LA CHOUANNERIE NORMANDE AU TEMPS DE L'EMPIRE

DEUXIÈME PARTIE

 

CHAPITRE II. — MADAME ACQUET.

 

 

La réclusion, l'isolement, les angoisses n'avaient en rien modifié la rude nature de la marquise de Combray. Cette femme, accoutumée à la vie de château, s'était, dès le premier jour, accommodée de l'existence des prisonniers, sans rien perdre de son caractère hautain et despotique ; ses illusions mêmes restaient intactes. Elle se figurait diriger encore, du fond de son cachot, ses affidés et ses agents qu'elle considérait en bloc comme des serviteurs, sans se douter que la liberté d'écrire dont elle abusait n'était qu'un piège tendu à sa vanité ingénue. En moins d'un mois elle avait adressé à ses codétenus plus de cent lettres qui, toutes, étaient passées par les mains de Licquet : à l'un elle dictait les réponses qu'il avait à faire ; à l'autre elle conseillait le silence, s'érigeant en juge absolu de ce qu'ils devaient dire ou taire et ne pouvant s'imaginer qu'un seul de ces pauvres gens pût préférer la vie au bonheur de lui obéir. Elle eût traité d'imposteur quiconque lui eût affirmé que tous ses complices l'avaient abandonnée, que Soyer s'était empressé de dévoiler les caches de Tournebut ; que Mlle Quercy avait dit ce qu'elle avait vu ; que Lanoë importunait Caffarelli de ses incessantes révélations et que Lefebvre, qui ne se taisait plus que par prudence, était tout près, pour sauver sa . tête, à raconter plus qu'il ne savait.

La marquise ignorait toutes ces défections : Licquet avait créé autour d'elle une atmosphère à ce point artificielle qu'elle vivait dans l'illusion de son importance d'autrefois ; convaincue que personne ne l'égalait en finesse et en autorité, elle considérait le policier comme un homme assez spirituel pour un petit bourgeois, niais qui, dès qu'elle voudrait s'en donner la peine, tournerait tout à sa dévotion. Et Licquet, avec une habileté quasi géniale, pénétra si bien l'âme altière de la marquise, il fut si parfait comédien dans sa façon de se tenir devant elle, de lui parler, de la regarder d'un air d'admiration soumise que, sans étonnement, elle se persuada qu'il était très disposé à la servir ; et, comme elle n'était pas femme à prendre des ménagements avec les gens de cette espèce, elle lui dépêcha tout nettement le guichetier pour lui proposer une somme de 12.000 francs, dont moitié comptant, s'il consentait à entrer dans ses intérêts[1]. Licquet se montra très reconnaissant, très honoré, accepta l'argent, qu'il déposa à la caisse de la préfecture, et il put lire, dès le jour même, un billet par lequel Mme de Combray annonçait à ses complices l'heureuse nouvelle : Nous avons le petit secrétaire dans notre manche[2]...

Ah ! les bonnes causeries qu'échangèrent Licquet et la prisonnière, devenus amis ! Dès le premier entretien, il put se convaincre qu'elle ne connaissait pas la retraite de Mme Acquet ; mais le notaire, enfin sorti de son mutisme, n'avait point caché qu'on pourrait la découvrir en s'adressant à une blanchisseuse de Falaise, nommée Mme Chauvel. — et Licquet transmit aussitôt ce renseignement à Mme de Combray, lui représentant amicalement les dangers qu'entraînerait pour elle l'arrestation de sa fille et insinuant qu'il n'y aurait pas de sécurité à espérer tant que Mme Acquet dont le gouvernement, disait-il, avait mis la tête à prix, ne serait pas réfugiée en Angleterre.

L'idée plaisait à la marquise ; mais qui se chargerait de découvrir la fugitive et de présider à son embarquement ? A qui, dans la situation désespérée où elle se trouvait, oserait-elle se fier ? Licquet semblait désigné : il se récusa pourtant, alléguant qu'un homme dévoué, porteur d'une lettre de Mme de Combray, serait tout aussi bien accrédité et la marquise ne doutait pas que sa fille ne suivit aveuglément ses recommandations, appuyées d'une somme suffisante pour séjourner à l'étranger en attendant des jours meilleurs. Restait à trouvez l'homme dévoué ; la marquise n'en connaissait qu'un, celui qui, tout récemment, avait consenti, sur sa demande, à rechercher le cheval jaune, qui l'avait tué, dépouillé, anéanti, et qui s'était, si habilement, disait-elle, acquitté de sa mission ; elle ne tarit pas d'éloges sur cet honnête compère, qui n'existait, comme on le sait, que dans son imagination ; elle avoua ne pas le connaître personnellement, étant entrée en relations avec lui par l'intermédiaire de la femme Delaitre, l'infirmière qu'on avait placée près d'elle ; mais elle savait qu'il était le mari de cette femme, patron d'une barque à Saint-Valéry-en-Caux et, par surcroît, parent du pauvre Raoul Gaillard, dont la marquise gardait, au milieu de ses malheurs, un souvenir attendri.

Licquet écoutait avec le plus grand sérieux sa victime débiter l'histoire de ce personnage fictif que lui-même avait inventé ; il assura que le choix était excellent, qu'il connaissait de longue date le patron Delaitre pour un homme d'une loyauté à toute épreuve. Comme il ne pouvait être question d'introduire ce comparse dans la prison — et pour cause — Licquet voulut bien se charger de l'avertir du service qu'on réclamait de lui et de lui transmettre trois lettres que Mme de Combray voulut écrire sur-le-champ. La première et très confidentielle était adressée au bon Delaitre lui-même ; la seconde devait être remise, au moment de l'embarquement, à Maugé, homme d'affaires à Saint-Valéry[3], qui devait fournir l'argent nécessaire à l'existence de la fugitive en Angleterre ; la troisième lettre accréditait Delaitre auprès de Male Acquet. La marquise ordonnait à sa fille de suivre l'honnête patron qu'elle lui présentait comme un ami éprouvé : elle la suppliait, dans son intérêt, dans celui de tous leurs amis, de s'expatrier sans perdre un jour et elle terminait en promettant, en cas qu'elle obéît immédiatement, de subvenir largement à tous ses besoins ; puis elle signa et remit à Licquet les trois billets en l'accablant de témoignages de reconnaissance.

Il ne restait au policier qu'à se procurer un faux Delaitre, puisque le vrai n'existait pas : il fit choix d'un agent intelligent  et de prestance congruente pour lequel il dressa un passeport détaillé et il l'expédia, muni des lettres de la marquise, à Falaise pour s'aboucher avec la blanchisseuse. Cinq jours plus tard, le faux Delaitre rentrait à Rouen ; les Chauvel, sans défiance aucune, au vu des lettres de Mme de Combray, avaient fait à l'émissaire de la marquise l'accueil le plus chaud ; le gendarme pourtant n'approuva pas d'abord l'idée du passage en Angleterre ; Mme Acquet, disait-il, est à Caen, bien cachée, et personne ne soupçonne sa retraite : à quoi bon l'exposer aux hasards, toujours périlleux, d'un embarquement dans un port très surveillé. Pourtant, comme Delaitre insistait, disait qu'il avait reçu de Mme de Combray une mission dont il devait s'acquitter, Chauvel, que son service retenait à Falaise, donna rendez-vous au patron pour le 2 octobre à Caen[4] ; il voulait le présenter lui-même à Mme Acquet et assister sa maîtresse dans cette circonstance d'où allait dépendre tout son avenir. Et c'est ainsi que le jeudi 1er octobre, Licquet, sûr du succès, installait dans la diligence partant pour Caen, le faux capitaine Delaitre, auquel il avait adjoint, pour plus de sûreté, un neveu du même nom et un domestique, choisis tous deux, avec soin, parmi ses plus madrés collaborateurs ; le lendemain, les trois espions descendaient à Caen, à l'hôtel du Parc, faubourg de Vaucelles, où Chauvel avait fixé le rendez-vous et promis d'amener Mme Acquet.

 

Six semaines auparavant, en quittant Falaise, le 23 août, après l'interrogatoire que lui avait fait subir Caffarelli, Mme Acquet, ignorant encore l'arrestation de sa mère, avait le projet de gagner Tournebut pour s'y cacher pendant quelque temps, puis de se rendre à Paris, où elle espérait retrouver Le Chevalier. Elle traînait avec elle sa troisième fille, Céline[5], enfant de six ans, dont elle comptait se débarrasser en la plaçant dans la pension que tenait à Rouen les dames Du Saussay et où se trouvaient déjà les deux aînées ; la femme Normand, sœur de Chauvel, l'accompagnait[6].

Elle alla d'abord jusqu'à Caen, où elle devait prendre la diligence, et se logea chez Bessin, à la Coupe-d'Or, rue Saint-Pierre. Chauvel y vint le lendemain pour dire adieu à son amie ; ils dînèrent ensemble. Tandis qu'ils étaient à table, un homme, que le gendarme ne connaissait pas, entra dans la salle et adressa quelques mots à Mme Acquet qui passa avec lui dans la chambre voisine. C'était Lemarchand, aubergiste à Louvigny, l'hôte habituel et l'ami d'Allain. Chauvel, que cet aparté inquiétait, voyant approcher l'heure de la diligence, ouvrit la porte et prévint Mme Acquet que le moment était venu de se mettre en route ; à sa grande surprise, elle répondit qu'elle ne partait plus, de graves intérêts la retenant à Caen. Elle le pria de conduire la femme Normand et la petite fille jusqu'à la voiture et lui indiqua l'adresse d'un homme d'affaires de Rouen auquel l'enfant pouvait être remise. Le gendarme obéit. Lorsque, une heure plus tard, il revint à la Coupe-d'Or, sa maîtresse avait quitté l'auberge. Il reprit tristement le chemin de Falaise.

Lemarchand, instruit du passage de Mme Acquet, était venu l'avertir, de la part d'Allain, qu'on avait trouvé pour elle un logement où elle serait en sûreté et que, si elle voulait ne pas partir, elle n'avait qu'à se rendre, la nuit venue, sur la promenade Saint-Julien, où quelqu'un l'aborderait pour la conduire à son nouvel asile[7]. Peut-être bien qu'à cette offre obligeante était venue s'ajouter quelque menace de la dénoncer si elle quittait le pays : toujours est-il qu'on sut la décider à différer son voyage. Vers dix heures du soir, suivant l'avis de Lemarchand, elle gagna seule le cours Saint-Julien, se promena quelque temps sous les arbres et, avisant deux hommes installés sur un banc, elle vint s'asseoir à côté d'eux. On s'observa d'abord réciproquement sans mot dire ; puis, l'un des inconnus, prenant la parole lui demanda si elle n'attendait pas quelqu'un. Sur sa réponse affirmative, ils se concertèrent un moment, puis déclinèrent leurs noms : c'était l'avoué Vannier et Bureau de Placène, deux intimes de Le Chevalier. Mme Acquet se nomma à son tour, et Vannier, lui offrant le bras, la conduisit chez lui, rue Saint-Martin.

Le lendemain on tint conseil en déjeunant. Le marchand, Vannier et Bureau de Placène se montrèrent très empressés à retenir Mme Acquet : elle pouvait, disaient-ils, être assurée de l'impunité tant qu'elle ne sortirait pas du département du Calvados : ni le préfet ni les magistrats de Caen ne se souciaient d'instruire l'affaire, les hobereaux de Basse-Normandie se déclarant solidaires de la famille de Combray qui se trouvait, d'ailleurs, alliée à toute la noblesse de la région. Telles étaient les raisons que les trois compères faisaient valoir ; mais leur véritable mobile n'était, au fond, qu'une question d'argent. Ils se figuraient que Mme Acquet avait la libre disposition du trésor enfoui chez Buguet et qui se montait encore à plus de 40.000 francs. En la voyant prête à rejoindre Le Chevalier, persuadés qu'elle portait à son amant le reliquat des fonds volés, ils avaient cru bon de confisquer au passage la femme et l'argent auquel ils se croyaient des droits : Lemarchand, comme ami et créancier d'Allain ; Placène, à titre de caissier des chouans. L'avoué Vannier, lui, en qualité de liquidateur des dettes de Le Chevalier, s'était offert à garder Mme Acquet prisonnière jusqu'à ce qu'on eût réussi à lui soutirer, écu par écu, toute la somme.

La vie que mena chez Vannier la malheureuse en proie à ce trio de faquins fut un calvaire d'humiliations et de déchéances. Quand l'avoué comprit que non seulement sa prisonnière n'avait pas un sou vaillant, mais encore qu'elle ne disposait nullement du trésor des Buquet, il fut pris d'une furieuse colère et la menaça tout nettement de la livrer à la gendarmerie[8] : il lui reprocha ce qu'elle mangeait, jura que, d'une façon ou d'une autre, il saurait bien lui faire payer pension et que, certes, il ne continuerait pas à la nourrir gratuitement. La pauvre femme qui avait employé ses derniers louis à payer, dans la diligence de Rouen, la place qu'elle n'avait pas occupée, écrivit, dans les premiers jours de septembre, à Lefebvre pour le supplier de lui envoyer un peu d'argent : lui, du moins, avait reçu sa large part du vol et aurait dû se montrer généreux ; mais il répondit sèchement qu'il ne pouvait rien faire pour elle et qu'elle eût à s'adresser à Joseph Buquet[9].

C'était bien à cela qu'on voulait l'amener. C'est Vannier qui, brutalement, lui enjoignit de tenter, au risque d'être arrêtée, l'expédition de Donnay pour en rapporter de l'argent, et Lemarchand, pour ne pas la perdre de vue, résolut de l'accompagner.

Mme Acquet lassée, asservie, consentit à tout ce qu'on exigea : vêtue comme une mendiante, elle reprit le chemin de ce domaine de Donnay où jadis elle avait régné en souveraine maîtresse ; elle revit les longues avenues au fond desquelles se dressait, encore imposante, en dépit de sa décrépitude, la façade du château dominant les trois terrasses du parc : elle en longea les murs pour gagner la chaumière des Buquet où Joseph, caché dans les bois voisins, revenait parfois afin de surveiller son trésor. Elle le surprit ce jour-là chez lui, le supplia de lui venir en aide ; le paysan fut inflexible ; pourtant, elle obtint une aumône de cent cinquante francs qu'il lui compta en pièce de douze sous et en monnaie de billon[10]. De retour à Caen, le soir, Mme Acquet remit fidèlement l'argent à Vannier, ne se réservant qu'une quinzaine de francs pour prix de sa peine ; encore dut-elle subir l'outrage des allusions obscènes de son hôte au moyen dont elle avait dû se servir pour extorquer à Buquet cette somme dérisoire. Elle supportait tout, impassible ; son indifférence ressemblait à de l'hébétement ; elle ne paraissait plus avoir conscience de l'horreur de sa situation, ni des dangers auxquels elle était exposée. Ses meilleures journées se passaient en promenades autour de la ville avec Chauvel, auquel elle donnait rendez-vous et qui venait de Falaise passer quelques heures avec elle ; ils gagnaient un village voisin, déjeunaient dans une guinguette et reprenaient à la brune le chemin de la ville.

Allain lui témoignait également quelque intérêt ; il vivait caché dans les environs de Caen, et venait quelquefois le soir conférer chez Vannier en compagnie de Bureau de Placène et d'un avocat nommé Robert Langelley, avec lequel l'hôte de Mme Acquet était en relations d'affaires. Tous étaient également besogneux et passaient leur temps à imaginer les moyens de faire rendre gorge à Joseph Buquet. Allain n'en prônait qu'un qui fut adopté : il s'agissait de retourner encore une fois à Donnay. Mme Acquet serait du voyage et tacherait d'attendrir le paysan ; s'il refusait d'indiquer la cache de l'argent, Allain sauterait sur lui et l'étranglerait...

C'était vers le 25 septembre ; on partit un matin de Caen. Mme Acquet avait donné rendez-vous à Joseph chez un fermier nommé Halbout, dont la maison était située à l'écart du village de Donnay. Il vint à l'heure fixée ; mais, comme il approchait avec circonspection, craignant quelque guet-apens, il aperçut Allain dissimulé derrière une haie et, pris de peur, il dévala à toutes jambes.

Il fallut donc reprendre, les mains vides, le chemin de Caen et affronter la colère de Vannier qui accusait sa pensionnaire de complicité avec les Buquet pour faire avorter toutes les tentatives. On tint de nouveau conseil, et, cette fois, Chauvel y fut admis ; lui aussi avait un plan : il proposait de se rendre en uniforme à Donnay avec Millet, l'un de ses camarades ; Langelley jouerait le rôle du commissaire de police : ils arrêteraient Buquet comme pour le compte du gouvernement ; s'il consentait à dire où était l'argent, on lui donnerait la liberté et une adresse sine pour se cacher ; en cas de refus, les gendarmes le tueraient et seraient quittes pour dresser procès-verbal de rébellion[11].

Tels étaient les conciliabules auxquels assistait, muette et résignée, la fille de la marquise de Combray, le cœur gros pourtant à la pensée que cet argent maudit allait devenir la proie de ces hommes qui n'avaient pas été à la peine et pour qui serait tout le profit. Chaque jour elle s'enlisait plus profondément dans cette fange : ce qui se tramait là, ce qu'elle entendit — car on ne se gênait pas devant elle — fait horreur ; comme elle représentait, pour ces forbans, quarante mille francs, elle devait subir non seulement leurs galanteries brutales, mais aussi leurs confidences. Mme Placène émit un jour l'idée de faire disparaître le boulanger Lerouge, dit Bornet ; comme il avait beaucoup de religion et qu'il était très honnête homme, elle craignait que, s'il était arrêté, il ne consentît pas à mentir et qu'il ne les perdît tous. Langelley redoutait surtout les bavardages de Flierlé et de Lanoë, détenus à Caen, et il s'occupait de les faire empoisonner : il s'était déjà entendu avec le pharmacien et l'officier de santé de la prison qu'il avait dans sa manche, et il connaissait aussi un brave homme qui, pour peu de chose, ferait du bruit en ville, se laisserait arrêter et condamner à quelques mois de prison et trouverait ainsi le moyen de se défaire de ces individus[12]. On parlait aussi d'Acquet, toujours maintenu à la geôle de Caen : de l'avis de tous, Mme Vannier était sa maîtresse et allait chaque jour le voir dans son cachot. Il passait pour être un espion du gouvernement el Placène prétendait que Vannier recevait de l'argent pour le tenir au courant des agissements de Mme Acquet. Langelley, de son côté, affirmait que Placène était un fripon et que, s'il avait déjà touché sa bonne part du vol, il recevait au moins tout autant d'argent de la police.

La pauvre femme qui formait le pivot de ces intrigues n'était pas davantage épargnée par ses indignes complices. Après Joseph Duquel, après Chauvel, tous se soupçonnaient réciproquement d'avoir été ses amants : Vannier se serait ainsi payé de son hospitalité ; l'avocat Langelley et le gendarme Millet lui-même auraient taxé à ce prix leurs services ; accusations aussi impossibles qu'inutiles à contrôler ; elle avait elle-même, d'ailleurs, l'intelligence de son abaissement el le dégoût, par moments, la prenait. Un soir, c'était le 27 septembre, elle ne rentra pas chez Vannier ; fuyant cet enfer, elle vint demander asile à une dentellière, nommée Adélaïde Monderard, logée rue du Ilan, et qui était la maîtresse de Langelley. Celte fille consentit à la recevoir el lui céda une des deux pièces dont se composait son logement, auquel on accédait par un escalier fort sombre. C'était une pauvre chambre sous le toit, prenant jour par deux petites croisées et dont l'ameublement était des plus mesquins[13] ; Chauvel vint l'y voir le lendemain et c'e4 là qu'elle apprit de lui l'arrivée très prochaine du patron Delaitre, envoyé par Mme de Combray pour la sauver et lui procurer le moyen de passer en Angleterre. Mme Acquet ne manifesta ni répulsion ni joie ; elle s'étonna que sa mère pensât à elle ; mais il semble qu'elle n'attacha pas grande importance à. cet incident qui devait décider de sa destinée. Une seule idée l'obsédait ; trouver une retraite qui lui permît d'échapper à l'odieuse tutelle de Vannier ; et Langelley, très surpris de la trouver chez la dentellière, voyant sa perplexité, offrit de la conduire à une maison de campagne qu'habitait son père, à une lieue de la ville. Elle accepta et partit le soir même sous la conduite de l'avocat ; à cette heure le faux patron Delaitre quittait. Rouen, et la ruse si habilement ourdie par Licquet allait mettre fin à la lamentable odyssée de Mme Acquet.

 

En arrivant à l'hôtel du Parc, le 2 octobre, le patron Delaitre s'étant mis à la fenêtre de sa chambre vers sept heures du soir, aperçut un homme qui faisait les cent pas dans la rue, ayant au bras une très petite femme, fort communément habillée. A la démarche, il reconnut Chauvel, vêtu en bourgeois : la femme était Mme Acquet. Les deux hommes se saluèrent et Chauvel, quittant sa compagne, monta à la chambre du patron. Compliments, poignées de mains, confiance la plus intime, comme il est, en général, de règle entre un militaire et un marin[14]. Chauvel exposa qu'il était venu à pied de Falaise, dans l'après-midi, et que, pour se rendre libre, il avait prétexté, auprès de ses chefs, une affaire particulière qui l'appelait à Bayeux. Le faux Delaitre lui remit aussitôt les deux lettres de Mme de Combray que Chauvel parcourut distraitement.

— Descendons, dit-il, la dame est proche et nous attend.

Après quelques pas dans la rue, on la rencontra, en effet, avec Langelley, que Chauvel présenta à Delaitre. Celui-ci offrit aussitôt son bras à Mme Ac-guet : Chauvel, Langelley et Delaitre neveu suivaient à bonne distance : on passa le pont et on s'engagea, tout en causant, sous les arbres du grand cours, le long de la rivière. La nuit était complètement tombée.

Le patron Delaitre, après avoir présenté à Mme Acquet les compliments de sa mère, lui fit part des intentions de celle-ci relativement à son passage en Angleterre ou aux îles. Mais la jeune femme repoussa nettement la proposition : elle était, disait-elle, très en sûreté chez le père de son défenseur, à portée de toutes ses relations, et elle ne consentirait jamais à quitter Caen, où elle comptait de nombreux et dévoués protecteurs. Le patron objecta que cette détermination était d'autant plus regrettable que la personne puissante qui s'intéressait au sort des siens exigeait qu'elle eût quitté la France avant de s'occuper de mettre Mme de Combray en liberté. Ce à quoi Mme Acquet répliqua qu'elle ne changerait jamais de résolution.

La discussion dura près d'une demi-heure : le patron ayant alors parlé d'un billet de la marquise dont il était porteur, Mule Acquet, se tournant vers Langelley, lui demanda de les conduire clans un cabaret où elle pourrait lire la lettre de sa mère. On repassa le pont pour remonter la rue de Vaucelles, suivant Langelley qui s'arrêta à un cabaret situé à cent mètres au-dessus de l'hôtel du Parc : Mme Acquet s'engagea, avec ses compagnons, clans un couloir étroit et monta au premier étage où l'on s'attabla. Langelley avait commandé du vin et des biscuits. La jeune femme prit des mains du patron la lettre de la marquise ; tous, autour d'elle, se taisaient et la fixaient attentivement[15]. On s'aperçut qu'à chaque ligne elle changeait de couleur et qu'elle soupirait.

Quand partez-vous ? demanda-t-elle à Delaitre en s'essuyant les yeux.

— Demain, de grand matin, répondit-il[16].

Elle poussa de nouveau un gros soupir et se remit à lire : elle avait des crispations et paraissait prête à se trouver mal. Quand elle eut terminé sa lecture, elle interrogea de nouveau Delaitre.

— Vous connaissez sûrement, Monsieur, ce que contient la lettre ?

— Oui, Madame, votre mère me l'a lue.

Elle garda le silence plus de deux minutes ; puis, comme faisant un grand effort :

— Il faut donc obéir aux ordres d'une mère, dit-elle ; eh bien, Monsieur, je vous suivrai : voulez-vous ne partir que demain soir ? J'irai avec vous[17].

Le patron Delaitre fit d'abord quelques difficultés avant de consentir à retarder son voyage ; enfin le départ fut fixé au lendemain samedi, 3 octobre, à la nuit tombante. Une discussion assez bruyante s'ensuivit. Langelley observa que Vannier, Allain, Placène et les autres n'approuveraient certainement pas la détermination de Mme Acquet ; qu'on était solidaire les uns des autres, qu'elle ne courait, d'ailleurs, aucun danger en restant à Caen attendu qu'il ne s'y trouverait jamais un juge pour la poursuivre ni un tribunal pour la condamner. Delaitre répliqua que, précisément pour parer à l'indulgence des autorités du Calvados, un décret impérial avait saisi de l'affaire la cour spéciale de Rouen ; mais l'avocat qui ne voyait pas sans dépit s'éloigner sa seule chance de mettre la main sur le trésor des Buquet, ripostait qu'il ne fallait rien conclure avant d'avoir pris l'avis de ses amis, quand la jeune femme termina la discussion, en déclarant qu'elle partait parce que c'était la volonté de sa mère. — Êtes-vous sûre, demanda Chauvel, que c'est bien là l'écriture de votre mère[18] ?

Elle répondit oui et le gendarme opina qu'elle avait raison d'obéir.

On convint alors des détails du départ : Langelley s'offrit à conduire les voyageurs jusqu'à la limite du département du Calvados que Delaitre connaissait mal. Mme Acquet ne devait emporter aucun bagage ; ses effets seraient adressés à Rouen, bureau restant, à l'adresse du patron ; la conversation prit le ton de la plus sincère amitié et de la plus grande confiance. Quand l'heure vint de se séparer, Mme Acquet serra plusieurs fois la main du patron, disant :

— A demain, Monsieur.

Et comme elle descendait l'escalier, Chauvel resté avec Delaitre s'assura que celui-ci avait apporté de l'argent pour payer les petites dettes que la fugitive avait contractées chez divers fournisseurs.

Le jour suivant, au matin, vers onze heures, Chauvel se présenta seul à l'auberge du Parc : il monta à la chambre de Delaitre qui l'invita à déjeuner et envoya son neveu chercher des huîtres. Chauvel venait prier Delaitre de retarder son voyage d'un jour encore, Mme Acquet ne pouvant partir avant le dimanche 4. Tout en mangeant, Chauvel se laissait aller à des confidences ; ce n'était pas sans tristesse qu'il voyait s'éloigner son amie ; lui seul, assurait-il, l'avait servie par pur dévouement, il dit comment, pour dépister les recherches de ses camarades, chargés par Manginot d'établir le signalement de la proscrite, il l'avait rédigé, à dessein, complètement faux, la désignant comme étant de forte taille et blonde de cheveux. Il parla de d'Aché qu'il traita de brigand seul cause des malheurs arrivés à Mme de Combray et à sa famille. Enfin il s'informa si Delaitre consentirait à transporter en Angleterre Allain et Buquet, qui étaient, en somme, les deux principaux acteurs de l'affaire, et le patron y consentit bien volontiers ; il fut convenu que, dès qu'il aurait déposé Mme Acquet en Angleterre, il reviendrait à Saint-Valery, son port d'attache. Allain et Buquet n'avaient qu'à se trouver, avec un mot de reconnaissance, le mercredi 14 à Cany, chez Prévost, aubergiste, en face de la poste ; il irait là les quérir pour les embarquer.

Le bon Delaitre, qui était bien manifestement un messager de la Providence, compta sur la table, en déjeunant, 400 francs en or qu'il remit à Chauvel, pour payer les dettes de sa maîtresse.

Vannier avait réclamé six louis pour l'hospitalité qu'il lui avait offerte, alléguant que ces sortes de pensionnaires doivent payer plus que d'autres à cause des dangers à courir ; il demandait, en outre, qu'on lui remboursât le prix de vingt messes que Mme Acquet avait fait dire[19]. Chauvel passa une partie de la journée du dimanche avec Delaitre ; le rendez-vous était fixé pour sept heures du soir ; le patron devait attendre sur la porte de son auberge et suivre Mme Acquet quand il la verrait passer au bras du gendarme. Elle ne parut qu'à dix heures du soir et l'on marcha isolément jusqu'à la demi-lune de Vaucelles. Langelley se fit attendre, il arriva enfin sur un cheval d'emprunt ; le patron avait pris un bidet de poste ; quant au neveu Delaitre et au domestique, ils avaient, dès la veille, regagné Rouen par la diligence.

C'étaient le moment des adieux : Mme Acquet embrassa Chauvel, qui la quitta de la manière la plus tendre, en recommandant au dépositaire les plus grands soins pour l'objet précieux qui lui était confié[20]. Langelley, armé d'un gourdin en manière de cravache, prit la tête de la caravane. Delaitre enveloppa chaudement dans sa capote. Mme Acquet qu'il prit en croupe derrière lui et, après de nouveaux souhaits, de chaudes poignées de mains, des au revoir attendris, les cavaliers s'éloignèrent au trop sur la route de Dives. Chauvel les vit se perdre dans l'ombre et il resta au carrefour désert tant qu'il put entendre résonner les sabots des chevaux sur le pavé de la route[21].

Vers trois heures du matin, on arriva à Dives ; la jeune femme, qui s'était montrée assez gaie protesta qu'elle n'était pas fatiguée et refusa de descendre. Langelley entra donc seul à la poste, y réveilla un guide qu'il avait commandé la veille[22] et l'on se remit en route ; le jour commençait à poindre lorsqu'on parvint à Annebault ; les trois voyageurs firent halte chez un aubergiste où ils passèrent toute la journée ; l'avocat et Mme Acquet réglèrent quelques petits comptes qu'ils avaient ensemble[23] ; on dormit un peu, on causa beaucoup, on dîna longuement. A six heures du soir, on remonta à cheval et l'on prit la route de Pont-l'Évêque. Langelley conduisit les fugitifs jusqu'à la forêt de Touques ; avant de quitter Mme Acquet, il lui demanda avec beaucoup d'émotion une boucle de ses cheveux ; puis il l'embrassa à plusieurs reprises.

Il était environ minuit quand la jeune femme se trouva seule avec Delaitre ; le cheval avançait péniblement par les routes de traverse de la forêt ; blottie contre le patron qu'elle tenait serré à deux bras, Mme Acquet ne parlait plus ; son entrain de la veille avait fait place à une sorte de stupeur si bien que Delaitre qui, dans l'obscurité, ne pouvait apercevoir ses beaux yeux grands ouverts, pensa qu'elle s'était endormie sur son épaule. A trois heures du matin on atteignit enfin les faubourgs de Pont-Audemer : le patron s'y arrêta à l'auberge de la Poste et demanda une chambre ; sur le registre qu'on lui présenta, il écrivit : Monsieur Delaitre et sa femme.

Ils déjeunaient tous les deux vers midi quand entra dans la salle un brigadier de la gendarmerie de marine, accompagné de deux soldats d'escorte. Il alla droit à Delaitre, lui demanda ses noms, et, le voyant très troublé, il le somma d'exhiber ses papiers, qu'après un court examen il confisqua, en donnant l'ordre aux soldats de mettre le patron en état d'arrestation.

Le brigadier, petit homme aimable et très causeur, s'excusa grandement auprès de Mme Acquet du dérangement forcé qu'il lui occasionnait : le patron Delaitre, disait-il, avait quitté son bord sans y être autorisé et, de plus, il était signalé comme faisant assez volontiers la fraude sous prétexte de cabotage. Il ne poussa pas l'indiscrétion jusqu'à s'informer du nom de la voyageuse ni du motif qui l'obligeait à courir les routes en compagnie d'un patron de barque ; mais il lui fit comprendre, avec beaucoup de ménagements, qu'il était inévitable de la retenir jusqu'à Rouen, où Delaitre devait être conduit pour y subir une réprimande du commandant du port. Mme Acquet, persuadée qu'il n'y avait là qu'un malentendu qui s'éclaircirait à Rouen, s'inquiéta peu de l'incident ; comme elle était brisée de fatigue et, (le plus, indisposée, elle manifesta le désir de ne - point voyager de nuit et de passer vingt-quatre heures à Pont-Audemer ; le petit brigadier y consentit avec empressement ; tout en ayant l'air de ne surveiller que Delaitre, il ne perdait pas un seul instant de vue la jeune femme dont il scrutait, de ses yeux malicieux, les attitudes, les gestes, les façons d'être, et dont il semblait, en quelque sorte, prendre possession... C'était Licquet — on l'a déjà reconnu qui, dans sa bâte de savoir le résultat de l'odyssée du faux Delaitre, s'était affublé d'un uniforme d'emprunt et venait recevoir sa nouvelle victime[24]. Il fut pour elle plein de prévenances : c'est en voiture qu'il la conduisit de Pont-Audemer à Bourg-Achard, où il lui laissa le temps de se reposer ; le 7 au matin on partait de Bourg-Achard et l'on arrivait à Rouen avant midi. L'aimable brigadier fut si persuasif que Mme Acquet se laissa sans résistance et sans récrimination conduire à la Conciergerie, où elle fut écrouée sous le nom de Rosalie Bourdon[25] — celui, sans doute, sous lequel elle voyageait. D'ailleurs, elle paraissait indifférente à tout ce qui l'entourait ; en entrant dans cette prison où elle savait que se trouvait sa mère, elle n'eut pas un mot qui pût faire croire qu'elle ressentait quelque émotion. Elle garda pendant deux jours cette attitude de lassitude résignée ; Licquet, qui vint la voir, plusieurs fois cherchait à la laisser dans la persuasion que son emprisonnement n'avait d'autre cause que l'infraction commise par Delaitre aux règlements maritimes ; il poussa la précaution jusqu'à feindre d'ignorer son nom.

Entre-temps il préparait son plan d'attaque : tout d'abord sa joie avait été si vive en mettant la main sur cette proie tant convoitée qu'il n'avait pu résister au plaisir d'en adresser directement la nouvelle à Réal[26] en lui demandant le secret pendant quinze jours ; puis, à la réflexion, il avait compris combien il serait difficile d'obtenir des aveux d'une femme qui venait d'être si odieusement trompée, et il sentit que les pièges où se prenait la naïve marquise de Combray ne seraient plus de mise avec sa fille. Il trouva mieux ; il avait sur lui la lettre que Mme de Combray avait écrite à son cher Delaitre, lettre qu'il avait saisie sur le patron, en présence même de Mme Acquet. Dans ce billet, la marquise traitait sa fille comme la plus vile des créatures et gémissait d'être obligée, pour sa propre sûreté, de venir au secours d'un monstre ; elle se plaignait surtout beaucoup de l'argent que cela lui coûtait[27].

Le 9 octobre, Licquet se présenta au cachot de Mme Acquet, se mit à causer familièrement avec elle, lui avoua qu'il savait son nom et lui communiqua la lettre de Mme de Combray. Après l'avoir lue, Mme Acquet fut prise d'une effrayante crise de rage. Lie-guet la consola, lui fit comprendre qu'elle n'avait que lui d'ami, que sa mère la haïssait et ne l'avait servie que dans l'espoir de sauver sa propre vie ; que le notaire Lefebvre l'avait lui-même vendue à la police en indiquant l'adresse de la famille Chauvel, à Falaise — et il montrait, comme preuve, la note tracée de la main du notaire ; — il alla jusqu'à faire allusion à certaines infidélités de Le Chevalier et à des maîtresses que celui-ci aurait eues à Paris, si bien qu'indignée, à bout d'écœurements, la malheureuse fondit en larmes.

— Soit, dit-elle, c'est à mon tour ; recevez sur-le-champ mes déclarations, portez-les à M. le préfet ; je veux tout avouer ; la vie m'est importune[28] !

Et tout de suite, elle raconta la longue histoire des projets de d'Ache, ses passages en Angleterre, l'organisation du complot, la tentative d'impression du manifeste des princes et aussi comment il avait séduit Le Chevalier et avait su se l'attirer par la promesse d'un haut grade et de grands honneurs. Elle dit également que ce d'Aché, qu'elle accusait d'avoir fait le malheur de sa vie, avait formellement conseillé le vol des fonds publics ; son ordre était qu'on organisât les attaques de diligences, qu'il fallait même les arrêter toutes. Elle accusa sa mère d'avoir aidé à transporter à Caen les fonds volés ; elle s'accusa elle-même d'avoir donné asile aux brigands ; elle n'excusa que Joseph Duquet qui n'avait agi que sur les instructions qu'elle-même lui avait données et Le Chevalier qu'elle représenta comme séduit par les promesses trompeuses de d'Aché. D'ailleurs son amour effréné perçait à chaque mot de son récit ; elle dit même à Licquet que, si elle pouvait sauver les jours de Le Chevalier aux dépens des siens, elle n'hésiterait pas[29].

Quand elle eut terminé sa longue déclaration, elle devint tout à coup très mélancolique. Le lendemain, en entrant dans sa prison, Licquet la trouva occupée à couper ses magnifiques cheveux qu'elle voulait, dit-elle tristement, soustraire au bourreau. Elle observa que, puisqu'elle était inexorablement vouée à la mort, Chauve], qui se disait son ami, avait eu bien grand tort de l'empêcher de s'empoisonner ; tout serait fini à présent ; mais elle espérait que le chagrin la tuerait avant qu'on eût le temps de la condamner. En disant ces mots elle tournait ses yeux, très beaux et très perçants, vers un coin assez obscur de son cachot. Licquet, suivant son regard, aperçut à cet endroit un gros clou très saillant liché dans le mur à six pieds d'élévation ; sans rien témoigner de ses inquiétudes, il chercha à diriger l'attention de la détenue sur d'autres objets et parvint à la rendre d'une gaieté folle[30].

 

On fit, le jour même, enlever le clou ; mais restaient les verrous de la porte et les piliers du lit auxquels la prisonnière, étant donnée l'exiguïté de sa taille, aurait pu chercher à se pendre : on mit près d'elle, pour la surveiller, une femme de Bicêtre.

Il n'est pas possible de suivre Licquet à travers toutes les phases de l'instruction : cet homme endiablé semble avoir possédé le don d'ubiquité : il est à la prison, où il cuisine les détenus ; à la préfecture où il dirige les interrogatoires ; à Caen, où il enquête à la barbe de Caffarelli qui croit depuis longtemps l'affaire enterrée ; à Falaise, où il récolte des témoignages ; à Honfleur, à Pont-Audemer, à Paris ; il rédige d'innombrables rapports à l'adresse de son préfet ou de Réal avec lesquels il correspond directement, et, quand on lui demande quelle récompense il ambitionne de sa vie dépensée avec tant d'ardeur au service de l'Etat, il répond philosophiquement :

Ce n'est pas pour ma gloire que je travaille ; c'est uniquement pour celle de la police générale et de notre cher conseiller[31] que j'aime de toutes mes forces. Quant à moi, pauvre diable, je suis voué à une obscurité qui, je l'avoue, fait mon bonheur, depuis que j'ai reconnu l'inconvénient des réputations[32].

 

Une des plus pittoresques péripéties de son enquête fut le nouveau voyage qu'entreprirent, vers la fin d'octobre, le faux capitaine Delaitre et son faux neveu, à la recherche d'Allain et de Buquet qu'ils n'avaient pas trouvés, au jour dit, à l'auberge de Cany. Delaitre revit à Caen l'avocat Langelley, les Placène, la fille Monderard, avec lesquels il festoya ; il leur donna les meilleures nouvelles de Mme Acquet, très confortablement installée, raconta-t-il, dans une des stations de bains de la côte anglaise ; mais, bien qu'il eût pour Allain une lettre très pressante de Mme de Combray qui avait hâte de le voir passer en Angleterre, le rusé chouan ne se montra pas ; sa fille, établie couturière à Caen et qui était en relations avec Mme Placène, se chargea pourtant de lui faire tenir la lettre ; le patron émit bien l'idée de suivre la petite Allain dans l'espoir de découvrir la retraite du père ; mais Langelley et les autres l'assurèrent que ce serait peine perdue ; la jeune fille connaissait seule l'asile du proscrit ; chaque fois qu'elle allait lui porter des nouvelles, elle se déguisait, entrait dans une maison et s'y déguisait de nouveau pour en sortir, entrait dans une seconde, y changeait de costume et ainsi de suite ; il était impossible de juger, quand elle sortait de chaque maison, que c'était la même personne qui y était entrée et de savoir dans laquelle était son père[33]. Deux jours plus tard la petite Allain reparut : elle assura que son père était parti dans son pays, du côté de Cherbourg où il avait du bien ; il voulait, avant de passer en Angleterre, vendre son mobilier et affermer ses terres ; telle était l'autre face du terrible général Antonio ; il était bon père de famille et petit rentier[34]. Delaitre comprit que c'était une défaite et qu'Allain n'avait pas confiance : il n'insista pas, plia bagages et rentra à Rouen.

Cet échec fut d'autant plus sensible à Licquet qu'il avait espéré, en attirant Allain, qu'Aché serait aussi de la partie. Sans celui-ci, qui était bien évidemment le chef de la conspiration, l'accusation, n'atteignant que des comparses, serait obligée de passer sous silence le rôle du principal coupable et de réduire, par conséquent, l'affaire aux proportions d'un vulgaire brigandage. Stimulé par ces motifs et davantage peut-être par une raison d'amour-propre plus puissante encore, Licquet partit pour Caen. Sa joie de pratiquer lui-même est si vive qu'elle perce dans ses rapports pleins d'entrain et de verve comique : il se montre prenant la poste avec Delaitre, son neveu et deux ou trois sbires bien alertes. Il est si sûr du succès qu'il l'escompte d'avance : — Je ne sais, écrit-il à Réal, si c'est trop se flatter ; mais je suis tenté d'espérer qu'à la fin de la comédie on demandera l'auteur. Il est regrettable qu'on n'ait sur cette expédition aucun détail. Sous quel costume Licquet se présenta-t-il à Caen ? Quelle personnalité avait-il usurpée ? Comment put-il manœuvrer entre les amis de Mme Acquet, son compère Delaitre, le préfet Caffarelli, sans éveiller un soupçon ni froisser une susceptibilité ? Il est impossible d'en rien démêler ; il a le talent de troubler l'eau pour y pêcher à coup sûr et semble jaloux des moyens qu'il emploie au point de n'en divulguer à personne le secret. Par une sorte d'instinct de mystificateur, il entretient, pendant son voyage, une correspondance officielle avec son préfet, et une autre — particulière — avec Réal. Il dit à l'un ce qu'il n'avoue pas à l'autre, écrit à Savoye-Rollin qu'il a hâte de rentrer à Rouen, et à Réal il demande, par le même courrier, d'être appelé à Paris pendant vingt-quatre heures. — Si vous adoptez cette idée, Monsieur, il faudrait que vous eussiez la bonté de choisir un prétexte qui ne blessât ni n'effleurât même pas l'amour-propre de qui que ce soit. Qui que ce soit figure ici Savoye-Rollin. Quel secret Licquet avait-il donc découvert qu'il n'ose confier que de vive voix et seulement au chef de la police générale de l'Empire ? Nous croyons bien ne pas nous tromper en avançant qu'à peine arrivé à Caen il venait de mettre la main sur un témoin si important, mais en même temps si délicat à manier, qu'il était effrayé lui-même de ce coup de théâtre inattendu.

En furetant dans la prison où il avait trouvé moyen de pénétrer pour causer avec Lanoë et les Buquet, il avait rencontré Acquet de Férolles, bien oublié là depuis trois mois ; soit que Mme Placène fût, comme le soupçonnait Vannier, employée par la police[35] et connût la véritable personnalité de Licquet, soit que celui-ci eût trouvé un autre intermédiaire, il est certain qu'il obtint, dès le premier entretien, la confiance d'Acquet de Férolles et qu'il eut le crédit de le faire mettre en liberté[36]. C'est après cette entrevue que Licquet demanda à Réal de l'appeler à Paris pour vingt-quatre heures ; son voyage s'effectua dans les premiers jours de novembre et, le 12, sur un ordre venu de Réal, Acquet était arrêté de nouveau et amené en poste de Donnay à Paris, escorté par un maréchal des logis de gendarmerie ; le 16, il était écroué au Temple[37] et Réal, accouru pour l'interroger, se montrait pour lui plein d'égards et promettait que sa détention ne serait pas de longue durée[38]. Une note restée au dossier semble indiquer que cette incarcération n'était pas de nature à causer grande alarme au châtelain de Donnay : M. Acquet a été conduit à Paris pour qu'il ne nuisît point aux opérations relatives à sa femme... On sait qu'il est étranger au délit de son épouse ; mais M. Réal croit nécessaire de le tenir éloigné. Ce n'est point là le ton dont les policiers de l'époque parlaient de leur clientèle ordinaire et il n'est point hors de propos de le faire remarquer ; ajoutons enfin que les royalistes détenus au Temple ne s'y trompèrent pas ; un vieil habitué de la prison, M. de Rivoire, qui pue. en captivité toute la période impériale, racontait, sous la Restauration, à la famille de Combray, que tous les prisonniers considéraient Acquet comme un espion, un mouchard, pendant le mois qu'il séjourna au Temple[39]. Après huit jours de détention et trois semaines de surveillance à Paris, il était mis en liberté et reprenait le chemin de Donnay[40].

Le rapprochement de ces faits et de ces dates ne permet-il pas d'induire que Licquet avait décidé, sans trop de peine on peut le croire, Acquet à se faire l'accusateur de sa femme ? Mais le désir de ne pas se compromettre et plus encore la peur des représailles fermaient, à Caen, la bouche de l'indigne mari, très empressé de parler à Paris, à condition que personne ne soupçonnât le rôle qu'il assumait ; d'où ce simulacre d'emprisonnement au Temple — idée de Licquet, bien évidemment qui lui laissa le temps de faire à Réal des révélations.

Quoi qu'il en soit, cet incident avait interrompu l'expédition de Licquet à Caen. II la reprit au milieu de novembre et quitta Rouen le 18, toujours accompagné de Delaitre et d'agents choisis parmi ses plus habiles. Cette fois il avait pris la qualité d'inspecteur des droits réunis en tournée de service et les hommes qui l'accompagnaient passaient pour ses contrôleurs[41]. Ce titre lui conférait le droit d'entrer dans les maisons et de visiter jusqu'aux caves, sous prétexte de rechercher la fraude. Son but était d'attirer Allain, Buquet et surtout d'Aché ; mais aucun d'eux ne se montra. Nous ne pouvons entrer dans le détail de ce troisième voyage, Licquet ayant tenu secrètes les ficelles de sa comédie ; des demi-confidences faites à Réal on peut inférer qu'il acheta le concours de Langelley et de Chauvel ; moyennant la promesse formelle de l'impunité, ils consentirent à servir le policier et à trahir Alain ; ils allaient le lui livrer quand une peur du gendarme Mallet fit tout manquer[42]. Licquet se replia avec sa troupe, ramenant Chauvel, Mallet et Langelley que devaient suivre bientôt Lanoë, Vannier, Placène et les Baquet, sauf Joseph, qu'on n'avait pas revu. Mais, avant de reprendre le chemin de Rouen, Licquet voulut présenter ses devoirs au comte Caffarelli, préfet du Calvados, sur les terres duquel il venait de chasser. Celui-ci ne cachait pas son mécontentement et jugeait singulier qu'on disposât de sa police et de ses gendarmes pour procéder à des enquêtes et à des arrestations dont on négligeait même de l'informer. Licquet assure qu'après lui avoir fait grise mine, Caffarelli rit aux larmes au récit des histoires du faux patron Delaitre et du faux inspecteur des droits réunis. Il est possible que l'anecdote fût bien contée ; mais le préfet du Calvados n'en estimait pas moins le procédé sans façon : il devait le témoigner un peu plus tard avec quelque crânerie. Du reste Licquet ne s'y trompa point ; lui-même écrivait, à son retour de Caen : Me voilà brouillé avec le préfet du Calvados[43].

Il s'en souciait peu, d'ailleurs ; on avait tacitement arrêté que le vol du Quesnay serait jugé à Rouen par une cour spéciale, et c'était là que se concentraient tous les éléments du procès. Licquet en était devenu l'ordonnateur et le metteur en scène ; à la fin de 1807 il gardait, sous les verrous, trente-huit prévenus[44], hommes ou femmes, qu'il ne cessait d'interroger, de tenir en haleine de confronter... Mais il ne se déclarait pas satisfait : l'absence de d'Aché gâtait sa joie ; il avait bien compris que, sans celui-là, son triomphe serait incomplet et son œuvre resterait imparfaite, et c'est sans doute à cette torturante obsession qu'il avait dû l'idée — aussi cruelle qu'ingénieuse — d'une nouvelle comédie dont la vieille marquise de Combray avait encore été la victime.

Certain jour de novembre de 1807, elle entendit, du fond de son cachot, un tumulte insolite dans les couloirs de la prison : les portes s'ouvraient, les gens s'appelaient ; c'étaient des cris de joie, des chuchotements, des exclamations d'étonnement ou de dépit — puis de longs silences qui laissaient la prisonnière fort perplexe. Le lendemain, comme Licquet venait lui rendre visite elle lui trouva la figure bouleversée ; il fut, ce jour-là, très laconique, parla, en quelques mots, de graves événements qui se préparaient, et disparut comme un homme affairé. Tout est aux prisonniers matière à espérer et Mme de Combray laissa, cette nuit-là, libre cours à ses illusions ; le jour suivant elle recevait par la femme Delaitre un court billet de l'honnête patron — de cet homme qui avait sauvé Mme Acquet, tué le cheval jaune et qu'elle appelait son ange protecteur. L'ange protecteur n'écrivait que quelques mots : Bonaparte est renversé ; le Roi débarque en France ; les prisons s'ouvrent de toutes parts... Ecrivez de suite à M. d'Aché une lettre qu'il remettra à Sa Majesté. Je me chargerai de la lui faire parvenir.

Une chose véritablement touchante c'est que la vieille marquise, dont aucune fatigue, aucune torture morale n'avaient abattu l'énergie, s'évanouit de bonheur en apprenant le retour de son roi.

L'événement répondait si bien à tous ses espoirs, à toutes ses pensées, depuis tant d'années elle l'attendait d'un moment à l'autre, sans jamais se décourager, qu'elle trouva tout naturel un dénouement auquel elle était dès longtemps préparée, et tout de suite elle prit ses arrangements pour la nouvelle vie qu'elle allait commencer.

D'abord, elle écrivit au brave Delaitre un mot[45] de remerciement : elle lui promettait sa protection et l'assurait qu'il serait bien récompensé de tout le dévouement dont il avait fait preuve. — Elle adressa à d'Aché lui-même une lettre débordante de joie :

Me voilà, disait-elle, au comble du bonheur, mon cher vicomte, en fesant celui de toute la France dans mes fers que nous souffrons tous pour vous je jouis de votre gloire. M. de Laitre qui m a rendu les services les plus rares et est depuis deux mois pour moi toujours en route, que son zèle rend infatigable par le seul intérêt qu'il prend aux malheureux, et que sa femme, ma compagne d'infortune par suite de l'injustice, lui a inspiré pour moi m'a envoyé un exprès pour m'instruire des grands événements qui met un terme à tous nos maux me donne le conseil d'écrire au roy et de vous l'adresser pour lui présenter. Cette idée est lumineuse et est capable de nous dédommager de ce que mon fils n'est pas assez heureux d'être à sa place, le but de tous ses désirs et de tous nos projets. Votre chère frère, dans les fers n'est soutenu que par votre gloire. Je ne sais pas le style pour parler à un aussi grand roy par son courage et sa vertu. J'ai laissé parler mon cœur et j'ai compté sur vous pour obtenir la faveur de le posséder à Tournebut. Les prisons sont partout ouvertes ;... j'ai soutenu avec courage depuis plus de trois mois mes fers et me suis trouvé mal au récit des grands événements Vous m'instruirez à temps si je suis assez heureuse de posséder chez moi le roy. Je suis bien hardie de demander si c'est possible cette faveur dans une maison que je crois dévastée avec des commissaires qui ont épuisé leur rage de ne point vous trouver. Rendez, je vous prie, à M. de Laitre tout ce que je lui dois et que vous connaissez étant le parent de notre pauvre Raoul. Il est pénétré de ces mêmes sentiments, vous demande du service, ne voulant pas rester oisif dans une si belle cause et aussi beau moment.

Ce papier se ressent de notre privation de liberté, distinguez, mon cher vicomte, tous mes sentiments d'attachement et de vénération, et avec lesquels j'ai l'honneur d'être votre très humble servante,

DE COMBRAY.

J'irai chez votre maman pour me trouver au passage du roy si j'obtiens ma liberté avant son arrivée et j'aurais besoin de faire un voyage de Tournebut pour tout réparer et préparer si je jouis de cette faveur. Vous m'écrirez et l'attends avec impatience.

 

La plus navrante des lettres qu'envoya, dans sa joie, la vieille royaliste dupée est certainement celle destinée au roi lui-même. Fier de son stratagème, Licquet l'adressa à la police générale et elle est restée dans les cartons[46], écrite sur grand papier, d'une grosse écriture masculine, soignée dans le début et quasi solennelle, puis, sous l'afflux des pensées, se terminant en un griffonnage presque indéchiffrable. On sent que la pauvre femme a voulu tout dire, vider son cœur, se purger de dix-huit ans de déboires, de deuils, d'indignations rentrées. Voici, à peu près complet, le texte de cette lettre dont nous conservons l'orthographe :

A Sa Majesté Louis 18

Sire,

C'est dans les fers à 66 ans où je suis plongée ainsi que mon fils depuis plus de 4 mois que nous avons le bonheur de vous adresser nos respects et notre félicitation sur votre avènement heureux à votre couronne, tous nos vœux sont remplis, Sire...

Le peu de ressources qui nous restait encore était consacré à soutenir et sauver du glaive vos fidèles serviteurs dans toutes les classes j'ai eu à regretter le chevalier de Margadelle, Raoulle, Tamerlan et le jeune Tellier, tous emportés par leur zèle pour la cause de V. M. et a fait à Paris et à Versailles des honorables victimes. J'avais loué une maison qui leur était consacrée, avec toutes les caches utiles à leur sûreté, mon fils a eu l'avantage d'être sous les ordres de messieurs de Frotté et Input de St-Maur.

J'adresse ma lettre à M. le vicomte d'Aché pour la présenter à V. M. et solliciter la grâce bien sensible à mon cœur de la préférence de votre séjour sur la route de Paris. Vous trouverez, Sire, ma maison à jour et dit-on entourée de barricades, suites des mauvais traitements éprouvés dans leurs recherches que l'on vient encore de nouveau d'y faire pour y trouver M. le lite d'Aché ainsi que ma fille, avec séjour à différentes reprises par ordre de M. le préfet et interrogatoire de son secrétaire, après avoir éprouvé onze heures d'interrogatoire à leur tribunal appelée de justice pour leur donner connaissance de ma correspondance avec M. Daché... ainsi que d'une lettre que j'avais reçue de lui !e n mars dernier. Les plus grandes menaces ont été employées et d'estre confrontée avec le Chevalier et de m'envoyer à Paris pour y estre guillotinée, rien ne m'a effrayée, je ne leur ai donné aucune connaissance de mes relations et du pays qu'il habitait. Je venais sire de le quitter depuis 10 jours ma réponse à cette persécution fut que M. d'Aché étoit à Londres et j'ay terminé par les assurer que je ne cralgnois point la mort, que je ferois avec ferveur mon dernier acte de contrition et nia teste serait tombée sens dé-voilier cet intéressant mistère.

Ma liberté depuis 6 semailles estoit promise, niais à prix de l'or et que je crois devoir estre partagé entre le préfet et son secrétaire Niquet (sic), moitié de la somme est déposée dans le bureau de ce dernier sous cleff. J'ay été lontemps à remplir la somme qui estoit taxée, ayant trouvés peut de secours dans ceux qui se disoient mes amis, ma propriété m'a même été refusée, avec menaces et arogance me croyant sacrifiée sous le glaive, j'espérois par mes sacrifices et ces-toit mon seul but, sauver la teste de ma fille que j'estois instruite affichée à Caen à 6.000 fr. La famille de Laitre sans me connoître que par l'intérest qu'inspire le malheur, m'a prodigué un zèle infatigable, en afrontant au péril de sa vie tous les dangers pour l'enlever de Caen, où les autorités mettoient tout en œuvre.

3 de mes domestiques ont été deux mois plongés dans les prisons, le 4e nommé François Hébert recommandable par 37 ans de services a défendu nos interets et par sa probité est dans les fers depuis le mois de juillet à Falaise. Ha que n'a t-il pas souffert depuis quinze années par les authorités des lieux, les receveurs d'Harcourt, de Falaise et de Caen et tant d'autres qui demandoient sa perte pour avoir pris par notre conseille à dessin, la ferme de notre habitation, pour y sauver vos serviteurs persécutés il estoit bien connu de Monsieur de Frotté, dont il jouissait de l'estime et qu'il a reçu avec 24 de ses fidèles ; il en fesoit sa maison de confiance pour les déposer, les croyant en sûreté. Tous ces tourments ont altéré sa santé et celle de son épouse qui estant enceinte alors, et l'a perpétuée très mauvaise à son fils âgé de onze ans. La famille Dartenet (sic) et son frère ont beaucoup contribué à nos malheurs par des dénonciations journalières et renouvelés dans toutes leurs forces en janvier 1806. C'est par un trait marqué de la providance que nous avons échapés aux fers ainsy que Monsieur le vicomte Daché, mon fils s'empressa d'allé l'en prévenir pour ne plus revenir dans notre chaumière, accordés par grace pour mon douaire, et qui ofusquait encore les Dartenet en convoitant encore ce cabaret pour lui faire un tournebride a son chateau qui est le fruit de l'iniquité.

Je demande ainsi que mon fils à Votre Majesté, votre bienveillance et celle des princes de votre sang...

Je suis avec respect de Votre Majesté

Votre très humble et très obéissante servante,

DE COMBRAY.

 

C'était, on le voit, une confession générale ; quelles durent être la douleur et la rage de la marquise quand elle comprit qu'elle avait été trompée ? A quel moment Licquet cessa-t-il de jouer près d'elle son double rôle ? De quelles invectives fut-il accablé quand il y renonça ? Comment Mme de Combray apprit-elle qu'on avait exploité ses plus nobles illusions pour lui faire livrer sa fille et trahir tous ses amis ? Ce sont là des choses que Licquet ne racontait pas ; soit qu'il ne fut pas plus glorieux qu'il ne convint des moyens louches qu'il employait ; soit plutôt qu'il se souciât peu de ce qu'en pouvaient penser ses victimes. Il avait, du reste, d'autres idées en tête : Mme de Combray avait indiqué à Delaitre que d'Aché séjournait ordinairement aux environs de Bayeux, sans préciser davantage, car elle pensait bien qu'on le trouverait facilement aux côtés du roi récemment débarqué. Licquet s'était donc mis en quête et ses agents battaient la région. Placène, de son côté, mécontent de voir qu'Allain manquait à sa parole et ne tentait rien pour délivrer ses camarades détenus, donna quelques indications ; d'après lui, pour communiquer avec Allain et avec d'Aché, on devait s'adresser à un cabaretier de Saint-Exupère ; cet homme était en relation avec un individu nommé Richard, qui servait de courrier aux deux proscrits. Entre Bayeux et Saint-Lô existe la mine de houille de Lifté et la vaste forêt de Serisy lui est presque contiguë. Cette mine occupait cinq à six cents ouvriers ; comme Richard y était employé, tout portait à penser que les galeries souterraines servaient de refuge à Allain et à d'Aché, — soit qu'ils y fissent le métier de mineurs, soit qu'ils se tinssent cachés dans quelque cabane ou dans quelque fosse abandonnée.

Le renseignement était trop peu précis pour être utilisé, et Licquet estima qu'il était préférable de tourner sur un autre point ses batteries[47]. Il avait, d'ailleurs, sous la main, une victime qu'il n'avait pas encore torturée et dont il espérait beaucoup : c'était Mme Acquet : Elle est, écrivait-il, le second volume de sa mère pour l'hypocrisie ; mais elle la surpasse en malice et en méchanceté... Ses enfants paraissent ne l'intéresser que très faiblement ; elle n'en parle même à personne ; son cœur est fermé à tons les sentiments de la nature.

Et j'imagine que c'est pour s'excuser lui-même aux yeux de ses chefs que Licquet traçait de la détenue un si noir tableau. Son cœur, à lui, était fermé à toute compassion et on retrouvait en cet homme l'inexorable impassibilité des Laffemas et des Fouquier-Tinville, avec peut-être en plus, un raffinement d'ironie qui ajoute encore à la cruauté. Le supplice moral auquel il allait soumettre Mme Acquet est le produit d'une imagination de tortionnaire : — A présent, notait-il, que la matière est à peu près épuisée, je vais m'occuper de brouiller nos gens entre eux. Un petit choc nous donnera, peut-être, d'utiles vérités.

Ce petit choc allait briser le cœur de la prisonnière et lui ravir la seule pensée consolante que tant de malheurs lui avaient laissée.

 

 

 



[1] Mme de Combray, fidèle à son système de corruption, a déposé dans les mains du guichetier une somme de 6.000 livres à compte sur celle de 12.000 livres. Je l'ai fait porter au même moment à la préfecture. Lettre de Licquet à Iléal. Quelques jours plus tard Licquet écrivait au même : J'ai eu l'honneur de vous annoncer la remise à la préfecture d'une somme de 6.000 livres que Mme de Combray désirait employer à me corrompre : j'ai également l'honneur de vous prévenir que celte dame vient de compléter par un second envoi celle de 12.000 livres qu'elle m'avait fait offrir... Le tout est à la disposition de M. de Rollin. Archives nationales, F7 8172.

[2] Billet de Mme de Combray à Colas, son garçon d'écurie.

[3] Monsieur quelle a été ma surprise, lorsque j'ai été à Caen, d'apprendre que ma fille cadette, non contente du chagrin qu'elle m'a donné jusqu'à présent, vient d'y mettre le comble en volant une diligence avec une douzaine de mauvais sujets comme elle. On m'a arrêtée comme complice peut-être, ou au moins connaissant sa demeure, car vous jugez combien elle est recherchée. M. Delaitre veut bien me rendre le service d'aller la chercher et de la faire partir soit à Jersey ou en Angleterre ; mais obligez-moi de lui remettre la somme de 3.000 livres pour lui donner les moyens de vivre... L'honnête homme qui m'oblige se nomme Delaitre ; vous pourrez lui donner toute confiance. Archives nationales, F7 8172.

[4] Quelle conversation entes-vous avec ce sieur Delaitre ? — Il me dit que Mme de Combray l'avait chargé de venir chercher Mme Acquet pour la conduire à Saint-Valery, et pour m'inspirer de la confiance, il ajouta qu'il avait de grandes obligations à Mme de Combray. Je lui répondis que ma sœur ne pouvait pas se charger de la mission de Mme de Combray et qu'à la sollicitation de toute ma famille, je prendrais des informations pour découvrir Mme Acquet et lui faire connaître la volonté de sa mère. C'était un dimanche et je lui donnai rendez-vous le vendredi suivant à l'hôtel du Parc-faubourg Vaucelles, à Caen. Je lui observai que Mme Acquet n'avait pas d'argent pour payer les petites dettes qu'elle pouvait avoir : il me demanda si 100 francs suffiraient. Interrogatoire de Chauvel, 29 octobre 1808. Archives du greffe de la Cour d'assises de Rouen.

[5] Du 27 floréal, an IX de la république française, acte de naissance de Marie-Céline-Octavie, née ledit jour à sept heures du matin, fille de Louis Acquet et de Caroline-Hélie. Témoins : Pons et Duparc. Suivent les signatures. Archives de la mairie de Donnay, Calvados.

[6] Mme Acquet me dit elle-même qu'elle allait à Paris et qu'elle mettrait sa fille au couvent en passant par Rouen. Interrogatoire de Chauvel.

[7] Déclaration de Mme Acquet, 12 décembre 1807. Archives nationales, F7 8170.

[8] Rapport de l'arrestation de la dame Acquet. Archives nationales, F7 8172.

[9] Quant au notaire, c'est un J... F... Il a refusé de l'argent à Mme Acquet qui manquait des choses les plus nécessaires. Il a pourtant touché 10.000 francs du vol. Il est vrai que c'est de l'argent que Le Chevalier lui devait. Rapport de l'arrestation de la dame Acquet.

[10] Acte d'accusation et déclaration de Mme Acquet, 12 décembre 1807. Archives du greffe de la Cour d'assises de Rouen.

[11] Rapport du voyage du patron Delaitre à Caen. Archives nationales, F7 8172.

[12] Rapport du voyage du patron Delaitre à Caen. Archives nationales, F7 8172.

[13] Rapport du voyage du patron Delaitre à Caen. Archives nationales, F7 8172.

[14] Rapport du voyage du patron Delaitre à Caen. Archives nationales, F7 8172.

[15] Rapport du faux patron Delaitre. Archives nationales, F7 8172.

[16] Nous ne changeons rien à ces dialogues : cette scène et les termes dont se servirent Mme Acquet et son interlocuteur sont rapportés sous cette forme et presqu'identiquement dans les différents récits de ceux qui assistaient à cette entrevue.

[17] Interrogatoire de Chauvel, 29 octobre 1808. Archives du greffe de la Cour d'assises de Rouen.

[18] Interrogatoire de Chauvel. Archives du greffe de la Cour d'assises de Rouen.

[19] Dossier Lengelley. Archives nationales, F7 8171.

[20] Archives nationales, F7 8172.

[21] Interrogatoires de Chauvel, déclarations de Mme Acquet, rapport du faux patron Delaitre, lettres de Licquet à Réal, etc.

[22] Arrivés à Dives, nous nous rafraichîmes pendant que le guide s'habillait ; et après avoir continué notre route, nous sommes enfin arrivés à la pointe du jour à Annebault, où nous avons passé le jour. Déclaration de Lengelley. Archives nationales, F7 8171.

[23] Mme Acquet emprunta deux louis à Delaitre pour solder la peine de Langelley, suivant l'avis de Chauvel. Rapport du faux patron Delaitre. Archives nationales, F7 8172.

[24] Voici en quels termes, le préfet de Rouen rendait compte à Réal de cette mise en scène : On arriva de très grand matin à Pont-Audemer : là M. Licquet, déguisé en brigadier de gendarmerie de la Marine, accompagné de deux gendarmes de sa façon, entra subitement dans la chambre des voyageurs, demanda leurs papiers, ne les trouva pas en règle et confisqua tout. On a séjourné un jour à Pont-Audemer parce que Mme Acquet éprouvait une fatigue extraordinaire, augmentée par un accident naturel à son sexe, et d'ailleurs nies émissaires qui ne s'étaient ni couchés, ni reposés depuis huit jours étaient sur les dents. Mme Acquet est partie ce matin de Bourgachard, persuadée qu'on avait élevé une mauvaise difficulté au patron et qu'elle s'éclaircirait à Rouen. Elle n'a été détrompée qu'en entrant à la Conciergerie ; mais on a encore filé le même roman avec elle ; on lui a dit qu'on poursuivait depuis huit jours le patron parce qu'un de ses matelots l'avait trahi et avait dénoncé à la police qu'il était allé chercher plusieurs personnes dans la Basse-Normandie pour les conduire à une station anglaise ; qu'il était donc inévitable de la retenir en prison puisqu'on l'avait trouvée avec lui. On n'a pas eu l'air d'en savoir davantage, ni de la connaître...

Lettre du préfet de la Seine-Inférieure à Réal, 7 octobre 1807. Archives nationales, F7 8170.

[25] Tableau des détenus par mesure de haute police. Archives nationales, F7 8172.

[26] Je ne m'explique pas comment la lettre par laquelle Licquet annonce à Réal l'arrestation de Mme Acquet, est datée de Honfleur, le 5 octobre. C'est à Pont-Audemer que l'arrestation eut lieu et la prévenue a été amenée directement à Rouen, avec un seul arrêt à Bourg-Achard. Cette lettre, écrite par un homme exaltant de joie, se terminait par ces lignes : J'ai l'honneur de vous écrire, tout épuisé de fatigues ; mais je retrouve des forces en pensant qu'il s'agit du service de Sa Majesté et de votre satisfaction personnelle.

[27] Lettre du préfet de la Seine-Inférieure à Réal, 11 octobre 1807. Archives nationales, F7 8170.

[28] Lettre du préfet de la Seine-Inférieure à Réal, 11 octobre 1807. Archives nationales, F7 8170.

[29] Première déclaration de la femme Acquet, 9 octobre 1807. Archives du greffe de la Cour d'assises de Rouen.

[30] Rapport de Licquet au préfet de la Seine-Inférieure. Archives nationales, F7 8172.

[31] Réal.

[32] Cette lettre, datée du 11 juillet 1809, est adressée à un fonctionnaire du ministère de la Police dont je n'ai pu trouver le nom : Licquet l'appelle mon cher compatriote. Archives nationales, F7 8172.

[33] Rapport du voyage à Caen. Archives nationales, F7 8172.

[34] Il possédait, à ce qu'assurait Mme Placène, 1.500 francs de rente. Archives nationales, F7 8172.

[35] Cette accusation contre Mme Placène prend assez de consistance si on rapproche les allusions de Vannier de ce passage de Billard de Veaux : M. et Mme de Placène avaient été compromis l'un et l'autre et condamnés à. une réclusion perpétuelle ; mais, par un bonheur attaché à l'étoile de Mme de Placène, elle fut mise en liberté en 1811 ou 12. Comment a-t-elle fait pour exister à Rouen sans fortune jusqu'en 1814 qu'elle vint à Paris avec son mari ? Certaines personnes trouvent des ressources où d'autres mourraient de faim. Plus heureuse que beaucoup d'autres honnêtes gens, elle a eu une pension de 1.000 francs sur la liste du roi. Billard de Veaux, t. III, p. 322.

[36] Acquet sortit de la prison de Caen le 7 novembre 1807.

[37] Écrous du Temple. Archives de la préfecture de police.

[38] Lettre d'Acquet de Férolles, Archives nationales, F7 8170.

[39] Lettre de Bonnœil à son frère Timoléon de Combray, Archives de la famille de Saint-Victor.

[40] Bonnœil assurait que Acquet avait reçu cinq francs par jour pendant toute la durée de son séjour au Temple, en paiement des services qu'il y avait rendus à la police. Archives de la famille de Saint-Victor.

[41] Lettre de Licquet à Réal, 22 novembre 1807. Archives nationales, F7 8172.

[42] Archives nationales, F7 8172.

[43] Lettre de Licquet à Réal. Archives nationales, F7 8172.

[44] Tableau des détenus par mesure de haute police. Archives nationales, F7 8172.

[45] A Monsieur Delaitre, 11 novembre 1807 ; Monsieur, je ne peux trop vous remercier de la lettre que vous m'avez envoyée par un exprès qui me cause une grande joie que mes larmes ont coulé et que je me suis trouvé niai, je vous fais passer la lettre pour le roi, et j'ai trouvé votre idée lumineuse, quoique mes intérêts entre les mains de M. Daché soient aussi très bien placés par son attachement. Mais trop occupé des grands événements il n'y aurait peut-être pensé. Je suis charmée de l'accueil que ma fille éprouve, qu'elle en remercie bien la providence qui la sert d'une manière très miraculeuse...

Je parle au vicomte pour satisfaire votre zèle et vous placer cousine vous le méritez : c'est acquitter ma reconnaissance de vous satisfaire dans un poste où votre cœur généreux et votre belle âme puissent être connus de son prince et que vous servez depuis si longtemps par vos sacrifices, jouissez donc, Monsieur, de l'heureux moment et jamais ma liberté n'a eu pour moi tant de prix. Archives nationales, F7 8172.

[46] Archives nationales, F7 8172.

[47] On ignore où se cachait d'Aché pendant l'enquête de Licquet. Il ne parait pas probable qu'il se hasarda à passer le détroit. Peut-être n'avait-il pas quitté Mandeville ? Peut-dure aussi s'était-il réfugié dans une des caches ménagées pour servir de retraite à David l'Intrépide. Un huissier de Trévières, Richard-Michel Guilbert que d'Ache avait employé à diverses reprises, révéla à la police de Savoye-Rollin tout ce qu'il s'avait après avoir réfléchi qu'il ne pouvait réparer ses forts dans cette affaire que par la divulgation des vérités que le gouvernement avait intérêt à Connaitre et pensant en même temps que ce moyen était le sel propre à lui mériter quelqu'indulgence. Les déclarations de Guilbert n'apprirent, du reste, rien de bien important, encore qu'elles vinssent confirmer tout ce qu'on savait du complot avec l'Angleterre et les émigrés.