LA CHOUANNERIE NORMANDE AU TEMPS DE L'EMPIRE

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE III. — LES COMBRAY.

 

 

Il y avait alors, dans le département de l'Eure, sur la rive gauche de la Seine, au-delà de Gaillon, un vieux et vaste manoir, adossé au coteau qui s'étend en promontoire jusqu'aux Andelys ; on l'appelait le château de Tournebut. Quoique ses hautes façades, émergeant d'un taillis bas, fussent visibles de la rivière, Tournebut restait cependant à l'écart de l'actif transit, entretenu par terre et par eau, de Rouen à Paris : des bois assez vastes le séparaient, en effet, de la grand'route qui, de Gaillon, gagne directement, par le plateau, Saint-Cyr-du-Vaudreuil ; quant aux coches d'eau, ils faisaient généralement escale au hameau du Roule où des bidets de louage, — des mazettes — attendaient et portaient jusqu'au bac de Muids les marchandises et les passagers, leur épargnant ainsi le grand détour formé par la Seine.

Tournebut était donc isolé entre ces deux voies toujours très suivies ; sa principale façade, à l'exposition du levant, en regard de la rivière, se composait de deux lourds pavillons, accolés l'un à l'autre, construits en brique et pierre, ans la manière du temps de Louis XIII, avec de grands combles d'ardoises et de hautes lucarnes ; elle se prolongeait par une construction plus basse et d'aspect plus moderne que terminait la chapelle. Devant le château ; formant terrasse, une sorte de vieux bastion carré dont les murs moussus baignaient dans l'eau stagnante d'une large douve. L'autre façade, regardant l'ouest, avait moins d'aspect ; quelques toises seulement de terrain plat la séparaient du coteau abrupt et boisé auquel était adossé Tournebut ; un mur, percé de portes discrètes, ouvrant sur les bois, enclavait le château, la ferme et la partie basse du parc : un vaste marais, s'étendant du pied des terrasses jusqu'à la Seine, rendait, de ce côté, l'accès presque inabordable.

Par le mariage de Geneviève de Bois-l'Évêque, dame de Tournebut, cette seigneuriale demeure était passée, dans les premières années du XVIIe siècle, à la famille de Marillac. Le maréchal Louis de Marillac — oncle de Mme Legras, la collaboratrice de saint Vincent de Paul — l'avait possédé de 1613 à 1631, et la tradition assurait qu'au cours de sa lutte contre le cardinal de Richelieu il y avait établi un atelier clandestin de fausse monnaie. C'était à lui qu'était due la construction de l'aile de briques, restée inachevée, sa condamnation à mort, pour crime de péculat[1], étant venue interrompre les embellissements qu'il avait entrepris.

Il ne subsiste plus guère en France de châteaux comparables à ces romantiques manoirs du temps passé dont les pierres avaient vécu toutes les crises de notre histoire et que chaque siècle avait enrichis d'un pavillon et dotés d'une légende. Tournebut était, au commencement du xix' siècle, le type achevé de ces vieilles demeures où il y avait tant de grandes salles et si peu de logements, et dont les hautes toitures d'ardoises recouvraient des enchevêtrements de charpentes formant des greniers vastes comme des cathédrales. On assurait que ses épaisses murailles étaient percées de couloirs secrets et recélaient des cachettes que Louis de Marillac avait jadis utilisées.

Tournebut était habité, en 1804, par la marquise de Combray, née Geneviève Gouyn de Brunelles, fille d'un président de la Cour des comptes, aides et finances de Normandie. Son mari, Jean-Louis-Armand-Emmanuel Hélie de Combray, était mort en 1784, lui laissant deux fils et deux filles, et des biens considérables situés aux environs de Falaise, sur le territoire des paroisses de Donnay, Combray, Bonnœil et autres lieux. Mme de Combray tenait Tournebut de sa mère, Madeleine Hubert, fille elle-même d'un conseiller à la grand'chambre du Parlement de Normandie[2]. Outre le château et la ferme, qu'entourait un parc planté de vieux arbres, le domaine comprenait les bois qui couvrent le coteau et à l'extrémité desquels, sur la hauteur, se trouvait une veille tour, ancien moulin à vent, bâti au-dessus de profondes carrières et qu'on appelait la Tour du moulin brûlé ou de l'Ermitage : c'est sous ce dernier nom qu'elle figure sur les plans anciens du pays ; elle le devait au souvenir d'un solitaire qui avait vécu dans ces carrières pendant de longues années et qui y était mort vers la fin du règne de Louis XV, laissant dans toute la région une grande réputation de sainteté.

Mme de Combray était d'un caractère altier et impérieux ; son âme était forte et pleine d'énergie ; elle savait braver les dangers et l'opinion ; les projets les plus hardis ne l'effrayaient pas, son ambition était démesurée[3]. Tel est le portrait que traçait d'elle un de ses plus irréconciliables ennemis et l'on verra, par la suite du récit, que les principaux traits en sont assez fidèles. Mais, pour aider à parfaire la ressemblance, il faut, dès l'abord, faire valoir une circonstance atténuante : Mme de Combray était une royaliste fanatique, et cela même ne suffirait pas à rendre son histoire intelligible si l'on ne faisait la part de ce calvaire que montaient, depuis tant d'années, les fidèles de la royauté et dont toutes les stations se comptaient par des désillusions et des déchéances. Depuis qu'avait été entreprise, en 1789, la guerre contre les nobles, toutes leurs tentatives de résistance, dédaigneuses d'abord, opiniâtres plus tard, maladroites toujours, avaient piteusement avorté. Leurs échecs ne se comptaient plus et il y avait là de quoi justifier, à l'égard du nouvel ordre de choses, le dépit haineux d'une caste qui, pendant tant de siècles, s'était complue à se croire douée de toutes les supériorités. Beaucoup, il est vrai, s'étaient résignés à la défaite ; mais les intransigeants s'obstinaient à la lutte et, pour tout dire, cet attachement tenace au cadavre de la monarchie n'était pas sans grandeur.

La marquise de Combray s'était placée, dès les premiers jours de la Révolution, au nombre des royalistes irréductibles. Son mari, homme timoré et placide, employant à d'interminables lectures les heures qu'il ne consacrait pas au sommeil, lui avait, de tout temps, abandonné la direction du ménage, et la gestion de sa fortune. Le veuvage n'avait fait qu'augmenter l'autorité de Mme de Combray qui régnait sur tout un monde de petits fermiers, de paysans et de serviteurs, plus craintifs peut-être que dévoués.

Elle exigeait de ses enfants une passivité complète : l'aîné de ses fils[4], qu'on appelait le chevalier de Bonnœil, du nom d'une terre voisine du château de Donnay, aux environs de Falaise, supportait patiemment le joug maternel : il était, au reste, officier au Royal-dragons à l'époque de la Révolution. Son frère puîné, Timoléon de Combray[5], était de tempérament moins docile. Au sortir de l'Ecole militaire, comme son père venait de mourir, sollicita de M. de Vergennes une mission dans les Etats barbaresques et s'embarqua pour le Maroc. Timoléon était un homme (l'esprit libéral et droit, d'une haute culture intellectuelle et d'un scepticisme philosophique qui cadrait mal avec le caractère autoritaire de la marquise : quoique fils dévoué et respectueux, on le verra, c'est pour se soustraire à la tutelle de sa mère qu'il s'expatria. Notre diversité d'opinion, écrira-t-il plus tard, m'a valu l'avantage de n'avoir pas habité avec elle deux mois de suite en dix-sept ans[6]. Du Maroc il passa en Algérie, puis à Tunis et en Egypte. Il allait pénétrer dans la grande Tartarie quand il eut connaissance des débuts de la Révolution ; il reprit aussitôt le chemin de France où il arriva au commencement de 1791.

Des deux filles de Mme de Combray, l'aînée[7] avait épousé, à vingt-deux ans, en 1787, Jacques-Philippe-Henri d'Houel ; la plus jeune, Caroline-Madeleine-Louise-Geneviève, était, née en 1773[8] et n'avait, par conséquent, que onze ans à la mort de son père.  C'est cette enfant qui sera l'héroïne du drame que nous avons à conter.

En août 1791, Mme de Combray s'inscrivit avec ses deux fils sur la liste dès otages de Louis XVI qu'avait imaginée le journaliste Durosoy. C'était un acte de courage, car il était facile de prévoir que les six cent onze noms portés à ce livre d'or de la fidélité, composeraient bientôt un répertoire de suspects. Du reste, tant qu'il y eut espoir de faire triompher la cause monarchique, les deux frères luttèrent courageusement : Timoléon resta près du roi jusqu'au 10 août et ne passa en Angleterre qu'après avoir pris part à la défense des Tuileries ; Bonnœil avait émigré l'année précédente et servait dans l'armée des Princes. Mme de Combray, restée seule avec ses deux filles — le mari de l'aînée avait également émigré — quitta en 1793 Tournebut et vint se fixer à Rouen, où, bien qu'elle fût, en ville, propriétaire de plusieurs immeubles, elle loua, rue de la Valasse, au faubourg Bouvreuil, une maison sans numéro, isolée, ayant une entrée sur la campagne[9]. Elle donnait comme prétexte à sa retraite le désir de parfaire l'éducation de sa plus jeune fille, qui entrait alors dans sa vingtième année.

Caroline de Combray était de très petite taille grande comme un chien assis, disait-on — mais charmante ; son teint était d'une pureté parfaite, ses cheveux noirs d'une abondance et d'une longueur peu ordinaires. Elle était aimante et sensible, très romanesque, pleine de vivacité et de franchise ; le grand attrait de sa menue personne résultait d'un mélange piquant d'énergie et de douceur. Elle avait été élevée au couvent des Nouvelles Catholiques de Caen[10], où elle était restée six ans, recevant les leçons de maîtres d'agrément de toute espèce et de différentes langues. Elle était musicienne et jouait de la harpe ; dès qu'on fut installé à Rouen, sa mère lui donna pour professeur d'accompagnement Boïeldieu qu'elle paya longtemps 6 francs argent par cachet[11], somme qui paraissait fabuleuse en ce temps d'assignats et de mandats territoriaux.

Mme de Combray, d'ailleurs, se trouvait fort gênée ; comme ses deux fils étaient émigrés, le séquestre avait été mis sur tous les biens provenant de la succession de leur père, et les fermages ne rentraient pas. Des 50.000 francs de rentes que possédait la famille avant la Révolution, un cinquième à peine, représenté par les propres de Mme de Combray, restait disponible et elle avait été réduite à des emprunts pour subvenir aux charges très lourdes de sa maison de Rouen.

Outre ses deux filles et ses domestiques, elle y abritait, en effet, une demi-douzaine de bonnes religieuses et deux ou trois chartreux[12] au nombre desquels se trouvait un moine insermenté, nommé Lemercier, qui prit bientôt sur son entourage une influence prépondérante. En sa qualité de réfractaire, le P. Lemercier s'exposait, s'il était découvert, à la mort ou, tout au moins, à la déportation et l'on comprend qu'il n'éprouvât qu'une sympathie très mitigée pour la Révolution qui le vouait, bien, malgré lui, au martyre : il appelait de tous ses vœux le feu du ciel sur les mécréants et, n'osant se montrer, prêchait, avec une ardeur intarissable, la croisade sainte aux quelques femmes qui l'entouraient.

L'exaltation royaliste de Mme de Combray n'avait pas besoin de ce coup de fouet : un sage lui eût conseillé la résignation ou, tout au moins, la patience ; mais, par un effet de sa mauvaise fortune, elle ne se trouvait entourée que de gens dont le fanatisme excusait et réglait le sien propre. La fureur était devenue l'état habituel de ce monde dont l'esprit surchauffé ne se nourrissait que de fausses nouvelles, de récits légendaires, de l'espérance folle des représailles imminentes. On y accueillait avec une crédulité jamais découragée des prophéties grossières, annonçant de prochains et terribles massacres, auxquels, invariablement, devait mettre fin le retour miraculeux des lis, et, comme les illusions de ce genre se fortifient de leurs déceptions mêmes, la maison de la rue de la Valasse entendit bientôt des voix mystérieuses et devint le théâtre d'apparitions célestes qui, sur l'invitation du P. Lemercier, prédisaient l'imminente destruction de tous les bleus et la restauration de la monarchie.

Certain jour, dans l'été de 1795, un inconnu se présenta chez le P. Lemercier, muni d'un mot de passe et d'une très chaude recommandation, émanant d'un prêtre réfractaire[13], qui vivait caché à Caen. C'était un chef de chouans portant le titre et le nom de général Lebret : il était de taille moyenne, avait la barbe et les cheveux roux, les yeux couleur d'acier, le regard froid[14]. Admis chez Mme de Combray sous les auspices du P. Lemercier, il ne dissimula point que son véritable nom était Louis Acquet d'Hauteporte, chevalier de Férolles. Il venait à Rouen, disait-il, envoyé par les princes pour transmettre leurs ordres à Mallet de Crécy, qui commandait pour le roi la Haute-Normandie

On juge quel accueil fut fait au chevalier. Mme de Combray et ses filles, et aussi les bonnes religieuses et les pères chartreux s'épuisaient en prévenances et s'ingéniaient à satisfaire le moindre désir de cet homme qui prenait modestement le titre d'agent général de Sa Majesté. On lui avait ménagé, dans l'endroit le plus discret de la maison, une cache sûre qu'avait bénite le P. Lemercier ; Acquet s'y tenait une partie du jour et, le soir, ne dédaignait pas de se mêler aux évocations habituelles, et de conter, en matière d'intermède, le récit de ses exploits.

A l'entendre, il était possesseur de vastes domaines situés aux environs des Sables-d'Olonne d'où il était originaire[15] : officier au régiment de Brie-infanterie avant la Révolution[16], il se trouvait à Lille en 1791 et avait profité du voisinage de la frontière pour insurger son régiment et émigrer en Belgique ; il s'était mis aussitôt à la disposition des princes, avait fait en Vendée, en Poitou, en Normandie même, des enrôlements pour l'armée royale, aidant des prêtres à émigrer, sauvant des villages entiers de la fureur des bleus. Il citait Charette, Frotté, Puisaye comme étant ses plus intimes amis et ces noms évoquaient les chevaleresques épopées des guerres de l'Ouest auxquelles il avait pris une glorieuse part. Parfois il disparaissait pendant plusieurs jours et, au retour de ces fugues mystérieuses, il laissait entendre qu'il venait d'accomplir quelque haut fait ou de mener à bien une mission périlleuse. C'est ainsi que le chevalier Acquet de Férolles était devenu l'idole du petit groupe de naïves royalistes parmi lesquelles il était réfugié : il avait bravement servi la cause ; il se targuait d'avoir mérité le surnom de toutou des princes, et ceci, aux yeux éblouis de Mme de Combray, tenait lieu de toutes les références.

En réalité Acquet était un aventurier : s'il nous fallait ici tenir compte de tous les méfaits portés à son actif, on nous soupçonnerait de pousser gratuitement au noir cette figure de mélodrame. Quelques traits, recueillis par les Combray, suffiront à l'esquisser : officier à Lille, sur le point d'être interné à la suite d'une délation odieuse dont il s'était rendu coupable[17], il déserta et se rendit en Belgique, n'osant rejoindre l'armée des émigrés ; il s'arrêta à Mons, puis gagna bientôt l'ouest de la France et se mit à chouanner ; mais la politique restait étrangère à son l'ait ; il s'était associé à quelques spadassins de sa trempe et détroussait à son profit les voyageurs ou rançonnait les acheteurs de biens nationaux. Dans l'Eure, où il opérait d'ordinaire, il assassina de sa main deux gardes-chasse sans défense que sa petite troupe avait rencontrés[18].

Il excellait à enlever les caisses des percepteurs ruraux et, le coup fait, pour colorer ses exploits d'une teinte de royalisme, il abattait, nuitamment, dans les- villages où il opérait, les arbres de la liberté. Las enfin d'un métier où il n'y avait que des coups à recevoir et sa tête à perdre, il vint à Rouen chercher fortune ; sans doute, avant de s'introduire chez Mme de Combray, avait-il eu soin de se renseigner[19]. Il savait trouver là une riche héritière dont les deux frères, émigrés, ne reparaîtraient probablement jamais, et, dès l'abord, il mit tout en œuvre pour flatter la marotte royaliste de la mère et les idées romanesques de la jeune fille. Le P. Lemercier lui-même fut conquis ; Acquet simulait, pour se l'attirer, la piété la plus vive et la plus scrupuleuse dévotion.

Une note de Bonnœil nous renseigne sur la façon dont se termina cette tragique intrigue : Acquet employa tous les moyens de séduction pour parvenir à son but. La jeune personne, craignant d'être longtemps sans se marier à cause du malheureux temps d'alors, l'écouta, malgré tant de raisons qui la sollicitaient d'attendre et de rejeter les propositions que pouvait lui faire un homme dont on ne connaissait ni les noms, ni le pays, ni la fortune... Les conseils mêmes de la mère ne furent malheureusement pas écoutés, et elle se trouva obligée de donner son consentement au mariage, les lois d'alors accordant toute liberté aux filles et les autorisant à secouer le joug salutaire de leurs parents.

Les dates de certaines pièces complètent sans ménagements les périphrases discrètes de Bonnœil ; la vérité est que Acquet déclara sa flamme à Mlle de Combray et, comme celle-ci, un peu méfiante, encore que très disposée à se laisser aimer, se défendait comme il convient, le chevalier signa une sorte d'engagement mystique daté du 1er janvier 1796, où, à la face de la sainte Eglise et au plaisir de Dieu, il s'obligeait à l'épouser sur première réquisition[20]. Elle serra soigneusement ce précieux papier et, un peu moins de dix mois plus tard, le 17 octobre, l'agent municipal de la commune d'Aubevoie, sur le territoire de laquelle est situé le château de Tournebut, inscrivait la naissance d'une fille, née de la citoyenne Louise-Charlotte de Combray, épouse du citoyen Louis Acquet[21]. Voilà pourquoi la marquise se trouva obligée de donner son consentement au mariage, qui n'eut lieu que l'année suivante : on n'en trouve mention, à l'état civil de Rouen, qu'à la date de 17 juin 1797.

Acquet était ainsi parvenu à ses fins : il avait séduit Mme de Combray pour rendre le mariage inévitable et, celui-ci conclu, il s'était fait envoyer, sous prétexte d'empêcher leur vente, en possession provisoire des biens de la famille de Combray, situés à Donnay, près de Falaise, et séquestrés par suite de l'inscription du nom de Bonnœil sur la liste des émigrés. A peine installé[22], il met les terres au pillage, il fait argent de tout, il coupe les bois, sans épargner les bosquets et charmilles ; le domaine de Donnay devient entre ses mains une espèce de désert[23]. Arrêté dans ses déprédations par une plainte de ses deux beaux-frères, il imagina d'attaquer le testament du marquis de Combray, prétendant que sa femme, mineure au décès de son père, avait été lésée dans le partage. C'était déclarer ouvertement la guerre à la famille dans laquelle il était entré et, pour forcer sa femme à épouser sa querelle, il la terrorisait et la rouait de coups. Une seconde fille était née de cette triste union[24], et ces enfants elles-mêmes n'échappaient pas aux brutalités de leur père : une note écrite de la main de Mme Acquet est, sur ce point, d'une éloquence navrante :

M. Acquet assommait tous les jours ses enfants ; il me maltraitait aussi sans cesse : c'était souvent avec des cotrets qu'il corrigeait ses enfants et s'en servait toujours lorsqu'il les faisait lire ; elles étaient toujours toutes noires des coups qu'elles recevaient.

Il me donna un jour un soufflet si fort que le sang m'en a jailli du nez et de la bouche, et que j'en restai un moment sans connaissance... Il a été chercher ses pistolets pour me brûler la cervelle, ce qu'il aurait fait s'il ne s'était pas trouvé du monde...

Il était toujours armé d'un poignard qui ne le quittait pas[25].

 

Au mois de janvier 1804, Mine Acquet s'était résolue à s'enfuir de cet enfer ; profitant d'un voyage de son mari en Vendée, elle lui écrivit qu'elle renonçait à la vie commune et courut à Falaise demander asile à son frère Timoléon rentré depuis peu en France[26]. Celui-ci s'entremit pour éviter un scandale et obtint de sa sœur qu'elle réintégrerait le domicile conjugal. Mme Acquet suivit ce sage conseil ; mais elle ne put se décider à revoir son mari, revenu en toute hâte et qui, trouvant fermée la porte du château où elle s'était barricadée, fit constater par le juge de paix du canton d'Harcourt, assisté de son greffier et de deux gendarmes, que sa femme refusait de le recevoir[27]. Ayant enfin trouvé, un beau matin son secrétaire forcé et tous ses papiers enlevés, elle revint à Falaise, obtint un jugement l'autorisant à habiter chez son frère et déposa une plainte en séparation.

Les choses en étaient là à l'époque du procès de Georges Cadoudal. Acquet, dont la fureur s'exaspérait de la résistance que rencontraient ses projets, jura qu'il tirerait de sa femme et de tous les Combray une vengeance éclatante : ils devaient, pour leur malheur, donner trop facilement prise à sa haine.

 

Après trois années passées à Rouen, Mme de Combray était rentrée, au printemps de 1796, à son château de Tournebut : elle y apportait intactes ses rancunes royalistes et ses tenaces illusions. Elle avait déclaré la guerre à la Révolution et croyait la victoire assurée dans un très court délai.

C'est un effet assez ordinaire des passions politiques que d'aveugler ceux qu'elles dominent, au point de leur présenter comme des réalités imminentes leurs désirs et leurs prévisions. Mme de Combray escomptait si impatiemment le retour du roi que l'une des raisons qui l'avaient décidée à regagner son château était d'y préparer des appartements pour abriter les princes et leur suite au cas où le débarquement tant attendu s'effectuerait sur la côte de Normandie. Déjà, en 1792, Gaillon avait été désigné pour servir d'étape à Louis XVI, s'il s'était décidé à renouveler vers la mer la tentative avortée à Varennes ; le château de Gaillon n'était plus, en 1796, habitable ; mais Tournebut, qui en était voisin, devait, dans l'idée de la marquise, offrir les mêmes avantages, se trouvant, à peu près, à mi-chemin entre la côte et Paris. Son isolement permettait, d'ailleurs, d'y recevoir des hôtes de passage sans éveiller les soupçons, et ses vastes cachettes, où pouvaient se terrer soixante à quatre-vingts personnes, favorisaient des conciliabules clandestins.

Pour plus de sûreté encore, Mme de Combray fit, vers cette époque, l'acquisition d'une assez vaste maison, située à quelque deux cents mètres des murs de Tournebut et qu'on appelait Gros-Mesnil ou le Petit-Château. C'était un pavillon à deux étages, coiffé d'un haut toit d'ardoise ; la cour qui le précédait était entourée de masures et de bâtiments de service : une muraille assez haute fermait de tous côtés cette propriété qu'une sente discrète mettait en communication avec l'une des petites portes pratiquées dans la clôture de Tournebut[28].

A peine en possession du Petit-Château[29], Mme de Combray y fit construire deux vastes cachettes ; elle employait à ces besognes confidentielles un homme sûr, nommer Soyer, qui cumulait à Tournebut les fonctions d'intendant, de maître d'hôtel et de valet de chambre. Soyer était né à Combray, l'une des terres que la marquise possédait en Basse-Normandie, et était entré à son service, en 1791, à seize ans, en qualité d'aide de cuisine[30] ; il avait suivi sa maîtresse à Rouen pendant la Terreur et, depuis le retour à Tournebut, elle l'avait chargé de la remplacer dans l'administration de son domaine ; il avait, à ce titre, la haute main sur la domesticité du château, qui se composait de six personnes, parmi lesquels la femme de chambre Querey[31] et le jardinier Châtel[32] méritent une mention particulière.

Chaque année, vers Pâques, Mme de Combray se faisait conduire à Rouen où, sous-prétexte d'emplettes et de loyer à toucher, elle séjournait, un mois ; Soyer et Mme Querey seuls l'accompagnaient. Outre sa maison patrimoniale de la rue Saint-Amand, elle avait gardé son discret immeuble du faubourg Bouvreuil qui continuait à servir d'asile à des proscrits[33] recherchés parla police du Directoire et d'entrepôt aux réfractaires de la région, assurés d'y trouver des engagements et les moyens de rejoindre l'armée royale. Tournebut lui-même, admirablement situé pour servir de passage et de lieu d'étapes entre la Haute et la Basse-Normandie, devint le refuge indiqué de tous les partisans qu'un coup hardi signal ait aux autorités de l'une ou de l'autre rive de la Seine, totalement séparées à cette époque par la rareté et la lenteur des communications, et plus encore par la centralisation policière qui excluait, pour ainsi dire, tous rapports directs entre les diverses autorités départementales. C'est ainsi que, de 1796 à 1804, Mme de Combray, devenue chef de parti avec cet avantage de n'être connue dans ce sens que par le parti lui-même[34], hébergea les chefs les plus compromis de la Chouannerie normande, étranges héros auxquels leur bravoure folle avait créé une renommée légendaire et dont les noms se retrouvent à peine, douteusement orthographiés, dans les récits des historiens.

Au nombre des hôtes qui séjournèrent à Tournebut était Charles de Margadel[35], l'un des officiers de Frotté, qui avait organisé une police royaliste à Paris[36] même, d'où il s'échappait pour venir faire le coup de feu dans l'Eure, sous les ordres d'Hingant de Saint-Maur, autre habitué de Tournebut, qui y prépara son étonnante équipée de Pacy-sur-Eure.

Outre Margadel et Hingani, Mme de Combray avait, le plus souvent, offert asile à Armand Gaillard et à son frère Raoul[37], dont nous avons conté la mort. Deville, dit Tamerlan, les frères Tellier, Le Bienvenu du Buc, l'un des officiers de Hingant ; un autre encore, caché sous le nom de Collin, dit Cupidon ; un spadassin allemand, nommé Flierlé, dit le Marchand, que nous retrouverons, étaient également ses hôtes ordinaires, sans compter les Saute-la-Graisse, les Sans-Quartier, les Blondel, les Perce-Pataud, comparses sans nom et sans histoire qui étaient toujours assurés de trouver, dans les cachettes du grand château ou dans la Tour de l'Ermitage, refuge et secours[38].

C'étaient là des locataires compromettants, et il n'est que trop facile d'imaginer à quel passe-temps occupaient les loisirs de leur retraite à Tournebut ces gens depuis longtemps dégoûtés des occupations régulières et pour qui la lutte et le danger étaient devenus des besoins impérieux. Une statistique, difficile à établir, fournirait sur ce point des présomptions saisissantes : — en septembre 1800, les deux diligences de Caen à Paris sont arrêtées entre Evreux et Pacy, au lieu nommé Riquiqui, par deux cents brigands bien armés : 48.000 livres de fonds appartenant à l'Etat sont soustraits. — En 1800 encore, la diligence de Rouen à Pont-Audemer est attaquée par vingt chouans qui enlèvent une partie des fonds qu'elle transporte. — En 1801, vol d'une diligence près d'Evreux ; quelques jours plus tard, la malle (le Caen à Paris est dévalisée par six brigands. Sur la grande route de la rive droite, les attaques de diligences sont fréquentes à la côte de Saint-Gervais, à la montée d'Authevernes, au vieux moulin de Mouflaines[39]. Beaucoup plus tard seulement, quand le château de Tournebut fut connu pour un repaire avéré de chouans, les autorités songèrent que par sa situation à égale distance des deux routes de Paris par Vernon et par Magny-en-Vexin où les courriers avaient été si souvent arrêtés[40], il pouvait bien avoir servi de centre à ces opérations et, comme les auteurs en étaient demeurés introuvables, on les porta toutes à l'actif de Mme de Combray. Il faut bien reconnaître que cette accusation rétrospective et sans preuves certaines n'avait rien de trop téméraire. Le vol des fonds de l'Etat était une bagatelle pour des gens que dix ans de guerre acharnée avaient blasés sur tous les brigandages ; on conçoit, au reste, que le piège odieux tendu par Bonaparte à Frotté, si populaire dans toute la région normande, l'exécution sommaire du général et de ses six officiers, l'assassinat du duc d'Enghien, la mort de Georges — presque un dieu pour la Chouannerie — et de ses braves compagnons, on conçoit que ces faits, succédant à tant de fusillades, d'emprisonnements sans jugement, de trahisons policières, de guets-apens, de dénonciations payées et récompensées à l'égal de hauts faits, aient exaspéré les royalistes vaincus et envenimé leur haine au point que tous les moyens d'action leur parurent acceptables : tel était l'état d'esprit de Mme de Combray au milieu de l'année 1804, date à laquelle nous avons arrêté le récit des malheurs conjugaux de Mme Acquet de Féroules, et il justifiait le mot de Bonald : Des sottises faites par des gens habiles, des extravagances dites par des gens d'esprit, des crimes commis par d'honnêtes gens, voilà toute la Révolution.

 

C'est à Tournebut que d'Aché s'était réfugié. Il avait quitté Paris dès la première heure de l'ouverture des barrières et, soit qu'il eût, plus habilement que les frères Gaillard, dépisté les surveillances, soit, ce qui est probable, qu'il pût, d'une traite, gagner Saint-Germain, où nous savons qu'il avait un asile, et, de là, sans avoir à risquer le passage d'un bac ou d'un pont, sans s'arrêter à aucune auberge, franchir en un jour les quinze lieues qui le séparaient de Gaillon, il arriva sans malencontre chez Mme de Combray qui referma immédiatement sur lui la porte d'une des caches du grand château[41].

Tournebut était pour d'Aché un lieu familier ; des liens de parenté l'unissaient à Mme de Combray et, bien avant la Révolution, quand il était en semestre, il y avait fait d'assez longs séjours, alors que la grand'mère Brunelle vivait encore. Il y était revenu depuis et avait passé là une partie de l'automne de 1803. Une grande réunion y avait eu lieu à cette époque, sous prétexte de fêter le mariage de M. du Hasey, propriétaire d'un château voisin de Gaillon. Du Hasey était l'aide de camp de Guérin de Bruslard, le fameux chouan que Frotté avait désigné pour son successeur dans le commandement en chef de l'armée royale, et qui n'avait eu qu'à la licencier ; c'est dire que cette réunion, dont la mention revient souvent dans les rapports, avait dû prendre, par le choix et la qualité des convives, une importance plus grande que celle d'un simple repas de noces.

D'Aché apprit à Tournebut la proclamation de l'Empire et l'exécution de Georges. C'était lit semble-t-il, la fin des espérances du parti royaliste : de quelque côté que l'on se tournât, nulle ressource ; plus de chefs, plus d'argent, plus d'hommes : s'il restait dans les campagnes de l'Orne et de la Manche nombre de réfractaires, il était impossible de les grouper et de les solder. De jour en jour la machine gouvernementale gagnait en force et en autorité ; au moindre mouvement la France sentait se resserrer cet étau de fer auquel elle était prise, ravie, d'ailleurs, ou, tout au moins, stupéfaite et grisée ; et si grand était le prestige de l'extraordinaire héros qui personnifiait à lui seul tout le régime, que ceux mêmes qu'il avait vaincus ne déguisaient pas leur admiration : le roi d'Espagne, — un Bourbon ! — lui envoyait les insignes de la Toison d'or. Le monde fasciné se donnait et nulle histoire n'offre l'exemple d'une puissance matérielle et morale comparable à ce que fut celle de Napoléon dans le temps où le Saint-Père passait les monts pour venir reconnaître et saluer en lui l'instrument de la Providence et le sacrer César au nom de Dieu.

C'est pourtant à la même époque que d'Aché, proscrit, reclus dans les cachettes de Tournebut, sans un compagnon, sans un sou vaillant, sans autre conseil et sans autre allié que la vieille femme qui lui donnait asile, conçut l'étonnant projet d'entrer en lutte contre l'homme devant lequel toute l'Europe s'agenouillait. Ainsi présentée, la chose paraît folle et, sans doute, les illusions royalistes de d'Aché l'aveuglaient-elles sur les conditions du duel qu'il allait entreprendre. Mais c'est l'histoire de ces illusions mêmes qu'il est d'autant plus intéressant de suivre qu'elles étaient communes à bien des gens pour qui Bonaparte, au faîte de sa puissance, ne fut jamais qu'un criminel audacieux, dont la grandeur factice était à la merci d'un coup de main.

La police de Fouché n'avait pas renoncé à découvrir la retraite du fugitif. On le cherchait à Paris[42], à Rouen, à Saint-Denis-du-Bosguérard, près de Bourgtheroulde, où sa mère possédait une petite propriété ; on le guettait surtout à Saint-Clair où sa femme et ses filles étaient rentrées après l'exécution de Georges. On leur avait ouvert les portes de la prison des Madelonnettes[43] en leur faisant savoir que, par mesure de haute police, elles eussent à se retirer à quarante lieues de Paris et des côtes ; mais les pauvres femmes, presque sans ressources, n'avaient point tenu compte de cette injonction et on tolérait leur présence à Saint-Clair dans l'espoir que d'Aché se lasserait de sa vie nomade et viendrait se faire prendre au gîte. Quant à Placide, dès qu'il se vit hors du Temple et qu'il eut conduit chez elles sa belle-sœur et ses nièces, il regagna Rouen où il arriva vers la mi-juillet. Il n'était pas installé de la veille dans son logement de la rue Saint-Patrice qu'il reçut — sans qu'il pût dire d'où ni comment — une lettre lui annonçant que son frère s'éloignait pour ne pas compromettre davantage les siens, et qu'il ne reviendrait en France qu'à la paix générale, espérant obtenir alors du gouvernement la permission de finir ses jours au milieu de sa famille[44].

D'Aché, pourtant, vivait à Tournebut sans grand mystère. Pour toute précaution il évitait de sortir de la propriété et il avait pris le nom de Deslorières, qui avait été l'un des pseudonymes de Georges Cadoudal, comme s'il avait voulu se désigner pour son successeur[45]. Les domestiques, peu à peu, s'habituaient à la présence de cet hôte que Mme de Combray entourait de soins, parce qu'il avait eu, disait-elle, des désagréments avec le gouvernement. Sous prétexte de réparations entreprises à l'église d'Aubevoie, le curé de la paroisse était invité à venir, chaque dimanche, célébrer la messe à la chapelle du château, et d'Aché pouvait ainsi assister à l'office sans se montrer dans le village.

Les jours passaient sans doute avec lenteur pour cet homme accoutumé à la vie la plus active ; il rêvait du retour du roi avec sa vieille amie ; Bonnœil, qui séjournait une partie de l'année à Tournebut, donnait lecture d'une oraison funèbre du duc d'Enghien, pamphlet virulent que les royalistes se passaient de main en main et dont il avait pris copie. Que de fois d'Aché ne dut-il point arpenter la magnifique allée de tilleuls, encore debout aujourd'hui, seul vestige de l'ancien parc. Il y a là une table de pierre verdie sur laquelle on aime à penser que cet homme étrange s'accoudait quand il songeait à son rival et que, du fond de sa retraite, il façonnait l'avenir au gré de ses illusions royalistes, comme l'autre, dans son Olympe des Tuileries, au caprice de son ambition.

Cette existence d'oisiveté et de recueillement dura plus de quinze mois. Depuis la fin de mars 1804, date de son arrivée à Tournebut, jusqu'au jour où il s'en éloigna, il ne paraît pas que d'Aché reçut d'autre visite que celle de la dame Levasseur, de Rouen, qui, s'il fallait en croire certain rapport de police, aurait été simultanément sa maîtresse et celle de Raoul Gaillard. A la vérité, elle était une amie dévouée des royalistes auxquels elle avait rendu de signalés services[46], et c'est par elle que d'Aché, pendant sa réclusion à Tournebut, parvint à se tenir au courant de ce qui se passait en Basse-Normandie. Depuis la pacification générale, la tranquillité y était, en apparence du moins, rétablie ; la Chouannerie semblait oubliée ; mais la conscription n'entrait pas dans les mœurs des classes rurales, et la rigueur avec laquelle elle était appliquée indisposait la population : le nombre des réfractaires et des déserteurs augmentait à chaque réquisition ; protégés par les sympathies des paysans, ils se dérobaient facilement aux recherches ; les gens de la campagne les considéraient bien plus comme des victimes que comme des rebelles et les nourrissaient quand ils pouvaient les accueillir sans être vus. Il y avait là les éléments d'une nouvelle insurrection auxquels viendraient se joindre, si l'on parvenait à réunir et à équiper ces réfractaires, tous les survivants des bandes de Frotté, exaspérés de la rigueur du nouveau régime et des mauvais traitements des gendarmes.

La descente d'un prince français sur les côtes de Normandie devait, dans l'esprit de d'Aché, opérer le groupement de tous les mécontents. Bien persuadé qu'il suffirait d'annoncer à M. le comte d'Artois ou à l'un de ses fils, que leur présence était désirée par les fidèles populations de l'Ouest, pour décider l'un d'eux à passer le détroit, il projetait de se rendre en Angleterre afin d'en porter lui-même à Hartwell l'invitation ; peut-être ne pourrait-on empêcher le roi de prendre en personne la tête du mouvement et de débarquer, le premier, sur la terre de France ; c'était la secrète conviction de d'Aché, et, dans l'ardeur de son crédule enthousiasme, il avait la certitude qu'à l'annonce d'un tel événement, l'Empire de Napoléon s'écroulerait sans qu'il fût besoin de porter un seul coup.

Tel était l'éternel sujet des causeries que Mme de Combray et son hôte entrecoupaient d'interminables parties de cartes ou de trictrac ; dans leur oisiveté fiévreuse, isolés du reste du monde, ignorant tout des nouvelles idées et des nouvelles mœurs, ils se calfeutraient dans leurs illusions et se grisaient de leurs utopies au point de leur donner la couleur d'une réalité. Et, tandis que le proscrit étudiait l'endroit de la côte où, suivi d'une armée de volontaires à panaches blancs, il irait recevoir Sa Majesté, la vieille marquise mettait la dernière main à la disposition des appartements depuis longtemps préparés pour abriter, sur le chemin de Paris, le roi et sa suite ; même pour perpétuer le souvenir de cette visite, qui devait être la page glorieuse de l'histoire de Tournebut, elle avait fait recrépir et orner d'un fronton l'ancien bâtiment du château que Marillac avait laissé inachevé[47].

Au mois de juillet 1805, après plus d'un an passé dans cette solitude, d'Aché jugea le moment d'agir arrivé : l'empereur allait, partir pour combattre une nouvelle coalition[48] ; le sort des armes pouvait lui être défavorable ; il suffisait d'un échec pour ébranler sur ses bases mal affermies le nouvel Empire que maintenait seul le prestige d'une armée toujours victorieuse. Il s'agissait de profiter de cette chance au cas où elle vint à se présenter. D'Aché devait, d'ailleurs, pour se tenir à portée de la croisière anglaise, se rapprocher du Cotentin ; il comptait, dans cette région, des amis dévoués et savait y trouver des retraites sûres ; de son côté, Mme de Combray, prenant prétexte de la foire de Saint-Clair qui se tenait, chaque année, à la mi-juillet, aux environs du château de Donnay, pouvait, sans donner prise aux soupçons, conduire son hôte jusqu'au-delà de Falaise. On résolut donc de se mettre en route et, le 15 juillet 1805, la marquise quittait Tournebut avec son fils Bonnœil, dans un cabriolet que menait d'Aché vêtu en postillon[49].

C'est en cet équipage qu'entrait en campagne, sans autre ressource que son courage et sa foi royaliste, cet homme dont le rêve était dé changer la face du monde ; et l'on songe, malgré soi, en présence de cette héroïque candeur, au départ du héros de Cervantès, quittant un beau matin sa gentilhommière, muni d'une vieille rondache et couvert d'une armure démodée, pour aller, poussé par une folie sublime, prendre le parti des opprimés et déclarer la guerre aux Géants.

 

 

 



[1] Il fut exécuté à Paris le 10 mai 1632.

[2] Madeleine Hubert, après la mort de son premier mari, Gouin de Brunelle, avait épousé en secondes noces M. Ledain d'Esteville.

[3] Note d'Acquet de Férolles. Archives de la famille de Saint-Victor.

[4] Jean-Louis-Alexandre-César Hélie de Combray, chevalier de Bonnœil, né à Falaise le 6 juillet 1762.

[5] Armand-Timoléon de Combray, né à Falaise en 1764.

[6] Archives de la famille de Saint-Victor.

[7] Louise-Geneviève Hélie de Combray, née en septembre 1765, mariée le 19 septembre 1787.

[8] Extrait des registres de la paroisse Saint-Gervais de Falaise : le mercredi 21e jour de juillet 1773, a été baptisée par nous curé de cette paroisse, Caroline-Magdelaine-Louise-Geneviève, née le même jour du légitime mariage de Messire Jean-Louis-Armand-Emanuel Hélie de Combray, seigneur et patron de Combray, Donnay, Bonnœil et autres lieux, et de noble dame Geneviève Gouin Brunelle.....

[9] Rapport du préfet de la Seine-Inférieure au Conseiller d'Etat Réal, 26 février 1808. Archives nationales, F7 8172.

[10] Nous soussignées, directrisse (sic) de la maison d'éducation des Nouvelles Catholiques de Caen, et Mme de Ranville, religieuse dudit convent, attestons à qui il appartiendra que la demoiselle Marie-Louise-Caroline iléite de Combray a été en pension dans notre communauté pendant six années entières avec une femme de chambre pour la soigner et ce, à raison de 700 livres par an ; nous attestons en outre que, pendant ces six années, elle a eu continuellement des maîtres d'agrément de toute espèce et de différentes langues. Archives de la famille de Saint-Victor.

[11] Note de Mme de Combray. Archives de la famille de Saint-Victor.

[12] Lettre de Timoléon de Combray à sa sœur. Archives de la famille de Saint-Victor.

[13] Note de Timoléon de Combray. Archives de la famille de Saint-Victor. — Ce réfractaire s'appelait Roux-Deslandes, et fut condamné plus tard, dit Timoléon, aux galères pour fabrication de faux billets de banque.

[14] Note de Timoléon de Combray. Archives de la famille de Saint-Victor.

[15] Il était de Saint-Cyr-la-Lande (Deux-Sèvres). Voici son acte de baptême : Aujourd'hui, 9 novembre 1760, a été baptisé Louis, fils légitime de Messire Jacques-François Acquet, chevalier seigneur d'Hauteporte, de Férolles et autres lieux, chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, et de dame Jeanne-Paule Cordier, ses père et mère, ledit Louis, né d'hier. Parrain : messire Louis de Losjle, prêtre doyen et curé d'Oyron ; marraine : demoiselle Louise-Charlotte Acquet, sa sœur, qui a déclaré ne savoir signer.

[16] Son dossier n'existe aux archives du ministère de la Guerre que sous la forme d'une chemise vide de toutes pièces. On relève le nom d'Acquet de Férolles dans l'État militaire de la France comme sous-lieutenant, puis lieutenant de Brie-Infanterie, 1782 à 1791. A cette dernière date le régiment était, en effet, à Lille. Acquet figure également sur les contrôles du régiment de Brie.

[17] ... Il avait été bien auparavant condamné à vingt ans au château de Saumur, pour un fait si honteux qu'il faut le taire. Note de Bonnœil. Archives de la famille de Saint-Victor. Bonnœil exagère : sur les contrôles du régiment de Brie, aux archives du ministère de la guerre, on trouve, au nom d'Acquet, cette mention : 10 juillet 1780 — condamné par le tribunal à trois ans de prison à Saumur.

[18] ... Il fait conduire le nommé Mercié, garde du duc de Bouillon, demeurant à Sainte-Marguerite-des-Beaux, prés Breteuil, à un endroit écarté de la forêt où il le fait massacrer ; et, comme le fils de ce Mercié vint pour dégager son père, il ordonna, de sang-froid, à Gérard Saint-Helme, son second — ce Saint-Helme, dit Gérard, a été fusillé à la suite de cette affaire-là à Rouen, il y a six ou sept ans — de s'en débarrasser ; mais comme une telle barbarie répugnait à la troupe, composée pour la plupart de jeunes réquisitionnaires égarés, on dit qu'il le tua lui-même d'un coup de sa carabine...

Note de la main de Bonnœil. Archives de la famille de Saint-Victor.

[19] Il a cherché à avoir des renseignements sur la fortune... Note de Bonnœil.

[20] Cette pièce étrange se trouve dans les Archives de la famille de Saint-Victor ; l'acte n'est signé que des seuls contractants et non point des amis et parents dont le consentement semble y être annoncé. Mme de Combray signe Charlotte : ce prénom qui ne figure pas à son acte de baptême était sans doute celui qu'on lui donnait familièrement. — Voir à l'appendice, 1.

[21] Extrait des actes de l'état civil de la commune d'Aubevoie (Eure) : Ce jourd'hui, 26 vendémiaire de l'an V (17 octobre 1796)... est comparu le citoyen Louis Acquet, domicilié en cette commune, lequel, accompagné du citoyen Claude Pottier, bourgeois, domicilié en cette commune et de la citoyenne Marie-Françoise Lambert de Chalange, domiciliée au Petit-Andelvs, canton dudit lieu, lesquels m'ont déclaré que la citoyenne Louise-Charlotte de Combray, domiciliée en cette commune, épouse du citoyen Louis Acquet, est accouchée hier, 6 une heure après-midi, d'une enfant femelle, laquelle m'a été représentée, et à laquelle ils ont donné le nom de Charlotte.

[22] Acquet s'installa à Donnay au mois de frimaire an VI (décembre 1797).

[23] Mémoire pour MM. Hélie de Bonœil et Hélie de Combray, à Falaise, de l'imprimerie de Brée frères, en 1806.

[24] Nous n'avons pu trouver trace de la naissance de cette seconde fille qui s'appelait Marie-Henriette-Clémentine. Une troisième fille, Marie-Céline-Octavie, naquit plus tard, en 1801. Nous retrouverons ces trois enfants.

[25] Archives de la famille de Saint-Victor.

[26] Archives de la famille de Saint-Victor.

[27] Procès-verbal de Jacques-François Bottet, juge de paix du canton d'Harcourt. 7 nivôse an XII.

[28] On pense qu'un souterrain unissait le grand au petit château, et la découverte assez récente d'une sorte de cave sous la pelouse du parc actuel donnerait du poids à cette opinion.

[29] Le 11 prairial an VI (30 mai 1798), vente par le citoyen Hue à la citoyenne Gouin, veuve Hélie. — Henry-Guillaume Hue demeurant en la commune de Bougy (Calvados) vend à Geneviève Gouin, veuve du citoyen Armand-Emmanuel Hélie, demeurant à Rouen, rue du Champ-des-Oiseaux, n° 36, une maison de propriétaire, cour, jardin et petite ferme... le tout situé en la commune d'Aubevoie, près Gaillon ; ladite petite ferme contenant, tant en maison, bâtiments, terres et vignes, cotaux, masure, labour et bois taillis, environ huit acres, y compris la maison de propriétaire. Cette vente est de huit mille francs de principal que ledit citoyen Hue reconnaît avoir reçu ce jour, en espèces d'or et d'argent ayant cours, de ladite veuve Hélie...

Archives du greffe de la Justice de paix de Gaillon.

Quelques années plus tard, en juin 1806, Mme de Combray, ne sa réservant que le petit château proprement dit, donna à bail pour trois ans, à Claude Bachelet d'Aubevoie, les terres, bois et vignes qui en dépendaient.

[30] Interrogatoire de Jean-Henry Soyer, 31 octobre 1808. Archives du greffe de la Cour d'assises de Rouen.

[31] Catherine Querey, âgée de trente-sept à trente-huit ans (en 1807), née à Fromanville, près de Pont-Audemer. Archives du greffe de la Cour d'assises de Rouen.

[32] Nicolas Châtel, né à Saint-Cyr-du-Vaudreuil, âgé de vingt-six ans (en 1807). Archives du greffe de la Cour d'assises de Rouen.

[33] J'avais loué une maison qui leur était consacrée et où ils trouvaient toutes les caches nécessaires à leur sûreté. Lettre de Mme de Combray au roi Louis XVIII, Archives nationales, F7 8170.

[34] Rapport du Préfet de la Seine-Inférieure. Archives nationales, F7 8172.

[35] La note de la Sicotière sur Margadel est très confuse. Voir de préférence, sur ce personnage, un passage des Mémoires d'Hyde de Neuville, t. I, p. 284.

[36] Faites-vous rendre compte de tous les individus qui sont logés chez Coutat, restaurateur, en face de la rue de Chartres... c'est dans cette maison que logeait Margadel. Faites une recherche rigoureuse dans cette maison. C'est là que s'adressaient autrefois les lettres du Comité anglais.

Archives de la Préfecture de Police. Affaire du 3 nivôse.

[37] Le peu de ressources qui nous restait encore était consacré à sauver du glaive vos fidèles serviteurs et j'ai eu à regretter le chevalier de Margadelle, Raoulle, Tamerlan et le jeune Tellier... Lettre de Mme de Combray à Louis XVIII.

[38] Quand Saint-Réjant, l'auteur et la victime de la machine infernale de la rue Saint-Nicaise, vint à Paris pour préparer son crime, il arrivait d'une localité du département de l'Eure qu'il s'obstina à ne point désigner : on sut seulement qu'il était monté en route dans une voiture publique venant d'Evreux. Pour se loger, il prit le premier nom qui lui passa par l'esprit et ce fut celui de Soyer, le nom de l'homme de confiance de Mme de Combray. Il n'est pas interdit de supposer que sa dernière étape avait été Tournebut.

[39] La fréquence de ces arrestations de diligences affolait la police de Paris : dans les cartons de documents relatifs à l'affaire du 3 nivôse, on trouve aux Archives de la préfecture de police, la note que voici : — Le vol des diligences et de tous les fonds publics s'organisait chez Bourmont, sous la direction du ci-devant chevalier de Luxembourg et de Malartic, demeurant rue Florentin, en entrant par la rue Honoré, le premier hôtel à gauche.

Les êtres secondaires chargés de l'exécution de cet infamie brigandage sont les particuliers dont les noms suivent :

— Charles Godet, à Paris.

— Les deux frères Le Pelletier, qui restent du côté d'Avranches.

— Daguerre le jeune (sic), à Paris.

— Carlos Sourdak (sic), à Paris.

— Bernard Sourdak, rue des Augustins.

— Godin, hôtel où a logé l'Empereur.

— Le petit Alexandre, à Paris.

— Et Chappedelaine, hôtel de Mayenne, rue du Four-Honoré.

On entretenait, pour l'exécution de ces horribles forfaits, une trentaine d'hommes qui recevaient 60 francs par mois et le vêtement : ces hommes n'ont aucun domicile.

Le dépôt de tous les secrets de cette société se trouve, rue Neuve-Sainte-Catherine, maison d'un tonnelier, chez les filles Frémillion, au quatrième, sur le derrière, dans un cabinet mansardé dans lequel se trouve une cache qui n'est connue que des demoiselles en question. Ces filles doivent aussi être dépositaires du secret de l'infernale agence anglaise.

Dans tous les cas on ne risque rien de fouiller tout le corps de logis du derrière de la maison habitée par les demoiselles Frémillion et une dame au premier, amie intime de Sourdak le père.

Archives de la préfecture de police. Affaire du 3 nivôse.

On peut consulter aussi, sur les attentats que nous venons d'énumérer, les notes de la Sicotière. Voir Frotté et les insurrections normandes, t. II, pp. 290, 457, 647, 640, etc.

[40] Rapport du préfet de la Seine-Inférieure à Réal, Archives nationales, F7 8172.

[41] Mme de Combray m'a parlé d'une cachette dans le grand château, mais sans me la faire voir, en me disant qu'elle avait servi à retirer Deslaurières (d'Aché) après l'affaire de Georges, à Paris. Interrogatoire de Lefebvre, 22 août 1808. Archives du greffe de la Cour d'assises de Rouen.

[42] Bulletin de police du 11 vendémiaire an XIII (3 octobre 1804). Alexandrine d'Aché : une pièce déposée à la Cour criminelle prouve que le sieur Daché, son père, était un des conspirateurs, et que sa famille était initiée dans le secret du complot. On sait, d'ailleurs, que cet individu était lié avec Raoul Gaillard et qu'il s'était réuni à Georges dans le dernier voyage que ce chef de brigands a fait à la côte. Surveiller la demoiselle de passage à Paris et qui pourrait avoir pour but de suivre une nouvelle intrigue ou de donner des soins à son père qui y serait caché. Continuer à rechercher celui-ci dont on donne le signalement. Archives nationales, AFIV 1491.

[43] Jeanne-Louise d'Aché, née Roquefeuille, Renée-Louise d'Aché, Caqueray dit De Lorme et Michel-Louis-Placide d'Ache, dont vous m'avez ordonné la mise en liberté, ont pris leurs passeports. Leur départ a été surveillé, les trois premiers sont partis pour Saint-Clair, près Gournay, l'autre pour Rouen. Rapport à Réal, 10 juillet 1804. Archives nationales, F7 6397.

[44] Interrogatoire de Placide d'Aché, 31 octobre 1808. Archives du greffe de la Cour d'assises de Rouen.

[45] Rapport du préfet de la Seine-Inférieure. Archives nationales, F7 8112. Il est possible que d'Aché utilisât depuis longtemps ce surnom. Nous avons rencontré dans les Archives de la famille de Saint-Victor un diplôme de franc-maçon au nom du F. de Lorière, daté de l'an de la vraie lumière 4186. Peut-être est-ce là un document laissé par d'Aché à Tournebut et qu'avait conservé Mme de Combray.

[46] Elle était chargée, dit-on, de la correspondance avec l'Angleterre. Rapport du préfet de la Seine-Inférieure. Archives nationales, F7 8172.

[47] Cette nouvelle façade, en regard de la Seine, portait, au fronton, la date de 1804.

Titres de la propriété communiqués par Mme Le Villain, propriétaire actuelle du domaine de Tournebut.

[48] La police s'étonna, plus tard, que d'Aché eût été informé, avant même notre gouvernement, des préparatifs de la coalition et qu'il eût quitté Tournebut deux mois avant que l'Empereur quittât les Tuileries. On en concluait qu'il était très informé des projets de l'Angleterre et qu'il y avait des correspondants.

[49] Rapport du préfet de la Seine-Inférieure. Archives nationales, F7 8172.