MONSIEUR DE CHARETTE

LE ROI DE VENDÉE

 

CHAPITRE IV. — L'ANNEAU DE GYGÈS

RÉCIPROCITÉ — COALITION ÉPHÉMÈRE — QUELQUES PROCONSULS — LA FAILLITE DE LA TERREUR.

 

 

I. — RÉCIPROCITÉ

 

ET Charette ? — Il circule dans ce pays enserré, traversé, fouillé, occupé par 20 colonnes ennemies, de 1.000 à 1.500 hommes chacune. Il s'y meut, suivi de sa bande, de ses convois, de ses traînards aussi effrontément que s'il en était le seul maître incontesté. C'est là, sans nul doute, à quoi un illustre poète fit allusion quand il parla du miracle de la Vendée ; de lait, cette échappée perpétuelle, cette invisibilité, sont inexplicables. Si l'on trace sur une carte à grande échelle le parcours des légions dévastatrices de Turreau, on obtient un lacis de lignes qui se rejoignent, se mêlent et s'entrecroisent de façon à n'épargner aucune localité de la région : comment, dans les mailles de ce filet, Charette conservait-il sa liberté de mouvement ? Comment parvenait-il à disparaître quand il le jugeait à propos pour ne se montrer qu'à sa volonté, toujours à l'improviste, et sur le point où on l'attendait le moins ? Il fallait que sa résistance personnelle fût surhumaine, que ses hommes fussent de fer, pour prolonger, durant des mois, sur l'étroit espace où ils se mouvaient, cette prodigieuse partie de cligne-musette contre des partenaires puissamment armés et, sinon connus, du moins réputés pour leur expérience stratégique.

Le 20 mars, au soir de sa victoire des Clouzeaux, il est à la Bésilière ; le lendemain, avec toute son armée et celle de Joly, il se trouve aux environs de la forêt de Gralas, et cantonne à l'Étaudière, hameau situé à une demi-lieue au nord de Saint-Denis-la-Chevasse. Il s'arrête là durant une quinzaine de jours, sans que sa présence y soit signalée, sans que ses incursions de ravitaillement dans les villages environnants soient dénoncées aux vingt généraux de la République qui courent à sa poursuite et rivalisent à qui le prendra.

A l'Étaudière, Charette reçoit un message de Pageot, l'engageant à se réunir à lui, pour s'emparer de Challans. Pageot, on ne l'a pas oublié peut-être, est ce marchand de volailles qui, depuis le début de l'insurrection, tient la campagne dans le Marais ; dur, cruel même, bouffi de vanité, il est, au demeurant, très attaché à Charette ; il occupe actuellement le gros bourg de le Perrier, à une lieue de la côte. Pour le rejoindre, c'est tout le pays à traverser : Charette n'hésite pas. Le 5 avril il se met en route, suivi de 1.500 hommes, bien refaits par un répit de deux semaines. Palluau, Aizenay, Legé sont occupés par des garnisons bleues ; les routes sont sillonnées par des corps de troupes ; de forts détachements républicains cantonnent dans les villages de quelque importance. N'importe : Charrette évitera tous ces obstacles sans même être aperçu ; par les Lues en ruines, Saint-Étienne-du-Bois, Grand'Lande et Froidfond, il est rendu, en deux jours, aux abords de Challans ; il n'a pas rencontré une patrouille.

Challans est défendu par une garnison de 500 hommes ; en abordant la ville, les Vendéens poussent des cris furieux qui jettent la terreur chez les habitants ; la panique gagne les militaires ; on se bouscule à qui fuira, au plus tôt, par la route des Sables ; Challans va être pris sans coup férir ; mais quelques gendarmes, escortant un convoi, sont aperçus passant sur le grand chemin de la Garnache ; le bruit se répand que c'est une colonne de secours, arrivant de Nantes, avec des canons ; et les paysans, déjà vainqueurs, rebroussent chemin à toutes jambes vers Froidfond. Des cavaliers bleus, sortis de la ville, les poursuivent et hâtent leur déroute qui ne prend fin qu'à cinq lieues de là, dans la forêt de Touvois où ils se réfugient. Charette les y rejoint ; mais il ne veut pas rester sur cette déception, et, avec ses cavaliers, il pousse jusqu'à Saint-Philbert de Grand-Lieu, — trois lieues encore, — où un détachement républicain lui est signalé. Saint-Philbert est en ruines ; de nombreux cadavres, à demi consumés, pourrissent sans sépulture ; une centaine de bleus, dont beaucoup sont, ivres, campent dans les maisons dévastées. Les Vendéens égorgent tout, sauf un incendiaire qu'ils s'apprêtent à griller vif. Charette s'oppose à cette effroyable représaille, et fait fusiller l'homme en sa présence.

Il revient à la forêt de Touvois et se loge au hameau de la Rivière, dans une grande ferme qui touche aux bois, à un quart de lieue, à peine, du monastère du Val-de-Morière, où trois mois auparavant, il a connu quelques jours de repos. Le 10, il se remet en route pour une longue randonnée ; il prétend châtier l'un des plus riches bourgs de la Basse-Vendée, les Moutiers-les-Mauxfaits, dont les habitants, depuis le début de la Révolution, se sont montrés fervents sans-culottes ; la jeunesse s'y est formée en compagnie franche pour résister aux rebelles ; et, chose extrêmement rare en Vendée, la Constitution de 1793 y a été adoptée à l'unanimité ; même, en février, la population des Moutiers, assemblée en foule, dans sa ci-devant église, devenue Temple de la Vérité, a solennellement abjuré sa superstitieuse et intolérante religion catholique et juré de ne reconnaître aucun culte que celui de la philosophie républicaine et de l'amour de la patrie. C'est ce scandale dont Charette veut tirer vengeance ; il a promis à ses soldats le pillage de cette ville renégate, respectée bien entendu par les colonnes infernales, et qui a poussé la frénésie révolutionnaire jusqu'à changer son nom en celui de Moutiers-les-fidèles. Mais Moutiers-les-fidèles est loin ; pour l'atteindre, vingt lieues de pays à parcourir ; en outre, ce bourg jacobin est situé entre les Sables où commande Dutruy et Luçon, où commande Huché. Jamais Charette n'a étendu jusque-là ses expéditions et celle-ci menace de mal finir.

Par un long détour, — la Rocheservière, Saint-Sulpice, la forêt de Gralas, Saligny, le Poiré-sur-Vie, Venansault, les Clouzeaux et Nieul-le-Dolent, Charette et sa tribu errante abattent en deux jours et deux nuits la rude étape. On a évité ainsi Legé, Palluau, Challans et la Roche-sur-Yon.- On est en pays découvert et il faut faire vite. L'arrivée des brigands, qu'ils n'ont jamais vus, cause aux gens des Moutiers une surprise désagréable ; mais ils sont résolus et bien gardés : 800 hommes de troupes, que renforcent bravement tous les citoyens disposant d'une arme ; la défense est énergique ; l'attaque est irrésistible ; l'entrée de la ville est bientôt forcée et la garnison se replie vers le Talmondois. Les Vendéens se ruent au sac des maisons ; les habitants pris en armes, sont massacrés ; le juge de paix, Denogent, le receveur de l'enregistrement, Bonnamy, fusillés ; les citoyennes brutalisées ; Moutiers-les-fidèles va connaître à son tour lés horreurs de la dévastation quand, au plus fort du pillage, les trompes sonnent soudain le rassemblement. Les bleus reviennent-ils ? Non. Charette redoute pour ses hommes l'ivresse qui suivra inévitablement la conquête ; il n'a pris que le temps de charger, sur des voitures, une provision de farine et des tonneaux de vin, et déjà il entraîne sur la route de retour, sa troupe et son butin. A marches forcées, il regagne les environs de Legé ; il sera aux abords de Nantes avant que les garnisons des Sables et de Luçon soient informées de son incursion dans leurs parages.

 

Ainsi, du côté des Vendéens, comme de l'autre, la guerre est maintenant sans merci ; plus de prisonniers ; le massacre et le vol sont la loi commune. Depuis qu'on écrit l'histoire des néfastes guerres de l'Ouest, les chroniqueurs, suivant leur parti pris, se sont efforcés d'imputer au camp adverse l'initiative de ces atrocités : les écrivains anti-royalistes, s'inspirant des documents officiels, passent sous silence les exploits des colonnes infernales et s'étendent complaisamment sur les excès commis par les paysans révoltés ; les apologistes de la Vendée, suivant la même tactique, recueillent de préférence les traits de barbarie attribués aux phalanges républicaines et insinuent que les soldats de l'armée catholique et royale n'imitèrent leurs ennemis qu'à titre de représailles. Si l'on parvenait à dresser le bilan des tueries, le nombre des victimes vendéennes dépasserait de beaucoup celui des pertes subies par les armées républicaines. Ce n'est pas que la rage fut moindre chez les royalistes ; mais, opérant dans un pays dont la population était généralement acquise à leur cause, ils trouvaient moins d'ennemis à sacrifier et n'avaient, sauf exception, à exercer leur vengeance que sur les malheureux soldats capturés dans les combats. Encore ne les voit-on systématiquement impitoyables qu'après qu'ils eurent appris les grandes exterminations d'outre-Loire, les 10 ou 15.000 cadavres que l'armée de La Rochejaquelein laissa sur la route du Mans à Savenay, les 6.000 Vendéens tombés à Savenay même, les 5.000 noyés de Carrier, et tous ceux que, par milliers encore, les commissions militaires et lés tribunaux improvisés livrèrent à l'échafaud ou à la fusillade.

A Thouars, à Saumur, les chefs de la grande armée vendéenne avaient renvoyé indemnes les soldats de la République qui déposaient leurs armes ; dans cette dernière ville, le nombre de ceux tombés entre leurs mains s'élevait à 11.000 : ils furent rendus à la liberté, après qu'on eût pris la précaution de leur raser la tête afin de les reconnaître en cas de nouvelle capture ; même, — soit dit en passant, — Santerre se plaignait que beaucoup de ses soldats, peu désireux d'aller au feu, se coupassent eux-mêmes les cheveux, et alléguassent qu'ayant été pris et relâchés par les brigands, l'honneur leur interdisait de servir désormais dans une pareille guerre. En semblable matière, le moyen sûr d'approcher de la vérité, est celui adopté par Wallon dans son histoire des Représentants en mission : ne prendre à chaque parti que le bien qu'il a dit de ses adversaires ou le mal dont il a fait l'aveu pour soi-même. Or les révélations de ce genre ne manquent pas : — c'est d'abord le représentant du peuple Lequinio, peu suspect de sympathies vendéennes, écrivant : Lors de la prisé de Fontenay, les chefs des rebelles recommandaient partout le bon ordre et employaient le simulacre hypocrite de la sagesse et de la bonté pour se faire des partisans ; c'est Gracchus Babeuf, communiste de marque, constatant : Jamais on n'a dit des Vendéens qu'ils aient commis des rapines ou des excès... Leurs bandes vivaient aussi frugalement qu'autrefois les hordes gauloises, au rapport de César... ; c'est le général républicain Danican déclarant — que les royalistes ont fait plus de 30.000 prisonniers qu'ils renvoyaient tondus ; ils n'ont commis de cruautés qu'après que nous leur en avons donné l'exemple en les empoisonnant et en massacrant les malades dans leurs lits ; c'est l'adjudant général Rouyer, qui se distingua plus tard à Marengo, devint baron de l'Empire et chevalier de Saint-Louis à la Restauration, mandant au ministre de la Guerre, en décembre 1793 : Il est de fait que les Vendéens eux-mêmes demandent qu'on fasse des prisonniers, au point que, malgré que nous fusillions tout, blessés, malades aux hôpitaux, ils nous ont renvoyé de nos malades que nous avions été forcés de laisser derrière nous ; c'est le conventionnel Philippeaux, un dantoniste, avouant que les brigands n'ont pas commis plus de barbaries que nos soldats ; l'habitant des campagnes a pu douter qui, des uns ou des autres, étaient les plus cruels....

On se reprocherait de ne point citer ici l'opinion d'un historien sérieux, mais partial, qui, prenant thème des écrits de Philippeaux, proclame, en un étonnant pathos que si la Révolution n'est pas restée calme et rayonnante c'est qu'elle trouva dans l'interminable insurrection catholique royaliste de la Vendée le principal aliment de ses atrocités fatales ; parce que ces brigands récitaient leurs prières soir et matin, portaient un chapelet, un reliquaire (sic), un petit cœur de drap blanc ou rouge, leur rébellion fut l'une des principales causes de la triple catastrophe de l'Hébertisme, du Dantonisme et du Robespierrisme ; c'est sur eux que retombe la responsabilité de la Terreur, du Tribunal révolutionnaire, des Commissions militaires..., celle aussi de la persécution religieuse, car c'est le spectacle d'une population entière égarée par les prêtres qui inspira au citoyen Momoro l'idée de déchristianiser la France.

Pour quitter les exégètes que l'esprit de parti fait déraisonner et revenir aux témoins oculaires dont la véracité est moins suspecte, il faut mentionner encore certain message adressé à la commission républicaine de Doué par des soldats bleus prisonniers des Vendéens : Nous avons été conduits, écrivaient-ils, dans une communauté de Bénédictins à Mortagne. C'est avec un vrai plaisir que nous publions les procédés honnêtes et humains que nous avons reçus et que nous recevons chaque jour des généraux, et commandants de l'armée des catholiques. Nos blessés et nos malades sont aussi bien traités qu'ils pourraient l'être dans un hôpital militaire ; nous sommes persuadés que vous traitez de même les prisonniers que vous avez.... Lettre dictée, dira-t-on, tracée sous la menace de cruels traitements ; — c'est possible ; mais personne ne forçait la main de Savary, attaché à l'état-major républicain, ami de Kléber et guide de l'armée de Mayence, lorsqu'il consignait dans son grand recueil de documents, qui reste l'une des plus importantes sources de l'histoire des guerres de Vendée, ses impressions de prisonnier ; — il séjourna en cette qualité, durant un mois au camp royaliste. Or il fut témoin d'une scène émouvante ; les chefs vendéens, avisés de la façon dont les bleus traitaient les brigands, discutaient s'il n'était pas de bonne politique d'user de représailles en mettant à mort les prisonniers capturés : Pendant ce temps-là, un spectacle fort extraordinaire s'offrait aux regards : la cour était environnée de paysans de la contrée, à genoux, les mains jointes, priant le bon Dieu de ne pas permettre qu'on égorgeât les prisonniers. Et Savary, honnêtement, ajoute : On retrouve ici l'homme de la Vendée abandonné à lui-même.

Nul n'ignore que Bonchamp, commandant une division de paysans angevins, blessé à mort devant Cholet, le 17 octobre 1793, implora et obtint de ses collègues, avant d'expirer, la grâce des 4.000 soldats républicains capturés au cours de la bataille ; un remarquable monument, dû au ciseau de David d'Angers, commémore cette noble action à l'endroit même où mourut le chef vendéen. Ces 4.000 hommes, mis en liberté, rejoignirent leur corps, tout joyeux, proclamant pour leur libérateur, Bonchamp, prêt à rendre le dernier soupir : — il faut, notait un officier bleu, avoir entendu le récit de leurs peines, de leurs espérances, enfin l'expression de leur reconnaissance, pour s'en faire une idée. Ce beau trait, dont notre Histoire se fait honneur, déplut aux représentants du peuple ; l'un d'eux, — un brave, pourtant, Merlin de Thionville, qu'on s'étonne de voir à ce point aveuglé par l'esprit de parti, communiquait là-dessus ses impressions ; les voici : Les lâches ennemis de la Nation ont, à ce qui se dit, épargné plus de 4.000 des nôtres.... Le fait est vrai, car je le tiens de plusieurs d'entre eux. Quelques-uns se laissaient toucher par ce trait d'incroyable hypocrisie. Je les ai pérorés et ils ont bientôt compris qu'ils ne devaient aucune reconnaissance aux brigands. Mais comme la Nation n'est pas encore à la hauteur de nos sentiments patriotiques, vous agirez sagement en ne soufflant pas un mot sur une pareille indignité. Des hommes libres acceptant la vie de la main des esclaves ! Ce n'est pas révolutionnaire. Il faut donc ensevelir dans l'oubli cette malheureuse action. N'en parlez pas, même à la Convention. Les brigands n'ont pas le temps d'écrire ou de faire des journaux ; cela s'oubliera comme tant d'autres choses. Les quatre conventionnels, collègues de Merlin, faisaient mieux ; dans leur rapport officiel, ils se donnaient comme étant les libérateurs : Indépendamment de tous les prisonniers délivrés à Mortagne, Châtillon, Cholet et Beaupréau, nous en avons arraché des bras de l'ennemi 5.500 à Saint-Florent. C'est à croire que ces délégués du Comité de Salut public avaient reçu pour tâche d'exaspérer les haines et de retarder par tous les moyens la réconciliation.

 

Les efforts tentés par les chefs vendéens pour ramener la guerre à des procédés plus humains, telle qu'elle doit être entre belligérants civilisés, devaient donc se heurter à la fanatique intolérance des représentants : une mesure de clémence était d'avance par ceux-ci taxée d'embûche : Choudieu et Richard n'admettaient que la félonie chez tout adversaire qui ne partageait pas leurs opinions jacobines : Les brigands affectent envers nos prisonniers une fausse humanité ; ils nous les renvoient souvent avec une simple défense de porter les armes contre la religion et le roi. L'un des agents du Comité du Salut public est du même avis, — c'est un mot d'ordre : Depuis quelque temps les brigands traitent mieux nos prisonniers et nos blessés ; mais on n'est pas dupe de cette perfide politique. Benaben, commissaire du département de Maine-et-Loire, après avoir constaté quelques faits à la louange des rebelles, conclut : Ils ont donc peur puisqu'ils commencent à être humains. Tous ces missionnaires de la Convention ne cessaient, d'ailleurs, d'aviver le souvenir du fameux massacre de Machecoul, dans les premiers jours du commandement de. Charette, massacre où périrent cent républicains et qui, comme on l'a vu au début de ce récit, est imputable, non à Charette, mais à Souchu. On a trop oublié, du reste, que cette exécution répondait à celle de 500 royalistes, fusillés par les bleus à Pornic, ainsi que la Convention en fut avisée dans sa séance du 31 mars 1793. On incriminait également Charette de la tuerie des 180 habitants de Noirmoutier, passés à Bouin par les armes ; or c'est Pageot qui donna l'ordre de les mettre à mort, et c'est le commandant royaliste de l'île, Dubois de la Pastelière, qui les lui avait expédiés. Carrier, l'exécrable noyeur, n'a-t-il pas renchéri, lui aussi, sur les forfaits de Charette, quand, devant le Tribunal révolutionnaire, espérant sauver sa tête, il ressasse encore les boucheries de Machecoul où les brigands, dit-il, hachèrent et mirent en pièces 800 patriotes ? Le chiffre a grossi de mois en mois depuis l'événement, mais jamais encore il n'avait atteint cette ampleur ; et l'inventeur des bateaux à soupapes n'est plus à croire, quand, pensant se justifier, il décrit les raffinements des divers supplices auxquels auraient succombé ces malheureux : on les enterra demi-vivants ; on laissa hors de terre et à découvert leurs bras et leurs jambes, on lia leurs femmes, on les cloua vives, ainsi que leurs enfants, aux portes des maisons.... La cruauté des Vendéens était, d'après lui, d'une ingéniosité satanique : ils suspendaient les patriotes par les pieds, et allumaient un brasier sous leurs têtes ; ils leur mettaient des cartouches au nez et à la bouche, les enfournait pour les cuire, leur coupait le nez, les mains, les pieds et les laissaient agoniser ainsi lentement dans de noirs cachots. Il se complut au tableau de ces effroyables imaginations, jugeant y trouver une excuse. Mais qui donc, si ce n'est Michelet, ajouta foi aux dires de Carrier ? Pourtant, tout cela fut ramassé et l'on en composa une légende que contredisent non seulement les documents authentiques mais encore la simple vraisemblance ; elle subsiste encore cette légende et a cours dans certains milieux ; c'est à Charette qu'on l'applique, attribuant ainsi les abominations des Grignon et des Huché au partisan qu'ils ne parvinrent pas à vaincre.

Il est invraisemblable, en effet, que ces paysans, si entichés de dévotion et de pratique religieuses soient restés fidèles à leur général s'il violenta leurs croyances en leur imposant une besogne de tourmenteurs et d'assassins. Rien ne les retenait à lui qu'une admirative et volontaire soumission : ce sentiment eût-il été durable si Charette s'était conduit en bourreau ? On a vu quelle démoralisation, quelle rapide désuétude de la discipline produisirent dans l'armée régulière de Turreau une seule décade de pillage et d'égorgement ; pour que -la troupe de Charette gardât durant trois années pleines sa cohésion et le respect de ses chefs, c'est donc qu'elle n'était pas une simple horde de bandits autorisée à tous les excès. Sans doute fut-elle sans pitié quand la guerre de ses adversaires devint sauvage ; sans doute, dès Torfou voit-on Charette proposer aux chefs de la grande armée de ne plus faire de prisonniers ; mais on voit aussi que cette proposition resta lettre morte puisque, trois jours plus tard, à Saint-Fulgent, sept cents bleus étaient capturés et emmenés par des femmes dans les dépôts de Mortagne ou de Châtillon. Un autre et dernier indice de la modération personnelle de Charette est le choix qu'il fit, pour général en second, du chevalier de Couëtus ; parmi les farouches figures de Joly, de Pageot et autres, Couëtus se distinguait par une aménité, une douceur bien rares chez un chef de révoltés ; ancien officier, aimé et obéi de ses paysans, il ne cessait de leur prêcher la clémence envers les bleus prisonniers, quoique sa femme, prise à l'île de Bouin, comme on l'a dit, eût été guillotinée à Nantes, le 1er février. Si entre tant de chefs plus marquants Charette élut celui-là pour son remplaçant en cas de mort, c'est donc que le plus humain était à ses yeux le plus digne.

 

Aux environs de Vieillevigne où Charette s'était retiré sans dommage après le coup de main sur les Moutiers, il reçut un émissaire de Sapinaud qui, grâce aux colonnes infernales, groupait, à Beaurepaire, près de 2000 paysans fugitifs ; Stofflet, du côté de Maulevrier reconstituait une petite armée, et Bernard de Marigny, — un échappé de Savenay, — recrutait, dans la région de Cerisay, les gars sans foyers, désireux de tirer vengeance des brûleurs de maisons, dévastateurs du pays. Tous trois proposaient à Charette d'unir ses forces aux leurs : par cette fusion on disposerait de 20.000 hommes qui, bien dirigés, débarrasseraient la Vendée de ses envahisseurs.

Charette, désireux de se rendre à leur appel, quitta son cantonnement de Vieillevigne, le 17 avril ; envisageait-il, comme on l'a dit, la probabilité d'obtenir, et cette fois, sans conteste, des trois chefs avec lesquels il allait se trouver réuni, le titre de généralissime ? Dans la situation où se trouvait la Vendée, le commandement suprême d'une armée plus imaginaire qu'effective, pouvait-il tenter l'ambition de qui que ce fût ? Cela paraît improbable ; et pourtant le conflit de gloriole qui naguère divisait les chefs royalistes, allait de nouveau s'envenimer, après quelques jours d'union affectée. Tout d'abord, assagis par les catastrophes, ils s'efforçaient à la conciliation ; l'oubli des rivalités passées paraissait acquis et Charette en donna des preuves : se dirigeant vers l'Anjou, par la Rocheservière, la Copechagnère, Saint-André-Goule-d'Oie, il apprit, en arrivant à Beaurepaire, après avoir passé la Maine, que Sapinaud se trouvait, à une lieue de là, aux prises avec un détachement républicain ; il y court, arrive au moment où la troupe vendéenne recule ; il rétablit le combat, charge par trois fois les bleus qui enfin sont mis en fuite. C'est la seule fois que sur cette longue route, en cette région infestée d'ennemis, il eut l'occasion de combattre.

Et ceci, encore une fois, est inexplicable. Les colonnes infernales étaient partout ; Charette ne les rencontre nulle part ; à chaque pas leur récent passage se révèle ; cadavres pourrissant à même le sol, villages dévastés, métairies brûlées, approvisionnements détruits ou enlevés ; si bien que la misérable armée vendéenne ne peut se procurer des subsistances, et qu'elle avance, dans ce pays ravagé, sans parvenir à se ravitailler : l'heure de la soupe venue, on déterre des racines que l'on fait cuire. Mais d'ennemi, point. Faut-il croire que, grâce à un système d'éclaireurs parfaitement organisé, grâce à une étude approfondie du terrain, grâce aussi à cette sorte de divination qu'acquièrent les perce-forêts, les contrebandiers, tous ceux que talonne un perpétuel danger, Charette parvient à dépister continuellement l'adversaire et à lui dérober sa marche ? Cette invisibilité dont il a le privilège est l'un des plus grands étonnements de ceux qui le traquent. Certains, comme Dutruy, en arrivent à suspecter une sorte de connivence tacite entre le grand brigand et certains généraux de la République, qu'il accuse tout au moins d'insouciance, ne parvenant pas à comprendre comment Charette réussit à jouer aux barres avec les troupes lancées à sa poursuite et à échapper toujours y entre les colonnes composées et commandées comme elles doivent l'être. Un ancien eût expliqué ce prodige par le vieux mythe de Gygès. Gygès était un paysan lydien auquel la Fable attribue la possession d'un anneau enchanté qui lui conférait le pouvoir de disparaître à volonté ; par la magie de ce talisman, Gygès devint roi de Lydie. On songe à ce symbole mythologique en suivant sur les routes de Vendée Charette qui, lui aussi, se rendait invisible, mais avec toute son armée, et sans le secours d'autres talismans que sa témérité clairvoyante, sa surprenante sagacité toujours en éveil ; ainsi devint-il roi de ce petit pays dont il était l'élu et qu'il défendait avec opiniâtreté contre la Révolution.

 

II. — COALITION ÉPHÉMÈRE

 

Continuant avec Sapinaud sa route vers les cantonnements de Stofflet, Charette traversa la Chapelle-Largeau, Moulins, et arriva, le 22 avril au matin devant les ruines du château de la Boulaye, à une lieue au nord de Châtillon-sur-Sèvre, naguère capitale de la Vendée militaire mais où les colonnes infernales n'avaient rien trouvé à détruire, Westermann ayant complètement incendié cette ville au mois d'octobre précédent. Les troupes de Charette et celles de Sapinaud qu'avait rejoint un fort détachement de l'armée de Marigny installèrent leurs bivouacs à la Boulaye ; puis les trois généraux se dirigèrent vers Maulevrier afin d'aller au-devant de Stofflet arrivant de son quartier général de la Brosse, non loin de la forêt de Vezins. On le rencontra à mi-chemin, conduisant un fort contingent de ses paysans, et l'on revint de conserve à la Boulaye où la majeure partie des quatre armées vendéennes se trouvait ainsi groupée.

Stofflet fit à Charette un accueil empressé et, de son côté, celui-ci se montra plein de prévenances envers les officiers angevins. Il retrouvait parmi eux son oncle de Fleuriot, ancien maréchal des logis aux gardes du corps du roi, échappé au désastre de Savenay ; mais il y voyait avec moins de plaisir un ecclésiastique qui, revenant aussi d'outre-Loire, s'était présenté, trois mois auparavant, à son cantonnement du Val de Morière, afin de lui offrir ses services. C'était l'abbé Bernier, ci-devant curé de l'église Saint-Laud d'Angers : court de taille, rouge de figure, de regard louche et de traits disgracieux, dès qu'il parlait sa physionomie s'éclairait du pétillement de l'intelligence. Très instruit, très éloquent, très ambitieux aussi, et miraculeusement doué pour l'intrigue, il avait été froidement reçu par Charette qui l'avait évincé disant : — Un prêtre doit rester à l'autel comme un général à la tête de son armée. Bernier, cherchant gîte, et repoussé de ce côté, s'était enfoncé dans les Mauges et y avait découvert Stofflet sur lequel tout de suite il prit influence. Charette, en le rencontrant là, se trouvait en présence d'un ennemi d'autant plus dangereux que plus habile à déguiser sous des paroles affables son animosité et son ressentiment.

Toutefois comme on se réunissait bien résolu à s'entendre, les quatre généraux et leurs principaux officiers, dont l'abbé Bernier, tinrent conseil le jour même dans les ruines de la chapelle du château de la Boulaye. On décida que tous les dissentiments anciens seraient oubliés ; qu'on n'aurait qu'une âme, qu'une volonté ; qu'on n'entreprendrait rien dans aucune armée sans préalablement avertir les autres armées qui donneraient leur opinion, et que toute opération serait discutée entre les quatre généraux, et votée à la majorité des voix. Tout officier qui contreviendrait à cette décision, quel que fût son grade, serait sans appel puni de mort.

Une méfiance réciproque, est-il besoin de le remarquer, inspirait cette déclaration draconienne ; chacun des quatre redoutant qu'un autre obtint la prééminence : ils se liaient mutuellement, de peur qu'aucun d'eux ne prît le pas par quelque action d'éclat dont la gloire — et le profit, — rejailliraient sur lui seul. Pour plus de solennité, on exigea qu'un serment solennel consacrât l'engagement de vivre désormais unis et soumis ; tous les officiers présents, tirant leur sabre et l'élevant vers les voûtes crevassées de la chapelle où l'on était réuni, jurèrent de rester fidèles à la parole donnée et d'accepter d'avance les terribles conséquences auxquelles les exposait la moindre insubordination. Les quatre sortirent de là, déçus, car trois d'entre eux, manifestement, — Sapinaud était un modeste, — ambitionnaient le titre de généralissime, satisfaits néanmoins qu'il n'eût été décerné à personne ; la place restait libre et l'on pouvait espérer la conquérir. Il n'est pas interdit de supposer que, sans qu'ils s'en doutassent, ces braves, en s'enchaînant ainsi, obéissaient à un mot d'ordre adroitement soufflé par l'abbé Bernier dont l'astucieuse ingéniosité devait facilement s'imposer à des militaires plus enthousiastes que rusés. Champion tacite de Stofflet, qu'il dominait déjà et tenait en main, il avait trouvé ce moyen perfide d'évincer à son tour, Charette, qui, si l'on eut voté pour l'élection d'un chef suprême, aurait très probablement obtenu la majorité des voix.

Stofflet dépassait, à cette époque, la quarantaine : né aux confins de la Lorraine allemande, entre Lunéville et Sarrebourg, caporal instructeur au régiment du comte de Colbert-Maulévrier, servi par l'heureuse chance d'avoir sauvé la vie à son colonel, celui-ci l'amena en Anjou et fit de lui l'un de ses gardes-chasse. Haute taille, allure martiale, figure longue et brune, cheveux noirs, yeux roux, le col long, les jambes un peu bancales, tel était au physique Stofflet, habile aux armes et tireur émérite, il manquait de finesse et aussi d'éducation ; sa promotion rapide dans l'armée royaliste, le prestige de ses premières victoires, une certaine griserie du succès, bien excusable, n'avaient pas atténué les défauts de son caractère sec et brutal : — C'est un cheval, un homme de rien, disait Marigny. L'un des officiers de Stofflet assurait que dans la société, à table même, celui-ci savait se montrer aimable ; d'autres, plus affinés, sans doute, jugeaient difficile de vivre avec lui, surtout les gens comme il faut qu'il se plaisait à mortifier... se figurant qu'à raison de son extraction on cherchait à le dominer. Un prisonnier bleu qui le vit à Thouars le prit pour un Allemand, à cause de son accent tudesque et de sa prononciation défectueuse : — Sacremeinte Tartef !... Avancir à moi, prisonnières !... Avancir tous les appelés !

A l'opposé de Stofflet, Bernard de Marigny était de noble famille, cousin de Lescure, élégant de ton et de manières, très affable, étourdi, irascible. Ayant rendu d'éminents services comme général commandant l'artillerie vendéenne lors de l exode en Bretagne, il s était mis en tête, après Savenay, de - soulever le pays nantais. Travesti en marchand de foin, en marchands d'oies, en poissonnier, il pénétrait dans Nantes témérairement, parlait à tout le monde, même aux représentants du peuple quand il en trouvait l'occasion ; au prix de mille dangers il passa les ponts, rentra en Vendée et arriva aux environs de Cerisay où, sur le bruit de son retour bon nombre des anciens soldats de Lescure se rallièrent à lui. Même plusieurs officiers de Stofflet, las de la rudesse de leur chef, passèrent délibérément sous le commandement de Marigny qui se constitua ainsi une armée au détriment de son rival ; ce dont celui-ci gardait amère rancune.

Ulcéré, plus que Charette peut-être, de la décision prise à la Boulaye le 22 avril, Marigny dissimula mal sa déception, car il se croyait des droits au titre envié de généralissime. Pourtant, il jura avec les autres d'observer les conditions de l'alliance ; mais à peine le serment prononcé, il partit pour Cerisay où bivouaquait le gros de sa troupe. Il promettait de la ramener avec lui le 24, jour fixé pour une attaque d ensemble contre Saint-Florent. Le but de cette expédition était de rejeter les bleus sur la rive droite de la Loire, de nettoyer ensuite toute la rive gauche des cantonnements ennemis et de se rabattre en masse sur le pays de Charette pour le délivrer. Le 23 avril, les trois armées de Stofflet, de Sapinaud et de Charette se mettent en mouvement, et traversent Mortagne, puis Cholet, vide de ses 5 ou 6.000 habitants et qui n'est plus, depuis quelques jours, qu'un amas de ruines ; on atteint, après une étape de dix lieues, Chemillé, et là Stofflet qui se trouve sur son territoire, en fait galamment les honneurs à Charrette : sur son passage se pressent les habitants de Chemillé, acclamant ce chef fameux dont les exploits sont déjà légendaires. Comme à un triomphateur, des jeunes filles viennent en chantant lui-présenter des fleurs et des couronnes de chêne. Stofflet s'efface | modestement, laissant la vedette à son hôte dont l'affabilité et les nobles manières contrastent avec sa propre brusquerie. Cajoleries manifestement soufflées par l'abbé Bernier qui pénétrait la vanité du vainqueur de Haxo et le prenait par son endroit sensible. Charette fut très flatté de cette réception, au point qu'il ne protesta point quand, le soir même, Stofflet s'adjugea, de sa propre autorité, le titre de général en chef de l'armée d'Anjou, qu'il méritait, sans conteste, mais qu'il eût dû attendre d'un vote spontané de ses officiers.

Dans la soirée du 23, les trois armées s'avancèrent jusqu'à Jallais. Du château incendié, les vieilles tours sans toits étaient inhabitables ; mais il restait dans ses dépendances de quoi loger les généraux et leurs états-majors. Berrard, le régisseur du domaine, et lui-même officier de Stofflet, fit préparer un dîner splendide où l'on servit des vins précieux, cachés, par ses précautions, dans une pièce d'eau. On festoya gaiement ; mais Marigny ne paraissait pas ; du moins c'est là, parmi des témoignages divergents, la version qui semble la plus acceptable. Quoiqu'il manquât au rendez-vous fixé, Charette, Sapinaud et Stofflet résolurent de poursuivre leur plan : le 24 au matin, ils se mettaient en marche vers Saint-Florent-le-Vieil ; ils rencontrèrent les bleus, à mi-route, au delà du bourg de Chaudron : le combat fut ardent de part et d'autre et se prolongea jusqu'au crépuscule. Alors, seulement, sous l'irrésistible poussée des Vendéens les rangs des républicains sont rompus ; ils reculent, se replient en désordre par la Jubaudière et les Écorchères ; la nuit tombe ; Charette les poursuit jusqu'aux bords de l'Evre où il compte les acculer et les détruire, quand il s'aperçoit que Stofflet ne l'a pas suivi ; ses troupes ne voyant plus leur chef, s'arrêtent et reprennent la route de Chaudron, et Charette forcé de se replier pour ne pas exposer ses seuls soldats à un retour de l'ennemi, abandonne en maugréant, une victoire assurée. Une petite pyramide de pierre commémore dans les champs de Chaudron ce combat dont le résultat eût pu être décisif, sans le désaccord des généraux royalistes.

La soirée, à Jallais, fut moins gaie que celle de la veille. Charette indigné de l'inexplicable défection de Stofflet, la qualifia vertement de trahison. Celui-ci s'excusa sur ce qu'il s'était perdu dans l'obscurité, ce qui est possible ; mais, au soir de batailles, les têtes échauffées acceptent les hypothèses les plus malveillantes, voire les plus saugrenues : dans l'entourage de Charette on attribuait l'échec à une machination de l'abbé Bernier dont un avis opportun aurait arrêté l'élan de Stofflet afin de laisser son rival s'obstiner à une poursuite où, mal soutenu, il pouvait perdre la vie.... On soupçonnait d'autre part un froissement d'amour-propre : un ordre trop impératif envoyé par Charette à son susceptible émule qui aima mieux se retirer du combat qu'avoir l'air d'obéir.... On alla plus-loin encore dans les suppositions diffamatoires ; mais si grande était la nécessité de l'union que, chacun, bien vite, imposa silence aux rancunes personnelles, qu'on dériva, d'un accord tacite, contre Marigny, coupable d'un manquement au pacte juré l'avant-veille.

Marigny arriva, le 25, à Jallais, conduisant sa division fatiguée par une longue marche. Dans la situation fausse d'un allié se présentant au lendemain du combat, il paya d'audace, exigea pour sa troupe des vivres qu'on accorda parcimonieusement, en laissant entendre que ses soldats ne s'étant point battus ne méritaient que des rations réduites. Furieux, il se rend au conseil qui se tient en ce moment ; Charette, Sapinaud et Stofflet l'accueillent froidement ; il s'emporte, réclamant en termes peu mesurés, contre la pénurie des approvisionnements. On lui observe que, n'espérant plus son concours, on n'a rien préparé pour le recevoir. Même quelqu'un insinue que, pour le bien du parti, il devrait renoncer au commandement de son armée, qui grossirait opportunément celle de Sapinaud ; quant à lui, Marigny, il reprendrait la direction générale de l'artillerie, fonction où il avait naguère excellé et à laquelle il devait de nombreux succès. Or, d'artillerie, les royalistes n'en possédaient plus si l'on excepte quelques pièces enterrées çà et là et une dizaine de pierriers traînés sur des charrettes parmi les bagages. C'est offrir une sinécure et proposer la retraite à un homme ambitieux du premier rang. Il sort du conseil avec fracas, enfourche son cheval qui l'attend à la porte, interpelle ses officiers qui se groupent autour de lui, leur annonce fébrilement qu'il n'est plus général, rassemble ses porte-drapeaux, ses cavaliers et s'éloigne avec eux par le chemin de la Jabaudière. L'un des lieutenants de Charette, Prudent de la Robrie, le chevalier de Rostaing, commandant la cavalerie de Stofflet, se lancent à la poursuite de Marigny. — Tirez sur le déserteur ! crie Rostaing à ses hommes ; mais déjà le fugitif est hors de la portée des balles. Il courut, sans calmer sa colère, jusqu'à la Châtaigneraie, à quinze lieues de là.

A Jallais, se passa cette chose tragique : le conseil de l'armée fut convoqué sans retard : quarante officiers y étaient présents : Stofflet, en sa qualité de commandant du territoire, présidait ; l'affaire Marigny fut appelée ; Charette, nommé rapporteur, conclut à là mort, par application du pacte de la Boulaye. Vingt-deux membres du conseil approuvèrent cet impitoyable verdict ; en conséquence Marigny fut condamné à être dégradé des ordres de Saint-Louis et de Saint-Lazare et à être fusillé par celui des trois généraux qui pourrait le saisir. Jugement excusable peut-être si on le considère, au point de vue de l'inexorable discipline militaire, mais néfaste à la cause vendéenne, et plus encore à Charette et à Stofflet ; ils pouvaient tout au moins, comme le fit Sapinaud, s'abstenir d'y prendre part, afin d'abolir le soupçon d'une rivalité de prééminence qui, après quatre jours d'union, aboutissait à la suppression brutale d'une compétition redoutée. La Vendée perdait à ce coup de force l'une de ses meilleures armées ; la bravoure, la générosité de Marigny, son entrain familier et joyeux, sa belle prestance, sa force herculéenne, lui avaient assuré l'affection de ses soldats. Ils se dispersèrent, le cœur en deuil : des 5 ou 6.000 hommes rassemblés par le condamné, un millier à peine consentit à reconnaître l'autorité de Richard, son successeur.

Deux mois plus tard, Marigny découvert à la Girardière, dans la paroisse de Combraud, tombait sous les balles des chasseurs de Stofflet.

 

Avant de se séparer, Charette, Stofflet et Sapinaud convinrent qu'ils se réuniraient de nouveau le Ier juin, pour purger le marais de Challans des bleus qui l'occupaient. Rendez-vous fut pris, pour cette date, au hameau de la Bésilière où Charette se proposait d'établir son quartier général. Il quitta Jallais dans les derniers jours d'avril, à la grande joie de ses soldats qui supportaient mal l'éloignement de leurs cantonnements : le long trajet du retour s'effectua par. Maulevrier et Châtillon ; on poursuivit à travers le pays dévasté jusqu'à Châteaumur où Mme de Sapinaud, errante depuis des mois, avait -trouvé un refuge temporaire. Elle vit défiler dans la rue du bourg la pittoresque et lamentable bande des moutons noirs ; leur arrivée mit le village en émoi ; ils furent pris pour des bleus ; l'effroi était général quand tout à coup on cria : — Ce sont les brigands ! et toutes les femmes se mirent à rire. Mme de Sapinaud décrit l'étrange cortège : après un piquet d'avant-garde, Charette, à cheval : chapeau chargé d'un bouquet de plumes ; habit violet brodé en soie verte et argent ; opulente cravate de dentelles ; écharpe blanche à franges d'or. A ses côtés chevauche son oncle de Fleuriot, las de servir sous Stofflet, et qui s'est rallié au jeune général du pays de Retz ; puis vient un groupe d'amazones jeunes et jolies dont les noms ne sont point dits mais au nombre desquelles sont, sans nul doute, Mme de Voyneau, Mme de Monsorbier, les fidèles compagnes depuis le séjour au Val de Morière, et aussi Mme du Fief, femme d'un émigré ; rentrant en Vendée après l'expédition d'outre-Loire, elle y retrouva son enfant en bas âge que des bleus égorgèrent sous ses yeux. Pour le venger, elle avait pris les armes et, dans les combats, toujours à l'avant-garde, elle chargeait, sabre en main, l'ennemi.

Derrière ce brillant état-major, viennent les cavaliers, entourant les drapeaux ; puis les chasseurs aux panaches de poils de bouc ; ensuite marche sans ordre la cohue des paysans en sabots, déguenillés, velus, cuivrés, décharnés par les privations, terribles soldats, entraînés à toutes les fatigues ; ils suivent docilement le chef prestigieux où qu'il les mène ; presque tous sont armés de fusils et portent des gibernes prises aux bleus, des sacs de provisions, des musettes à cartouches, tout l'attirail de bagage ramassé çà et là au hasard des occasions et que rend indispensable leur vie nomade. Et derrière eux s'allonge la file des blessés, des, malades, des femmes, de celles qui n'ont plus d'autre refuge qu'une armée ; le mari, le père ont été massacrés, la maison est brûlée ; les malheureuses ont fui, emportant leurs enfants ; elles vont, sans savoir où on les conduit, ni pourquoi on marche toujours ; la plupart sont nu-pieds, couvertes de lambeaux ; elles poussent ou traînent les marmots vêtus de loques, geignant, exténués, hâves et maigres à faire pitié. Il faut du pain pour toute cette foule : comment parvient-on à s'en procurer dans des villages traversés à l'improviste ? aucun fourrier ne précède la cohorte ; les colonnes de Turreau ont depuis longtemps tout raflé ou détruit ; par quel miracle vivent ces misérables ? On ne le sait pas, et cela reste mystère ; il est surprenant que parmi tant de survivants de ces temps affreux, nul n'ait songé à dépeindre et les privations de ces tribus affamées et la façon dont elles se sustentaient. Peut-être la terreur primait-elle chez ces perdues la fatigue, le froid et la faim.

En quatre jours de marche la bande rallia la Bésilière, ce petit hameau situé à l'ouest du grand chemin de Nantes aux Sables, et distant de Legé d'une lieue et demie : Charette y avait déjà séjourné plusieurs fois et aujourd'hui encore on. retrouve, aux environs du village, quelques vestiges de ses retranchements. Les bleus avaient perdu sa trace, ou renonçaient à l'attaquer ; il congédia ceux de ses hommes qui avaient encore un asile, un champ à cultiver, et ne garda près de lui que la division de Guérin, bientôt grossie d'ailleurs, des bandes de Pageot qui, chassé du Marais, vint, quelques jours plus tard, se réfugier auprès de Charette, amenant un long convoi de blé et un nombre considérable de bestiaux.

Ainsi pourvu d'approvisionnements, Charette s'occupa de réorganiser son armée : Couëtus fut confirmé dans le grade de général en second, chargé de signer avec le général en chef toutes les délibérations et de le remplacer en cas de décès. Hyacinthe de la Robrie resta major général, Davy-Desnaurois major en second. MM. de Berset, Baudry d'Asson, de Puyravaud, Chesnier du Chesne, Buor de Villeneuve, Bourdic, de Goulaine, de Lezardière, Rettier de Saint-Vallier, de Beaucorps, de Rorthais, de Brancourt, de la Voyrie et d'autres encore composaient l'état-major de Charette. La cavalerie était confjee à Prudent de la Robrie, assisté du major Gautté et des capitaines Le Moëlle, Bodereau, Boussiron, Barberm, Macé, Pinaud, etc. L'abbé Remaud, commissaire général de l'armée, prévoyant et bon administrateur recevait, comme conseils, un ancien procureur, Bousseau et un avocat, Biroteau. L'infanterie formait douze divisions : celle des Sables, commandée par Joly, toujours intermittent et qui s'obstinait à prendre le titre de général ; celle de Saint-Philbert, que dirigeait Couëtus venaient ensuite la division de Retz, ayant pour chef Guérin l'aîné ; celle du Marais, laissée à Pageot ; celles enfin de Machecoul, de Legé, de Palluau, de Vieillevigne, du Tablier, de Montaigu, de Chantonnay ; la douzième fut donnée à un gentilhomme normand, ou, du moins, se disant tel, nommé de Launay, nouveau venu en Vendée où personne ne le connaissait. Transfuge de l'armée républicaine, il passait dans l'esprit de bien des gens pour avoir été moine avant la Révolution. Agé de trente ans, d'une taille avantageuse, d'une figure agréable, parlant avec aisance mais non sans prétention, très brave, très instruit, d'une force prodigieuse, il plaisait à Charette par sa vaillance et son activité. Il se vantait d'avoir, en une seule affaire, tué de sa main une soixantaine de bleus, dont plusieurs officiers. A l'état-major, cet intrus n'était pas aime ; on se méfiait de lui et de son ambition mal dissimulée. On retrouvera ce personnage.

Il faut noter encore, dans l'entourage immédiat du général en chef, l'homme de confiance, l'allemand Pfeiffer, sombre figure assez inquiétante : on a dit déjà comment Charette avait attaché à sa personne cet étranger, non point en qualité de valet de chambre, ce rôle intime étant tenu par un fidèle domestique nommé Bossard, mais comme esclave ; moins encore, comme dogue, obéissant silencieusement au moindre signe. Bonaparte, plus tard, aura son mamelouk ; Pfeiffer était le mamelouk de Charette.

Ce que l'on ne peut imaginer, c'est l'aspect du hameau de la Bésilière qui ne comptait pas 20 chaumières, alors qu'il était le quartier général de cette année en formation, le cantonnement de tant d'officiers, le centre d'un mouvement incessant d'estafettes, de porteurs d'ordres, d'éclaireurs, de fournisseurs et de visiteurs de tout genre. Où campaient les troupes ? Dans les champs ? En plein air ? Mais elles n'avaient ni tentes, ni baraquements. Où étaient les bagages, les fourgons de munitions et d'approvisionnements, le parc à bestiaux ? Jamais une troupe républicaine ne passa donc sur le grand chemin de Nantes aux Sables, distant de 300 mètres à peine, pendant les six semaines que dura le séjour de Charette, du 28 avril au 5 juin de cette année 1794 ? Il semble bien qu'il avait- évacué une partie de ses bandes, et aussi la foule de femmes et d'enfants qu'il traînait à sa suite, dans la forêt de Gralas à 3 lieues de là ; un rustique campement s'y était établi : Mme de Sapinaud a tracé de ce refuge un précieux tableau qui paraît se rapporter à cette période de la guerre. Les femmes y construisent de petites huttes de branchages afin d'abriter leur famille et des cabanes pour leurs vaches ; elles les changeaient souvent de place pour éviter les aspics qui s'y introduisaient malgré leur vigilance ; l'odeur du lait qu'on chauffait pour avoir la crème attirait sans cesse ces reptiles si communs dans la Vendée. Une couturière, après trois mois passés dans cette forêt assurait en avoir vu plusieurs fois jusqu'à six autour d'un pot au lait ; cependant elle n'avait jamais entendu dire que personne en eût été mordu. Dans la journée les réfugiées de la forêt de Gralas s'occupaient à moudre le blé ; tous les moulins de la région étant détruits, il fallait s'ingénier et Charette avait imaginé de les remplacer par des barriques au fond desquelles on plaçait des pierres plates et solides légèrement creusées au centre de leur surface ; au moyen d'une pelle de bois ou d'un pilon grossier, on écrasait le blé sur ces meules de fortune ; mais on n'en pouvait moudre que deux boisseaux par jour. Le soir, quand les enfants dormaient, ces meunières d'occasion travaillaient à la lueur de chandelles de résine à réparer les vêtements usés par la guerre.

En juillet 1794 les bleus du général Ferrand opérèrent une fouille dans la forêt de Gralas ; les paysannes, prévenues de son incursion, abandonnèrent leurs abris ; mais Ferrand, dans le rapport de cette expédition donna une description précise du campement vendéen : des cases ou baraques pour loger près de 2.000 personnes ; dans quelques-unes de ces huttes, des moulins à bras, des mortiers pour écraser le grain ; deux forges bien garnies, une trentaine de bois de fusils, les outils nécessaires pour réparer les armes ; dans toutes ces cases, on trouva des matelas ou des lits de plumes ; et Ferrand ajoutait : j'ai remarqué, de distance en distance, sur les grands arbres, des échelles attachées aux branches élevées ; de là ceux qui sonnent de la corne découvrent tout ce qui se passe au loin et avertissent du danger.

Jusqu'en 1830 on retrouvait les vestiges de cette ville forestière ; un touriste qui, vers cette époque, se hasarda sous ces futaies encore respectées, découvrit des restes de murs faits de mottes de gazon, et reconnut le tracé de rues bien alignées ; la végétation avait envahi ces débris dont il ne subsiste plus trace ; seul le souvenir s'en est transmis jusqu'à nos jours : une clairière de la forêt de Gralas, ou, si souvent, Charette se déroba aux poursuites des généraux de la République, s'appelle encore le Refuge.

 

III. — QUELQUES PROCONSULS

 

Tandis que Charette se meut sans gêne d'une extrémité à l'autre de la Vendée, tandis qu'il s'immobilise à son gré pour réorganiser sa troupe et préparer posément sa campagne d'été, l'armée républicaine fond entre les mains maladroites de Turreau. Il doit être fixé, depuis longtemps sur le déplorable résultat de son plan stupide ; les révoltants ravages de la Vendée ont eu pour effet immédiat la reconstitution des bandes de Stofflet et de Sapinaud, et le renforcement de celle de Charette : mais Turreau n'en démord pas ; qu'on attende un peu et l'on verra merveille. Ce qui retarde le succès définitif, c'est qu'il n'a pas encore assez tué, assez brûlé. Il s'indigne contre les Kléber et les Marceau osant proclamer, après Savenay, qu'il n'y avait plus de Vendée ; il dénonce à la Convention nationale, à la France entière ces hâbleurs qui ont essayé de diminuer son propre mérite ; lui, avec sa vue profonde, savait que la guerre n'était qu'assoupie et serait devenue plus terrible que jamais s'il n'avait employé les grandes mesures. Il a déjà détruit 6.000 brigands..., il y a encore 30.000 de ces scélérats à passer au fil de la baïonnette.... Actuellement, conclut-il, j'ai vu et j'agis.

L'infatuation de ce Turreau est formidable : l'approbation tacite des actes de ce fou par les théoriciens de 'la Convention et du Comité de Salut public n'est pas moins effarante ; ceux-ci du moins ont pour excuse .d'être éloignés des opérations et mal renseignés, beaucoup plus préoccupés, d'ailleurs, en cette fin d'hiver de l'an II, du sort de leurs propres têtes que de celui des paysans fanatiques, à la révolte desquels ils ne comprennent rien, et qui ne consentent pas à se laisser égorger sans riposte. Cependant on trouvait, à Paris, que les choses traînaient en longueur, et, pour en finir, le Comité de Salut public usa du grand remède qui lui paraissait être, en toutes occasions, la panacée décisive : il délégua dans l'Ouest deux représentants du peuple, Hentz et Garrau, munis de ce simple mot d'ordre : — Si, sous quinzaine, les brigands ne sont pas totalement anéantis, Hentz et Garrau sont investis de pouvoirs illimités pour prendre toutes les mesures que le bien de la République leur semblera exiger dans cette partie de son territoire. Il se rencontrait à cette époque, des hommes assez téméraires et assez convaincus de leur prestige et de leur génie pour assumer de pareilles missions ; or Garrau était de la Gironde et ne connaissait rien à l'esprit des Vendéens ; Hentz venait de Sierck, bourgade lorraine où la Révolution l'avait trouvé petit commis au bureau des contributions ; sa ferveur démagogique servie par une faconde intarissable avait échauffé ses concitoyens qui le choisirent comme député lors des élections à la Convention ; il allait trouver à Angers son collègue du département de l'Eure, Francastel, dont il devint l'inséparable.

De ce dernier la tâche est accomplie : c'est lui qui, après la déroute de Savenay, organisa, avec Carrier, à Nantes et surtout à Angers, l'extermination des vaincus. Il a créé les Tribunaux révolutionnaires ambulants qui promènent le rasoir national ; il guillotine, il fusille, il noie ; il est implacable. Né gentilhomme et resté muscadin, quoique aimant le sang, c'est un petit homme d'une complexion délicate, fluet et d'allure élégante : chapeau à cornes, bottes molles à tiges retombantes, ceinture tricolore, habit bleu à larges revers avec collet brodé. La légende angevine assure qu'il porte une culotte en peau de Vendéen, tannée d'après les procédés d'un certain Pequel, officier de santé promu chirurgien major d'un bataillon révolutionnaire.

Hentz, Francastel et Garrau convoquèrent à Nantes Turreau -et lui reprochèrent vertement le piètre résultat de sa stratégie. Turreau, beau parleur dissipa leurs préventions et gagna leur confiance par l'exposé d'un nouveau plan, immanquable celui-là. Ce qui prolongeait la révolte c'était la présence dans le pays d'un assez grand nombre de citoyens attachés aux institutions républicaines et franchement hostiles aux brigands : l'élan des colonnes infernales avait été entravé par ces patriotes, — sincères à coup sûr, — mais gênants parce que trop enclins à protester contre le ravage systématique du pays. L'innovation de Turreau consistait donc à déporter en lointain territoire tout ce qui, en Vendée, donnait à la Révolution des gages de fidélité, tout ce qui n'avait pas pris les armes, tout ce qui était neutre, et aussi les citoyens qui, bien qu'attachés à la République, procuraient aux brigands des secours qu'ils ne pouvaient refuser à la force. Ce procédé radical présentait plusieurs avantages : soustraire d'abord aux persécutions des rebelles les partisans de la République ; ensuite, faire le vide, ce qui permettrait, une fois les patriotes expulsés, de tuer sans distinction tout le reste, sans crainte d'erreur ou de réclamation.

Les représentants du peuple, d'abord un peu étonnés de l'ampleur d'un tel projet, ne tardaient pas à se laisser convaincre de son efficacité ; la quinzaine qui leur était accordée pour terminer la guerre civile se trouvait déjà fortement ébréchée, le temps manquait pour imaginer mieux ; de Nantes, le 19 février, Garrau, Hentz et Francastel rendaient donc l'arrêté fameux qui récompensait par la déportation les innocents et les bons citoyens et laissaient les insurgés maîtres du pays. Cet ukase, rédigé, volontairement ou non, en termes peu précis, prêtait à interprétation ; en certains endroits on le jugea seulement applicable aux patriotes de la campagne, qui, pour échapper aux exactions des brigands, s'étaient retirés dans les villes ; ailleurs, par exemple à Cholet, on fit le vide ; toute la population, 5 ou 6.000 habitants, fut expulsée en deux heures de temps ; abandonné ainsi à l'appréciation des municipalités cet arrêté draconien n'en devenait que plus atroce, car nul n'était excusable de ne pas l'avoir mis à profit ; donc tous ceux qui seraient retrouvés dans le pays proscrit, désormais considérés comme criminels, pouvaient, malgré leur protestations, être exterminés légalement par les soldats de Turreau. Il apparaît, — à moins de supposer ses auteurs dénués de tout bon sens, — que cette mesure inexécutable avait pour seul but de sanctionner le massacre en masse et de légitimer, par l'approbation de la Convention, l'anéantissement de la Vendée.

Ce fut, dans tout le pays, une lamentation de désespoir : en vain Hentz et Francastel, essayèrent-ils de faire miroiter les nombreux avantages offerts aux expulsés : Vous trouverez partout des frères qui s'empresseront de vous dédommager de vos sacrifices en vous prodiguant les soins de l'humanité, proclamaient-ils. Ils promettaient, en outre, à ces malheureux, une allocation de 10 sous par jour, peu après portée à 30 sous ; 45 sous pour les femmes enceintes ; ils prenaient la peine d'expliquer aux municipalités la beauté du système : en invitant tous les bons citoyens à fuir un sol maudit où il faudra tout tuer et brûler... nous avons la conviction que la guerre ne finira que quand il n'y aura plus un habitant sur cette terre malheureuse... ; mais, en manière de consolation, ils ajoutaient : Cette émigration momentanée sera le meilleur titre à l'indemnité que là Nation généreuse accordera à ceux qui n'auront pas démérité d'elle. Plus un habitant ; il faut donc que tout le monde parte ? — Mais voilà que, la semaine suivante, exception est faite en faveur des septuagénaires et des enfants au-dessous de douze ans : les enfants prendront-ils soin des septuagénaires, ou les vieillards veilleront-ils sur les marmots ? Les laisse-t-on là pour les exposer plus sûrement aux coups des colonnes infernales et à ceux des brigands ? Énigme. Quelques semaines plus tard, l'honnête général Duval, révolté de tant d'infamies, écrivait au légendaire Huché : — ... Depuis l'incendie qui a détruit quarante communes dans les environs de Luçon, plusieurs malheureux enfants errent de tous côtés dans les bois pour chercher un moyen de prolonger leur pénible existence.... Il est inutile d'échauffer ton zèle par le tableau de leurs souffrances.... Quoique distant de plusieurs lieues des bois qui leur servent d'asile, si je peux sauver à un seul la vie, ou même une heure de souffrances, parle, enseigne-m'en les moyens, mon cœur vole d'avance à leur secours.... Huché répondit : — ... Ne te laisse pas plus que moi flagorner.... Tu es républicain et tu dois en montrer le caractère.... Montreuil-sur-la-Claye brûle en ce moment ; Saint-Cyr aussi. Vive la République !...

En ce temps-là on vit se presser des foules sur le bord de la Loire, surtout des femmes, des enfants, des vieillards réclamant à grands cris le passage ; c'étaient les Vendéens fuyant leur pays, affolés, à demi morts de faim, ne sachant où aller, tremblant, s'ils traversaient le fleuve, d'être exterminés comme rebelles sur la rive droite ; les représentants les firent diriger sur Angers où une maison nationale les reçut sous bonne et sûre garde ; ce qui signifie qu'on les mit en prison. Et bientôt, de toutes les municipalités urbaines, de toutes les sociétés populaires composées de farouches patriotes, monta un concert de récriminations contre cette reprise des Dragonnades : une telle façon de molester les brigands en -persécutant leurs adversaires restait inintelligible aux esprits simples. Les membres du district des Sables : Metellus Mourain, Aristide Delange, Camillus Brioché, Fabius Fruchard, Léonidas Bouard, — leurs prénoms seuls indiquent la ferveur de leur républicanisme, — expédiaient à Nantes des commissaires pour obtenir l'atténuation des ordres du général en chef. Le district de Challans s'adressait directement au Comité de Salut public, décrivant l'effroyable spectacle des femmes et vieillards massacrés, des enfants égorgés ou périssant dans les flammes et concluait : L'histoire de la Révolution aura à rougir des calamités dont la Vendée est affligée. Le Comité de surveillance révolutionnaire de Fontenay écrivait à Turreau : Veux-tu savoir ce qu'ont fait ces milliers d'hommes que tu vas arracher à leurs foyers ?... Ils ont haï les prêtres, ils les ont chassés... ils ont détesté les tyrans, les nobles ; ils ont combattu tous leurs partisans, ils les ont terrassés et ils sont libres.... La société populaire de la même ville dépêcha des délégués aux représentants du peuple en séjour à Nantes ; ces délégués ne trouvèrent que Garrau à l'hôtel Villestreux qui abritait les Conventionnels ; il était entouré d'officiers ; à peine laissa-t-il parler les Fontenaisiens : Comment ! dit-il, est-ce qu'il y a encore des patriotes dans la Vendée ? En tout cas ils y sont en bien petit nombre.... Il y a longtemps et trop longtemps que cette infernale Vendée nous occupe ; si l'on pouvait se procurer un miroir ardent assez grand pour la consumer entièrement, on ferait bien. Croit-elle, cette Vendée, qu'on ne peut se passer d'elle ?...

La société populaire de Luçon fit mieux : elle dénonça personnellement Huché. Huché la suspendit. La société eut recours au Comité de Salut public, révélant les exactions de tous genres, les viols, les pillages dont le général et son lieutenant de confiance Goy-Martinière se rendaient coupables. Huché menaça, par vengeance de commander militairement à des piquets de soldats de prendre, avec des pelles et autres instruments, les ordures souillant les rues de la ville, et de les rentrer dans les boutiques, cuisines, salles des particuliers, etc. En même temps l'un des détachements incendiaires se mit en rébellion ; l'exemple gagna un autre bataillon de la division. Huché sévit mollement. Le Comité de surveillance révolutionnaire ouvrit une enquête, recueillit nombre de dépositions contre Goy-Martinière et contre Huché lui-même. Vols, massacres de femmes et d'enfants, doléances de jeunes filles violentées sous la menace de fusillade, tout éclata au grand jour. Déféré à la commission militaire, Goy-Martinière fut condamné à mort et guillotiné sans délai : au nombre des pièces de l'instruction était une lettre, — de rédaction assez louche, on doit le reconnaître, — accusant Huché de s'être vendu aux brigands et de pactiser avec eux. Les membres du Comité de surveillance ordonnèrent l'arrestation du général aux applaudissements de toute sa division. C'était un coup d'État : un club révolutionnaire portant la main sur un commandant d'armée, voilà qui témoignait de l'exaspération de la Vendée ; on pouvait craindre que, pour se débarrasser des bleus, plus honnis encore que les brigands, les autorités dont le civisme était le plus pur, allaient faire appel à Charette. Ceci jugeait le plan de Turreau.

Hentz et Francastel eux-mêmes étaient démontés : le 10 avril, ils écrivaient ai Comité de Salut public : La Vendée n'est plus dans la Vendée ; elle est dans les sociétés populaires, devenues des foyers de contre-révolution.... Nous parcourons le pays, au milieu des dangers, au milieu des brigands.... Les deux représentants se targuaient de périls imaginaires, car ils parvinrent à Niort sans avoir rencontré ni Charette, ni un seul de ses hommes. Hentz y prêcha la bonne parole, se produisit à la société populaire, traita de royalistes tous ses membres, prononça un éloge ému de Grignon, déplora l'arrestation de Huché et la mort de Goy-Martinière, bons et francs sans-culottes ; sur quoi il déclara dissoute la société et poursuivit son voyage. Le 16 avril il est à Fontenay avec son compère Francastel tous deux accablent d'injures les administrateurs du département qui leur présentent humblement les hommages du chef-lieu : Mauvais citoyens ! Traîtres ! Vous êtes connus et dénoncés ! Hentz pérore ; le président du département se permet de lui répondre ; il est brutalement rabroué : Tais-toi, bavard, dit le conventionnel, je t'ordonne de ne parler que lorsque je t'interrogerai ! Au reste il déclare formellement ne reconnaître aucune autorité constituée dans la Vendée, un général est un souverain. Hentz supprime la commission militaire coupable d'avoir condamné Goy-Martinière ; puis il se rend à la société populaire, monte à la tribune et parle durant deux heures.

On peut dire bien des sottises, en deux heures de parole ; Hentz ne s'en prive point. Il commence par -se féliciter que la guerre civile est terminée ; il n'y a plus de brigands. Un instant après il avoue que Charette dispose encore de 2.000 hommes ; chiffre qui, dans une autre période du même discours, se transforme en 8.000, puis en 10.000. Il entame ensuite son propre panégyrique et celui de son digne collègue Francastel. C'est grâce à leur énergie que l'incendie et le massacre feront du pays un désert. Il annonce qu'il sera peut-être nécessaire de brûler Fontenay ; mais qu'il faut tout souffrir sans murmurer : ceux qui se plaignent sont des amis de Charette. Si la guerre continue, tant mieux : autant de rebelles, autant de biens pour la République à qui cette guerre ne coûtera rien, mais au contraire, rapportera un bénéfice. Apostrophe aux membres du Comité de surveillance qui ont osé arrêter un général vertueux, un excellent républicain, Huché ! Et cela sur une lettre émanée d'une brigande ! C'est une imbécillité des partisans de Charette d'avoir employé ce moyen contre un général patriote ; mais ces gens sont connus et n'échapperont pas. Il tonne ensuite contre les riches ; le nivellement des fortunes s'opérera peu à peu ; il menace les acquéreurs de biens nationaux ; ceux-là auront aussi leur tour ; on trouvera bien le moyen de les atteindre ! Enfin il parle des sociétés populaires et de la façon dont elles doivent se recruter : point de ces hommes dont une éducation soignée a développé les talents ! ceux qui ont des moyens oratoires sont des intrigants et des désorganisateurs ; et de nouveau il invective contre les citoyens instruits plus propres à faire des dupes que des républicains. Il se donne en exemple : Jamais il ne fait de beaux discours, au contraire il dit tout ce qui lui passe par la tête....

Les Fontenaisiens s'en apercevaient. Peut-on décrire, peut- on imaginer seulement l'ébahissement de ces patriotes qui, depuis deux ans, luttent, au péril de leur vie, pour l'idée républicaine, qui ont tout sacrifié à sa diffusion en ce département réfractaire aux innovations et gardien fanatique des vieux préjugés, est-il possible de concevoir leur consternation en écoutant le pantin sinistre que leur dépêche le Comité de Salut public ? Presque tous sont des bourgeois philosophes et lettrés, car, contrairement à ce qui se passe ailleurs, c'est, en Vendée, la classe éclairée des citadins que les idées nouvelles ont tout d'abord séduite : ils se sont laborieusement groupés pour les défendre ; à leurs yeux la Convention nationale est l'arche sainte, le cénacle auguste, où s'élabore la rénovation des peuples, l'aréopage vénérable de toutes les vertus civiques et des plus sagaces clairvoyances : et voilà le spécimen qu'elle leur envoie comme réconfort dans la situation tragique et presque désespérée où les a placés leur opiniâtre dévouement à la République : un braillard inaccostable et arrogant qui semble échappé d'une pétaudière et dont l'incompréhension, la maladresse, la manifeste incompétence rebutent les plus zélés et découragent les plus braves.

Il fallait, d'ailleurs, que les illusions des malheureux républicains Fontenaisiens fussent de qualité supérieure pour ne point s'émousser au contact des singuliers apôtres que leur dépêchait la Convention. Avant Hentz, ils avaient reçu d'elle un échantillon d'un genre tout différent, Lequinio, dont le nom reste inséparable de l'histoire vendéenne. Breton de naissance, avocat, bien doué, instruit, tolérant même, du moins en discours, il était de ces hommes intelligents dont l'esprit est atteint d'une sorte de claudication chronique du raisonnement, et dont les conclusions sont toujours en désaccord avec les prémisses. Ainsi, ayant professé l'athéisme en son volume des Préjugés détruits, il terminait par un défi porté à tous les mortels de prouver que N. S. Jésus-Christ n'est pas le fils de Dieu. Député du Morbihan à la Convention, il y préconisa le mariage des prêtres et se fit le champion du divorce, désirant, pour sa part, une femme douce, sensible, spirituelle et surtout libre... pouvant à chaque instant le quitter pour qu'il ne la quitte jamais. En mission dans la Vendée, il se prononça hautement contre les mesures d'extermination ; mais, à son premier passage à Fontenay, comme on lui signale une mutinerie des paysans enfermés à la geôle municipale, il se rend à la prison, se fait apporter ses pistolets et une lumière, descend dans un cachot, appelle un détenu, lui brûle la cervelle à bout portant et force l'officier qui lui fait escorte à tuer de sa main un autre prisonnier. Foncièrement égalitaire et dédaigneux des préjugés, Lequinio, à Rochefort, fait asseoir à sa table l'amateur qui s'est offert, à l'appel des représentants, pour remplacer le bourreau empêché, et il trinque fraternellement avec ce personnage ; mais il est, pour lui-même friand d'hommages, et s'indigne à Fontenay de n'être salué, à sa descente de voiture, que par le président de l'administration départementale assisté de son procureur i général syndic, deux fervents républicains : Quoi ! C'est ainsi que vous respectez les envoyés du peuple ! Vous ne venez qu'à deux auprès de moi ! Si les valets de l'ancien régime et les intendants existaient encore, vous seriez tous ici à leur faire lâchement votre cour. Je le vois bien, vous n'êtes que des brigands : c'est vous qui avez allumé, excité et entretenu la guerre de la Vendée ; mais votre règne est passé. Tremble, surtout toi, procureur général, tremble ! Ta tête tombera demain sous le glaive de la loi. Oui !...

Il serait facile de multiplier ces exemples de contradictions. On en retrouve dans le Mémoire fameux dont il fit lecture, au retour de sa mission, devant le Comité de Salut public ; il y trace des atrocités commises par les colonnes infernales un tableau tel qu'il n'est égalé par aucun récit d'origine royaliste ; il dépeint les soldats de la République outrageant les femmes des rebelles sur le bord des routes et les poignardant au sortir de leur bras ; d'autres portant des enfants à la mamelle au bout de la baïonnette ou de la pique qui avait percé du même coup la mère et l'enfant ; il dit les femmes et les filles des patriotes mêmes mises en réquisition ; les généraux de la République faisant du massacre un objet de spéculation et d'intérêt particulier ; les militaires de tout grade ne pensant qu'à remplir leur sac et à perpétuer une guerre si avantageuse. Il insiste aussi sur les griefs justifiés des républicains vendéens : Des communes venant se livrer, municipaux en écharpe à leur tête, reçues avec une apparence fraternelle et fusillées sur l'heure ; des cavaliers armés et équipés, se rendant d'eux-mêmes au chef-lieu après avoir fait plusieurs lieues pour cela, tués sans miséricorde. Et il s'apitoie sur le sort des paysans égarés, forcés par les persécutions d'embrasser la cause des rebelles que par instinct, ils auraient combattue. On a tout demandé à la Terreur, mais on n'a rien fait pour gagner ce peuple grossier, beaucoup plus facile cependant à ramener qu'à combattre.

Quels sont donc, d'après Lequinio, les moyens de mettre fin à ces tueries inutiles ? Bien simples : d'abord abolir, sauf pour les généraux en service, tous les insignes honorifiques qui choquent l'égalité ; en revanche doter les représentants du peuple d'un costume d'apparat, de manière à fixer et à éblouir les regards des populations : il juge néfaste pour le bien public que les épaulettes du général fassent perdre de vue le député lorsqu'il passe avec lui sans costume ; il faut ensuite répandre une proclamation rassurante, portant le quadruple caractère de la franchise, de la dignité, de la force et de la bonté ; il faut instituer des prédicateurs de morale qui parcourront les campagnes pour y former l'esprit public, tâche glorieuse et satisfaisante pour l'homme sensible et qui sait chercher son bonheur dans celui des autres ; il faut encore que, dans leurs courses, les représentants du peuple soient toujours accompagnés de quelques musiciens ; qu'ils donnent des banquets, des danses et des fêtes ; il faut enfin aux massacres, aux incendies et aux pillages, faire succéder les réjouissances populaires....

On aperçoit très bien, dans cet attrayant programme, le rôle réservé par Lequinio aux représentants du peuple, — dont il est : brillant costume, hommages, ripailles, bals, escorte de musiciens et discours à discrétion ; on distingue moins ce qu'il adviendra de ce peuple grossier qu'on invitera à danser, mais qui n'a plus de toits pour abriter ses deuils, plus de moulins pour y porter son blé, plus de bétail pour cultiver ses terres. On s'attend à quelque bergerade ; car Lequinio va conclure, et voici l'aboutissement de son raisonnement idyllique : Si la population qui reste est de 30 à 40.000 âmes, le plus court sans doute serait de tout égorger, ainsi que je le croyais d'abord ; mais cette population est immense : elle s'élève encore à 400.000 hommes.... S'il n'y avait nul espoir de succès par un autre mode, sans doute encore qu'il faudrait tout égorger, y eût-il 900.000 hommes, mais je suis loin de le croire. Et ici les moyens pratiques : Ne point faire de prisonniers ; dès qu'on trouve des hommes ou les armes à la main, ou en attroupement de guerre quoique sans armes, fusiller sans déplacer ;mettre à haut prix la tête des nobles et des prêtres avec promesse d'indulgence pour ceux qui les livreront ; la tête des chefs sera taxée à une somme très considérable, payée en entier si on les amène réellement, et à moitié seulement si l'on se borne à indiquer leur retraite.... Donc le système de Lequinio est approuvé définitivement — sauf dans le cas où les danses et les banquets suffiraient.... Comme Hentz, comme ses autres collègues, comme le Comité de Salut public, comme la Convention tout entière, Lequinio n'a jamais rien compris à l'insurrection de la Vendée non plus qu'aux raisons de sa pérennité.

Lequinio reparut à Fontenay, retournant à Paris, le 14 mars : il emportait son rapport et emmenait avec lui deux Fontenaisiens, Chapelain et Tillier, chargés de supplier le Comité de Salut public de faire cesser l'incendie qui augmentait le nombre et l'audace des rebelles, et d'établir une distinction entre le pays insurgé et la partie du département qui a toujours été fidèle. Carnot, qui les reçut, leur avoua l'embarras du Comité, qui n'a jamais pu savoir le véritable état des choses.

Hentz et Francastel poursuivirent leur apostolat dans la région des Sables-d'Olonne. A Luçon, l'infâme Luçon qui s'est révolté contre les brûleurs, ils donnèrent quelques larmes à la mémoire de Goy-Martinière, dont la mort, affirmèrent-ils, mettait la République en deuil. Aux Sables, parvenus à la fin de leur mission, ils établirent à l'adresse du Comité de Salut public le bilan de leurs travaux : on leur avait accordé, le 10 février, une quinzaine pour en finir avec la Vendée ; or, ils y avaient mis deux mois, mais leur succès était complet, du moins à les en croire : La Vendée est un désert ; elle ne contient plus 12.000 personnes vivantes. Tout ce qui y respire est brigand... la population en est détruite et il n'y reste que des assassins. Douze mille personnes, assurent ceux-ci ; quatre cent mille, affirme Lequinio.... Le Comité de Salut public avait raison de se juger mal renseigné.

Sur quoi Hentz partit pour Paris afin de sauver Huché qui, d'abord emprisonné à Rochefort, venait d'être amené sous bonne garde au Comité de Salut public afin de répondre aux 52 chefs d'accusation portés contre lui. Francastel termina sa mission en même temps que Hentz ; tous deux risquaient bientôt d'expier leurs sanguinaires extravagances ; décrétés d'accusation pendant la réaction thermidorienne, ils bénéficièrent de l'amnistie avant leur jugement ; même chance advint à Lequinio. Hors de la tourmente et rendus à la vie privée, ces fougueux terroristes étaient les plus placides des hommes ; Hentz obtint du Directoire, l'emploi de receveur de l'enregistrement dans une ville du département du Nord. Il perdit sa place à l'avènement de l'Empire et se réfugia à Beauvais où il végétait misérablement quand la révélation de ses terribles antécédents l'obligea, dit-on, à disparaître. Proscrit comme régicide par la Restauration, il s'expatria en Amérique et mourut en 1829, dans une île du lac Erié. Lequinio, sorti de prison, publia un petit Traité de philosophie politique à l'usage des habitants des campagnes ; il eut l'aplomb de solliciter plus tard une préfecture ; on lui donna seulement l'inspection des forêts de Valenciennes, poste qu'il troqua, — probablement pour fuir, lui aussi, son obsédant renom, — contre l'emploi modeste de sous-commissaire des relations commerciales, à New-York ; il y mourut en 1813. — Quant à Francastel qui, en 1793, régnant à Angers, s'était acquis une réputation aussi rouge que celle de Carrier, il s'adonna, l'ouragan apaisé, au plus placide des métiers, malgré les milliers de têtes portées à son actif dans les hécatombes révolutionnaires : il cultiva les roses ; on le trouve sous le Consulat s'occupant des jardins de la citoyenne Bonaparte, à la Malmaison. Sans doute la Révolution ne l'avait-elle pas appauvri, car, il se rendit, en l'an X, acquéreur d'une partie de l'ancien domaine de Versailles et se logea dans la Ménagerie. L'ex-jacobin, l'exterminateur de la Vendée, vivait parmi les restes des splendeurs créées pour la duchesse de Bourgogne, et faisait pendant à Trianon. S'il pensait quelquefois à son proconsulat d'Angers, — et pouvait-il n'y point songer ? — il revoyait, en se promenant sous les futaies qui bordent le grand canal du parc royal, les défilés des victimes que, liées deux à deux, il envoyait à la fusillade ou à la pêche au corail, — ainsi appelait-il la noyade en Loire, — tandis qu'une musique militaire jouait des airs patriotiques, pour étouffer le bruit des sanglots. Que ce cauchemar lui semblait lointain ! Maintenant il est Monsieur Francastel, propriétaire du troupeau des mérinos de la Ménagerie et ceux chez qui il fréquente et qui ne connaissent rien de son passé, le jugent probe et modeste, administrateur éclairé, père de famille recommandable. Jusqu'en 1811, au moins, il demeura à la Ménagerie, qu'il dut, en tous cas, quitter à l'époque du retour des Bourbons. Une biographie publiée en 1822 indique que, à cette date, il était retiré dans une campagne et se livrait à l'agriculture.

 

IV. — LA FAILLITE DE LA TERREUR

 

Tandis que les représentants du peuple perdaient leur temps en vaines manifestations oratoires, tandis que les généraux de la République occupaient le leur à se débattre contre les meilleurs patriotes vendéens, Charette, bien tranquille à son cantonnement de la Bésilière, parmi sa petite cour d'amazones élégantes et d'officiers empressés, employait son répit, en attendant l'arrivée des armées de Sapinaud et Stofflet, promise pour le 1er juin, à organiser l'administration du territoire qu'il commandait au nom du Roi. Il établit un commissaire général dont les attributions consistaient à prononcer sur les constatations d'intérêt entre particuliers ; il créa trois sièges de justice, composés chacun de trois juges et d'un procureur du Roi, pour décider en dernier ressort des causes portées au tribunal du Commissaire général ; il nomma un conseil de révision formé de cinq juges et d 'un procureur présidé par l'un de ses généraux ; lui-même se réserva le droit de vie et de mort sur les coupables passibles de la peine capitale.

La question financière ne fut pas négligée : on séquestra les biens des patriotes absents, et, à l'exemple de Stofflet, on décida que des agents spéciaux gèreraient ces biens dont les revenus alimenteraient la caisse royale. Et toute cette législation fut datée de l'an deuxième du règne de Louis XVII, roi de France et de Navarre, pauvre enfant ignorant, au fond de sa prison, de l'asile mystérieux où peut-être il végétait, qu'il eût quelque part dans le monde des partisans.

Le 30 mai, au soir, on signale un convoi républicain qui, en route de Mortagne à Malmaison, s'est égaré et stationne dans, les landes de la Vivantière, à une lieue et demie de la Bésilière. Le convoi est escorté par 1.200 bleus. Charette dépêche aussitôt Guérin avec ses 8 à 900 Paydrets ; l'attaque a lieu dès l'aube ; les bleus se déploient en avant des moulins de la lande et arrêtent l'élan des paysans par un feu de salve très nourri ; les hommes de Guérin commencent à plier, quand, du village de la Jaumerie débouche, au son d'une éclatante fanfare de cors de chasse, Charette avec ses 300 cavaliers. Son guidon aux fleurs de lis d'or flotte au premier rang, et, à côté du général, galope Mme du Fief, serrée dans son amazone de souple nankin. L'escadron fond sur les bleus surpris et terrifiés par cette ruée imprévue ; on voit l'écuyère se jeter dans la mêlée et décharger ses pistolets sur les ennemis qui s'éparpillent, jetant leurs armes pour mieux courir, et abandonnant leur drapeau aux cavaliers vendéens. On ramena à la Bésilière le convoi conquis : 24 voitures de blé et 120 bœufs d'attelage. On en tua le soir même 27 destinés à la subsistance des armées de Sapinaud et de Stofflet attendues pour le lendemain et on brûla, au son des tambours ramassés sur le champ de bataille, le drapeau des républicains. Charette proclama Mme du Fief l'héroïne de la journée.

Le 2 juin, exacts au rendez-vous, se présentaient au camp de Charette Stofflet et Sapinaud, suivis de leurs "légions : 6.000 paysans bien armés qui campèrent aux environs du village et qu'il fallut nourrir, car les Angevins arrivaient sans vivres, ce dont maugréaient les soldats de Charette, obligés de rogner sur leurs portions. Il semblait écrit que toujours la réunion des chefs royalistes soulèverait, dès l'abord, quelque sujet de discorde ; mais comme on escomptait la victoire prochaine, comme Sapinaud et Stofflet amenaient un émissaire des Princes le chevalier de Tinténiac, rencontré sur leur route, on affecta réciproque cordialité.

Tinténiac, ci-devant officier de la marine royale, désireux d'effacer par des actions d'éclat quelques écarts de jeunesse, avait déjà paru en Vendée l'année précédente, chargé par le cabinet britannique de se renseigner sur les forces et les ressources du parti royaliste. Il revenait maintenant de Westphalie apportant une lettre du comte d'Artois, frère de Louis XVI. Travesti en paysan, dépourvu de toute pièce de créance, ayant, disait-il, voyagé de nuit à travers la Bretagne, traversé la Loire à la nage, son odyssée inspirait des soupçons, et l'on agita la question de décider s'il ne serait pas plus sûr de le fusiller sans délai ; mais son ton de franchise dissipa vite ces préventions et le 5 juin, il fut admis au conseil. La lettre du comte d'Artois paraissait d'une authenticité rassurante. Le prince manifestait son ardent désir de combattre avec les Vendéens ; fort de l'approbation du régent, son frère, il les priait de le regarder comme désormais leur chef, leur compagnon d'armes, et il les assurait de son tendre attachement pour les intrépides Français combattant aux noms sacrés de Dieu et du Roi. La lecture de cette missive provoqua l'enthousiasme. Charette, fort ému, s'écria : — Monsieur de Tinténiac, dites à Son Altesse que sa présence ici était nécessaire il y a huit mois, mais qu'elle est indispensable aujourd'hui. C'est le salut de la France que le prince apporte en venant se placer à notre tête. Stofflet se déclara également honoré et ravi ; les autres, exultant de joie poussèrent un triomphal Vive le Roi ! De fait, pour la première fois depuis le commencement de l'insurrection, les princes témoignaient de l'intérêt à ceux qui défendaient si ardemment leur cause ; jusqu'alors ils ne semblaient pas se douter qu'ils eussent de si vaillants fidèles. En outre tous sentaient bien, — Charette surtout, — que la présence d'un Bourbon à la tête de l'armée pourrait seule abolir les rivalités et les compétitions si nuisibles à l'ensemble des opérations ; le plus indocile, le moins disposé à subir le commandement d'un émule, s'inclinerait sans froissement d'amour-propre sous l'autorité d'un membre de la Maison royale. Toute la Bretagne, dont la révolte, encore latente, demeurait disséminée entre cent foyers locaux, se rallierait, unie et soumise ; le Maine et la Normandie suivraient le mouvement, et 300.000 Français se rangeraient sous le drapeau blanc, dès qu'il serait porté par l'un des frères de Louis XVI, à défaut de l'héritier du trône, que la République gardait en otage.

La communication du cabinet britannique apportée par Tinténiac fut accueillie avec moins de chaleur et moins d'illusions. En sa qualité d'ancien officier de marine, Charette n'aimait pas les Anglais ; d'ailleurs ceux-ci se montraient exigeants : ils se disaient prêts à secourir la Vendée dès qu'elle leur assurerait la libre disposition d'un port de mer de la côte, où ils pourraient effectuer leur débarquement. Il fut convenu que, sans repousser l'offre des ministres du roi George, on leur ferait comprendre que la Vendée ne possédait aucun port ; du reste les royalistes ne réclamaient point le secours d'une armée anglaise. Londres regorge d'émigrés ; qu'ils viennent avec des canons et des munitions et l'on se charge du reste. Ce n'est pas avec des forces étrangères que nous devons combattre, aurait dit Charette ; c'est une question de Français à Français qu'il faut vider. Un seul étranger dans nos rangs perdrait notre cause.

Le conciliabule terminé sur cette protestation, on invita Tinténiac à la prise de Challans qu'on devait enlever aux bleus le lendemain ; et à la conquête du Marais, qui devait s'ensuivre. Le succès semblait assuré : jamais depuis les beaux jours de la grande armée, les Blancs ne s'étaient trouvés réunis en si grand nombre : 8.000 hommes, au moins, y compris la petite armée dont disposait Joly et qu'il amena, la veille de la bataille, à Saint-Christophe-de-Ligneron, où les chefs royalistes passèrent la nuit. Il s'y montra, du reste, plus farouche et plus revêche que jamais. Charette lui présenta le chevalier de Tinténiac et lui annonça un prochain débarquement d'émigrés, ce qui ne contribua pas peu, sans doute, à aigrir encore l'humeur indépendante du vieux partisan. Il n'aimait pas les nobles et pressentait qu'il ne compterait guère dans un état-major composé de princes et de ci-devant.

Le 6, les quatre armées vendéennes se développèrent en arc de cercle devant Challans, depuis la Brosse, sur la route de la Garnache, où se massa la troupe de Charette, jusqu'à la Proutière que tenait la gauche commandée par Stofflet. L'attaque fut vive, trop prompte du côté de Charette ; plus lente, mais plus énergique au centre et à la gauche. Les soldats de Stofflet, véritable troupe d'élite, s'avancent avec une grande bravoure, mais leurs rangs sont rompus par le recul de ceux de Sapinaud que chargent impétueusement les cavaliers républicains. Mme du Fief, l'intrépide amazone, caracole dans la mêlée, excitant les paysans au combat ; pourtant le centre est en déroute ; Stofflet, pour ne pas être coupé, replie ses braves et leur recul est le signal de la débandade. Tout l'effort des bleus se porte alors sur Charrette qui a mis pied à terre, lutte en désespéré, essaie de ramener la troupe de Sapinaud, prise de panique, et lui-même est obligé de battre en retraite. Journée désastreuse pour l'armée vendéenne, non point que ses pertes fussent très considérables, mais parce qu'une fois de plus ses chefs, rivalisant d'indépendance, pouvaient, ce qui ne manqua point, se reprocher les uns aux autres, un manque de cohésion et d'entente, cause initiale de l'échec. Stofflet, persuadé qu'on l'avait attiré dans un guet-apens, sinon pour se défaire de lui, du moins pour ruiner son prestige, dit à l'un de ses officiers : Mon cher Monnier, voilà un coup qui m'apprend à vivre ; on cherche à perdre l'armée d'Anjou.... Les gens de Charette n'étaient pas loin d'accuser, de leur côté, Stofflet de trahison, et lui reprochaient sa lenteur à soutenir leur attaque, encore qu'il eût habilement protégé la retraite. On revint à la Bésilière, et la soirée y fut morne, en dépit des efforts de Mme de Monsorbier et de Mme du Fief pour dissiper la réciproque acrimonie de Charette et de Stofflet. On signa pourtant les lettres qu'allait emporter Tinténiac, lettres destinées au comte d'Artois et aux ministres anglais ; elles indiquaient comme lieu de débarquement possible le petit port de l'Aiguillon, et convenaient des signaux à faire pour avertir de l'arrivée des secours. Charette s'engagea à placer sur la côte des vigies qui le préviendraient dès que le convoi serait en vue. — Ces guetteurs allaient rester bien des mois dans l'inaction....

Tinténiac cacha les redoutables papiers dans les canons de ses pistolets et partit pour son périlleux voyage. Le jour même où il quittait la Bésilière, le 7 juin, Charette se retirait à Belleville avec ses amazones et ses officiers, plantant là sans façon, Stofflet qui, le lendemain, reprit avec son armée le chemin de ses cantonnements d'Anjou. Également irritables et fiers, ces deux hommes se séparaient ulcérés ; chacun d'eux emportant l'humiliation d'avoir été battu en présence de l'autre. La défaite en ces conditions était pour Charette un affront insupportable ; il lui fallait s'en décharger sur quelqu'un et son orgueil blessé s'en prit à Joly. Celui-ci, en proie à l'une de ses trop fréquentes lubies d'indiscipline, avait, la veille de l'attaque de Challans, sans prendre conseil de personne, envoyé en reconnaissance un détachement de sa cavalerie : cette manœuvre inconsidérée donna l'éveil aux bleus ; sévèrement blâmé de son imprudence, Joly, intraitable à son ordinaire, abandonna le commandement de sa division et quitta le champ de bataille. Sommé de venir au quartier général se justifier de cette défection, il refusa d'obéir. Jamais, on l'a vu, il n'avait reconnu la prééminence de Charette, estimant que son âge, sa vaillance, l'ancienneté de ses services, constituaient des titres à l'indocilité. Le conseil lança contre le contumace un mandat d'arrestation et Charette dépêcha, le soir même, plusieurs cavaliers pour le prendre. Joly, las de la guerre, inconsolable de la mort de ses deux fils, se réfugia, en compagnie de quelques partisans fidèles dans la forêt d'Aizenay ; puis, le vieux brave, pris de peur, — il pensait à Marigny. — s'en alla seul, vers l'Anjou, espérant trouver auprès de Stofflet, un abri. Il erra longtemps, par les bois et les landes. Un dimanche de la fin de juin, il atteignait Saint-Laurent-sur-Sèvre, entra dans un cabaret, pendant les vêpres ; sa mine hagarde, sa barbe inculte, ses vêtements en loques inspirèrent des soupçons ; deux habitants du bourg se présentèrent pour l'interroger ; il tua l'un d'eux, prit la fuite, fut saisi à l'étang de la Barbinière, près de la ferme de Beauventre, terrassé à coup de bâton par un domestique de M. de Concize et massacré.

Charette n'avait pas attendu l'annonce de cette fin misérable pour disposer, en maître, de la division de Joly. Il en donna le commandement à cet énigmatique normand, de Launay, dont il s'était engoué : on a déjà esquissé la louche figure de cet étranger à la Vendée ; en peu de temps il avait su s'attirer la confiance du général, celle aussi de Sapinaud dont il courtisait la sœur, et ces poussées ambitieuses lui valaient nombre d'ennemis. Faut-il croire que, à peine promu au remplacement de Joly, il convoita le trésor amassé par son prédécesseur ; on a dit qu'il vint, escorté de quelques cavaliers, à la Motte-Achard, afin de rançonner la veuve de Joly ; il lui prit son or et la fit fusiller pour éviter qu'elle portât plainte. De Launay, arrivé sans ressources au camp de Charette vécut richement à partir de ce crime. Pour achever de le peindre on doit ajouter que, très fort, très brave par intermittences, de Launay avait la voix féminine et des formes peu viriles, ce qui, peut-être, contribuait à lui nuire aux yeux des terribles lurons parmi lesquels il vivait.

 

Le village de Belleville, posé sur le grand chemin de Montaigu à la Roche-sur-Yon, n'est pas, comme la Bésilière, une cache perdue dans les fourrés à l'issue des landes. Charette va désormais en faire sa résidence de prédilection et ce choix indique surabondamment que les bleus ont, momentanément du moins, renoncé à l'atteindre, car il n'est pas vraisemblable qu'ils ignorent sa présence, presque continuelle, en ce bourg découvert, au centre du pays : il y est à portée de la forêt de Gralas, où sont ses arsenaux ; sur la Vie, cours d'eau qui prend sa source non loin de Belleville, il construit des moulins, et accumule en plusieurs localités du voisinage, des approvisionnements considérables.

La République pourtant ne s'avoue pas vaincue, mais elle vient à résipiscence et confesse qu'elle a fait fausse route. Un arrêté du Comité de Salut public, daté du 13 mai, est parvenu à Nantes le 18 ; Turreau est suspendu et, avec lui, quelques-uns de ses généraux. Vimeux lui succède au commandement général de l'armée des côtes de l'Ouest : ce n'est plus un général de la façon de Ronsin ; vieux soldat de la guerre de Sept ans, ayant attendu jusqu'à la Révolution le grade d'officier, Vimeux, compagnon de Kléber à Mayence, est un républicain convaincu, rigide, mais humain. Il trouvait une armée épuisée par les marches et les contremarches, par la désertion, l'indiscipline et la pénurie ; certaines colonnes manquaient de pain durant trois jours consécutifs ; d'autres étaient sans souliers ; l'impossibilité de réquisitionner des vivres dans le pays complètement ravagé, obligeait à tirer de Nantes tous les approvisionnements, ainsi exposés sur la route aux rafles de Charette ou de Sapinaud. Une fois de plus apparaissait l'imbécillité du plan de Turreau, préconisé par les Conventionnels. Vimeux l'abandonna complètement : l'époque de la moisson approchait et l'urgence s'imposait de ne point perdre la récolte : une simple surveillance amènerait ce résultat et, au lieu de colonnes ambulantes portant partout sur le passage le pillage et le massacre, Vimeux créa une douzaine de camps retranchés cernant le pays insurgé ; sur le territoire de Charette, il établit l'un deux à Frerigné entre Touvois et Falleron, un autre aux Sorinières, à une lieue et demie des ponts de Nantes, de façon à défendre de ce côté les approches de la ville et à protéger les convois qu'on espère recevoir de Montaigu, de Challans et d'ailleurs pour son ravitaillement ; au sud, entre les Sables et Luçon un camp se forme à Moutiers-les-Mauxfaits ; le pays de Stofflet sera de même encadré ; la République se résigne ainsi à la défensive et fait les premières avances aux révoltés : le Comité de Salut public lui-même a recours maintenant aux émollients ; à des énergumènes tels que Hentz et Francastel succède une mission composée d'agents de la commission d'Agriculture et des Arts, qui répand en Vendée une proclamation pacifique : elle promet le pardon aux habitants de cette malheureuse contrée, victimes des prêtres et des nobles ; on renie même le passé récent : hommes égarés ou intimidés par certaines mesures que le gouvernement n'a point autorisées, la patrie vous ouvre ses bras ; rentrez dans vos foyers ; préparez-vous à moissonner vos abondantes récoltes et soyez sûrs que le gouvernement fermera les yeux sur le passé....

Mais les paysans gardaient de la méfiance ; fermer les yeux devant leurs villages incendiés et les deuils de leurs foyers leur semblait difficile ; en outre, si grossiers qu'ils parussent aux beaux messieurs de Paris, leur intelligence n'était pas bornée au point de ne pas comprendre que si l'on prenait si grand souci de leur récolte, ce n'était pas pour la leur laisser. Ces proclamations les troublaient donc peu, encore qu'il en plût en averse de tous les côtés : celle du général suisse Dutruy était particulièrement maladroite : le gouvernement veut bien... vous traiter en hommes.... L'armée recevra, pendant quinze jours et traitera en frères tous ceux qui, rentrant dans leurs foyers, viendront se faire inscrire auprès des commandants des troupes de la République ; il leur sera donné une sauvegarde contre toute espèce de vexation.... Je vous préviens que tous ceux qui ne seront pas munis de cette sauvegarde et dont les biens sont notés, seront mis hors la loi et que l'on courra sur eux comme sur des bêtes fauves.... Leurs maisons seront rasées et leurs propriétés distribuées aux malheureux qui ont été leurs victimes ; 120.000 hommes sont destinés à cette dernière opération.

Où étaient-ils les 120.000 hommes ? En prenant son commandement, Vimeux n'en avait trouvé que 26.000 environ. La hâblerie de la menace se révélait trop évidente, trop reconnaissable aussi la grosse voix du loup subitement travesti en berger, comme dans la vieille fable, pour que les Vendéens se laissassent prendre à ce piège grossier. La proclamation de Vimeux à ses soldats était plus sincère : il les exhortait à la fraternité envers un ennemi prêt à rendre les armes : Vous l'avez vaincu par votre valeur, vous le vaincrez encore par votre modération ; elle se terminait par l'injonction à tous les officiers généraux de traduire sur le champ devant le tribunal militaire quiconque se permettrait le pillage ou la violation des personnes.... C'était le désaveu formel de la Terreur. Hélas elle était trop récente pour que ceux qui en avaient souffert l'eussent déjà oubliée, aussi allégrement que ceux qui l'avaient déchaînée. Ces proclamations affichées aux arbres dans la campagne, aux murs calcinés des métairies brûlées, produisaient l'effet absolument contraire à celui qu'on en espérait. Comment s'entendre d'ailleurs ? On n'employait pas la même langue. Ce n'était pas pour leurs nobles ni pour leur prêtres que combattaient les Vendéens, c'était pour leur Dieu et pour leur Roi. Or, ils n'apercevaient dans les promesses du Gouvernement nulle allusion à l'un ni à l'autre ; on ne parlait pas de leur rendre leurs églises ni de sortir de son cachot le malheureux enfant prisonnier ; mais seulement de se jeter dans les bras de la République qu'ils abhorraient et l'idée seule de cet embrassement leur faisait horreur. Effroyable malentendu qui menaçait de s'éterniser et d'annuler de part et d'autre les meilleures intentions.

Pourtant la fraternisation était dans l'air : on la désirait dans les deux camps, et, pour la première fois, on trouvait le moyen de se le faire savoir. On causait de poste à poste. Aux environs de Saint-Philbert de Grand-Lieu, des officiers républicains du 16e chasseurs engagèrent la conversation avec ceux de Couëtus et leur passèrent la proclamation de Vimeux. Couëtus s'engagea à l'envoyer à Charette et à communiquer la réponse : elle fut très nette : Vous nous offrez de rentrer dans nos foyers.... Où les prendrions-nous ? Vous avez incendié nos maisons et égorgé nos femmes et nos enfants ; vous voudriez maintenant avoir nos récoltes et nos armes... revenez de vos erreurs ; cessez d'être les esclaves de ces êtres qui ont juré la perte de la France... et qui vous excitent à vous faire couper la gorge pour de prétendues liberté et égalité qui ne sont et ne peuvent être que des fantômes. Nous espérons que bientôt vous vous dégagerez de vos chaînes déshonorantes et que vous anéantirez cette horde de factieux qui a usurpé une autorité qui n'était pas faite pour elle. C'est alors que nous vous ouvrirons les bras.... Vivre et mourir pour notre Religion et notre Roi, voilà notre devise ; prenez-la pour constante.

On n'était pas près de se comprendre et les autres réponses reçues par certaines autorités de Fontenay, de Nantes ou d'ailleurs le prouvaient surabondamment : Rendez donc les armes vous-mêmes, disait l'une adressée aux officiers bleus ; s'il y a des honnêtes gens parmi vous, revenez donc nous joindre sous les étendards de l'honneur et abandonnez les scélérats qui vous trompent en vous disant qu'il n'y a plus de brigands... ; vous en verrez encore plus de 30.000 qui ne sont pas disposés à vous demander grâce, mais bien à la faire à ceux qui... sont de bonne foi. A bas la République ! Vive le Roi ! D'autres protestations, — celles de Bernier par exemple — étaient plus belliqueuses encore. On conçoit que cette guerre fratricide ait suscité, et suscite encore, après cent trente ans, tant de polémiques, puisque, à juger les adversaires en toute indépendance et impartialité, si l'on admet leur pleine sincérité, on les voit, à deux points de vue opposés, avoir raison tous les deux : l'un en faisant son mea culpa des atrocités qu'il a commises et en prêchant la réconciliation ; l'autre en refusant de se dire vaincu quand il ne l'est pas, et d'abandonner sur de simples et vagues promesses les revendications pour lesquelles il combat. Les royalistes, si souvent trompés ne pouvaient plus croire à la parole des républicains ; ils exigeaient des actes et non du verbiage. Il n'en restait pas moins qu'on avait causé, symptôme encourageant pour qui désirait la fin des hostilités. Un gouvernement habile et véritablement soucieux de la paix eut pu saisir cette frêle occasion de pourparlers plus efficaces. Mais le Comité de Salut public n'était pas habile ; il voyait gros et rouge. Pouvait-il voir autrement, suivi, comme il l'était, d'une innombrable séquelle de comparses, irrémédiablement compromis dans la Terreur, et qui ne supportaient pas, crainte d'une réaction grosse de représailles, l'idée d'un retour en arrière, si nécessaire fût-il. Pour les rassurer, le Comité, par la voix de Collot d'Herbois et de Billaud-Varennes, commit l'irréparable sottise de protester contre toute velléité d'amnistie : Quiconque connaît les principes du Comité ne peut donner la plus légère croyance à ces calomnies. Et quelques jours plus tard Carnot, Barère, Billaud et Collot écrivant à la Commission révolutionnaire de Noirmoutier, l'encourageaient à l'impitoyable répression : Hâtez-vous de livrer au fer vengeur tous les promoteurs et chefs de cette guerre cruelle, et que les scélérats qui ont déchiré le sein de la patrie reçoivent enfin le prix de leurs forfaits ! C'est donc sous l'impulsion du Comité de Salut public que, le 16 juillet ; une nouvelle colonne infernale quittait Montaigu, pour ravager à nouveau le pays de Charette. Par malheur elle était commandée par Huche que, ce même comité, après enquête, renvoyait en Vendée avec avancement ; ce bourreau, honni par tous les républicains du pays, y reparaissait en qualité de général de division et aussi dans l'intention bien arrêtée de montrer ce dont est' capable un terroriste qui se venge de ses dénonciateurs avec autorisation du gouvernement.

On ne détaillera pas ici la marche de cette dernière division incendiaire qui, partie de Chantonnay, passait par les Essarts où elle ne trouvait pas un seul habitant, fouillait la forêt de Gralas, traversait Chauché, également désert, et parvenait à Montaigu ; le général Ferrand qui dirigeait sa marche, apportait des ménagements à l'exécution de ses consignes ; mais le farouche Huché, auquel il devait obéir, exigeait des rigueurs : au retour, la colonne pénétrait au cœur des repaires de Charette ; Vieillevigne, la Rocheservière, Legé, où elle se renforça de 3 à 4.000 hommes, ce qui montait son effectif à 7.000 soldats, mal nourris, mais bien armés, peu satisfaits, du reste, de cette rebutante campagne : Nous allons tout tuer et brûler, disait l'un d'eux, après quoi Charette viendra à nos trousses et nous tuera à notre tour. A la Bésilière, où l'on fouilla toutes les maisons, on ne découvrit rien qu'un homme très malade ; d'après sa déclaration, deux heures avant l'arrivée des bleus, le hameau avait été évacué par les derniers soldats de Charette, parti lui-même la veille pour une destination inconnue. Le 17 juillet, on les rencontre enfin ; au hameau de Puy-Berne, — un quart de lieue de Legé, — les brigands subitement attaquent la colonne ; l'affaire est chaude ; comme toujours, l'élan des Vendéens est d'abord irrésistible ; mais il ne dure pas ; d'ailleurs ils se heurtent cette fois à un ennemi bien supérieur en nombre ; une charge de la cavalerie bleue les forcent à se replier ; ces hussards ont l'ordre de s'emparer de Charette, reconnaissable dans la mêlée à son allure intrépide et à son panache blanc ; ils épargnent les paysans qui l'entourent : Ce n'est pas à vous que nous en voulons, c'est à Charette ! Celui-ci, à dix pas d'eux, essaie encore de rallier sa troupe ; il va être pris ; et soudain, tout disparaît ; laissant une centaine de morts sur le terrain, les Vendéens se fondent dans les fourrés de ce Bocage dont pas un buisson ne leur est inconnu, et, en un instant tout le pays semble être aussi désert et silencieux que si nul être humain ne l'occupait.

La colonne de Huché ne devait plus revoir celui qu'elle poursuivait : sur les révélations d'un brigand capturé, elle se détourne sur Belleville, l'une des maisons de plaisance de monsieur Charette, ainsi qu'écrit le général Ferrand dans son rapport ; elle y saisit des approvisionnements de vin et de viande, une pharmacie complète et beaucoup de linge ; elle fouille Saligny et Saint-Denis-la-Chevasse que Huché incendie et où l'on découvre des barriques d'eau-de-vie, des fosses pleines de cuir, des armes réparées et à réparer ; puis Ferrand pousse jusqu'à Boulogne et perquisitionne au château de Beaumanoir, servant d'hôpital aux blessés de Charette : on n'y trouve plus un malade, mais des barriques d'eau-de-vie en grande quantité, 1.500 bouteilles de vin de Bordeaux et d'Espagne, des amoncellements d'habits, de veste, de linge de table, de corps et de lit, soixante matelas.... indices des ressources en tous genres dont les insurgés étaient largement pourvus. La colonne revint au Bocage vendéen en explorant les Lucs et Beaufou ; c'est sans nul doute à la nuit de son passage en cet endroit qu'il faut reporter le récit de la petite Marie Trichet, dont on a plus haut cité quelques extraits. Puis Huché, incendiant et fouillant de son mieux, ramena sa troupe au camp de Palluau, par le Poiré et Aizenay, sans plus rencontrer les brigands ; Charette, comme s'il usait toujours de ce talisman qui le rendait invisible, continuait à jouer aux barres avec les armées républicaines tandis que Ferrand et Huché imaginaient le pousser devant eux, il leur avait échappé depuis longtemps et se cantonnait loin derrière leurs lignes, dans la forêt de Touvois où il s'occupait à déterrer les canons enfouis depuis près d'un an, et à rentrer ses récoltes.

Car la récolte, tant bien que mal, s'achevait ; les paysans moissonnaient la faux d'une main, le fusil de l'autre. Une sorte d'armistice tacite permettait aux rebelles de travailler aux champs dans l'intérieur du pays, pendant que les républicains engrangeaient dans les paroisses limitrophes et le travail retrouvé donnait si bien l'illusion de la paix qu'il se rencontra des esprits simples pour croire à la fraternisation imminente. Le représentant Garrau, adoptant les idées de son confrère Lequinio forma une compagnie de musiciens avec laquelle, — complétée d'une forte escorte de cavaliers, — il traversa la Vendée sans malencombre, d'où il conclut qu'il avait dompté les insurgés par les accords de l'harmonie. Au vrai, ses mélodies s'étaient perdues dans le désert. Un autre, l'adjudant général Guillaume, proposait, pour activer la pacification, l'élévation d'une pyramide carrée, surmontée d'un bonnet de la Liberté, et portant sur ses quatre faces les droits de l'homme, la constitution, le pardon accordé aux brigands et les noms des citoyens célèbres de la Révolution.... Et comme on en était là, commença à circuler le bruit qu'une révolution parlementaire venait de renverser Robespierre ; seuls les initiés aux dessous de la Révolution jugèrent dès l'abord l'importance de l'événement ; mais ses répercussions ne devaient pas tarder et, dès la seconde quinzaine d'août, il fut évident que l'on entrait dans une ère nouvelle : Huché destitué, Grignon, Dutruy, Guillaume, tous les exécuteurs des ordres de Turreau, mis en disponibilité et bientôt arrêtés avec leur ancien chef.... La Terreur avait perdu la partie ; elle passait la main.