GEORGES CADOUDAL

 

III. — LE DUEL.

 

 

LES TROUPES DE FOUCHÉ

L'ÉCLATANT prodige que Bonaparte vient d'accomplir ne corrige pas les royalistes de leur candeur invétérée ; n'admettant pas qu'un homme doué d'une intelligence si exceptionnelle puisse penser autrement qu'eux, ils imaginent encore qu'il prépare le retour de la monarchie légitime. Georges Cadoudal, plus perspicace, semble avoir pénétré le secret de l'ambitieux Consul et prévu que la route sur laquelle Bonaparte s'est lancé d'un tel train n'est pas de celles qui se bifurquent. De son côté, le vainqueur de Marengo a deviné, en ce paysan têtu, un irréductible ennemi. Il sait que, avec des grades, des titres, des donations, voire des trônes, il pourra aisément amadouer les autres ; celui-là, jamais. Et, si confiant soit-il en son étoile, il le redoute.

Avant même de partir pour l'Italie, alors que son puissant cerveau roule un monde de projets quasi irréalisables et de combinaisons qui touchent au fantasque, l'un des derniers ordres qu'il a donnés fut celui d'arrêter Georges qui était alors en Angleterre ; lorsqu'il en revint, au début de juin, l'ordre est réitéré ; car, même aux prises avec l'Autriche, à la veille du grand coup qu'il médite, Bonaparte est encore obsédé, — presque superstitieusement, — par le souvenir du terrible Breton : le 4 juin, de Milan, entre une cérémonie à la cathédrale et une représentation au théâtre de la Scala, il écrit : Prenez mort ou vif ce coquin de Georges ; si vous le tenez, faites-le fusiller dans les vingt-quatre heures. Mais Fouché et Bernadotte temporisent ; le téméraire Consul ne va-t-il pas perdre la partie qu'il joue au delà des monts ? Ils ne se pressent pas d'obéir ; il ne faut pas se brouiller avec le parti royaliste que peut-être on flagornera demain. Attendez, dit Fouché, à ceux qui cherchent le vent ; point de légèreté, point d'imprudence, point de propos envenimés ni rien d'hostile... Marengo change tout : le zèle du même Fouché est subitement acquis au vainqueur que, vaincu, il s'apprêtait à trahir, voire à remplacer.

Bonaparte, qui a tout deviné des félonies et des perfidies qui l'entourent, profite de sa victoire pour parler en maître : il est rentré le 2 juillet ; le 4, il commande : Faites donc arrêter et fusiller dans les vingt-quatre heures ce misérable Georges. Tout aussitôt une légion de policiers et de mouchards se déverse sur le Morbihan. Fouché en dirige une armée innombrable, armée ténébreuse, irrégulière et bigarrée, composée de la façon la plus hétéroclite. Les anciens terroristes, dont il avait été le modèle et l'idole au temps de la Convention, tombés maintenant dans la misère, viennent chez lui solliciter un secours en échange de quelque secret ; il leur adjoint les aventuriers, les dilettantes de la chasse à l'homme, les passionnés que quelque haine à assouvir rend ses esclaves, beaucoup de femmes, des besogneux, d'anciens chouans, des nobles, des émigrés réduits à la famine. La police spéculait sur l'indigence des uns, sur l'ambition des autres pour s'en servir contre les indomptables du parti royaliste. La véritable police secrète de Paris se composait seulement en 1800, de 42 individus régulièrement appointés. M. Madelin en a retrouvé la liste : on y voit figurer une dame de Lignières, femme très dangereuse, employée déjà sous Robespierre ; le chevalier Dorival, ancien mouchard de Sartine ; Collin, ami intime de Danton et de Robespierre l'ex-conventionnel Fréron, et, d'après certains témoignages, ses collègues Barère et Lavicomterie ; le ci-devant oratorien Gaillard ; sans compter tous les X que désignait seulement un chiffre ou une initiale.

On le voit, Fouché n'avait qu'à choisir ; mais son diabolique génie l'avertissait sûrement qu'il fallait, pour prendre Georges, bien gardé par ses chouans, d'autres ruses que celles coutumières à ses espions des salons ou des cafés parisiens. Voici la lettre qu'il écrivait, le 23 juillet ; le personnage s'y peint sans pudeur : Georges est dans le Morbihan ; poursuivez-le... avec la plus vigilante activité. Le Premier Consul est vainqueur en Italie ; il faut qu'il le soit partout. N'épargnez aucun des chefs qui voudront relever la tête ; fusillez-les sans pitié. Nos agents commencent à être connus et compromis : j'en mettrai d'autres à votre disposition : ce sont des gentilshommes, des ci-devant, qui, par leur nom et leurs titres, sont estimés de tous les chouans ; ils obtiendront facilement leur confiance et nous les livreront à l'heure dite. C'est donc bien à lui, l'ancien fusilleur de Lyon, que remonte la responsabilité de cette infernale machination. Grâce aux renseignements dont il dispose, il va choisir, parmi les anciens compagnons de Georges, ceux que la détresse asservit ; il les paiera bien pour les décider à trahir le chef qu'ils ont aimé. Un tel raffinement de perfidie inspire tant de mépris pour le ministre qui commande qu'on est presque pris de pitié pour les misérables qui lui obéissent.

Ce n'est pas sans peine, d'ailleurs, que Fouché recruta les hommes dont il avait besoin. L'histoire de leurs tentatives demeure mystérieuse sur nombre de points et c'est dans les ténèbres qu'il faut glaner pour en recueillir, à tâtons, quelques incidents. Le premier dont on a mention est un certain César Papin, ci-devant noble, d'après une note d'archives ; il vivait en pension chez l'aubergiste Delisle, à Vannes, avec Julien Berthelot, ancien officier dans la cavalerie des chouans. Dès juillet 1800, ils ont offert leurs services à Bernadotte qui les a munis d'un sauf-conduit ; mais leur situation est des plus louches. Hésitent-ils ? Sont-ils pris de peur ou cherchent-ils seulement à soutirer de l'argent aux deux partis ? Le fait est qu'on se méfie d'eux dans l'un et l'autre camp. L'abbé Guillevic, l'aumônier de Georges, les subventionne ; Bernadotte aussi ; Mercier-la-Vendée lui-même est dupe. Mais Georges a de la méfiance : il fait signifier à Papin qu'il ait à cesser de parcourir le pays, qu'il rentre chez lui et n'en sorte plus ; on lui fit même savoir qu'il y avait ordre de lui courir sus s'il mettait le pied dans la campagne et il savait que ces injonctions ne se donnaient jamais en pure perte. Papin se le tint pour dit : en décembre, il était toujours chez l'aubergiste Delisle, et les bleus le soupçonnaient fort d'être un espion des chouans. On n'entendit plus parler de lui ; sans doute, suspect à tout le monde, se décida-t-il à regagner la Gascogne d'où il était originaire.

Celui-là disparu, d'autres se glissèrent en scène : deux compères, d'abord, dont l'un prenait le nom de Bauveau ; l'autre disait s'appeler Bertrand Saint-Hubert. A Vannes, où ils séjournaient, ils s'étaient mis en rapport avec Mlle Froval, agente de Cadoudal, et connue chez les chouans sous la désignation de Correspondante n° 1. Par l'intermédiaire du Correspondant n° 2 qui n'était autre que Le Ridant, l'un des officiers de Georges, ils avaient sollicité de celui-ci une audience qui leur fut refusée.

Ils insistèrent à maintes reprises, ce qui laisserait supposer que la prime à gagner était d'importance, car ils risquaient gros et ne pouvaient ignorer que ceux des émissaires de Fouché qui réussissaient à pénétrer au mystérieux quartier général du chef royaliste n'en revenaient jamais. De Bauveau et de Saint-Hubert il eut pitié ; il leur envoya six cents francs pour qu'ils déguerpissent. L'abbé Guillevic, qui cumulait avec le ministère sacré les fonctions d'ordonnateur du quartier général de Georges, s'étonnait de la mansuétude de son ami envers des espions avérés, et lui demandait si, pour les ménager ainsi, il concevait quelque doute sur leurs intentions coupables : — Ils venaient pour m'assassiner, répondit Georges, j'en ai par devers moi des preuves irréfragables ; si je me suis décidé pour le parti de l'indulgence, c'est parce que ces preuves me sont personnelles ; je ne pourrais les communiquer à personne sans m'exposer à perdre les amis précieux de qui je les tiens. Etait-ce ses agents de Paris, tels que Saint-Régent, qui le renseignaient si sûrement ? Un système de correspondance, parfaitement organisé, lui transmettait de la capitale, en six ou sept jours, les avis importants : ces dépêches lui parvenaient sous le couvert de la veuve Mullard, à Saint-Brieuc, ou de la veuve Champeaux, à Vannes.

Les archives conservent quelques rares pièces qui nous instruisent de la façon dont se racolaient ces émissaires du ministre de la Police. En voici un qui, en décembre 1800, s'offre spontanément. Il semble ne point se douter des dangers que présente la rude aventure : sa lettre est anonyme et rien n'indique quel imprudent fantique ou quel besogneux aux abois l'a écrite : il l'adresse directement au ministre, se plaint de n'avoir pas été reçu par lui, et expose que, lié avec l'un des anciens officiers de Georges, retiré loin du Morbihan depuis la pacification, il se fait fort d'obtenir de ce personnage une recommandation particulière qui lui permettra d'approcher le chef des brigands et de le livrer. Une seconde lettre non datée et, comme la première, non signée, est un peu plus explicite : le candidat traître avoue qu'il a eu de la fortune, qu'il a servi sous l'ancien régime, et a professé des opinions entièrement opposées à la révolution ; il réunit donc toutes les chances d'inspirer la plus grande confiance à l'homme qu'il veut livrer. Son projet reçut-il un commencement d'exécution ? L'anonyme correspondant fut-il l'un de ces nombreux inconnus qui, ayant réussi à pénétrer jusqu'à Georges, disparurent sans que jamais personne ait pu dire où et comment ils ont fini ? On l'ignore. Certains épisodes qui vont suivre montreront ce qu'il advenait de ces malheureux lorsqu'ils parvenaient à atteindre leur but.

En ces six derniers mois de 1800, Georges était traqué avec un acharnement rageur. Le 13 août de cette année-là, les Consuls avaient bien signé un arrêté d'amnistie pour tous les faits relatifs à la Révolution ; mais les brigands morbihannais, leurs chefs surtout, étaient tacitement exclus de cette mesure de clémence. Les fonctionnaires de tous grades s'évertuaient pour satisfaire aux ordres de Fouché. Dès juillet, une grande battue fut dirigée sur la région d'Auray qu'on savait grouiller de chouans. On ne trouva rien. N'importe, Bernadotte se flattait d'être sur la bonne piste : déjà il annonçait au Premier Consul la prise imminente de Georges, et, quelques jours plus tard, après avoir fouillé tout le pays, il confirmait cette heureuse nouvelle, — avec cette restriction — qu'il attendait tout du temps et de la patience. Las de ses insuccès, il partit en congé, pour six mois, au début d'octobre.

Mais Fouché plaçait à Lorient un homme à lui, Charron, avec le titre de commissaire général de police et la mission de prendre Georges ou de le tuer à tout prix. Au dire de l'abbé Guillevic, vingt mille louis, — cinq cent mille francs environ, — étaient consacrés à l'exécution de ce plan de campagne, et ceci paraît exagéré, car une telle somme eût été mieux employée à solder et à nourrir les soldats de Bernadotte qui, privés de paye depuis six ou huit mois, se trouvaient sans chaussures, sans bas, sans habits, et passaient en masse aux chouans pour toucher la prime de deux cents francs assurée par ceux-ci à tout déserteur. La gendarmerie elle-même ne vivait plus que de châtaignes. Le préfet du Morbihan, lui, redouble de zèle : considérant comme irréalisable la capture de Georges qui ne couche jamais deux nuits de suite dans le même endroit, il adopte l'idée de Fouché et juge qu'un homme seul, possédant le talent de se bien masquer : pourrait approcher ce scélérat misérable. — Il faudrait... pour en purger la terre, un émigré aussi adroit que rusé et qui achèterait ainsi grâce de la proscription. Pour sa part, le commissaire de police, Charron, entré en fonctions le 16 novembre, met en chasse tous ses espions, et, tout de suite, il imagine qu'il va réussir : Georges est à Grandchamp, écrit-il : il y a là deux petits villages où il se tient : le village de Saint-Laurent où, dans un fond, il y a une petite chapelle, et celui de Guersach, à deux portées de fusil de Saint-Laurent.... Mais, le même jour, il reçoit un autre avis qui lui permet d'affirmer : Georges est à Locoal, dans l'Ile du Bonheur... Je donnerai vingt écus à qui me fournira la certitude qu'il y séjourne actuellement : j'en donnerai quarante à celui qui m'y conduira : j'en donnerai trois mille pour l'y trouver. J'ai carte blanche. Quant au général de la gendarmerie, Radet, il suit une autre piste encore ; il vient d'apprendre, de façon certaine, que Georges se tient ordinairement dans une petite maison couverte en ardoises, voisine d'une ferme assez jolie, située sur une hauteur dominant la route de Locminé à Vannes et distante de cette ville de deux à trois lieues. Il faut, pour y parvenir, traverser une grande lande.

 

L'ILE DU BONHEUR

Où donc se terrait Georges pour que deux armées lancées à sa poursuite, — une armée de soldats et une armée d'espions, — trouvassent partout buisson creux ? Il ne se cachait pas et circulait à son habitude. En juillet, il était allé à Londres avec son ami Mercier ; rentré en Bretagne le 21 août, il retournait en Angleterre quinze jours plus tard et y séjournait près de deux mois. Depuis le début de novembre il n'avait pas quitté le Morbihan, fidèle à l'éternelle consigne de se tenir prêt et d'attendre, la lutte ne devant recommencer qu'au printemps, lors de la venue du prince tant espéré. Si, comme le répétaient les généraux et les fonctionnaires de la République, il ne régnait sur ses paysans que par la terreur, comment ne s'en trouva-t-il pas un seul pour le vendre aux mouchards de Fouché ? Il était, au contraire, bien gardé par ses Bretons et, quoiqu'on ait dit qu'il se faisait invisible, sa structure, sa démarche si particulière, sa corpulence anormale le distinguaient tant de ses officiers, que tout travestissement eût été vain. Il n'eût pas consenti, d'ailleurs, à se déguiser un jour de décembre 1800, deux gendarmes en tournée l'aperçurent, à deux cents pas, sur un beau cheval, et escorté de sept compagnons tous bien montés, bien armés, et bien vêtus. Ces cavaliers traversaient la grand route de Nantes à Brest et se dirigeaient vers Mendon. Les gendarmes donnèrent l'alarme ; une colonne, sortie d'Auray, battit la campagne, mais inutilement.

D'autres le virent également, chassant en compagnie de deux de ses lieutenants ; Georges, toujours très informé des mouvements de troupes patrouillant dans le pays, transportait sa résidence suivant les avis reçus journellement de Vannes sur les déplacements éventuels des bleus ; des sentinelles bien dissimulées veillaient nuit et jour à sa sécurité ; et puis, en cas de péril menaçant, il se réfugiait à cette Ille du Bonheur que les espions du commissaire Charron avaient signalée à plusieurs reprises et où il était inattaquable.

L'Ile du Bonheur n'est pas une île ; on appelait ainsi l'extrémité de la presqu'île de Locoal qui, s'avançant dans une baie formée par la rivière d'Etel, ne tenait, et ne tient encore à la côte que par une étroite jetée. Après un parcours d'une demie-lieue dans cette presqu'île, un isthme, que la marée haute recouvre, conduit à une langue de terre où se trouve le petit hameau de La Forest. L'endroit est facile à défendre, l'ennemi ne pouvant s'en approcher par surprise ; on tenait toujours prêtes des barques pour emmener le chef royaliste au loin, grâce au dédale de bras de mer que forme l'estuaire de la rivière. Bien avant la Révolution, des contrebandiers avaient pratiqué dans ce lieu isolé des cachettes voûtées, propres à servir de casemates et de magasins de munitions.

Georges vivait au hameau de La Forest presque seul et n'y recevait que son entourage intime : son frère Julien, l'abbé Guillevic, Picot, dit Pierrot, ancien domestique de Saint-Régent, passé au service du général depuis que son premier maître était à Paris : c'était un petit homme, très laid, très noir, très gravé de petite vérole ; il portait habituellement une veste de chasse, un pantalon de couleur verte et un gilet rouge. La tradition cite encore une servante très sûre, nommée Julienne, connue dans le parti sous le sobriquet de Madame Jordonne. C'est, sans doute, en raison de la sécurité de cet asile rustique, que Georges, vers cette époque, ajoutait à la liste de ses nombreux pseudonymes celui de Gardé. Il était, en effet, à l'Ile du Bonheur, bien gardé et par la nature et par la discrétion des quelques initiés toujours instruits de ses déplacements. Il s'y sentait en parfaite sécurité, même contre les tentatives les plus sournoises. Ayant reçu communication d'une lettre de Fouché, écrivant au préfet du Morbihan : N'ayez aucune inquiétude sur le compte de Georges ; j'ai pris des mesures telles qu'il est impossible qu'il m'échappe, Georges, se souvenant de son latin du collège Saint-Yves, apostilla cette dépêche d'un Videbitur infra, qui peut se traduire, à peu près, par : on verra bien !

Le commissaire Charron ayant déclaré impraticable l'attaque de l'Ile du Bonheur, il fallut donc en revenir aux assassins qui, se présentant munis de trompeuses références et sous le masque d'agents royalistes, avaient quelque chance d'être bien accueillis par le reclus de La Forest. Ce qu'ignoraient Fouché et les policiers de son ministère, c'est que, sitôt un passeport délivré à l'un de ces émissaires, Georges connaissait, bien avant même que le personnage se fût mis en route, et son nom ou surnom, et son signalement, ainsi que la date probable de son arrivée en Bretagne, et le but de son voyage. Comment ? Par qui ces avis lui étaient-ils transmis ? On ne sait pas ; mais il n'est pas douteux que la police des chouans était mieux organisée encore que celle de Fouché l'épisode qu'on va lire est un indice que Georges était bien servi et par des gens très informés. Il a pour triste héros un gentilhomme portant l'un des plus beaux noms de la Bretagne et nul ne s'étonnera qu'on ne veuille désigner iei ce nom que par son initiale.

 

LA LANDE DU BOURDOUX

Antoine de B..., officier au régiment d'Auxerrois, qui fut en garnison à la Martinique, épousa, peu avant la Révolution, une jeune Irlandaise, Marie-Thérèse Macdonogh. Antoine était riche, car il possédait l'hôtel dit de Mirabeau, rue de Seine ; il l'habitait avec sa femme, son beau-père et son beau-frère. Dès 1790, Antoine de B... s'était affilié à quelque complot des royalistes bretons, peut-être aux premiers projets du marquis de La Rouerie, car l'une des plus fortes maisons de banque de l'Italie s'offrait à faire passer, par son entremise, toutes les semaines, en Bretagne, des sommes variant entre 100.000 francs et un million en or.

En novembre de cette année-là, le père Macdonogh mourut chez son gendre, à l'hôtel Mirabeau, et l'on procéda au partage de la succession qui paraît avoir été peu importante. L'année suivante, Antoine émigre, disparaît durant trois ans, revient à Paris après la mort de Robespierre, est décrété d'arrestation au coup d'État du 18 fructidor (1797), jugé par une Commission militaire et acquitté. Deux ans plus tard, de nouveau compromis, un arrêté du Directoire le condamne à la déportation ; mais, au début du Consulat, il n'a pas encore quitté la prison du Temple : comme il est le cousin de Bourmont, alors très bien en cour auprès de Fouché et du Premier Consul, il est mis en liberté.

Qu'était devenue sa femme, Marie-Thérèse Macdonogh ? Décédée ? Divorcée ? Réfugiée en Irlande ? On. ne peut le dire. La Révolution avait à ce point bouleversé la vie d'Antoine de B..., comme celle de bien d'autres, qu'il ne paraît rien subsister en lui de ce que fut l'ancien officier, noble, fortuné, ayant hôtel, train de maison et relations brillantes. Il semble même impossible d'établir s'il fut un homme aux abois ou un conspirateur un alphabet cryptographique, découvert chez lui, rue Blanche, en l'an II, donnerait cependant à croire qu'il entretenait des correspondances secrètes.

Le voici, à l'automne de 1800, logé rue de Clichy, avec une citoyenne Clotilde Bodart dont il a un enfant, né le 2 juin précédent et qu'il a reconnu. Il s'occupe de chimie ; alors qu'il était détenu au Temple, il a pris goût à cette science et a obtenu de recevoir, à la prison même, les leçons d'une jeune élève-employé à l'Ecole de pharmacie, Ambroise Laisné, fils d'un apothicaire de la place Maubert c'est un garçon de vingt ans, laborieux, estimé de ses maîtres et très rangé, car il vit chez ses parents. Depuis près d'un an qu'il est en liberté, Antoine a continué à prendre, mais sans assiduité, les leçons de son jeune professeur auquel il s'est attaché et qu'il se propose d'emmener un jour en Bretagne où, dit-il, il possède des propriétés.

Cette navrante histoire a été contée plusieurs fois et de diverses façons : on voudrait n'utiliser ici que des documents indiscutables émanant, soit de la correspondance officielle, soit de témoins dont la véracité ne peut être suspectée ; encore n'assure-t-on pas que l'on a connaissance de toutes les pièces de nature à éclairer ce drame ténébreux. A la fin de novembre, le voyage d'Antoine et de Laisné est décidé ; voyage scientifique : ils iront étudier dans le Morbihan des objets très curieux pour des chimistes ; tel est du moins le prétexte que Laisné donne à ses parents et à ses maîtres, afin de justifier une absence de plusieurs semaines. Le 28, Antoine demande un passeport pour aller voir l'une de ses parentes en Ille-et-Vilaine. Laisné en obtient un, le même jour, et fournit comme motif de son déplacement des affaires de famille qui l'obligent à séjourner quelque temps en Bretagne. Prétexte assurément pourquoi le jeune chimiste, né à Paris où habitent tous les siens, ne déclare-t-il pas le véritable mobile de son voyage, s'il croit ne l'entreprendre que pour un but scientifique ? Les deux passeports sont délivrés sans retard et sans difficulté ; ce qui étonne, car, en raison du passé orageux de l'ancien émigré, il semblerait que la police dût s'informer ce qui l'attira au pays de la chouannerie. Pourtant, jusqu'ici, rien ne décèle que les deux voyageurs sont chargés d'une mission ; nul indice de desseins perfides contre Georges Cadoudal ; aucune trace d'une somme versée ou promise. Seulement, l'œil de la police va les suivre pendant leur longue route : à peine les passeports délivrés, le ministre avise le préfet de Rennes du prochain passage de Laisné et d'Antoine, lui recommande de les surveiller, de rendre compte que leurs démarches, sans les gêner en rien, et, quelles que soient leurs liaisons, de ne prendre contre eux aucune mesure de rigueur.

Ils arrivaient à Rennes le 5 ou le 6 décembre, se présentaient chez le préfet Borie et conféraient avec lui durant une demi-heure. Dans la lettre que Borie adressait au ministre, à la suite de cet entretien, il notait seulement que, durant leur séjour à Rennes, les deux compères avaient fréquenté des hommes de toutes les opinions. En effet, ils virent Charles d'Hozier et cette démarche serait la première manifestation probante de leur félonie. Ancien page de Louis XVI et fils du dernier juge d'armes et généalogiste de France, d'Hozier, qui avait commandé en Bretagne l'une des légions royalistes, vivait clandestinement à Rennes depuis la pacification, sous le nom de Ménainville, et était l'un des anneaux de la correspondance entre Paris et le quartier général de Georges auquel il était tout dévoué. Le préfet d'Ille-et-Vilaine n'ignorait pas, a-t-on dit, la présence à Rennes de cet agent secret des rebelles ; bien plus, après avoir questionné Antoine et Laisné et connu d'eux le but criminel de leur expédition, Borie, indigné, aurait averti d'Hozier que la vie de Georges Cadoudal était menacée, agissant ainsi en honnête homme, mais en fonctionnaire bien étourdi ou bien indépendant. D'après une autre version, d'Hozier reçut de Paris l'avis que les deux voyageurs, gagés par la police, cherchaient à joindre Georges pour l'assassiner. Quand ils firent visite à d'Hozier pour connaître de lui les moyens de pénétrer jusqu'à la retraite du grand chouan, ils se donnèrent certainement pour des agents royalistes chargés d'une mission importante et lui présentèrent, — c'est évident, — les plus convaincantes références, puisqu'il fit semblant de les croire et s'engagea à leur procurer un guide qui les conduirait à Georges. En même temps, certain de leur imposture, il expédiait à celui-ci un homme sûr pour l'aviser de l'arrivée prochaine des deux faux-frères. Georges répondit aussitôt : Envoyez-les moi par le même courrier.

Doit-on s'attarder à examiner l'hypothèse de la loyauté d'Antoine et de son pharmacien ? Le rôle que la tradition et la vraisemblance leur attribuent est si odieux, qu'on se demande s'ils n'étaient pas véritablement chargés de quelque mission secrète par les royalistes de Paris. Pour remplir cette mission sans malencombre, ils auraient imaginé peut-être, — bien imprudemment, — de jouer la police en simulant de la servir, de se faire par elle défrayer des dépenses de leur voyage et de s'assurer ainsi sur toute la route une sécurité parfaite et la liberté des démarches les plus compromettantes pour tous autres que de prétendus agents de Fouché. L'histoire policière de ces temps troublés offre bien d'autres imbroglios plus compliqués que celui-là.

Il se pose une autre question dont nul n'a donné la solution : s'il faut bien croire qu'Antoine de B..., ancien officier de l'armée royale réduit aux pires expédients, s'est offert, moyennant paiement, à commettre le crime dont sa mémoire reste chargée, pourquoi s'embarrasse-t-il d'un acolyte auquel, — c'est plus que probable, — il n'a pas confié son affreux projet ? Pour parvenir aisément jusqu'à Georges, il spécule sur son noble nom, illustre dans toute la Bretagne ; mais comment justifiera-t-il, auprès de Georges lui-même, la présence à ses côtés de ce jeune pharmacien de vingt ans, qui ignore tout de la chouannerie et ne s'est jamais inquiété de politique ? L'ingérence de cet innocent est de nature à éveiller la méfiance du soupçonneux ermite de l'Île du Bonheur. Et, le coup fait, Antoine partagera-t-il avec Laisné le prix du sang ? En quoi celui-ci peut-il le servir ? — Il a préparé et porte sur lui, dit-on, le poison dont Antoine compte faire usage, s'il est admis, comme il le prévoit, à la table du chef royaliste. C'est se créer une difficulté bien superflue : si Georges, dupe du gentilhomme, le convie à dîner, ce sera pour parler tête à tête des affaires du parti et il est fort improbable qu'il accepte en tiers, dans cet entretien intime, cet étudiant inconnu dont l'incompétence est manifeste en matière de conspiration. On serait donc conduit à penser que Laisné n'a reçu de son compagnon aucune confidence ; mais pourquoi celui-ci s'en est-il empêtré ? Il reste, dans cette sombre intrigue, des points bien obscurs, et l'on s'excuse de ces longs préliminaires qui les indiquent sans les éclaircir. Maintenant, voici le drame.

Après leur visite à Charles d'Hozier, Antoine et Laisné quittèrent Rennes sans attendre le guide qui devait les conduire à Georges. Ils allèrent passer quelques jours chez une sœur d'Antoine, Mme Lenoir de Tournemine qui habitait avec son mari le manoir de La Marchaunay, en Pipriac, à une dizaine de lieues de Rennes ; Antoine présenta Laisné à sa sœur comme étant son professeur de chimie. On séjourna une semaine à La Marchaunay, puis Mme de Tournemine partit avec ses deux hôtes pour le Morbihan où elle possédait en propre un petit manoir aux environs de Sarzeau. Le IL décembre, tous trois arrivèrent à Vannes ; Antoine et son chimiste firent une visite au préfet qui visa leurs passeports : au cours de cette visite, Laisné se prétendit chargé par le gouvernement d'une inspection des marais salants. Antoine ne cacha pas que son nom avait figuré sur la liste des émigrés, mais qu ?il en était rayé. Le lendemain, toujours accompagnés par Mme de Tournemine, ils atteignirent Sarzeau qui est à six lieues de Vannes, et poussèrent à trois quarts de lieue plus loin, jusqu'à Kernavelo : c'était le château patrimonial de Mme de Tournemine, situé à gauche de la route qui, de Sarzeau, se dirige vers Penvins.

Il existe encore, ce petit château et il ne paraît point, avoir subi, depuis l'an IX, d'autres modifications que celles qui ont été nécessitées par son entretien ; c'est d'ailleurs, une simple maison, longue et basse, à un seul étage, sans aucun caractère architectural. Mais la nature prodigue de ce coin de Bretagne l'a enfoui sous une si luxuriante végétation, qu'à peine le devine-t-on, de la route, sous les frondaisons séculaires. Une avenue d'arbres magnifiques, déjà vieux certainement en l'an IX, conduit au portail, simple porte charretière accotée de piliers de maçonnerie, qu'on aperçoit au fond d'un couloir de verdure ; une petite porte, réservée aux piétons, s'ouvre à gauche de ce portail qu'une cour, longue de trente ou quarante pas, sépare de la maison.

Antoine et Laisné, dès leur installation à Kernavelo, occupèrent leur temps en longues excursions dans la région qui s'étend de Sucinio à Saint-Gildas, et que l'on a pu comparer au golfe de Naples ; les pins d'Italie, les lauriers, les chênes verts y croissent en grand nombre et les grenadiers y fleurissent en pleine terre. Antoine de B... paraissait heureux de cette trêve reposante dans sa vie mouvementée ; Laisné admirait le pays en Parisien qui n'est jamais sorti de la capitale ; Mme de Tournemin ne surprit, ni dans leur conversation, ni dans leurs allures, un mot, un geste qui pût lui inspirer le soupçon d'un motif caché de leur séjour. S'ils attendaient le guide promis, jamais ils n'y firent allusion ; du moins n'en trouve-t-on point mention dans la déclaration écrite par la châtelaine de Kernavelo.

Le 23 décembre, Antoine et Laisné revenaient à la nuit d'une longue promenade à Saint-Gildas ; fatigués, ils ôtèrent leurs bottes et chaussèrent des sabots. On allait souper quand, vers sept heures, de grands coups frappés au portail mettent en émoi toute la maison ; les domestiques y courent et, sans ouvrir la porte, demandent : Qui est là ? Une voix rude réclame M. de B... La porte, néanmoins, reste close. Antoine sort du manoir, sa sœur également et tous deux essaient de parlementer : D'où êtes-vous ? — De Grandchamp. — De la part de qui venez-vous ? — De la part du général. — Quel général ? Mais ils n'obtiennent plus que des menaces : Ouvrez, ou il vous arrivera malheur.

On se consulte. Les verrous sont enfin tirés : sept ou huit hommes, porteurs de fusils garnis de baïonnettes, bousculent les domestiques, pénètrent brusquement dans la cour et saisissent Antoine au collet, en disant : N'est-ce pas là de B... ? Il répond affirmativement. Et Monsieur Laisné ?Il n'est pas à la maison, il est à Sarzeau, réplique Antoine, indice qu'il se sait en danger et qu'il essaie de sauver son compagnon. Il est tête nue, demande qu'on lui laisse le temps de prendre son chapeau : Tu n'en a pas besoin. Les hommes l'entraînent dans l'avenue, mais quatre ou cinq d'entre eux reparaissent aussitôt : Monsieur Laisné est ici, il faut qu'il vienne avec nous. Laisné est là, en effet ; attiré par le bruit, il a traversé la cour en sabots, s'est approché du portail ; il est happé, poussé dehors. Nous les menons parler à quelqu'un ici près. Bonsoir ! La châtelaine, prise de peur, rentre au manoir et s'y enferme.

Quatre jours plus tard, avant de retourner à Pipriac, elle adressait au préfet du Morbihan un récit de l'événement ; aux détails qu'on vient de lire elle ajoutait cette remarque : aucun des hommes n'était costumé à la mode du canton de Sarzeau ; ils portaient tous des carmagnoles bleues, preuve qu'ils venaient de loin. Ils parlaient très bon français. — Une enquête fut ordonnée ; mollement conduite, elle n'aboutit à rien. Beaucoup plus tard seulement, on connut quelques circonstances du drame. On sut que, le 23 décembre, les brigands s'étaient embusqués, avant la nuit, dans un petit bois voisin de la ferme de Kerblaye ; Antoine et Laisné, revenant de leur promenade, en compagnie d'un paysan, Jean Mahé, passèrent à quelques pas d'eux. Mahé, entendant du bruit sous les arbres, cria : Qui vive ? Mais les brigands s'enfoncèrent sous les fourrés où ils attendirent pour frapper à la porte du manoir que les deux promeneurs fussent rentrés à Kernavelo. Lorsqu'ils furent en possession de leurs captifs, ils rencontrèrent, devant la ferme du Paty, un homme qui revenait des champs, Jules Houssay, et lui ordonnèrent de leur servir de guide jusqu'à la lande du Bourdoux. Comme il y a plus d'une lieue de Kernavelo au Bourdoux, Jules Houssay, étant en sabots, pria qu'on le laissât changer de chaussures, ce qui lui fut accordé. Il eut ensuite quelque peine à rejoindre les brigands qui, pendant qu'il mettait ses souliers, avaient pris l'avance et allaient vite. Il marcha quelque temps auprès d'eux, et reconnut dans la bande deux chouans fort redoutés, Duchemin et Fardel. Il y avait aussi un militaire qui paraissait être étranger au pays.

En approchant du Bourdoux, Houssay vit surgir de l'ombre un homme muni d'une pioche, et c'est alors qu'il apprit de Duchemin qu'on allait fusiller ces messieurs. Sur quoi, il protesta : Il n'était pas content d'être mêlé à cette affaire, lui qui travaillait d'habitude à Kernavelo. Duchemin grommela qu'il était aussi fâché d'en être ; mais que, s'il avait refusé il aurait été fusillé lui-même. Pourtant, il permit à Houssay de s'en retourner, et celui-ci reprit à grands pas le chemin de sa maison.

Sur ce qui suivit on n'a qu'un témoignage de seconde main : celui de Charles d'Hozier. Il n'était pas là ; mais il a pu tenir de Georges lui-même le récit de la terrible scène. On était parvenu à la lande du Bourdoux ; Antoine et Laisné, toujours encadrés par leurs conducteurs, se trouvèrent tout à coup en face de Georges. De fait, le passage de celui-ci avait été constaté, dès la veille, aux environs de Landevant et d'Auray, puis dans un château de Penhouët, près de Grandchamp, et enfin à Kerboulard, au nord de Theix ; il serait donc, à cette date, sorti de l'Ile du Bonheur pour se diriger, en tournant Vannes, vers la presqu'île de Sarzeau. En présence de leur juge, les deux émissaires de Fouché auraient débité leur fable arrangée d'avance : ils étaient, dirent-ils, envoyés par les royalistes de Paris. Georges les écouta sans mot dire : quand ils eurent fini de parler : Très bien, messieurs, très bien, fit-il ; ... vous venez pour m'empoisonner ! Tous deux se récrièrent, comme révoltés d'une telle accusation ; il les laissa dire. Convenez du fait, reprit-il, en s'adressant à Antoine. Celui-ci persista à nier. Avouez donc ! répéta Georges d'un ton autoritaire et conseillant au gentilhomme de profiter du dernier répit qui lui était offert. Mais Antoine s'obstinait à protester contre une si odieuse inculpation.

Enfin Georges commande à ses hommes : Qu'on découse le collet de monsieur. Il est aussitôt obéi, et, dans le col déchiré, on découvre un petit sachet. C'est le poison. Les deux coupables se seraient alors jetés aux pieds du justicier, implorant sa pitié. Il est trop tard, fit-il froidement ; il leur accorda un quart d'heure pour recevoir les secours d'un prêtre qui l'accompagnait, — l'abbé Guillevic, sans doute, — et, les livrant à ses hommes, il leur tourna le dos et disparut.

Si quelque détail de cette relation peut être controuvé, il est certain que des habitants du Bourdoux furent réveillés, cette nuit-là, par de grands cris poussés dans la lande, et Jules Houssay, se hâtant vers sa maison, était déjà loin quand il entendit crépiter les coups de fusil. Jamais on ne connut l'endroit où les cadavres furent enfouis. Jamais non plus la police ne se trahit en révélant la part qu'elle avait prise à cette tragédie.

Durant des années, la famille d'Antoine de B... et celle du jeune pharmacien, Laisné, intercédèrent pour obtenir une certitude sur le sort des deux disparus : le dossier de l'affaire contient nombre de leurs requêtes et l'on y trouve aussi en minutes les réponses des acolytes de Fouché ; pas un mot permettant de soupçonner que le ministère connaisse la raison du tragique voyage ; il apporte le plus grand empressement à découvrir les causes et les circonstances de la disparition du gentilhomme et de son compagnon de route. La comédie fut si bien jouée que, quatorze ans plus tard, les parents du jeune Laisné suppliaient Louis XVIII, remonté sur le trône, de faire rechercher si leur fils, arrêté par erreur au temps lointain du Consulat de Bonaparte, n'était pas oublié dans quelque bastille d'État.

L'infortunée Clotilde Bodard, la maîtresse d'Antoine de B..., restée dans la misère avec deux enfants, — le second naquit six mois après la disparition du père, — implora longtemps un secours qu'elle ne paraît pas avoir obtenu. Quoique n'étant pas légalement l'épouse d'Antoine, elle signait Veuve B... et la noble famille de son amant la repoussait. La pauvre femme, ayant épuisé toutes ses ressources, conjurait en 1806, l'Empereur de lui accorder une pension, et l'une de ses suppliques dévoile tout le secret du drame. Elle savait, elle, et elle écrivait : Sire, vous voyez à vos pieds la veuve d'un de vos sujets mort pour le service de votre Majesté. Chargé d'une mission contre Georges, mon mari a été poignardé par ce rebelle... Et, en marge de cet aveu, Desmarests, ou quelque autre, transmettant la requête au ministre, précisait confidentiellement : M. B... a été effectivement assassiné par ordre de Georges en remplissant dans l'Ouest une mission que le gouvernement lui avait confiée. C'est le dernier mot du tragique épisode ; si quelque doute subsiste sur la complicité agissante de Laisné, on n'en peut conserver aucun sur l'infamie de B... Il était bien de ces traîtres dépêchés par Fouché à Georges. Le sommaire verdict du terrible Breton n'a point frappé à faux.

La police consulaire en avait engagé bien d'autres. Par quelles contraintes morales, quels sévices, quelles menaces, quelles trompeuses promesses, les tortionnaires stylés par Fouché parvenaient-ils à asservir d'anciens royalistes, naufragés de la vie et poussés à la dérive par le désastre de leur parti ? On le sait par ceux qui résistèrent au satanique tentateur ; ceux qu'il parvint à enrôler parmi ses assassins n'eurent pas d'histoire : à peine un nom, un pseudonyme, apparaissent-ils dans les dossiers.

Ainsi, à peu près à la même date qu'Antoine de B..., partait de Paris, avec une mission semblable, un certain Duchâtellier, naguère chargé de la remonte à l'armée de Georges où ses deux frères servaient encore. Il ne lui restait rien d'une assez belle fortune ; soit besoin, soit ambition, il se vendit à la police et devint l'ami de Desmarests, chef du service politique secret. Comme ïl voyait assez souvent ses anciens camarades de guerre, Limoëlan et Saint-Régent, depuis que ceux-ci, sur l'ordre de Georges, séjournaient à Paris, il les moucharda ; ce dont le dit Saint-Régent, aussitôt avisé par ses mystérieux affidés du ministère, avertit Georges sans tarder. Quand Duchâtellier passa par Rennes, où habitaient sa femme et sa petite fille, ordre était déjà donné de fusiller ce renégat s'il avait l'audace de se présenter, en faux ami, au quartier général. Il n'y manqua point, — et l'on n'entendit plus parler de lui. On croit qu'il fut exécuté dans le bois d'Elven par Joseph Gambert, surnommé Jupiter, l'un des lieutenants de Georges.

Pour Duchâtellier, non plus que pour Antoine de B..., aucune hésitation n'est permise. Mme Duchâtellier, dans l'espoir d'obtenir de l'argent, s'était elle-même fait gloire de la félonie de son époux : C'est lui, écrit-elle au ministre, qui vous avait instruit de l'arrivée à Paris de Limoëlan et de Saint-Régent. Il était allé rejoindre Georges dans l'intention de fournir les moyens de le saisir... Et elle réclame 12.000 francs de récompense. Est-ce Duchâtellier ou un autre dont il est question dans cette lettre adressée à Fouché par le général Simon, qui commande, en 1801, la division d'Ille-et-Vilaine ? Le bruit s'était répandu, depuis quelques jours, que Georges, instruit que plusieurs personnes, étaient envoyées de Paris pour le faire prendre ou le tuer, avait fait assassiner deux ou trois de ces personnes... ; de ce nombre on m'a nommé le jeune homme que vous m'avez adressé ; son silence, depuis un mois, me fait craindre que ce ne soit une vérité. Le général ajoutait : Georges a dit que si le gouvernement sacrifiait 20 ou 30.000 francs pour le prendre, il disposait d'un million pour se sauver ; qu'il était parfaitement instruit de toutes les dispositions prises par rapport à lui et qu'il connaîtrait tous les agents que le gouvernement pourrait envoyer de Paris ; que, au surplus, puisqu'on employait ces moyens vis-à-vis de lui, il ne ferait grâce à personne de ceux qui tomberaient entre ses mains.

Oui, ses espions du ministère le renseignaient bien : 20 ou 30.000 francs, telle était en effet la somme promise à celui qui apporterait la tête de l'imprenable Breton. On le sait, par un billet très confidentiel de Fouché lui-même, adressant, le 7 janvier 1801, une lettre de crédit de 24.000 francs au préfet de Rennes, avec ordre d'en remettre le montant à ceux qui parviendront à se saisir de Georges et qui le présenteront mort ou vif... Quelques jours plus tard, il précisait ces recommandations. La prime resta à la disposition du préfet durant trois mois, au bout desquels, — son emploi étant sans objet, — Fouché la fit rentrer dans sa caisse.

Sans objet, en effet. De tous ceux qui s'étaient présentés pour gagner la somme, aucun n'avait reparu. Au cours des deux derniers mois de 1800, vingt-trois individus se portèrent candidats à cette récompense. Seize s'étaient découragés avant d'agir ; les sept autres avaient été' fusillés par ordre de Georges. Rivoire l'apprit de Georges lui-même l'avant-dernier jour de l'année 1800. Rivoire était cet enseigne de vaisseau qui, depuis .plusieurs mois, s'employait, avec d'autres, à livrer le port de Brest aux chouans. En décembre, il passait donc à Vannes et descendait sous le nom de More ! à l'hôtel du Lion d'or ; une femme vint l'y prendre et le conduisit, par des sentiers détournés, jusqu'aux environs de Grandchamp, à un hameau situé derrière un bois. Georges Cadoudal l'attendait là, entouré de ses soldats d'élite ; Rivoire reconnut Mercier-la-Vendée et l'abbé Guillevic. On parla des intérêts et de l'avenir du parti, et c'est alors que Georges fit la confidence des précautions qu'il lui fallait prendre pour échapper aux assassins stipendiés par Fouché. — Il recevait, dit-il, les avis nécessaires par les bureaux du ministre et même par la garde consulaire, et il était au courant de tout. Trois de ces misérables devaient être fusillés le soir même. En effet, derrière la chaumière où Georges lui offrait l'hospitalité, Rivoire vit passer par les armes trois hommes dont les noms ne sont pas connus. L'enseigne de vaisseau dit encore que, tandis qu'il s'entretenait avec Georges, celui-ci reçut une nouvelle des plus graves et manifesta ses impressions.

 

DÉSESPOIRS

Cette nouvelle, arrivant aux environs de Grandchamp, le 30 décembre, ne pouvait être que celle de l'attentat de la machine infernale, perpétré et manqué par Saint-Régent dans la soirée du 24. Ce fait tragique a été conté bien des fois : les historiens hostiles à la chouannerie ont tenté d'imputer à Georges cette malencontreuse riposte du sanglant duel qui se poursuivait entre lui et la police du Consul. Le vrai, c'est qu'il n'en eut connaissance qu'après l'événement.

Quand, au mois de juillet précédent, il sentit l'indispensable nécessité d'avoir un représentant auprès des royalistes de Paris, il choisit pour ce poste important son fidèle Mercier-la-Vendée, dont il estimait grandement le tact, la prudence diplomatique et la précoce maturité d'esprit. Mercier ne put partir et fut remplacé par Saint-Régent, soldat héroïque mais tête folle et que Paris acheva de déséquilibrer. L'objet de sa mission consistait à tâter l'opinion, à grouper les partisans actifs de la royauté, et à préparer le grand coup ajourné jusqu'à l'heure le Prince qu'on espérait toujours se déciderait à débarquer en France.

Saint-Régent fut rejoint à Paris par Limoëlan, l'un des chefs des légions bretonnes, puis par d'autres jeunes royalistes, pacifiés ou amnistiés. Ils vivaient pour la plupart dans la dissipation et Saint-Régent lui-même, bien muni d'argent, oubliait dans les plaisirs faciles la tâche qu'il avait assumée. Comme il n'arrivait à rien, harcelé par les remontrances de Georges qui, au fond de la Bretagne, trépignait de ses lenteurs, il résolut de regagner le temps perdu en brusquant le dénouement : l'idée d'un tonneau de poudre éclatant sur le passage du Premier Consul, était, comme on dit, dans l'air : on venait de découvrir un engin de ce genre chez un chimiste nommé Chevalier. Saint-Régent ne chercha pas plus loin, et, bien que Limoëlan, à qui ce procédé faisait horreur, s'efforçât de l'en détourner, il prépara en quelques jours sa machine meurtrière. On sait le reste.

En apprenant l'affreux événement, Georges fut pris d'une violente colère : Ce b... de Saint-Régent dérangeait tous ses plans. L'attentat, dont tant de passants inoffensifs étaient les seules victimes, discréditait le parti royaliste. Fouché saisit l'occasion d'en rapporter l'idée première à Cadoudal et fit grand éclat d'un billet signé Gédéon, trouvé dans la chambre de Saint-Régent ; mais ses bureaux ne manquaient pas de calligraphes expérimentés et dociles à toutes les besognes ; d'ailleurs ces quelques lignes eussent-elles été tracées par Georges, marquaient seulement l'ardente impatience du chef breton, exaspéré du silence de son agent et de son inaction. Fouché dut reconnaître, dans un rapport officiel, que la résolution d'assassiner Bonaparte fut prise seulement le 11 frimaire, — 2 décembre, — vingt jours avant l'attentat ; à cette date, Saint-Régent avait quitté Georges depuis quatre mois et ce n'est certainement point par correspondance qu'il lui eût soumis son affreux et stupide projet. Cadoudal ne pouvait donc pas être l'initiateur de ce crime odieux qui, improuvé autant en Angleterre qu'en France, l'obligeait à enrayer.

Pour la première fois, au début de i8o1, il parut être déconcerté ; il réunit ses officiers, leur recommanda la modération, leur conseilla même de se soumettre. Pour lui, il ne renonçait pas ; mais il ne voulait pas entraîner, dans le désastre personnel dont le menaçait la folie de Saint-Régent, les braves qui l'avaient suivi durant tant de rudes campagnes. Pressentait-il que l'heure était venue des défections et des deuils ?

Le 16 janvier, il adressait à Londres un très long rapport, destiné au Comte d'Artois ; il y exposait, sans réticence, la situation lamentable des Bretons ; il réclamait du Prince des décisions promptes et positives. — Nous sommes ici, à chaque minute, exposés au poignard des assassins ; notre devoir, les instructions reçues et l'espérance de voir encore se renouer quelque chose, nous y retiennent. Pas un de nous ne bougera avant d'avoir reçu des ordres ; vous jugez avec quelle impatience nous les attendons. Dans la crainte qu'une confession si complète, où rien n'était déguisé des misères du parti royaliste, ne tombât entre les mains des bleus, Georges la confia à Mercier-la-Vendée, son autre lui-même, le seul peut-être qui connût toute sa pensée. Mercier quitta le Morbihan sans tarder et se dirigea vers les Côtes-du-Nord où il savait trouver, vers Portrieux, une occasion de s'embarquer. C'était la voie que prenaient ordinairement, pour gagner l'Angleterre, les courriers de Georges. Accompagné de deux de ses officiers d'ordonnance, de son domestique, de Louis Picot, le serviteur grêlé de Georges, et de plusieurs cavaliers, anciens hussards de Choiseul, enrôlés naguère par lui-même, le général Mercier atteignit le 18 janvier au matin la baie de Saint-Brieuc.

Il y avait, à trois lieues de la ville, une maison de correspondance occupée par une veuve connue de tous les chouans sous le sobriquet de la Reine. Chez cette femme, très dévouée au parti, les royalistes partant pour les Iles anglaises, ou en revenant, trouvaient tous les renseignements de nature à faciliter leur voyage, et Mercier apprit que le lougre sur lequel il comptait pour gagner Jersey, n'avait point paru depuis quelques jours. Connaissant l'importante urgence de sa mission, il ne s'attarda point à la recherche hasardeuse d'un bateau et décida de regagner au plus vite le Morbihan où les occasions de passer le détroit ne lui manqueraient pas.

Après un jour de sécurité complète et de repos chez la Reine, Mercier et ses compagnons se remirent donc en route le 20 janvier, au soir, ils arrivaient au hameau de la Fontaine-des-Anges, touchant à la lisière de la forêt de Loudéac. Ce refuge était moins sûr que celui de la Reine ; l'entrée de ces cavaliers, bien montés, bien vêtus, munis de bonnes armes, y fit événement. Quelqu'un jugea que ces voyageurs devaient être de grands chefs. Georges peut-être était de la bande... A onze heures de la nuit, douze gendarmes appelés de Loudéac, qui est à une lieue de là, cernent la maison où dorment les chouans : ceux-ci se jettent sur leurs armes et durant une heure soutiennent un siège, dirigeant sur les assaillants un feu si nourri qu'ils les tiennent à distance. Mercier, profitant d'un répit, se lance hors de la maison : la nuit est sombre, la forêt proche ; une haie à franchir et il est hors d'atteinte. Par malheur, il n'a pas eu le temps de se vêtir : la blancheur de sa chemise le signale à l'un des gendarmes qui le tire à dix pas. Mercier, tombe, frappé d'une balle au cœur.

Tous ses compagnons réussirent à s'échapper ; mais la mort de leur chef était pour la chouannerie une perte d'autant plus irréparable qu'on découvrit sur son cadavre la lettre de Georges au Comte d'Artois, où était dévoilée sans détour la situation désastreuse des insurgés.

Le corps de celui qu'on a surnommé le Patrocle de l'Achille breton fut mis sur une charrette, transporté à Loudéac, promené triomphalement par les rues et jeté sur les marches de l'église où il resta durant trois jours. Puis on l'enfouit dans un coin du cimetière. Certains remarquèrent que Mercier était mort, à vingt-six ans, le 21 janvier, — date fatidique. Une tradition assure qu'il aimait et était aimé. Un prêtre réfractaire avait béni son union avec une jeune fille de Laval, intelligente, ardente et dévouée. Un enfant était né de ce mariage clandestin.

Écrasé de douleur par la mort de son ami, du plus cher de ses frères d'armes, Georges commanda d'incendier le hameau de la Fontaine-des-Anges, théâtre de la catastrophe ; mais cet ordre fut bientôt révoqué et la violente fureur de l'inconsolable se mua en un sombre chagrin. A quelques jours de là, un nouveau coup le frappait, aussi cruel. Son jeune frère, Julien Cadoudal, après avoir combattu aux côtés de son aîné, s'était retiré chez leur père, à Kerléano. Le dimanche, 2 février 1801, il y reçut le mari de sa marraine, le père Lemoing, qui habitait la maison voisine de celle des Cadoudal et que Julien appelait familièrement son vieux parrain. Ils burent le cidre ensemble et Julien parla sans méfiance. C'était un beau garçon de vingt-trois ans, très apprécié des -filles, joyeux compagnon, instruit, délicat poète à ses heures. En le quittant, le soir, Lemoing poussa jusqu'à Auray, se présenta chez le commandant de la place, et lui dénonça la présence de Julien à Kerléano ; ce service à la République lui fut payé trente sous. Le lendemain, des gendarmes arrêtèrent le jeune homme ; on trouva sur lui des papiers compromettants, une bague portant trois fleurs de lys, une croix avec cette inscription : Aimons Dieu, défendons l'autel et le trône. Interrogé par le juge de paix, il proteste que, depuis la pacification, il n'a jamais repris les armes ; à la faveur d'un sauf-conduit signé par le général Brune, il exploite le petit domaine agricole de son vieux père et il ne s'est mêlé à aucun rassemblement.

Il est mis au secret et, dans la crainte que les chouans ne viennent le délivrer, on décide de le conduire à Lorient. Ces ordres de transfèrement équivalaient à un verdict de mort : c'était un moyen fort employé pour se débarrasser d'un suspect que tout tribunal eût acquitté. On prétextait une tentative d'enlèvement, on abattait l'homme : c'était un brigand de moins et un crime de plus qu'on portait à l'actif des royalistes. Ne pouvant prendre Georges, on allait l'atteindre en la personne de son frère.

Le pauvre Julien ne s'illusionnait pas : dans son cachot, il chantait une complainte en langue bretonne, improvisée pour adresser un poétique adieu à la vie, aux vertes campagnes de Kerléano, à son père, à ses frères, à ses amis, à ses chevaux, à ses chiens.

Où est allé mon frère Joseph,

Puisque je ne l'entends plus chanter ?

Où est allée ma sœur Marie,

Puisque je ne la vois plus dans la maison ?

Les chevaux de mon père que je menais paître

A la prairie, où sont-ils allés ?

J'ai perdu mon bonheur.

Je le cherche partout et ne le trouve pas.

Le 8 février, — un dimanche, — il est extrait de la prison ; quarante fantassins et quatorze gendarmes vont lui faire escorte ; on prend la route de Lorient. A une demi-lieue d'Auray, au lieu dit Corohan, une fusillade éclate. Qu'est-ce ? Les chouans ? — Non, aucun brigand n'est en vue : c'est une fausse alerte... Mais Julien est tombé, frappé de quatre balles. Il est mort. Huit soldats gardèrent son cadavre pendant quelques heures, puis l'abandonnèrent sur le bord du chemin où les jeunes filles d'Auray vinrent le recueillir afin de le transporter au hameau de Léaulet, qui est à gauche de la route de Lorient. Le corps attira là, durant deux jours, une foule de pèlerins avides de le contempler ; la mort n'avait pas défiguré le pauvre Julien et la beauté de ses traits apparaissait encore sur son visage. Le souvenir de son assassinat est resté bien longtemps vivace dans la région et peut-être n'y est-il pas tout à fait aboli. Pendant plus d'un demi-siècle, on répéta aux veillées le lied que le captif composa la veille de sa mort et que le geôlier l'entendit chanter aux derniers rayons du soleil couchant :

Que sont devenues les rues d'Auray

Où je me promenais autrefois ?

J'avais honneur et plaisir

Et maintenant je n'en ai plus.

Le père Lemoing, le vieux parrain qui avait vendu son filleul pour trente sous, croyait bien que nul ne soupçonnait son infamie ; en quoi il se trompait : le châtiment fut tardif mais implacable. Un matin de l'été suivant, comme il dormait encore, plusieurs chouans envahirent sa chambre, le jetèrent hors de son lit, l'entraînèrent dehors, malgré ses cris, ses larmes et ses supplications, malgré même les instances de son voisin le père de Julien, implorant grâce pour l'assassin de son fils... Il fallut aux vengeurs trois décharges pour abattre le vieux traître dont le cadavre demeura longtemps exposé à quelques pas de la maison natale de sa victime. Et malgré cette macabre publicité, cette représaille paraissait à tous si justifiée que nul ne chercha à en connaître ni à en poursuivre les auteurs.

Le lendemain du jour où périssait Julien Cadoudal, l'Autriche signait à Lunéville la paix avec la République ; les provinces rhénanes et la Belgique étaient annexées à la France ; la Révolution triomphait de l'Europe enfin soumise et ce traité faisait prévoir que l'Angleterre et le Saint-Siège ne tarderaient pas à reconnaître le gouvernement de Bonaparte et à engager des pourparlers avec lui. C'était pour Cadoudal la défaite irrémédiable, la fin de son duel sans merci contre son tout-puissant adversaire. Le parti royaliste semblait frappé à mort ; les paysans eux-mêmes se désintéressaient de la lutte depuis le retour de leurs bons prêtres et ceux-ci, maintenant, prêchaient loyalement à leurs ouailles retrouvées la soumission au pouvoir restaurateur qui mettait fin à la persécution. Que faire pour parer au désastre ? Georges assembla une dernière fois ses Morbihannais ; on se résigna à laisser passer l'orage ; — Bonaparte ne durera pas toujours ; — à obtenir des Princes un peu d'argent et à continuer de chouaner énergiquement. Pourtant le parti s'émiettait et ces premières semaines de 1801 furent atroces pour Georges, assistant à la désagrégation de son œuvre ; l'ordre venait régulièrement de l'exterminer coûte que coûte ; mais sa retraite était impénétrable.

J'ai mis après lui des espions de toutes les classes et de tous les sexes, hommes, femmes, riches, pauvres, chaudronniers, marchands de tabac, etc., écrivait à Bernadotte le général Tilly ; il n'existe pas dans le Morbihan et les départements contigus un seul point qui n'ait été visité et qui ne le soit encore chaque jour ; il change si souvent de repaire qu'il est impossible de le surprendre. Cependant on avait bien cherché ; sur l'indication d'un espion, on découvrit au bas d'un champ nouvellement semé d'avoine, clos par de hauts talus bien garnis d'arbres et de buissons, dans le fond d'une ancienne carrière abandonnée, une sorte de caverne ; l'entrée en était masquée... Elle contenait un approvisionnement de souliers et de guêtres, des habits de drap rouge à revers bleus et à boutons marqués d'une couronne, des gibernes, un sabre à la hussarde, un chapeau à trois cornes... Un peu plus loin, dans une cabane construite en planches et en terre, au centre d'une lande bien boisée, étaient deux vieux pantalons, un gilet d'étoffe verte, trois paires d'éperons, deux volumes de Théorie pour les évolutions de l'infanterie française, du papier, des plumes, une bouteille d'encre... Sûrement c'était là l'une des tanières où séjournait le proscrit ; mais il restait invisible.

Il ne quittait pas le pays cependant ; il y errait, désolé, lamentable et silencieux. La perte de Mercier-la-Vendée, l'accablait. N'apercevant qu'un apaisement possible à son désespoir, il voulait voir Lucrèce, la sœur de son ami, avec laquelle il s'était fiancé sept ans auparavant et dont la présence pourrait seule apporter un soulagement à sa douleur ; c'est alors qu'il adressa aux parents de la jeune fille cette lettre qu'il faut citer presque intégralement, car il s'y découvre sous un aspect nouveau : toujours autoritaire, certes, mais tendre, torturé moralement, éperdu et criant à l'aide...

Je vous écris l'âme oppressée... Jonathas (c'était l'un des surnoms de Mercier), le seul ami que j'avais sur la terre, n'est plus. Il est mort en servant sa religion, son roi et son pays, plein de gloire et de vertu ; c'est toute la consolation qui me reste... Hélas ! Maintenant il est au ciel et nous restons sur cette terre, malheureux, chargés de sauver tous nos amis.

J'ai le plus grand besoin de parler à Lucrèce. Elle me connaît ; qu'elle amène avec elle la petite fille de Jean-Marie... Que Lucrèce arrive ; encore une fois elle me connaît et le voyage ne peut l'inquiéter. Si, à son arrivée, je suis encore de ce monde, le porteur (de cette lettre) la fera conduire au lieu où j'habite. Quoique la conduite ordinaire puisse trouver quelque chose d'étrange à l'arrivée de Lucrèce ici, qu'elle vienne ! Elle me connaît ; peut-être est-ce la dernière volonté d'un frère qui mérite tant d'être obéi. Encore une fois, malheureuse famille, n'attendez pas de moi la consolation ; je perds le seul ami que j'avais sur la terre ; j'attends Lucrèce... immédiatement. Hâtez son voyage. Vous m'auriez mal jugé si vous croyiez qu'elle ne doit pas le faire. Elle seule peut venir. Salut et respect.

L'INCONSOLABLE.

 

Lucrèce ne vint pas. Aussi confiants en l'honneur de leur futur gendre qu'en la pureté de leur fille, ses parents redoutaient pour elle les périls du long voyage depuis Château-Gontier où ils tenaient auberge, jusqu'à l'abri inconnu où se terrait son fiancé, à travers un pays bouleversé par la guerre civile, parcouru par les troupes républicaines et infesté de bandes de chauffeurs. Georges ne revit donc pas celle qu'il aimait ; son chagrin s'accrut de cette déception ; son ardeur paraissait éteinte et les compagnons qui ne le quittaient pas ne reconnaissaient plus leur chef.

Ils s'étaient donné le mot pour ne jamais parler de Mercier, afin de ne pas davantage assombrir ce front déjà si chargé de soucis et de douleur. Un soir, comme on campait dans une masure isolée, trois de ses officiers, espérant l'arracher à sa lugubre obsession, lui proposèrent une partie de cartes. Il consentit par complaisance. D'autres, groupés autour de la rustique cheminée, s'entretenaient à voix basse : parmi eux, le capitaine Martin, tout en grillant des châtaignes, observait son général. L'un des causeurs, par inadvertance, prononça à mi-voix le nom de Mercier-la-Vendée, et aussitôt Martin vit les traits de Georges se contracter convulsivement ; le tremblement de ses lèvres annonçait son effort pour réprimer une émotion trop brusque et trop vive ; bientôt de grosses larmes, qu'il ne pouvait retenir, tombèrent sur ses cartes. Enfin il jeta son jeu, et le front dans les mains, il éclata en sanglots bruyants qui durèrent bien avant dans la nuit.

Ces chouans, endurcis depuis si longtemps par tant de privations, de souffrances, et de tueries, tremblaient d'émotion, sur leurs couches de foin, au voisinage de cet homme dont ils connaissaient la farouche abnégation, l'impassibilité devant le danger, l'inflexible opiniâtreté, et qu'ils entendaient maintenant, dans l'ombre opaque de cette hutte misérable, pleurer comme un enfant sensible, le cœur ravagé, au souvenir de l'ami perdu.