiste, fougueux jacobin, que la Terreur régnait à Bordeaux ; les délégués de la Convention avaient réprimé l'insurrection naissante en prenant la ville par la famine ; la municipalité et tous les fonctionnaires d'opinion girondine, étaient en fuite ou incarcérés. Impossible ! protestait Guadet, terrifié à la pensée que si les choses étaient à ce point, il aurait attiré ses amis dans un piège. On lui précisa ce que l'on venait d'entendre, à savoir qu'un décret de la Convention déclarait traîtres à la Patrie et mettait hors la loi tous ceux des habitants de Bordeaux coupables de résistance au coup d'État du 2 juin, et la noble ville, domptée, s'était soumise.

Guadet se refusait à le croire ; il décida d'aller se rendre compte par lui-même de la situation. Ayant brillamment exercé à Bordeaux la profession d'avocat, et, par deux fois, obtenu, lors des élections à la Législative et à la Convention, les suffrages de ses concitoyens, il comptait dans la ville de nombreux amis et de chauds partisans ; il était sûr de ceux-là qui ne plieraient pas sous le joug des démagogues ; il partit donc, vers trois heures de l'après-midi, emmenant Pétion ; les autres restèrent à la maison Dupeyrat, confinés, déjà reclus sur cette terre promise dont ils avaient espéré, par leur seule présence, galvaniser la population.

On compte cinq lieues d'Ambès à Bordeaux par le chemin qui longe la rive droite de la Garonne ; Guadet et Pétion ne pouvaient être de retour avant le lendemain. Ils repartirent le 25 septembre, de bonne heure, trop heureux d'avoir pu pénétrer dans la ville sans être arrêtés. Hélas ! Tout ce que l'on avait dit n'approchait pas de la vérité : Bordeaux était au pouvoir des sans-culottes. On y emprisonnait les patriotes les plus purs, les plus éclairés, les plus courageux, et la Terreur y était si générale que, dans cette grande cité dont il avait été l'élu acclamé, Guadet ne trouva personne qui consentit à l'abriter pour la nuit avec son compagnon. C'est à peine si le plus brave de ses anciens amis avait eu le courage de marcher devant eux pour les guider par des rues sûres, jusqu'à ce qu'ils fussent sortis de la ville.... Et la catastrophe datait de sept jours ; sept jours seulement ! Comme toujours, comme partout, les honnêtes gens succombèrent victimes de leur faiblesse. L'ardente et valeureuse jeunesse de Bordeaux s'était proposée aux autorités pour désarmer la section Franklin, quartier général des énergumènes. Les timides administrateurs avaient répondu que mieux valait s'abstenir, user de douceur et de modération, et, le lendemain, la section Franklin culbutait Bordeaux et livrait la ville aux proconsuls de la Convention.

De Salle, de Cussy, de Meillan, de Girey-Dupré et des autres camarades du voyage en Bretagne, Guadet n'apporte aucune nouvelle. Sont-ils parvenus à Bordeaux ? S'y cachent-ils ou ont-ils trouvé le moyen d'échapper à la fureur des anarchistes ? Car c'est surtout contre les députés fugitifs que sévit la Terreur ; s'ils sont pris, c'est la mort !sans jugement, et tout citoyen qui les rencontre a le droit de les tuer comme bêtes malfaisantes. A quoi donc vont se résoudre ceux qui Sont là dans la maison Dupeyrat, écoutant Guadet en larmes. Il se sent, en quelque sorte, responsable de l'imminent danger qui les menace ; quoiqu'il risque plus que les autres puisqu'il est connu de tout le pays, il s'offre de nouveau à tenter de les sauver : il n'est pas possible que, dans toutes les âmes, la peur ait tué tout sentiment humain : il va partir pour Saint-Émilion, la petite ville d'où il est originaire et que, depuis un temps immémorial habite sa famille. Là certainement,  il trouvera des cœurs pitoyables et des retraites sûres ; il enverra aussitôt à ses amis un guide chargé de les lui ramener par des chemins détournés. Infatigable, il part, en leur recommandant la prudence ; car le cabaretier maratiste qui les a reçus lors de leur arrivée, a des soupçons ; il s'est informé de ces étrangers débarqués dans le pays et qu'on ne revoit plus. Blanc, le tonnelier, a parlé ; on sait maintenant que Guadet s'est fait ouvrir la maison Dupeyrat et qu'il y loge des suspects. De toute la journée du 26, Pétion et ses compagnons ne bougent pas : comment s'approvisionnent-ils sans éveiller les curiosités ? A quoi occupent-ils ces longues heures ? Quelles sont les réflexions, les combinaisons désespérées, qu'ils échangent ? Quel retour en leur esprit sur leur passé, leurs joies familiales, leurs ambitions avortées, leurs vains triomphes oratoires, et quelle harcelante convoitise de vengeance contre leurs indignes persécuteurs ! C'est tout cela, perdu à jamais pour l'Histoire, que l'on souhaiterait connaître, et aussi comment supportaient leur injuste déchéance ces hommes qui, ayant remué tant d'idées et soulevé les foules, se voyaient réduits à supputer s'ils mangeraient le soir et si la mort n'était pas à la porte.

Le vendredi, 27, même attente morne, même oisiveté angoissée. Le soir tombe. L'émissaire de Guadet ne paraît pas. Il devient urgent d'aviser, pourtant, car le village est en rumeur : le cabaretier est allé à Bordeaux dans la journée et en est revenu escorté de visages nouveaux. Il y a dans son estaminet des conciliabules. Les cinq proscrits se barricadent et s'apprêtent à soutenir un siège : ils se distribuent leurs armes : quatorze pistolets, cinq sabres et l'espingole de Louvet. Celui-ci et Barbaroux montèrent la garde durant toute la huit, qui fut paisible, et le soleil du 28 se leva sans qu'on eût reçu aucun message de Guadet. Était-il -arrêté ? N'entendrait-on plus parler de lui ? Dans ce cas, que devenir ? Encore d'interminables heures d'expectative et de pronostics déprimants. Enfin, sur le tard, se présenta un particulier arrivant de Saint-Émilion.

Les souvenirs de Louvet, le seul narrateur de ces journées critiques, sont ici quelque peu en désaccord avec les documents d'archives. Il semblerait, d'après ceux-ci, que le particulier fût, non point Guadet lui-même, mais peut-être son frère, Saint-Brice Guadet ; c'était un homme de cinq pieds, cinq à six pouces, joli de figure, bien fait du corps, assez mince, la jambe assez bien faite, habillé d'une lévite bleue, ayant une épée au côté. Quel qu'il fût, l'avis qu'il apportait était désespérant : Guadet n'avait trouvé à Saint-Émilion, parmi sa famille et ses amis, qu'une seule personne assez téméraire pour donner asile aux fugitifs : encore ne pouvait-elle en recevoir que deux. Guadet gardait l'espoir d'en placer le jour suivant deux autres qu'il enverrait chercher à leur tour, et ainsi de suite jusqu'au dernier. Ce qu'entendant, Pétion, Buzot, Louvet, Valady et Barbaroux se regardèrent en silence. Allaient-ils donc être obligés de choisir parmi eux les deux élus, et ceux-ci, de leur côté, allaient-ils consentir à laisser les autres exposés au péril d'une arrestation imminente ? Le village, dit-on est plein de soldats et plusieurs brigades de gendarmerie en occupent les abords. Partons tous, propose Barbaroux ; si Guadet connaissait notre position, il comprendrait que le plus pressant est de nous tirer d'ici. Il n'a d'asile que pour deux, eh bien, ne tiendrons-nous pas tous, pendant quatre ou cinq jours, dans la chambre où deux seulement sont attendus ? Partons ! Les préparatifs ne furent pas longs, car les bagages, — une petite malle et trois porte-manteaux, — étaient sommaires. On s'esquiva de la maison Dupeyrat ; on atteignit, après quelques détours, les bords de la Dordogne ; la gabarre qui avait descendu de Libourne le messager de Guadet, attendait là pour l'y ramener. Les cinq proscrits y prirent place avec lui et le batelier, nommé Grèze. L'heure était propice, la marée montait, et l'embarcation quittait à peine la rive que les sans-culottes d'Ambès sabres au poing et drapeaux flottants se ruaient sur le repaire d'où les rebelles venaient de fuir.

Louvet est très excusable d'avoir confondu la Dordogne avec la Garonne ; il faisait nuit, d'ailleurs, et les passagers du batelier Grèze avaient d'autres préoccupations que de s'instruire de la topographie du pays. C'est pour cette raison sans doute que, le flot ne montant plus, lorsque la gabarre s'arrêta devant Saint-Pardon, un hameau à deux lieues de Libourne, quand il fallut poursuivre la route à pied vers Saint-Emilion, il était complètement désorienté. Au simple examen des lieux on discerne que, de Saint-Pardon, les Girondins se dirigèrent vers Fronsac, afin de contourner Libourne sans y pénétrer. La rivière qu'ils passèrent en bac n'est point la Dordogne, mais l'Isle, et, ce dernier obstacle, franchi sans difficulté, ils arrivèrent, le 29 au matin à Saint-Émilion, pour y apprendre que l'armée révolutionnaire était à leur poursuite. Guadet était terrassé, d'autant plus qu'il venait de retrouver Salle qui, depuis un mois, errait dans la région sans parvenir à s'assurer un asile : — un hôte de plus à recueillir. Pour la journée de ce dimanche, 29, les sept amis se réfugièrent dans une carrière, à quelque distance de Saint-Émilion, et, tapis dans les anfractuosités et les éboulements pierreux, ils attendirent tristement la nuit. Un homme était en course depuis le matin, en quête de refuges. Il arriva tard, n'ayant pas réussi : personne n'avait la témérité d'ouvrir sa porte aux hors-la-loi.

Que faire ? Se diviser, d'abord. Louvet, las de cette vie errante, déclare qu'il retourne à Paris. Là est Lodoïska chez des amis d'un dévouement sans bornes et qui seront heureux de l'héberger lui-même. Barbaroux se décide à suivre Louvet ; Valady les accompagnera jusqu'à Périgueux où il sera en sûreté. Salle et Guadet iront vers les Landes, essayant de gagner l'Espagne ; Pétion et Buzot vont se diriger vers la Suisse.... On s'embrasse, on se sépare... avec quels regards, quels longs serrements de mains, quel déchirement ! Se reverra-t-on jamais ? Déjà Louvet, qu'exalte cette pensée que chaque pas va le rapprocher de Lodoïska, entraîne Barbaroux et Valady vers le nord. Son imagination est fertile en combinaison de roman ; il distribue à chacun son rôle ! Valady et lui joueront celui de négociants en quête de mines à explorer ; Barbaroux sera un professeur de minéralogie qui les accompagne pour étudier et sonder les terrains.... Mais des négociants à pied, courant la nuit ! Mais 140 lieues de pays hérissées de corps de garde, de comités révolutionnaires, d'espions, de soldats, de policiers, de municipalités soupçonneuses, de commissaires vétilleux... et cela sans une carte, presque sans argent, sans bagages, et dans l'accoutrement où ils sont !... C'est un dessein désespéré.

 

 

 



[1] Elle était, en 1914, en la possession de l'érudit P. Hémon qui préparait, lorsqu'il décéda, un ouvrage sur la proscription des Girondins en Bretagne. C'est aux renseignements fournis par P. Hémon, que le présent petit livre doit le meilleur de sa documentation.