Les Égyptiens

 

CHAPITRE IV — LES GRANDS CONQUÉRANTS DU NOUVEL EMPIRE. PUISSANCE EXTÉRIEURE DE L'ÉGYPTE.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

§ 1. — LA DIX-HUITIÈME DYNASTIE. PREMIERS SUCCESSEURS D’AH-MÈS.

L’entière délivrance du sol national inaugure le règne de la grande et glorieuse dynastie que l’on compte comme la XVIIIe. Bien que descendu des rois thébains antérieurs, Ah-mès a dû à la gloire de ses exploits d’être compté comme chef de race. C’est aussi lui qui ouvre la troisième période historique, désignée par le nom de Nouvel Empire.

A dater de ce moment et pour plusieurs siècles, la puissance extérieure de l’Égypte va prendre un développement énorme et qu’elle n’avait jamais connu, même aux époques les plus brillantes de son histoire antérieure ; la monarchie des Pharaons va principalement tourner ses efforts vers des conquêtes en Asie. Elle a reconnu, par l’expérience douloureuse des cinq derniers siècles, que c’est de laque désormais le danger peut venir pour elle. Aussi, pour prévenir une nouvelle invasion des Pasteurs, sa politique devient-elle d’aller chercher en Asie, sur leur propre territoire, les ennemis et les envahisseurs possibles, de les combattre à outrance et de les soumettre à son sceptre. Mais elle n’abandonne pas pour cela les traditions politiques inaugurées par les rois de la xii0 dynastie, la revendication de toute la vallée du Nil comme un patrimoine dépendant légitimement de l’Égypte. Aussi les expéditions guerrières vers le sud et vers le nord-est alternent constamment et ne cessent pas un seul instant pendant toute la durée de la XVIIIe dynastie.

Ce n’est plus, remarque M. Maspero, des sources du Nil Bleu aux sources de l’Euphrate, sur toute l’Éthiopie et sur toute la Syrie, que victoires et conquêtes perpétuelles. Un jour, on apprenait à Thèbes la défaite des nègres d’Abyssinie, l’arrivée du général ou du prince victorieux, de son butin, de ses soldats. Des processions fantastiques de girafes menées au licol, de cynocéphales enchaînés, de panthères et de guépards apprivoisés, s’allongeaient indéfiniment dans les rues. Le lendemain, victoire remportée à l’occident du Delta sur les Libyens et leurs alliés. Les barbares du nord, coiffés de casques étranges ou la tête encadrée dans le mufle d’une bête fauve dont la peau flottait sur leurs épaules, venaient étaler aux yeux des Égyptiens brunis leurs grands corps blancs ornés de peintures et de tatouages. Puis c’était un succès sur les Routennou ou la prise d’une place forte, entrepôt du commerce syrien. Le défilé recommençait aux fanfares du clairon et aux roulements du tambour ; les acclamations de la multitude et le chant des prêtres accueillaient partout le cortège triomphal du Pharaon.

Nous avons déjà vu, l’année après la prise de Hâ-ouar, Ah-mès aller poursuivre les débris des Pasteurs dans le midi du pays de Kéna’an, où ils essayaient de se reformer, les battre et les disperser à Scharohen (Scha-rou’hem)[1]. Ses successeurs le suivirent dans cette voie et y marchèrent à pas rapides. Bientôt ils eurent soumis toutes les provinces asiatiques jusqu’à l’Euphrate. Mais avant d’entamer le récit de leurs guerres et de leurs conquêtes d’après les témoignages monumentaux, très nombreux pour cette époque, je crois nécessaire d’exposer brièvement l’état dans lequel les Égyptiens de la XVIIIe dynastie trouvèrent les contrées et les populations asiatiques, et d’en esquisser le tableau, tel que leurs inscriptions historiques nous en font connaître les principaux traits. On pourra déjà juger par ce tableau des facilités et des obstacles que les Pharaons trouvèrent pour leurs entreprises dans cet état de choses.

 

Immédiatement sur la frontière nord-est de l’Égypte, le désert qui la sépare de la Syrie était occupé par les tribus de Bédouins nomades que les textes hiéroglyphiques appellent toujours Schasou, c’est-à-dire pillards. Les principaux et les plus voisins de l’Égypte étaient les ‘Amaleqim de la Bible, les ‘Amâliqa des historiens arabes ; mais ce nom s’appliquait également aux Édomites ou Iduméens et aux Midianites, qui sont quelquefois désignés parmi les Schasou, et même en général à toutes les tribus errantes du désert d’Arabie. Au sud du désert occupé par ces Schasou, appelés également quelquefois Sati, le pays du Mafek, c’est-à-dire la péninsule du Sinaï, offrait ses importantes colonies égyptiennes, fondées dès l’époque du roi Snéfrou, de la m0 dynastie, pour l’exploitation des mines de cuivre et de turquoises. Perdus toutes les fois que l’Égypte avait subi un abaissement temporaire, ces établissements avaient été recouvrés et reformés dès qu’un pouvoir fort y avait de nouveau fait sentir son autorité. Avant la fin du règne d’Ah-mès ils étaient occupés de nouveau et les travaux des mines reprenaient avec une grande activité. Les ruines de ces colonies égyptiennes du Sinaï subsistent encore, riches en monuments et surtout en sculptures historiques, aux deux localités de Serbout-el-Khadem, où les débris appartiennent principalement au Nouvel Empire, et de Ouady-Magarah, où les grands bas-reliefs taillés dans les rochers remontent, au contraire, en partie jusqu’aux temps de la me et de la VIe dynastie.

C’est surtout par mer, au travers du golfe Héroopolite de la mer Rouge, que les établissements égyptiens de la péninsule du Sinaï communiquaient avec la mère patrie. On évitait ainsi la traversée pénible du désert, infesté par les incursions des Schasou, que toute la police des Pharaons les plus puissants ne parvenait qu’imparfaitement à réprimer. Au fond du golfe Élanitique, qui- enveloppe du côté de l’est le pays du Mafek, s’élevaient les deux villes de Houtsioun (‘Eçion-geber) et de Al-tou ou Iltou (Elath, Ælana), importantes par leur rôle d’entrepôts du commerce des caravanes avec l’intérieur de l’Arabie. Par delà et plus au sud-est, les listes de peuples vaincus et tributaires mentionnent les pays de Nehschou, Mabounou, Setehbou, Heratstoum et quelques autres encore dont le site doit être cherché dans la portion de l’Arabie désignée aujourd’hui par le nom de ‘Hedjâz. Mais nous manquons jusqu’ici de documents qui permettent d’en établir la position d’une manière plus précise.

La Palestine était toute entière aux mains des Kenânéens, qui ne formaient pas une monarchie puissante, mais étaient dans l’état de morcellement où Yehoschou’a (Josué) les retrouva encore un peu plus tard lorsqu’il conduisit les Hébreux dans leur pays. Ils étaient divisés en une infinité de petites principautés, chaque ville presque ayant son roi particulier, souvent rival ou même ennemi de ses voisins. Cet état de morcellement et de particularisme local faisait des Kenânéens de la Palestine une proie facile pour toute conquête, car il ne leur permettait guère de se grouper tous ensemble contre un ennemi commun. Mais en même temps il rendait difficile une soumission absolue et complète du pays, car il était essentiellement de nature à favoriser des insurrections partielles et sans cesse renaissantes. Au milieu des tribus kenânéennes, établies depuis assez peu dans cette contrée, subsistaient encore quelques débris des populations qui l’occupaient avant elles et qu’elles avaient exterminées. Tels étaient les ‘Enaqim et les ‘Horim du mont Sê’ir, dont la fusion avec une des tribus des Téra’hites avait donné naissance à la nation des Édomites. L’imagination populaire donnait dès lors à ces restes dispersés des plus anciens habitants de la Palestine des noms qui les représentaient comme des personnages redoutables et à demi fabuleux, des géants (Réphaïm), des êtres à la voix bourdonnante et indistincte (Zomzommim), toujours en mouvement (Zouzim), des monstres inspirant la terreur (Émim). A l’est du bassin de la mer Morte, entre cette forte dépression du sol et le désert, quelques tribus issues du sang des Téra’hites, qui n’avaient pas suivi le mouvement d’émigration des Benê-Yisraêl vers l’Égypte, se développaient péniblement aux dépens des populations voisines ; celles de ‘Ammôn disputaient aux Amorim kenânéens le pays situé au nord de la rivière Arnôn ; celles de Moab vivaient au sud de la même rivière ; enfin celles de Edôm, groupées autour du mont Sê’ir, où elles s’étaient mêlées aux ‘Horim et à certaines fractions des ‘Amaleqim, qui les y avaient précédées, touchaient vers le nord aux Moabites et s’étendaient au sud dans la direction de la mer Rouge.

Tandis que les diverses nations kenânéennes de la Palestine, fixées sur un sol fertile, s’adonnaient à l’agriculture, d’autres rameaux de même race, leurs frères par le sang et la langue, s’étaient établis le long des côtes, entre le mont Karmana (Karmel) et l’embouchure du fleuve Aranta (Oronte), occupant une bande de territoire resserrée d’un côté par la mer, de l’autre par le mont Lebanônou Liban, que les Égyptiens appelaient Lemenen. Ce sont ceux que les Grecs ont appelés Phéniciens et dont les documents hiéroglyphiques désignent le pays sous le nom de Kefta. Par un instinct naturel, dont les conditions de la contrée où ils avaient posé leurs demeures avaient encore renforcé les effets, ils s’étaient faits marins et commerçants, et dès lors ils avaient commencé à créer de nombreux comptoirs sur le littoral dans toutes les parties du bassin de la Méditerranée. Un livre spécial de la présente histoire sera consacré à ces Phéniciens, à leurs annales, à leur commerce et au rôle qu’ils jouèrent, d’agents singulièrement actifs de diffusion et de propagande de la civilisation chez les peuples encore barbares du monde européen.

Les populations syriennes, divisées, comme nous l’avons déjà vu, par l’ethnographie de la Genèse, entre les descendances d’Aram et de Loud, occupaient, au nord des Kenânéens agricoles de la Palestine, les pays qui vont du versant oriental de l’Antiliban jusqu’à l’Euphrate (appelé en égyptien Pouharrat) et même au delà de ce fleuve jusqu’au Kabour (le Khabour des documents assyriens, Kebâr de la Bible, Chaboras de la géographie classique). La région septentrionale de ces contrées entre le mont Amana (Khamanou des Assyriens, Amanos des Grecs) et la rivière Kabour, traversée par l’Euphrate et limitée par son grand affluent mésopotamien, constituait proprement ce que les Égyptiens désignaient par le nom, d’origine sémitique, de Naharinaou pays des deux fleuves. Cette appellation, du reste, a été successivement appliquée à des pays différents, qui offraient ce trait commun d’être arrosés par deux cours d’eau ; car le Aram-Naha-raïm de la Genèse est sûrement la plaine de Dammeseq ou Damas, et plus tard nous rencontrons le nom de Naharaïn désignant la Mésopotamie des Grecs, la région entre l’Euphrate et le Tigre, spécialement dans sa partie, nord, et pour les Assyriens le Nahiri est le massif des montagnes où ces deux grands fleuves prennent leur source.

Le pays des peuples proprement syriens d’Aram et de Loud, fondus plus tard ensemble sous le nom commun d’Araméens, était qualifié par les Égyptiens de Routen, nom que nous avons eu déjà l’occasion d’étudier plus haut et d’assimiler au Loud biblique. On distingue, d’ailleurs, le Routen supérieur ou Khar, qui embrasse l’Aramée méridionale, c’est-à-dire le pays auquel le nom d’Aram appartient encore exclusivement dans la Genèse, et le Routen inférieur ou proprement dit, l’Aramée septentrionale, qui est le Loud des plus anciens souvenirs du peuple hébreu. L’appellation de Routennou, c’est-à-dire de peuples de Routen, a d’ailleurs une signification très vague et très flottante, qui arrive à englober toutes les tribus de la Syrie entière, sans distinction de race. Les Routennou du temps de la XVIIIe dynastie sont des populations déjà parvenues au plus haut degré de la civilisation, sous l’influence des grands foyers de culture du bassin de l’Euphrate et du Tigre. Ils ont une industrie développée, un grand commerce, une littérature, et sous aucun de ces rapports ils ne se montrent inférieurs aux Égyptiens qui les subjuguent. Leurs villes sont populeuses, riches et quelques-unes apparaissent déjà comme de grandes cités. D’ailleurs, chez eux pas d’unité politique ; ils sont divisés en une multitude de royaumes d’importance variable. C’est seulement l’approche d’un danger commun, en particulier la menace de la conquête pharaonique, qui les groupe momentanément en confédérations, dont l’étendue varie suivant les circonstances et dont le lien est toujours des plus lâches.

Le nom de Routen a, quant à son extension et à sa signification précise, quelque chose d’aussi vague et d’aussi flottant que celui de Kousch, qui nous a déjà frappé par ce caractère incertain. Ainsi les Kenânéens de la Palestine sont en général englobés, avec les Araméens de la région de Dammeseq, dans le Routen supérieur ou Khar. Quant au Routen inférieur, on F étend quelquefois au delà de l’Euphrate et même du Kabour, de manière à y comprendre le pays de Singar (Singara de la géographie classique), et celui d’Assour (Asschour pour les indigènes), qui venait depuis peu d’être constitué en monarchie, encore bien faible, par le prince Belou-kapkapi et où Ninive était déjà fondée, mais n’avait pas supplanté comme capitale l’antique cité d’Asschour. On va même jusqu’à compter Babel ou Babylone comme appartenant encore au Routen. C’est là une extension abusive ; mais ce qui est constant, c’est de voir figurer parmi les Routennou inférieurs, entrant dans toutes leurs ligues, avec les Araméens septentrionaux ou Loudim, les peuples Kenânéens agriculteurs qui, à l’ouest de ceux-ci, tenaient la chaîne du Liban et les vallées situées entre le Liban et l’Antiliban : les Khaoui (‘Hivim) du bassin du Natsana ou Léontês ; les Amaour (Amorim) de Qadesch sur l’Oronte ; les gens de Hamtou (‘Hamath, Epiphania des Grecs), appelés dans la Bible ‘Hamathim ; ceux du pays de Tsahi, qui embrassait la montagne en arrière de la Phénicie maritime proprement dits ou Kefta, là où l’ethnographie biblique place les populations des Arqim, des Sinim et des Çemarim, descendants de Kéna’an. On manque de documents pour déterminer si l’on doit rattacher aux Kenânéens ou aux Araméens les habitants des cantons que les monuments égyptiens de la XVIIIe et de la XIXe dynastie énumèrent comme se succédant plus au nord dans les montagnes entre l’Oronte et la mer : Lemanen, dont le nom est spécialisé à la partie la plus septentrionale du Liban ; Assôu, situé vers la hauteur de Laodicée, c’est-à-dire dans les parages où le fleuve reçoit encore aujourd’hui des habitants indigènes le nom d’Assy ; Ouan qui correspond au massif du mont Casius et à l’intérieur du coude du bas Oronte.

Tous ces cantons étaient compris dans le Routen inférieur, aussi bien que le pays araméen de Aoup, qu’on peut assimiler assez exactement à la Cyrrhestique des Grecs. On y joignait aussi les Khéta, ‘Hittim de la Bible. Ceux-ci habitaient d’abord les vallées de la chaîne de l’Amana et de là s’étendirent graduellement jusqu’à l’Euphrate. Ils y formèrent un empire guerrier et redoutable, une monarchie fortement centralisée. C’est là qu’ils étaient encore au temps de Schelomoh (Salomon), lorsque ce prince s’alliait à eux et épousait la fille de leur roi. Mais la puissance du royaume des ‘Hittim ne paraît pas avoir été déjà, sous la XVIIIe dynastie, assez florissante pour donner ombrage aux Égyptiens. Ils étaient alors simplement des membres assez obscurs des diverses confédérations du Routen inférieur. Ce n’est que sous la dynastie suivante que nous les voyons prendre un rôle dans les affaires de l’Asie occidentale.

 

Le premier successeur d’Ah-mès fut Amon-hotpou Ier, nommé Aménophis par les Grecs. Sous son règne les Schasou du désert furent soumis, autant du moins que des Bédouins peuvent l’être, car presque tous les autres rois, même les plus puissants, durent envoyer des expéditions châtier de temps en temps leurs brigandages. La conquête du pays de Kéna’an fît aussi de grands progrès pendant ce règne, où les troupes égyptiennes furent occupées presque constamment à réduire les bicoques des roitelets de la Palestine. Du côté du sud, Amon-hotpou Ier consacra plusieurs expéditions à rétablir l’ancienne autorité des Égyptiens sur une partie de l’Éthiopie, sur laquelle il revendiquait des droits héréditaires, comme fils de la reine noire, Ah-mès Nofri-t-ari.

Tahout-mès Ier (appelé Thouthmosis dans les transcriptions grecques de Manéthon), monta ensuite sur le trône. Il poursuivit les succès de son prédécesseur en’ Éthiopie, et on peut juger du point jusqu’où il recula dans cette direction les limites de l’empire égyptien, en voyant une inscription de la deuxième année de son règne gravée sur les rochers en face de l’île de Tombos, presque aussi haut sur le cours du Nil que celle d’Argo. Mais ce fut au nord qu’une entreprise plus hardie illustra le nom de Tahout-mès Ier. Ayant achevé la soumission des Kenânéens de la Palestine, il poussa plus loin et vint, dans les environs de Dammeseq, se heurter aux Routennou, qui avaient rassemblé leurs contingents pour repousser un ennemi dont ils n’avaient pu voir qu’avec terreur la puissance grandir rapidement. Les Routennou furent vaincus, mais le roi Tahout-mès, qui avait mesuré leurs forces, jugea que la domination égyptienne en Syrie ne serait jamais solidement établie s’il ne lés réduisait à l’impuissance et ne promenait ses armes victorieuses jusqu’au fond de leur territoire. Il poussa donc sa marche de manière à atteindre l’Euphrate, sur les bords duquel il éleva des stèles triomphales, non loin de la grande ville de Qarqamischa ou Qarqémisch. Son règne marque donc un nouveau pas en avant dans la voie où l’Égypte était désormais engagée ; il inaugure l’ère des grandes expéditions en Asie, des conquêtes lointaines.

Cette première campagne de Tahout-mès Ier, ou plutôt ce voyage de découverte, dit M. Maspero, traça la route que les armées égyptiennes devaient suivre désormais dans toutes leurs guerres, sans jamais s’en écarter. Au sortir d’Égypte[2] elles marchaient sur Ro-peh (Raphia), la plus méridionale des villes syriennes, de là sur Qazatou (‘Azah, Gaza), Asqalouna (Aschqelôn) et Iouhama[3]. A la station de Iouhama, la route se divisait en deux branches. La première, de moitié plus courte que l’autre, menait droit au nord, laissant un peu sur la gauche le grand port de Iapou (Yaphô, Joppé) et ses jardins délicieux[4] ; près d’Aalouna elle s’enfonçait dans les gorges du mont Karmana (Karmel), puis reparaissait dans la plaine, un peu au nord de Taânaka (Ta’anach), une des villes royales des Kenânéens, et, quelques milles plus loin, aboutissait à Makta (Megiddô). L’autre branche tournait à l’est, au sortir de Iouhama, et courait à travers les monts des Amorim ; elle remontait vers le Iardouna (le Jourdain) par Tsefta et Sarta (Çarthan), contournait les massifs qui furent plus tard à Éphraïm par ‘Aper (‘Aphrah) la Grande et ‘Aper la Petite, laissait un peu sur la droite Bitschaal (Beth-schean), puis descendait dans la plaine de Yizre’el par Qasouna (Qischôn) et Schanama (Schounem), pour aboutir derrière Makla (Megidclo), à peu près-à mi-distance entre la ville et le mont Dapourou (Tabor). Makta ou Megiddo, bâtie au bord du torrent de Qina (Qanah), barrait les voies du Liban et pouvait à volonté ouvrir ou fermer la route aux armées qui marchaient vers l’Euphrate. Aussi joua-t-elle dans toutes les guerres des Égyptiens en Asie un rôle prépondérant : elle fut le point de ralliement des forces kenânéennes et le poste avancé des peuples du nord contre les attaques venues du sud. Une bataille perdue sous ses murs livrait la Palestine entière aux mains du vainqueur et lui permettait de continuer sa marche vers la Cœlésyrie.

Au sortir de Makta, les Égyptiens franchissaient le Tabor et débouchaient sur les bords de la mer de Galilée, auprès de Kennaratou (Kinnereth), remontaient le Iardouna presque jusqu’à sa source parMa-rama(Merôm), Qadesch (plus tard Qedesch de Naphtali), Louisa (Laisch), Houtsâra fHaçôr), Rouhoubou (Beth-Rehob) et franchissaient les collines qui séparent la vallée du Iardouna (Yardan, Jourdain) de celle du Natsana (le Léontès de la géographie classique), non loin du bourg actuel de Ghazzeh. Ils remontaient jusqu’à la source du Natsana[5], et descendaient la vallée de l’Aranta (l’Oronte) jusqu’à Hamtou (‘Hamath). Qadesch la Grande était la plus importante des villes qu’ils rencontraient en chemin. Elle était bâtie au pays des Amaour (Amorim), sur la rive et dans un des replis de l’Aranta. Les chefs syriens, battus à Makta (Megiddo), rétrogradaient d’ordinaire jusqu’à cette ville et livraient leur seconde bataille sous ses murs. Vaincus, ils Payaient d’autre ressource que de se disperser et de s’enfermer chacun dans sa forteresse. Les rois d’Égypte longeaient l’Oronte, prenaient Hamtou (‘Hamath), puis, arrivés à peu près à la hauteur où fut bâtie plus tard Antioche, tournaient à droite et gagnaient Khilbou[6] (‘Helbôn, ‘Haleb des Arabes) et Padana (Patin des textes cunéiformes, Batnæ des géographes classiques). De là à Qarqamischa (Qarqémisch) il n’y avait que quelques heures de marche[7].

Les peuples situés à droite et à gauche de cette route militaire reconnurent l’autorité des Pharaons et firent partie de leur empire. Les uns, à l’exemple des Phéniciens, se soumirent presque sans combat ; il fallut, pour réduire les autres, de longues guerres et des batailles acharnées. Aussi bien ne peut-on guère se représenter la domination égyptienne comme quelque chose d’analogue à ce que fut plus tard la domination romaine. La Syrie, l’Arabie, l’Éthiopie ne devinrent jamais des provinces assimilées aux nomes de l’Égypte et administrées par des officiers de race égyptienne. Elles gardèrent leurs anciennes lois, leurs anciennes religions, leurs anciennes coutumes, leurs dynasties, restèrent, en un mot, ce qu’elles étaient avant la conquête. Elles formaient une sorte d’empire féodal, dont le Pharaon était le suzerain, et les chefs syriens et nègres les grands vassaux. Les vassaux devaient hommage au suzerain, lui payaient tribut, accordaient aux troupes égyptiennes et refusaient aux ennemies le libre passage sur leur territoire. Pour le reste, ils étaient maîtres chez eux et pouvaient s’attaquer les uns les autres, faire la paix, chercher des alliances, sans que le suzerain songeât à s’y opposer.

Un empire établi de la sorte n’était pas des plus solides. Tant que le pouvoir suprême était aux mains d’un prince énergique, ou plutôt tant que le souvenir de la défaite restait assez vivant dans l’esprit des vaincus pour étouffer leurs velléités d’indépendance, les chefs syriens demeuraient fidèles à leur vasselage et payaient l’impôt. Mais la mort du souverain régnant et l’avènement d’un nouveau souverain, un échec ou simplement le bruit d’un échec subi par les généraux égyptiens, le moindre événement suffisait à soulever une révolte générale. Chaque peuple refusait l’impôt, les différents royaumes redevenaient indépendants, l’Égypte se trouvait en quelques jours réduite à son seul territoire. Il fallait alors recommencer tout à nouveau. D’ordinaire une coalition se formait et ses troupes réunies attendaient le choc sous Makta ou sous Qadesch. Une ou deux batailles avaient raison de cet effort : les alliés se séparaient et couraient se fortifier chacun dans son royaume ou dans sa ville. Les Égyptiens ne trouvaient plus devant eux de grandes armées ; mais ils devaient poursuivre chaque prince rebelle et l’assiéger longuement avant de le réduire. La révolte avait renversé l’empire en un jour ; il fallait plusieurs années de combats, quelquefois même tout un long règne pour le rétablir en son intégrité. C’est en vain que, pour prévenir la rébellion, le vainqueur avait recours aux moyens de rigueur, saccageait les campagnes, enlevait les troupeaux, mettait les villes à feu et à sang, déposait et faisait mourir les chefs, emmenait des tribus entières en esclavage, rien n’y faisait. Après avoir conquis le pays pendant la durée de chaque règne, on le perdait au commencement du règne suivant, pour le reconquérir et le reperdre plus tard, sans arriver jamais à rien fonder qui durât.

Tahout-mès Ier régna vingt et un ans et mourut en laissant la couronne à son fils Tahout-mès II et à sa fille Ha-t-schepou, frère et sœur mariés ensemble suivant l’usage de la monarchie égyptienne, qui justifiait ces unions incestueuses par l’exemple divin d’Osiris et d’Isis. Sous Tahout-mès II, l’Éthiopie se montre à la fin soumise, et pour de longs siècles. Les pays du sud formèrent dès lors une vice-royauté, dont le territoire s’étendait de la première cataracte aux montagnes de l’Abyssinie[8]. Le gouvernement de cette immense province constituait la première charge de l’État. Confié d’abord à des fonctionnaires d’un rang, supérieur, il devint bientôt l’apanage de l’héritier de la couronne, avec le titre de fils royal de Kousch. Quelquefois ce titre était purement honorifique ; le jeune prince demeurait auprès de son père tandis qu’un chef administrait pour lui le pays. Souvent il gouvernait lui-même et faisait dans les régions du haut Nil l’apprentissage de son métier de roi[9].

 

§ 2. — SUITE DE LA DIX-HUITIÈME DYNASTIE. TAHOUT-MÈS III. APOGÉE DE LA PUISSANCE MILITAIRE DE L’ÉGYPTE. (VERS 1600, RÉGNE D’UN DEMI-SIÈCLE)

II ne paraît pas que Tahout-mès II, dont le règne fut assez court, ait été un prince guerrier. Il eut pour successeur son frère Tahout-mès III.

Celui-ci, à son avènement, était encore un enfant. Il fut placé sous la tutelle de sa sœur aînée, Ha-t-schepou, veuve de Tahout-mès II. Mais cette régence devint une véritable usurpation. Ha-t-schepou prétendait avoir à la couronne des droits personnels, égaux au moins à ceux de son frère. Elle commença par se déclarer associée à lui, puis bientôt le mit entièrement de côté et s’attribua à elle-même toutes les prérogatives de la puissance souveraine. Elle construisit et dédia les temples en son nom, offrit le sacrifice royal, commanda les armées en personne ; elle alla même jusqu’à se faire représenter en homme avec la barbe postiche des souverains. Son règne fut, du reste, éclatant. L’histoire d’Égypte ne connaît pas de roi qui, déjà grand par ses conquêtes et son influence politique, n’ait laissé après lui des preuves de son goût pour les arts et des monuments magnifiques. Ha-t-schepou fut de ce nombre. Parmi les œuvres principales dues à l’initiative de cette reine, on doit noter les deux gigantesques obélisques dont l’un est encore debout au milieu des ruines de Karnak. Les inscriptions nous apprennent que la reine avait élevé ces deux obélisques en souvenir de son père Tahout-mès Ier. Les légendes gravées sur les bases font connaître quelques particularités dignes d’être rapportées. On y voit, par exemple, que le sommet des obélisques devait être recouvert d’un pyramidion formé de l’or enlevé aux ennemis. Dans un autre passage, l’inscription raconte que l’érection du monument tout entier, depuis son extraction delà montagne de Syène, n’avait duré que sept mois. On juge par ces détails des efforts qu’il fallut faire pour transporter et mettre debout, en si peu de temps, une masse qui a 30 mètres de hauteur et pèse 374.000 kilogrammes.

Le temple de Deir-el-Bahari, à Thèbes, si grandiose dans la conception de son plan et surtout dans sa disposition en terrasses successives, est également un monument dû à la magnificence de Ha-t-schepou. Les exploits guerriers de la reine sont l’objet des représentations gravées sur les murs de cet édifice. Là, de grands bas-reliefs, sculptés avec une hardiesse et une largeur de ciseau qui étonnent, font assister à tous les incidents de la conquête du pays de Pount. Ce nom, dont nous avons déjà parlé, était appliqué parles Égyptiens à l’ensemble des pays qui, au sud du débouché de lamer Rouge, environnaient le golfe Avalitique, à la côte actuelle des Somalis, en Afrique, et à la côte opposée du Yémen ou Arabie-Heureuse. L’Égypte avait noué dès une époque ancienne des relations de commerce maritime avec le Pount, et en tirait les plus précieuses marchandises. C’était le pays des aromates, de l’or et des pierreries. Une partie de ces richesses étaient des produits du sol même de Pount ; une autre partie y était importée de l’Inde, entre laquelle et l’Arabie méridionale existait un intercours de navigation remontant à la plus haute antiquité. Les ports du Yémen étaient les entrepôts où s’accumulaient les marchandises indiennes, qui de là prenaient la route de la vallée du Nil, parla mer Rouge, et du bassin de l’Euphrate et du Tigre, par le golfe Persique. Par delà le Pount, et bien plus loin dans l’est, était le To-noutri ou la Terre divine, dont on parlait beaucoup mais où nul Égyptien n’avait mis les pieds, sorte d’Eldorado à demi fantastique, qui semblait fuir devant ceux qui s’obstinaient à le chercher. Les plus précieuses marchandises que l’on rapportait du pays de Pount passaient pour venir du To-noutri, et toute l’ambition des riverains du Nil était d’arriver à commercer directement avec cette contrée merveilleuse, qu’ils n’atteignirent jamais. II y a de grandes probabilités pour que le nom de To-noutri n’ait pas été autre chose qu’une traduction égyptienne du nom de Ni-touq-kî, le Pays qui possède les dieux, que portait dans la langue suméro-accadienne, idiome de ses plus anciens habitants, l’île de Dilmoun, la Tylos des géographes grecs et latins, la principale des Bahreïn actuelles, pays des pêcheries de perles, où se concentraient, pour être ensuite expédiés par mer, l’encens et la myrrhe de la contrée d’Oman.

Quoiqu’il en soit, maîtresse déjà de la Syrie et de l’Éthiopie, où elle maintenait fièrement la puissance égyptienne, la reine Ha-t-schepou résolut, suivant les expressions mêmes de ses monuments épigraphiques, de connaître la terre de Pount jusqu’aux extrémités du To-noutri. Voulant soumettre à son sceptre cette terre d’où Ton tirait tant de bois précieux, de métaux, d’ivoire, les parfums et les gommes les plus recherchées, elle fit construire sur la mer Rouge une grande flotte de guerre, la première qu’aient vu ces parages et dont elle a fait complaisamment représenter les vaisseaux sur les murailles de l’édifice de Deir-el-Bahai. La reine s’y embarqua elle-même et fit voile vers le Pount. On n’y rencontra pas de résistance sérieuse. La vieille reine qui gouvernait le canton où l’on avait abordé, et que les bas-reliefs représentent avec le corps monstrueusement déformé par un excès de graisse, se soumit sans combat. La flotte égyptienne embarqua d’abondantes richesses de toute nature livrées en tribut, parmi lesquelles des arbres à aromates, disposés dans des paniers avec des mottes de terre pour être replantés dans les jardins de Thèbes. Satisfaite de ce premier succès, Ha-t-schepou revint en Égypte sans avoir cherché à pousser jusqu’au To-noutri, et le Pount resta pour quelque temps tributaire des Pharaons.

En résumé, Ha-t-schepou fut la digne sœur des Tahout-mès et n’occupe pas une des moindres places dans la série des souverains illustres qui, sous la XVIIIe dynastie, ont laissé leurs pas si profondément marqués sur le sol de l’Égypte. Pendant vingt ans elle s’attribua la puissance royale. Mais sa mort fut suivie d’une violente réaction contre sa mémoire, que Tahout-mès III poursuivit avec acharnement comme celle d’une usurpatrice. Il fit marteler partout sur les monuments le nom Ha-t-schepou, et, supprimant officiellement le temps de pouvoir de sa sœur, il data son avènement effectif de l’an 21 de son règne.

 

Des Pharaons de cet âge, et peut-être de toutes les annales égyptiennes, le plus grand sans contredit fut Tahout-mès III. Sous son règne, l’Égypte est à l’apogée de sa puissance. A l’intérieur, une prévoyante organisation des forces du pays assure partout l’ordre et le progrès. A l’extérieur, l’Égypte devient par ses victoires l’arbitre du monde civilisé ; suivant l’expression poétique du temps, elle pose ses frontières où il lui plaît, et son empire s’étend sur l’Abyssinie actuelle, le Soudan, la Nubie, la Syrie, la Mésopotamie, le bassin entier de l’Euphrate et du Tigre et le pourtour du golfe Avalite.

Tahout-mès III raconte lui-même, dans les annales de son règne, gravées sur la muraille du sanctuaire du temple de Karnak, qu’il a fait sa première expédition de conquête l’an 22 de son règne, compté en y comprenant sa minorité. Il est sans doute bien difficile, et quelquefois même impossible, malgré les beaux travaux de MM. Birch, Brugsch, de Rougé et Mariette, qui se sont spécialement occupés de ce long texte, de reconnaître quel est, dans notre géographie, l’équivalent exact de tous les noms de villes et de peuples successivement énumérés dans l’histoire des guerres de Tahout-mès. Mais on en connaît assez aujourd’hui pour se faire une idée satisfaisante de l’ensemble. C’est aux travaux des savants qui viennent d’être nommés que nous empruntons l’analyse des données fournies par le monument, que l’on a pris l’habitude de désigner sous le nom d’Annales de Tahout-mès III ou de Mur numérique de Karnak, à cause du grand nombre d’indications numériques qu’il contient sur les prisonniers faits ou le butin enlevé. Ces chiffres précis et modestes sont pour nous un garant inappréciable de la sincérité d’une relation pour ainsi dire officielle et statistique, où l’emphase superbe ordinaire aux monarques orientaux ne se retrouve pas.

Un soulèvement général de toute l’Asie avait coïncidé avec l’accession du nouveau roi aux affaires. Les Routennou avaient refusé le tribut, croyant sans doute que Tahout-mès, privé des conseils de l’expérience de sa sœur Ha-t-schepou, ne saurait pas les réduire. L’insurrection avait gagné la Palestine, dont les petits princes kenânéens s’étaient groupés dans un effort commun contre la domination pharaonique. A peine quelques places fortes, comme Qazatou (‘Azah, Gaza), étaient-elles restées aux Égyptiens dans cette contrée. L’année 22 fut surtout occupée en préparatifs et l’on s’y borna au siège de quelques villes du midi de la Palestine, attribuées plus tard à la tribu de Sehime’ôa, et par la prise desquelles le prince rétablit les communications par terre entre l’Égypte et Qazatou. Ce fut cette dernière ville qui fut choisie comme hase des grandes opérations de l’année suivante.

Au printemps de l’an 23, le 3 ou le 4 du mois de pachons[10], le roi se trouvait de sa personne à Qazatou et prenait le commandement des troupes. Le 5, une forteresse voisine était obligée de se rendre, et Tahout-mès se portait aussitôt en avant. Il apprit le 16, à Iouhama, que les princes syriens et kenânéens confédérés contre lui sous la conduite du roi de Qadesch, étaient en marche et concentraient leurs forces à Makta (Megiddo), sur ce champ de bataille où s’est tant de fois décidé le sort de la Syrie. Rejetant comme entaché de lâcheté le conseil de suivre le chemin le plus long pour tourner les montagnes qui le séparaient de l’ennemi et éviter de l’aborder de front, le Pharaon marcha droit, aux confédérés et campa le 19 sur les premiers escarpements, à l’entrée d’un col difficile, où l’on n’avait pas eu le soin de le prévenir avec des forces assez nombreuses ; il le franchit malgré tous les obstacles, et le 20 il était avec ses troupes sur les bords du torrent de Qina (Qanah), qui sépara plus tard les tribus de Menasscheh et de Ephraïm, et qui traverse la plaine au sud de Megiddo. Les annales de Karnak contiennent à cet endroit une courte proclamation adressée par le Pharaon à ses troupes, à la veille d’engager la bataille.

Le 21 pachons, à l’aube du jour, il disposa son armée pour l’attaque, appuyant sa droite au ruisseau de Qina et étendant sa gauche au nord-ouest de Makta ou Megiddo, de manière à déborder la ville ; Tahout-mès commandait en personne le centre de sa ligne. L’énumération des contingents que lui opposaient les ennemis comprend toutes les villes importantes de la Palestine et des provinces araméennes situées entre l’Antiliban et l’Euphrate. Dès le premier choc, les Asiatiques culbutés s’enfuirent vers Makta ; mais les défenseurs de la place, saisis d’effroi, avaient fermé leurs portes, et les chefs furent obligés de se faire hisser sur les remparts avec des cordes pour échapper à la poursuite des Égyptiens. Les nombres très modérés que le texte nous donne pour les morts des ennemis et les captifs faits dans la bataille, annoncent un esprit de véracité qui rehausse fort l’intérêt de ce récit. Quatre-vingt-trois morts et 340 prisonniers sont seulement comptés pour le jour de la bataille de Megiddo. La poursuite avait cependant été vive, car le texte dit qu’au moment où les chefs ennemis gagnaient la forteresse, les guerriers de Sa Majesté ne firent pas même attention à saisir le butin qu’ils laissaient tomber. Le petit nombre des morts peut s’expliquer par le voisinage des montagnes, où le mouvement des Égyptiens refoula les vaincus ; chez les anciens, à cause de leurs armes défensives et des conditions dans lesquelles on combattait, la déroute était beaucoup plus meurtrière que la bataille. Mais la prise de 2.132 chevaux et de 924 chars de guerre, ainsi que les chiffres très considérables du butin, attestent l’entière dispersion de l’armée des Asiatiques. Quelques jours après, la ville de Makta ou Megiddo, bloquée et réduite à la famine, fut forcée de se rendre sans combat ; comme tous les princes ligués y avaient cherché un refuge, ce fait d’armes décida du succès de la campagne. Tahout-mès ne rencontra plus de résistance sérieuse ; le reste de sa marche, à travers la Palestine jusqu’au Liban et les provinces syriennes jusqu’à l’Euphrate, ne fut qu’une promenade triomphale. Lès chefs qui ne s’étaient pas trouvés à la bataille de Megiddo se hâtèrent de faire leur soumission et de protester de leur fidélité ; les forteresses ouvrirent leurs portes et celles qui essayèrent de tenir furent rapidement enlevées.

Les listes géographiques des pylônes de Karnak, si savamment étudiées par Auguste Mariette, énumèrent 119 villes, dont les plus septentrionales sont Barouta (Bérouth, Béryte) et Tamasqou (Dammeseq) ; ce sont celles qui se soumirent avant que le Pharaon ne poussât plus au nord, et les six groupes entre lesquels elles sont réparties semblent correspondre aux zones d’opérations d’autant de colonnes chargées d’occuper le pays après la victoire. L’énumération embrasse les pays qui furent plus tard celui des Pelischtim, les royaumes de Yehoudah et de Yisraël, le midi de la Phénicie, plus toute la Pérée ou contrée à l’est du Iardouna (Jourdain), depuis Aschouschkhen (Schi’liôn) dans le pays de Moab, au sud, jusqu’à Tamasqou, au nord, en passant par Kheschbou (‘Heschbôn), Iratsa (Ya’ezer), Mahanamâ (Ma’hanaïm) Atara (Edre’ï, Adraa), Astaratou (‘Aschtharôth Qarnaïm), Qamadou (Canatha) et Pa-Hil (le canton représenté par le nom de ‘Houl dans le chapitre X de la Genèse). Il résulte aussi de ces listes géographiques de Karnak que, dans la Palestine proprement dite les deux cantons où la révolte avait été le plus générale, où toutes les villes y avaient pris part, étaient compris, l’un entre Kerara (Gerar), Harhorar (Aro’er) et Makrapout (Beth-Merkabôth), au sud, Iapou (Yaphô, Joppé), Ounou (Ono), Schala (Schiloh) et Sarta (Çarthan), au nord ; l’autre entre Taânaka et Makta, au sud, Qaanaou (Qanah), Aksapou (Achzaph) et Louisa (Laïsch), au nord.

Avant même la fin de la campagne, Tahout-mès avait incorporé dans son armée des légions entières de soldats pris parmi les vaincus, qui s’empressaient de demander à le servir. Après avoir mis garnison dans les trois principales villes du Routen inférieur, en deçà de l’Euphrate. il rentra en Égypte, emmenant des milliers de prisonniers et d’otages. Mais dès le printemps suivant il était de nouveau à la tête de ses troupes et passait l’Euphrate non loin de Qaramqischa ; puis de là poussait jusqu’à Sidikan, sur le Rabour, où il élevait, pour s’assurer toujours la traversée facile du fleuve, une puissante forteresse dont les ruines subsistent encore aujourd’hui. On y a découvert de nombreux objets de petite dimension, portant les cartouches de Tahout-mès III et d’Amon-hotpou III. Cette fois il n’eut pas même à combattre ; les Routennou d’au-delà de l’Euphrate se soumirent sans essayer de résistance, et les rois de Singar et d’Assour lui envoyèrent un tribut avant qu’il n’eût cherché à pénétrer dans leur pays.

Quatre ans de paix absolue succédèrent à ces campagnes victorieuses. Mais les annales du sanctuaire de Karnak font recommencer les guerres dans la vingt-neuvième année du règne. Lé roi de Qadesch, remis du trouble où l’avait jeté la défaite de Megiddo, avait repris les armes et entraîné dans sa rébellion tout le nord de la Syrie. L’an 29, Tahout-mès conquit Arattou (Arvad, Aradus) sur la côte de la Méditerranée, et dans les provinces araméennes qui vont vers l’Euphrate, Khilbou (‘Helbôn, ‘Haleb) ainsi que Tounep, qui est représentée comme une ville de grande importance et que nous croyons pouvoir assimiler à Apamée ; il pénétra aussi dans le pays de Tsahi, qui, nous l’avons déjà dit, embrassait une partie des montagnes du Liban, entre les villes phéniciennes et la Cœlésyrie. L’année suivante, c’est Qadesch sur l’Aranta qui fut assiégée à son tour, prise d’assaut, pillée et démantelée. Arattou révoltée de nouveau est aussi emportée de vive force. Aussitôt tous les chefs du Routen inférieur se hâtent d’opérer leur soumission. La mention qu’on trouve de cet événement dans la grande inscription de Karnak est faite dans des termes qui nous éclairent sur la nature du pouvoir exercé par les Pharaons dans les contrées asiatiques qu’ils soumettaient à leurs armes : Voici qu’on amena les fils des princes et leurs frères pour être remis au pouvoir du roi et conduits en Égypte. Si quelqu’un des chefs venait à mourir, Sa Majesté devait faire partir son successeur pour occuper sa place. On le voit, c’est l’organisation des royaumes soumis sous l’empire romain. Chaque contrée, comme nous l’avons déjà dit, conservait un gouvernement national et un roi, mais en reconnaissant la suzeraineté du Pharaon, en lui payant tribut et en fournissant à son armée des contingents auxiliaires. Les jeunes princes étaient gardés en otages à la cour de Thèbes, où ils recevaient sans doute une éducation tout égyptienne, et c’était parmi eux que le Pharaon choisissait et investissait du pouvoir les successeurs des rois vassaux qui venaient à mourir.

En l’an 33, dix ans après la grande bataille de Megiddo, Tahout-mès se rendait dans le Naharina, suivi d’une nombreuse armée, et y élevait une stèle commémorative pour avoir élargi les frontières de l’Égypte. Franchissant ensuite l’Euphrate, il s’enfonçait dans les plaines de la Mésopotamie, y battait les Routennou d’au-delà du fleuve et les mettait eu fuite, sans que nul osât regarder derrière lui. Les enseignes de l’Égypte n’avaient pas encore dépassé jusque-là le fleuve Kabour. Tahout-mès le franchit cette année et, recevant sur sa route la soumission de Singar, il pénétra dans le pays d’Assour. Le roi de cette" dernière contrée n’opposa aucune résistance, et dans son pays et au retour la marche des Égyptiens ne fut plus qu’une pompe triomphale. L’Euphrate repassé vers la hauteur de son confluent avec le Kabour, on traversa le pays de Takhis, le Çou’hi des documents cunéiformes, qui s’étendait sur la rive droite du fleuve en remontant vers le nord jusqu’au lac Nesrou, et l’on eut de nouveau à y combattre les indigènes. Le district dont la ville de Ni était la capitale n’essaya pas, au contraire, de lutter, et accueillit les Égyptiens en payant l’hommage à leur roi. L’armée put s’y livrer sans crainte à la chasse des éléphants, alors nombreux sur les rives de l’Euphrate et du Tigre ; on tua cent vingt de ces animaux, dont les défenses furent rapportées en Égypte avec les tributs d’Assour et ceux que le roi de Babel se hâta d’envoyer pour épargner à ses États la visite du conquérant. Le retour de cette lointaine expédition s’effectua en paix et sans rencontrer aucun obstacle. Les peuples de Tsahi, de Lemenen ou de la haute chaîne du Liban, d’Assou, district septentrional de la même montagne célèbre par ses mines de fer, et de Khéta, envoyèrent sur le passage du Pharaon des ambassadeurs chargés de lui remettre de riches tributs. Les villes d’au delà du Iardouna et de la mer Morte firent de même, entre autres Kheschbou (‘Heschbôn), Atsourat ou Tasourat (‘Atarôth), Rabatou (Rabbalh-’Ammôn) et Aschouschkhen (Schi’hôn). Cependant la soumission du pays de Tsahi était encore très imparfaite, et dans les deux années suivantes il fallut diriger contre ce pays et contre les villes les plus voisines du Routen inférieur, comme Anaougas (Chalcis), des expéditions, renouvelées encore en l’an 38. En 39 se place encore la répression de révoltes partielles dans le bas Routen. Enfin, dans la 42e année du règne, Qadesch, dont le roi avait suivi Tahout-mès en vassal soumis dans son expédition de l’an 33, relevée de ses ruines et fortifiée à nouveau, reprit la tête d’une nouvelle coalition, et il fallut une seconde fois la prendre d’assaut. Ce fut là, du reste, le dernier effort delà Syrie pour son indépendance sous le règne de Tahout-mès III, et les douze dernières années qu’il porta le sceptre ne virent plus qu’une soumission absolue de ses vassaux asiatiques à son égard. Tels sont les faits qu’énumèrent les annales gravées sur la muraille du sanctuaire de Karnak, lesquelles ne comprennent que les événements des guerres d’Asie. Ces guerres demeurèrent toujours célèbres et même donnèrent lieu plus tard à tout un cycle de légendes et de contes, où s’exerça l’habileté des littérateurs égyptiens. M. Maspero en a fait connaître un curieux exemple en traduisant le récit de la prise de Iapou par Tahouti, l’un des principaux généraux de Tahout-mès, tel qu’on le lit dans le Papyrus Harris, n° 500, conservé au Musée Britannique. La reprise de Iapou après la bataille de Makta (Megiddo) est un fait parfaitement historique ; le personnage de Tahouti ne l’est pas moins. Nos musées renferment plusieurs objets qui lui ont appartenu et qui portent son nom. Il était scribe royal, général d’armée, gouverneur de provinces étrangères, et il finit même par arriver au titre de délégué du roi dans tous les pays du nord, situés le long du Ouat-sour, c’est-à-dire du littoral delà Méditerranée. Mais son exploit de Iapou est tourné en historiette du genre de celles qu’Hérodote a si avidement recueillies, historiette où nous rencontrons des traits qui, de conte en conte, ont fini par se perpétuer jusque dans les Mille et une Nuits.

Depuis quelque temps Iapou, d’après ce récit, résistait victorieusement à tous les efforts des Égyptiens. Ne pouvant pas la réduire par la force, Tahouti eut recours à la ruse. Il feignit de quitter le service du roi, à la suite d’un passe-droit, et vint demander asile au chef de Iapou. Celui-ci l’accueillit favorablement, le retint à boire avec lui et pendant ce temps fit visiter ses bagages. On y trouva la grande canne du roi Tahout-mès, que Tahouti avoua avoir volée en partant. Il paraît qu’elle était célèbre, car le chef de Iapou demanda aussitôt à la voir. Tandis qu’il l’examinait avec une avide curiosité, Tahouti, enfermé seul à seul avec lui, s’en saisit et l’assomma d’un coup de cette terrible canne, porté à la tempe. Sortant alors de la chambre, il dit à l’écuyer du chef, au nom de son maître, de faire entrer dans la ville le reste du convoi de bagages, venu avec lui, qui attendait à la porte. C’étaient 500 hommes, portant autant de grandes jarres soigneusement fermées. Deux cents d’entre elles renfermaient chacune un soldat armé, qui s’y tenait blotti, exactement comme les voleurs d’Ali-Baba dans le conte arabe. Les autres étaient remplies de cordes et d’entraves pour attacher des prisonniers. Le convoi introduit, les soldats sortirent des jarres où ils étaient cachés et se jetèrent sur la garnison de Iapou, complètement désorientée par la disparition de son chef. Ils en vinrent facilement à bout et les cordes apportées avec eux servirent à lier les captifs.

Il serait assez difficile de croire que les choses se passèrent ainsi dans la réalité et que ce récit est de l’histoire, et non pas un conte arrangé à plaisir.

Tandis que les événements dont nous avons esquissé le tableau d’après des documents plus authentiques se déroulaient en Asie, Tahout-mès III était le premier des souverains égyptiens à se créer une flotte considérable dans le Ouats-our, ou la mer Méditerranée, sur les eaux de laquelle il acquérait en peu d’années une suprématie absolue. Cette flotte était sans doute montée par des marins phéniciens, car jamais, à aucune époque, les Égyptiens n’ont été navigateurs, et, du reste, il ressort des monuments qu’à dater de leur soumission aux Pharaons, les cités de Kefta ou de la Phénicie, à qui sans doute la monarchie égyptienne avait fait des conditions particulièrement favorables, gardèrent pendant plusieurs siècles à cette monarchie une inébranlable fidélité, qui contraste avec la conduite des autres populations kenânéennes. Les Annales du sanctuaire de Karnak mentionnent dans les années 33, 34 et 38 le paiement des tributs de la grande île de Asebi, appelée aussi Sebinaï[11], qui est incontestablement Cypre. Ils consistent en barres de métal des riches mines qui faisaient la renommée de cette île. Mais les résultats des campagnes de la flotte de Tahout-mès et ses conquêtes dans le bassin de la Méditerranée sont principalement connus par l’inscription d’une stèle monumentale découverte à Karnak par A. Mariette, inscription d’un style tout biblique et d’une admirable poésie, qui a été traduite parle vicomte de Rougé. Nous en citerons quelques versets, comme échantillons du grand style lyrique égyptien au temps de la XVIIIe dynastie. Les triomphes de la puissance de Tahout-mès, dans toutes les directions où s’adressait l’activité guerrière des Égyptiens, y sont successivement passés en revue. La parole est placée dans la bouche d’Ammon-Râ, le dieu suprême de Thèbes.

Je suis venu, je t’ai accordé de frapper les princes de Tsahi, je les ai jetés sous tes pieds à travers leurs contrées. Je leur ai fait voir ta majesté, telle qu’un seigneur de lumière, éclairant leurs faces comme mon image.

Je suis venu, je t’ai accordé de frapper les peuples asiatiques ; tu as réduit en captivité les chefs des Routennou. Je leur ai fait voir ta majesté, revêtue de ses ornements ; tu saisissais tes armes et tu combattais sur ton char.

Je suis venu, je t’ai accordé de frapper la terre d’Orient ; Kefta et Asebi sont sous ta terreur. Je leur ai fait voir ta majesté, telle qu’un jeune taureau au cœur ferme, aux cornes aiguës, auquel on ne peut résister.

Je suis venu, je t’ai accordé de frapper ceux qui résident dans leurs ports ; les contrées de Mâden[12] tremblent devant toi. Je leur ai fait voir ta majesté, semblable au requin, maître terrible des eaux, qu’on ne peut approcher.

Je suis venu, je t’ai accordé de frapper ceux qui résident dans les îles ; ceux qui habitent au milieu de la mer sont atteints par tes rugissements. Je leur ai fait voir ta majesté, pareille à un vengeur qui se dresse sur le dos de sa victime.

Je suis venu, je t’ai accordé de frapper les Ta’hennou[13] ; les îles des Danaouna[14] sont au pouvoir de tes esprits. Je leur ai fait voir ta majesté, telle qu’un lion furieux se couchant sur leurs cadavres, à travers leurs vallées.

Je suis venu, je t’ai accordé de frapper les extrémités de la mer ; le pourtour de la grande zone des eaux est serré dans ta main. Je leur ai fait voir ta majesté, semblable à l’épervier qui plane, embrassant dans son regard tout ce qu’il lui plaît.

Je suis venu, je t’ai accordé ceux qui résistent dans les lagunes[15], délier les maîtres des sables[16] en captivité. Je leur ai fait voir la majesté, semblable au chacal du midi[17], seigneur de vitesse, coureur qui rôde entre les deux régions.

Je suis venu, je t’ai accordé de frapper les barbares de Qens[18] ; jusqu’au peuple de Pat, tout est dans ta main. Je leur ai fait voir ta majesté, semblable à tes deux frères, dont j’ai réuni les bras pour assurer ta puissance.

D’autres faits montrent que la domination de Tahout-mès était paisiblement assise sur tout le pays de Kousch ou l’Éthiopie. Une grotte d’Ibrim, dans la Basse-Nubie, nous fait voir le fils royal de Kousch, présentant au Pharaon les tributs en or, en argent et en grains provenant de cette contrée. C’est Tahout-mès III qui fonda et dédia au Soleil le temple d’Amada. A Semneh il restaura le temple où l’on adorait le roi de la XIIe dynastie, Ousortesen III ; Koummeh, en face de Semneh, le mont Dosche et l’île de Saï, un peu au-dessous de celle de Tombos, puis, plus près de l’Égypte, Korte, Pselcis, Talmis, nous ont aussi conservé sa mémoire. Au-delà des limites de l’Éthiopie proprement dite, dans le pays des nègres, auquel on étendait abusivement le nom de Kousch, les expéditions sous le même règne furent fréquentes et victorieuses. Les campagnes dans cette direction étaient, du reste, des razzias bien plus que de véritables guerres. Les tribus nègres du haut Nil, habituées de longue date à trembler devant les Égyptiens, tenaient à peine et cherchaient un refuge dans le désert, les montagnes ou les marais ; le vainqueur entrait dans les villages abandonnés, pillait et brûlait les cabanes, y faisait quelques prisonniers, ramassait les troupeaux et les objets précieux, bois d’ornement, dents d’éléphants, poudre et lingots d’or, vases de métal émaillés ou ciselés, plumes d’autruche, que les pauvres gens n’avaient pas eu le temps de cacher ou d’emmener avec eux, puis rentrait triomphalement sur le territoire égyptien après quelques semaines de victoires faciles[19]. Sur un des pylônes de Karnak nous voyons quarante-sept prisonniers africains défiler devant le roi, chacun portant le nom d’une tribu soumise. La plupart de ces noms ont été identifiés par Auguste Mariette. Ils embrassent tout le territoire de l’Abyssinie, divisé en trois régions principales, Berberat, Tekaraou et Arama, le pays de Berber, le Tigré et l’Amara. Celle des tribus de cette contrée qui donne le plus affaire aux généraux égyptiens est celle des Ouâ-OUâ, que nous avons vu constamment reculer vers le Sud, sans vouloir se soumettre, depuis le temps de la Ve dynastie où elle touchait à la frontière d’Égypte. D’autres peuplades que Tahout-mès III combattit en Abyssinie nous révèlent l’origine de nations qui, 2.000 ans plus tard, sous la décadence romaine, devenues puissantes et redoutables, descendirent le Nil pour venir assaillir l’Égypte sur son extrémité méridionale. Telles sont les tribus de Betsou, de Anbat et de Balma, dans lesquelles on reconnaît avec certitude les ancêtres des Bougaïtes ou Bedja, des Noubades ou Nubiens proprement dits, et des Blemmyes, effroi de l’Égypte romaine. D’autres listes de vaincus nègres, où les identifications sont plus difficiles, semblent se reporter sur le Nil Blanc jusqu’à la région des grands lacs et dans les parties du Soudan situées à l’occident du fleuve. Une troisième liste, toujours gravée sur les pylônes de Karnak, donne trente noms de tribus et de localités de la Libye, qui n’ont pas encore été suffisamment étudiés. On a trouvé des monuments du règne de Tahout-mès III à Scherschell en Algérie ; il n’y a rien d’impossible à ce qu’ils marquent en réalité jusqu’où s’étendait, sur les côtes septentrionales d’Afrique, le pouvoir de ce prince, propagé par ses vassaux phéniciens.

Tahout-mès entretenait une flotte sur la mer Rouge en même temps que sur la Méditerranée. Le long de la côte d’Abyssinie cette flotte avait des stations à Adala (Adulis) et dans les îles de Douloulak (Dahlak), Aalaklak (Alalaiou des géographes classiques) et Boukak (Bacchias). Le Pount lui payait tribut, comme cà sa sœur Ha-t-schepou. Une des listes géographiques de Karnak enregistre quarante noms de localités de la partie africaine de cette contrée, c’est-à-dire de la côte des Somâlis actuels. Nous y relevons ceux de Aouhal (Avalis, ‘Havilah de la Bible), Mehtsema (Madjalem), Moumtou (Mundu), ‘Hebou (Cobé), Afouah (sur le cap Guard-afoui). Le point extrême mentionné est Ahfou, qui correspond au Ras-Hafoun de nos jours.

Un règne aussi glorieux et aussi prospère ne pouvait manquer de laisser sur le sol de l’Égypte de nombreux et magnifiques monuments. Ceux de Tahout-mès III sont en effet très multipliés du Delta aux cataractes, tous du plus admirable style, d’une exécution savante et pleine de finesse. C’est à Héliopolis, à Memphis, à Ombos, à Eléphantine et surtout à Thèbes, que se remarquent encore aujourd’hui les plus importants vestiges des grandes constructions élevées par ce prince. Tahout-mès II et Ha-t-schepou avaient déjà fort agrandi le temple principal d’Ammon à Karnak, en environnant de constructions nouvelles l’édifice bâti par les rois de la XIIe dynastie. Mais ce fut Tahout-mès III qui commença à donner à ce temple les proportions et la magnificence, développées encore par les monarques de la XIXe dynastie, qui devaient en faire le plus vaste monument religieux du monde et l’une des merveilles de l’Égypte.

Pendant de longs siècles l’Égypte rendit un culte divin à la mémoire de son grand roi Tahout-mès III. Et une infinité de personnes, jusqu’aux temps des Grecs et des Romains, portèrent sur eux, comme des talismans qui assuraient la réussite et la bonne fortune, des scarabées de toute matière où son cartouche prénom était gravé en creux, comme sur un cachet.

 

§ 3. — DERNIERS ROIS DE LA DIX-HUITIÈME DYNASTIE. TROUBLES RELIGIEUX. (XVIe SIECLE).

Tahout-mès III mourut après 54 ans de règne nominal et 34 d’exercice effectif du pouvoir. Amon-hotpou II lui succéda. La Syrie tremblait encore au souvenir des victoires du souverain qui venait de mourir ; elle ne tenta donc pas de profiter de l’avènement de son successeur pour recouvrer son indépendance. Mais les rois des bords de l’Euphrate, comptant sur la distance pour les mettre à l’abri, refusèrent le tribut. Amon-hotpou se mit aussitôt en marche pour aller les châtier et « comme un lion furieux » se dirigea vers le pays d’Assour, qui avait donné le premier exemple de la révolte. Avant la fin de sa première année de règne, il avait franchi l’Euphrate. Une bataille fut livrée sur les bords du cours d’eau Arasatou (dont le nom se conserve dans celui de la localité actuelle d’Irzah), non loin de la ville d’Anatou (Anatho), et les Égyptiens y remportèrent la victoire. Le Pharaon passa l’hiver en Mésopotamie et ne reprit les opérations qu’au printemps. Le 10 du mois d’épiphi de l’an 2 de son règne, il se présentait devant Ni (Ninus Vêtus), qui ouvrait ses portes sans essayer de résistance. Les habitants, hommes et femmes, étaient sur les murs pour honorer Sa Majesté. Après avoir reçu la capitulation de cette grande cité, Amon-hotpou descendit le cours de l’Euphrate jusqu’à l’endroit où il est le plus rapproché du Tigre, dans le nord de la Babylonie. Là se trouvait la ville d’Akad, c’est-à-dire Agadhô, qui, sur la rive gauche de l’Euphrate, faisait pendant à Simpar ou Sipar (Sippara) sur la rive droite ; leur réunion constituant l’ensemble que la Bible désigne par le nom de Sépharvaïm, la double Sipar. Agadhê avait été pendant longtemps la capitale d’un royaume antique et puissant ; désormais soumise à la suprématie de Babylone, elle n’en restait pas moins une ville de premier ordre. Amon-hotpou la prit de vive force, et ce fut le terme le plus lointain de son expédition. Quand il rentra triomphant en Égypte, au commencement de sa troisième année, il rapportait avec lui les corps, salés ou embaumés, de sept rois du pays de Takhisa, qu’il avait tués de sa propre main. Six furent pendus sous les murs de Thèbes, et le septième à Napat (Napata), capitale de la vice-royauté de Kousch, pour que les nègres pussent voir les victoires de Sa Majesté durant l’éternité, parmi toutes les terres et tous les peuples du monde, depuis qu’elle prit possession des peuples du Sud et châtia les peuples du Nord. Une grotte d’Ibrim, au fond de laquelle la statue du roi siège sans façon entre les dieux du pays, contient aussi une inscription qui énumère les tributs apportés par le fils royal de Kousch. Mais tout indique que le règne d’Amon-hotpou II fut très court. Les listes extraites de Manéthon ne le nomment pas, et les inscriptions le font seules connaître.

Le pouvoir de Tahout-mès IV, qui lui succéda, ne fut pas long non plus. Les fragments de Manéthon lui donnent neuf ans, et l’on n’en connaît pas d’inscription postérieure à l’an 7 ; la plus récente représente ce prince comme vainqueur des noirs. Dans un autre monument, il reçoit les tributs du Routen. Les limites de l’empire se maintenaient.

L’époque des grandes guerres renaît avec Amon-hotpou III. On connaît une date de sa trente-sixième année, et l’on pourrait faire une longue énumération des contrées asiatiques ou africaines qui, de gré ou de force, lui ont été soumises ; son empire, dit une inscription, s’étendait du nord au sud depuis l’extrémité du Naharina, en Asie, jusqu’au pays de Kala, au midi de l’Abyssinie. Mais il faut avouer que les expéditions de ses troupes n’étaient pas toujours fort chevaleresques et semblent avoir eu souvent pour but (surtout celles qu’on faisait en Afrique) la chasse aux esclaves, si l’on en juge par une inscription de Semneh, où il est question de sept cent quarante prisonniers nègres, dont la moitié sont des femmes et des enfants.

Amon-hotpou III, durant son long règne, fut un prince essentiellement bâtisseur. Il couvrit les rives du Nil de monuments remarquables par leur grandeur et la perfection des sculptures dont ils sont ornés. Le temple d’Ammon au Djebel-Barkal, l’antique Napata, en Éthiopie, est l’œuvre de ce règne, ainsi que celui de Soleb, près de la troisième cataracte. A Syène, à Éléphantine, à Silsilis, à Ilithyia, au Serapeum de Memphis, dans la presqu’île du Sinaï, se rencontrent aussi des souvenirs d’Amon-hotpou III. Il ajouta des constructions considérables au temple de Karnak et fit bâtir, toujours en l’honneur d’Ammon, la portion du temple de Louqsor ensevelie aujourd’hui sous les maisons du village qui porte ce nom. L’emphatique inscription qu’il fit graver à l’endroit le plus visible de ce temple, regardé à bon droit comme un des chefs-d’œuvre de l’art égyptien, mérite d’être rapportée pour donner au lecteur une idée de ce qu’était le fastueux protocole des Pharaons. Il est l’Horus, le taureau puissant, celui qui domine par le glaive et détruit tous les barbares ; il est le roi de la Haute et de la Basse-Égypte, le maître absolu, le fils du Soleil. Il frappe les chefs de toutes les contrées. Aucun pays ne tient devant sa face. Il marche et il rassemble la victoire, comme Horus, fils d’Isis, comme le soleil dans le ciel. Il renverse leurs forteresses mêmes. Il obtient pour l’Égypte les tributs de toutes les nations par sa vaillance, lui, le seigneur des deux mondes, le fils du Soleil.

Mais ce n’est pas par ses conquêtes que ce Pharaon a obtenu sa grande célébrité ; ce n’est pas même sous son véritable nom. C’est par l’une des deux statues colossales qu’il s’éleva à Thèbes, sur la rive gauche du Nil, en avant d’un temple aujourd’hui détruit, statues qui se dressent encore aujourd’hui au milieu de la plaine et continuent à faire, comme dans l’antiquité, l’étonnement des voyageurs par leurs dimensions. Un de ces colosses, sous le nom de Memnon, a prodigieusement occupé l’imagination des Grecs et des Romains, aux deux premiers siècles de l’Empire. Ils croyaient y voir, ou plutôt y entendre Memnon l’Éthiopien, l’un des défenseurs de Troie, saluant chaque matin sa mère l’Aurore. Un savant mémoire de Letronne, s’appuyant sur les observations physiques de Rosière lors de la grande expédition d’Égypte a complètement expliqué ce prétendu prodige, auquel l’empereur Hadrien vint assister en personne. Le bruit mystérieux était produit par le crépitement de la pierre granitique qui formé le colosse, lorsque les premiers rayons du soleil la frappaient tout imprégnée de la rosée de la nuit, qui avait pénétré dans les fissures de la roche. C’est un phénomène d’histoire naturelle bien constaté ; il ne se produisit dans le colosse de Thèbes qu’à partir du tremblement de terre qui, vers le temps de Tibère, en abattit la partie supérieure et découvrit ainsi dans la masse des veines plus sensibles à l’action de la rosée ; il cessa lorsque la statue fut réparée et mise par Septime-Sévère dans l’état où nous la voyons aujourd’hui.

Amon-hotpou III fut remplacé sur le trône par son fils Amon-hotpou IV. Celui-ci, dans sa politique extérieure, suivit l’exemple de ses prédécesseurs, et certains monuments nous le font voir, debout sur son char et suivi de ses sept filles qui combattent avec lui, foulant aux pieds de ses chevaux les Asiatiques vaincus. Mais à l’intérieur, le règne de ce prince présente des faits tout particuliers, qui constituent un des épisodes les plus extraordinaires des annales pharaoniques.

Le type de son visage n’a rien d’égyptien, et ses traits, sur tous les monuments, portent l’empreinte d’un idiotisme parfaitement caractérisé, qui devait le livrer tout entier à l’influence qui saurait s’emparer de lui. Le premier peut-être, depuis le commencement de la monarchie égyptienne, il porta la main sur la religion du pays et voulut la réformer, ou plutôt la détruire de fond en comble pour y substituer un autre culte. A la place de la religion jusqu’alors constituée et demeurée invariable, il voulut établir le culte d’un dieu unique, adoré dans la splendeur du disque solaire, sous le nom d’Aten, que l’on a comparé, non sans raison, à l’Adôn ou Adonaï sémitique. Sur les monuments, le nouveau dieu est représenté par un disque dont les rayons descendent vers la terre ; chacun de ces rayons est terminé’ par une main tenant la croix ansée, emblème de vie. Partout où va le roi, le disque solaire l’accompagne, répandant sur lui la bénédiction.

Après avoir d’abord essayé de propager l’adoration de son dieu en laissant liberté entière à ceux qui voulaient rester fidèles à la religion nationale, le monarque, entraîné par un zèle fanatique, mit de côté toute  prudence. Une persécution en règle sévit dans l’empire ; les temples des anciens dieux furent fermés, et leurs figures, ainsi que leurs noms, partout effacés des monuments, surtout la figure et le nom d’Ammon, le dieu suprême de Thèbes. Le roi lui-même changea son nom, qui contenait comme élément composant celui du dieu proscrit, et au lieu d’Amon-hotpou se fit appeler Khou-n-Aten, ce qui signifie splendeur du disque solaire. Voulant rompre avec toutes les traditions de ses ancêtres, le roi réformateur abandonna Thèbes et se bâtit une capitale dans une autre partielle l’Égypte, au lieu appelé aujourd’hui Tell-el-Amarna. Les ruines de cette ville, délaissée après sa mort, nous ont conservé beaucoup de monuments de son règne, d’un art fort avancé, où on le voit présidant à toutes les cérémonies de son nouveau culte. Quand il cessa de vivre, il se préparait à raser le grand temple d’Ammon h Karnak, le sanctuaire le plus vénéré des dynasties thébaines, que tous ses prédécesseurs s’étaient attachés à agrandir et à embellir à l’envi. Sur ses ruines il voulait élever une immense pyramide à degrés, imitée de celles de la Chaldée et de la Babylonie, laquelle devait être consacrée à son dieu Aten.

Il semble aujourd’hui prouvé que c’est la mère d’Amon-hotpou IV, la reine Tiï, femme au-dessus de l’ordinaire et toute-puissante sur l’esprit de son fils, qui l’inspira et le guida dans ses entreprises religieuses. Cette reine n’était pas égyptienne ; les monuments la représentent avec les cheveux blonds, les yeux bleus, les chairs peintes en rosé, comme les femmes des races septentrionales. Une inscription, conservée au musée de Boulaq, la cite comme issue d’un père et d’une mère dont les noms ne sont pas égyptiens, et qui n’appartenaient cependant pas à un sang royal étranger ; c’était donc l’enfant de quelqu’une des familles d’origine non égyptienne qui peuplaient alors le Delta, épousée pour sa beauté par le roi Amon-hotpou III. En dressant des autels à un dieu que l’Égypte n’avait pas connu jusqu’alors, Khou-n-Aten aurait avant tout obéi aux traditions du sang étranger qui, par sa mère coulait dans ses veines. Il fit pour Aten ou Adôn ce que les Pasteurs avaient fait pour Soutekh. Avec lui un certain parti étranger triompha, et c’est peut-être par là que peuvent être expliqués les bas-reliefs de Tell-el-Amarna, qui nous montrent ce prince entouré de fonctionnaires à la physionomie aussi singulière et aussi peu égyptienne que la sienne.

Il y a même plus. Amon-hotpou Khou-n-Aten n’a pas seulement la figure d’un idiot. Comme l’a remarqué depuis longtemps A. Mariette, toutes les images de ce roi forcent à reconnaître dans l’ensemble de sa personne ce type particulier et étrange que la mutilation imprime sur la face, les pectoraux et l’abdomen des eunuques. Le fils d’Amon-hotpou III avait été marié très jeune à sa sœur Nofri-tiou-ta et en avait eu sept filles avant d’avoir atteint beaucoup plus de vingt ans. C’est alors qu’il dut subir l’éviration qui a marqué son empreinte sur sa personne physique. On a supposé que c’avait pu être le résultat de quelque accident de guerre, les nègres ayant eu de tout temps l’habitude de mutiler leurs prisonniers. Mais en réalité rien ne justifie une semblable conjecture. Il est bien plus probable que la mutilation d’Amon-hotpou IV dut être volontaire, qu’elle fut un premier acte de son fanatisme outré pour la religion nouvelle qu’il voulait faire triompher. C’était une des particularités et une des hontes les plus révoltantes des religions syro-phéniciennes que cette aberration de l’esprit de dévotion qui y poussait certains hommes à se consacrer aux dieux en leur faisant le sacrifice de leur virilité. Adonnés aux pratiques les plus infâmes qui pouvaient découler du renoncement à leur sexe, ces eunuques volontaires étaient désignés par les noms de qedeschim, ou consacrés, et de kelbim, ou chiens. L’empereur Élagabale montra à Rome stupéfaite jusqu’à quels immondes excès pouvait descendre un qedesch couronné, devenu par les hasards de l’hérédité le maître du monde. Près de deux mille ans avant lui, Khou-n-Aten avait donné un spectacle analogue à l’Égypte ; tout au moins, car on n’a pas le droit de lui attribuer sans preuves les mêmes débauches, il lui avait fait voir, le front ceint de la double couronne, un fanatique qui dans son zèle s’était dépouillé des attributs de la virilité. Et les personnages qui prennent auprès de lui la place des Égyptiens de pure race dans sa nouvelle capitale, qui composent sa cour, auxquels il confie les plus grandes charges de l’État, sont des eunuques comme lui, reconnaissables aux mêmes signes caractéristiques. Khou-n-Aten se montre à nous comme un qedesch des cultes syriens assis sur le trône des Pharaons, qui s’entoure exclusivement de qedeschim tels que lui.

Les Benê-Yisraël, dont le nombre s’était énormément multiplié depuis près de dix générations qu’ils habitaient l’Égypte, n’eurent-ils pas une part dans la tentative, étrange et bien imparfaite, de monothéisme solaire d’Amon-hotpou IV ? Je crois que l’on est en droit de le supposer. Il y a de curieux rapprochements à faire entre les formes extérieures du culte des Israélites dans le désert et celles que révèlent les monuments de Tell-el-Amarna ; certains meubles sacrés, comme la Table des pains de proposition, que l’Exode décrit dans le Ohel-mo’ed ou Tabernacle, se retrouvent au milieu des objets du culte d’Aten et ne figurent dans les représentations d’aucune autre époque. Mais ce qui est bien plus significatif, c’est que le début de la persécution contre les ‘Ebryim ou Benê-Yisraël, qui se termina par l’Exode, coïncide assez exactement avec la fin des troubles religieux excités par les tentatives de réforme, ou plutôt de révolution absolue dans, le culte, du fils de la reine Tiï. Pendant leur séjour en Égypte et avant la mission de Moscheh, nous le verrons dans le livre de cette histoire qui leur sera consacré, le monothéisme des descendants de Ya’aqob s’était fort altéré. Il s’était surtout matérialisé : entourés d’idolâtres, les enfants de Yisraël avaient peine à se décidera ne pas adorer Élohim ou El-Schaddaï (qu’ils n’appelaient pas encore Yahveh) sous une forme précise, visible et matérielle. Corrompue de cette manière, leur antique religion ‘patriarcale devait être bien près de celle que prétendit établir le roi Amon-hotpou IV. Après la mort de ce prince, l’Égypte demeura désorganisée et en proie aux factions. L’histoire de l’empire des Pharaons est alors pleine d’obscurités, et des découvertes ultérieures pourront seules pleinement l’éclaircir. On voit plusieurs personnages, dont quelques-uns grands officiers de la cour d’Amon-hotpou Khou-n-Aten et maris de ses filles, se succéder rapidement et se disputer le pouvoir. Ils essayèrent de faire vivre en paix côte à côte l’ancienne et la nouvelle religion, pratiquant alternativement l’une et l’autre dans les cérémonies publiques. Ceux de ces princes que l’on connaît sont Aï, frère de lait et gendre d’Amon-hotpou IV, Tou-t-ânkh-Amon et Râ-sâa-ka-kheprou, qui avaient aussi épousé des filles d’Amon-hotpou IV. Celui dont l’autorité paraît avoir été la mieux assise est Tou-t-ânkh-Amon, dont on retrouve des monuments mutilés en Éthiopie, à Thèbes et à Memphis, qui posséda donc toute l’Égypte, sauf peut-être une partie du Delta. Il fit des campagnes en Asie et reçut les tributs du Routen supérieur. Comme son prédécesseur Aï, il appartenait par sa naissance au sacerdoce thébain. Tou-t-ânkh-Amon s’étudia, pendant le temps qu’il passa sur le trône, à amener la pacification religieuse, pratiquant pour sa partie culte antique d’Ammon et figurant officiellement dans ses cérémonies, mais en même temps laissant une entière liberté au nouveau culte d’Aten, le traitant même avec bienveillance, et ne refusant pas, à l’occasion, d’assister à ses rites. Au milieu de tous ces désordres, dont les listes de Manéthon portent la trace manifeste, parmi les souverains éphémères qui se succèdent rapidement sur un trône contesté, apparaît la figure de Hor-em-heb (l’Horus des fragments de Manéthon). C’était un homme d’une famille distinguée, mais de condition privée, qui ne tenait à la maison royale que par sa mère, la princesse Notem-Mout, belle-sœur d’Amon-hotpou IV Khou-n-Aten. Il vivait dans la ville de Ha-souten, du XVIIIe nome de l’Égypte supérieure, dans une retraite prudente et honorée, où il s’était fait une réputation de haute sagesse, quand un des derniers successeurs du roi hérétique l’appela à la cour et le désigna comme prince héritier. L’avènement de Hor-em-heb fut l’œuvre du parti sacerdotal et orthodoxe. Son intronisation, qui eut lieu solennellement dans le grand temple d’Ammon à Thèbes, est racontée, avec sa vie antérieure, dans la longue inscription d’une statue du musée de Turin.

Le début de son règne fut brillant. Une inscription datée de sa deuxième année accompagne à Khennou ou Silsilis le tableau de son triomphe, au retour d’une campagne victorieuse sur le haut Nil. Un chef égyptien reproche aux captifs d’avoir refusé d’entendre celui qui leur disait : Voici que le lion s’approche de la terre d’Éthiopie. Plus loin l’inscription dit au roi : Le dieu gracieux revient, porté par les chefs de tous les pays,.... ce roi, directeur des mondes, approuvé par le dieu Soleil, fils du Soleil.... Le nom de Sa Majesté s’est fait connaître dans la terre de Kousch, que le roi a châtiée conformément aux paroles que lui avait adressées son père Ammon. A la même date, on perçoit encore le tribut de Pount ; mais il n’est pas question de la Syrie.

Puis, après cette deuxième année, silence complet clans l’histoire bien que Hor-em-heb ait régné nominalement, et suivant le système des listes postérieures, trente-six à trente-sept ans[20]. On connaît seulement un petit nombre de monuments qui furent érigés par les ordres de ce prince. On distingue aussi les traces de réactions violentes contre les innovations d’Amon-hotpou IV et contre tout ce qui tenait à lui. Les noms des prétendants, ses successeurs, sont partout martelés ; les édifices construits par eux sont jetés à terre ; la nouvelle ville de Tell-el-Amarna est détruite et systématiquement dévastée. Tout indique donc un temps rempli de troubles, de révolutions continuelles, de discordes civiles et religieuses, de secousses violentes en sens contraire. Sans doute une partie des compétitions dont les monuments nous offrent les vestiges, durent être contemporaines de Hor-em-heb et remplir peut-être la presque totalité de son règne officiel. Il y a là, nous le répétons, des obscurités encore impénétrables dans l’état actuel de la science, et que la découverte de monuments nouveaux pourra seule un jour dissiper. C’est au milieu de ces obscurités, au milieu des troubles que nous venons d’indiquer, que se termine, avec le règne de Hor-em-heb, la XVIIIe dynastie qui, pendant les 241 ans qu’elle occupa le trône, avait su porter au plus haut point la gloire et la puissance de l’Égypte.

 

§ 4. — COMMENCEMENT DE LA DIX-NEUVIÈME DYNASTIE. SÉTI 1er. (XVe SIÈCLE).

Sous la XIXe dynastie, à laquelle le trône passe après la mort de Hor-em-heb, la fortune de l’Égypte se maintient avec un certain éclat ; mais, à travers les lueurs que jettent sur cette époque quelques rois guerriers, on commence à apercevoir divers symptômes qui présagent une dislocation prochaine. Si menaçante sous la XVIIIe dynastie, l’Égypte devient désormais presque toujours menacée.

Le prince qui commence cette série royale est Râ-mes-sou Ier. Hor-em-heb était mort sans laisser d’héritiers directs ; la couronne vacante fut saisie par Râ-mes-sou, général renommé et déjà avancé en âge, qui avait brillamment servi à la tête des armées sous Aï, Tou-t-ânkh-Amen et Hor-em-heb, mais qui n’appartenait pas à la race royale. Il n’était même pas de pur sang égyptien. Les traits de son visage, de celui de son fils Séti et de celui de son petit-fils Râ-mes-sou IL, tous fort beaux et aux lignes d’une régularité classique, ne sont aucunement ceux de la race de Miçraïm ; ils révèlent une origine empruntée à quelque autre peuple. Mais ce qui est le plus extraordinaire, c’est que des indices auxquels il est difficile de ne pas ajouter foi révèlent que la race étrangère dont descendait Râ-mes-sou Ier, et par suite tous les princes de la XIXe dynastie, était celle des Pasteurs, demeurés comme colons dans le Delta. C’est ainsi seulement que peut s’expliquer le fait inattendu qui est résulté d’une inscription découverte à Tanis par A. Mariette. Cette inscription est relative au rétablissement, par Râ-mes-sou II, du culte de Soutekh, le dieu national des Hycsos, dans leur ancienne capitale. Or, le fils de Séti Ier y donne au roi des Pasteurs Set-aâ-pehti Noubti le titre de son père ou son ancêtre, et fait dater une ère du règne de ce prince.

On n’a que peu de monuments de Râ-mes-sou Ier, qui régna seulement six à sept ans, occupé à rétablir l’ordre à l’intérieur du pays et a faire respecter ses frontières par les étrangers.

Pendant les troubles politiques et religieux de la fin de la XVIIIe dynastie, l’Égypte n’avait plus été en mesure de maintenir sa puissance extérieure. Le vaste empire créé en Asie par les Tahout-mès s’était écroulé ; la Syrie toute entière, avec la Palestine, avait échappé à la domination pharaonique. Une grave révolution s’était, d’ailleurs, opérée pendant cet intervalle dans l’état territorial des pays syriens ; un adversaire qui fut pour l’Égypte bien autrement redoutable que les Routennou s’y était développé et y avait acquis la prépondérance à leur place. C’était le peuple des ‘Hittim ou Khéta, d’abord englobé dans la confédération du Routen inférieur et confiné dans les vallées du mont Amana (Amanos), où Tahout-mès III n’avait pas jugé nécessaire d’aller les chercher en personne, se contentant de recevoir leur tribut avec celui du reste de la confédération. Profitant de l’éclipsé momentanée de l’Égypte et aussi de changements dont nous ne connaissons pas le détail dans les populations araméennes, le peuple de Khéta était sorti de ses montagnes et s’était conquis, aux dépens des Routennou, un empire qui embrassait en Syrie tout l’espace compris entre la rive gauche de l’Euphrate, le Taurus et la mer, descendant au midi jusqu’à Qadesch et même jusqu’à Tamasqou (Dammeseq). Constitués en monarchie unique, possesseur d’une nombreuse et vaillante armée, les ‘Hittim ou Khéta, apparentés à la tribu royale des Pasteurs, aspiraient ouvertement à dominer toute la Syrie et à prendre leur revanche des exploits d’Ah-mès et de ses successeurs, en écrasant la puissance extérieure de l’Égypte.

Les Khéta soulevèrent un problème ethnographique fort difficile et fort intéressant, que les récents travaux de M. Sayce ont élucidé d’une manière singulièrement heureuse, et qui paraît définitive. Comme ils sont exactement homonymes d’autres ‘Hittim, que la Bible place dans le midi de la Palestine, auprès de ‘Hébron, et rattache à la race de Kéna’an, l’on a cru longtemps que les Hittim du nord ou Khéta étaient kenânéens, et l’on s’est jeté par là dans d’inextricables difficultés historiques. Il est bien établi aujourd’hui qu’il n’en est rien, et que les ‘Hittim du nord et du sud n’avaient de commun qu’une ressemblance de nom purement fortuite.

Les Khéta des monuments égyptiens, Khatti des textes cunéiformes, ‘Hittim septentrionaux de la Bible, sont un peuple qui, par le type et la langue, diffère absolument des Sémites et des ‘Hamites. Ils se rattachent au groupe de populations dont le Taurus était le centre, et que l’ethnographie biblique désigne par le nom de Thiras, en le rangeant dans la famille de Yapheth, groupe dont l’habitat principal est délimité par le cours du haut Euphrate, la frontière méridionale de la Cappadoce, les montagnes de la Cilicie Trachée, la mer Méditerranée, et au sud une ligne tirée de l’embouchure de l’Oronte et l’Euphrate. Us sont certainement apparentés, d’une part aux peuples de Meschech et de Thoubal, leurs voisins du nord, de l’autre aux peuples de race caucasienne, tels que les Saspires et les Alarodiens (Magog de la Genèse), qui dans la haute antiquité s’étendaient sur le massif des montagnes de l’Arménie de manière à venir les toucher à l’extrémité sud-ouest de leur domaine ; mais cette parenté est encore très imparfaitement définie.

Au point de vue du type physique, les Khéta, dans celles des sculptures égyptiennes qui ont encore conservé leur coloration, sont représentés avec un teint rosé, moins jaune et plus clair que celui des Amou ou Sémites, moins blanc que celui des Tama’hou ou Tahennou, correspondant à la race de Yapheth. Leurs cheveux sont noirs. Leurs traits se rapprochent sensiblement de ceux des blancs allophyles du Caucase. L’obésité est fréquente parmi eux. A la différence des Sémites et de la plupart des Orientaux, ils se rasent exactement la barbe et les moustaches, de manière à avoir la face complètement glabre. Quelquefois même, par exemple dans les bas-reliefs d’Isamboul, on leur voit la chevelure également rasée, sauf une mèche réservée au sommet du crâne.

On ne connaît guère de l’idiome des Khéta que les noms propres d’hommes et de lieux qu’enregistrent les inscriptions égyptiennes et assyriennes. Mais ces noms, d’une physionomie toute particulière et qui n’ont d’analogues que ceux que portent aussi, sur les monuments ninivites, les Ciliciens et les gens des pays de Koummoakh (la Commagène, entendue comme occupant les deux rives de l’Euphrate), de Samalla (où est aujourd’hui Marasch) et de Patin (dans la contrée d’Antioche), ces noms, dis-je, ne sont sûrement ni sémitiques, ni aryens. Une des lois grammaticales que l’on y discerne est celle-ci que le génitif peut se marquer par une simple apposition, et alors précède le mot dont il dépend, ou bien par le moyen d’un suffixe de déclinaison, et alors suit ce nom[21] : exemples Kheta-sira, prince de Khéta, et Gar-gamis, la ville des Garni. Les Khéta ont un art barbare, une certaine industrie, une civilisation assez développée, influencée sous certains côtés parla culture primitive de Babylone, mais sous d’autres profondément originale. Us possèdent un système d’écriture hiéroglyphique tout particulier, dont ils paraissent les inventeurs. On mentionne chez eux l’existence d’une littérature, de poètes ou d’historiographes officiels.

Ce qu’on sait de leur constitution politique, à l’époque de leur plus grande puissance, révèle un empire fortement organisé, avec une administration régulière et une chancellerie développée. Un roi gouverne la nation et a sous lui des chefs de districts, qui semblent héréditaires et qui paraissent avoir porté le titre de sar ou sira. Il a pour vassaux quelques rois étrangers, comme celui de Qadi et celui de Qadesch. Mais c’est surtout la guerre qui paraît avoir été le grand objectif des Khéta ; c’est pour elle qu’ils se montrent le plus puissamment constitués. Leur armée est nombreuse, parfaitement disciplinée, et déploie sur les champs de bataille une tactique régulière et savante. Elle se compose de deux éléments distincts, les troupes nationales et les auxiliaires et mercenaires étrangers, commandés par des généraux Khéta. Les troupes nationales se composent de chars et de gens de pied, qui se forment en phalange serrée et profonde, armée de la lance et d’une courte dague, sans bouclier, paraît-il. Les chars de guerre sont de construction très légère, traînés par deux chevaux et montés par trois hommes, un conducteur et deux combattants, qui portent un petit bouclier de forme spéciale, arrondi à la base et au sommet et échancré sur les côtés. Un autre trait de costume, caractéristique des Khéta, est la haute tiare se terminant en pointe qui formait la coiffure officielle de leurs princes et dont l’image sert même, dans leur écriture, à dénoter l’idée de roi. Les monuments égyptiens la représentent de la même façon que leurs propres sculptures. En revanche, les Égyptiens ont omis de chausser les Khéta des bottes ou autres chaussures à l’extrémité recourbée, comme des souliers à la poulaine, qu’ils portaient à l’habitude, du moins à titre de chaussure de guerre, et qu’ils ont toujours soin de figurer dans les œuvres de leur art.

Le grand dieu des Khéta est le même que celui des Pasteurs en Égypte, Soutekh. De même qu’en Phénicie — ainsi que nous le verrons dans le chapitre consacré à l’histoire de ce pays — à côté du Ba’al suprême, chaque ville a son Ba’al propre, le Ba’al-Çôr, par exemple, et le Ba’al Çidôn à Tyr et à Sidon ; chez les Khéta chaque ville principale a son Soutekh. Ainsi, dans un traité nous voyons invoquer à titre de garants, comme autant de dieux différents, le Soutekh de Khéta, le Soutekh de Tounep, le Soutekh d’Aruema, le Soutekh de Tsaranda, le Soutekh de Pilqa (la Phalga d’Isidore de Charax, sur l’Euphrate), le Soulekhde Khissap, le Soutekh de Sarsou et le Soutekh de Khilbou. Soutekh est, d’ailleurs, un personnage d’origine sémitique, comme la plupart des dieux des Khéta que nous font connaître les monuments égyptiens ou assyriens : Astartha, la ‘Aschtharth phénicienne ; Tharga-Iha, la ‘Athar-’Athê des Araméens, la grande déesse de Bambyce ou Hiérapolis ; Sanda, que l’on a assimilé à Héraclès. Seul le dieu Tarkhou est sans analogue connu chez les Babyloniens et les Sémites.

Sortis des gorges de leurs montagnes, les Khéta s’étendirent d’abord sur les plaines du Naharina occidental, jusqu’à l’Euphrate. Leur ancienne extension de ce côté est attestée par l’antiquité du nom delà ville de Qarqamischa ou Qarqémisch, que l’on trouve mentionnée dès les débuts de la XVIIIe dynastie ; car Gar-gamis, forme ancienne de ce nom, est une appellation qui, dans la langue des Khéta, veut dire la ville des Garni, c’est-à-dire de la tribu ‘hittite que les Égyptiens appellent Gagama et les Assyriens Gamgoum, les uns et les autres sous une forme redoublée. Ils descendirent ensuite vers le sud, pendant les dernières années de la XVIIIe dynastie, et s’étendirent de ce côté aux dépens des Routennou, c’est-à-dire des peuples de Loud et d’Aram, les refoulant ou les subjuguant. Ils occupèrent ainsi ‘Hamath, où ils se maintinrent assez tard, jusque vers le VIIIe siècle avant l’ère chrétienne, tirent de Qadesch leur tributaire et portèrent leur domination jusqu’à Dammeseq. Ce sont eux, en effet, qui donnèrent à cette cité le nouveau nom emprunté à leur propre langue, de Gar-imiris, la ville des Imiri, c’est-à-dire des Amaour ou Amorim, nom que les Assyriens leur empruntèrent, mais qui ne prévalut pas contre l’appellation araméenne antérieure.

La situation géographique de la chaîne de l’Amana (Amanus), qui avait été le foyer de leur développement national, plaçait les Khéta ou ‘Hittim septentrionaux à cheval entre la Syrie et l’Asie-Mineure et leur donnait la facilité de s’étendre de l’un et de l’autre côté. Dès le premier moment de la création de leur puissance, l’expansion de leur influence s’était largement propagée en Asie-Mineure, où ils exercèrent une suprématie de plusieurs siècles, et où le souvenir de leur nom, sous la forme Kêteioi, était encore vivant à l’époque de la composition des poèmes homériques. Dans leurs grandes guerres contre les Égyptiens, les Khéta font combattre dans leurs rangs en Syrie, comme vassaux et auxiliaires, les contingents des principaux peuples de l’Asie-Mineure, jusqu’à la Mysie et la Troade. Dans cette contrée, jusqu’au massif du Sipyle et aux environs de Smyrne, dans une direction, jusqu’au fond de la Ptérie, dans une autre, on rencontre de distance en distance, sculptés sur les rochers, de grands bas-reliefs d’un art particulier et assez sauvage, où se confondent, se marient les deux influences de l’Égypte et de l’Assyrie, et où se reconnaît la marque du style des Khéta. Ces bas-reliefs, dont le style a servi de point de départ à l’art indigène de l’Asie-Mineure dans sa forme la plus ancienne, ont en général le caractère de monuments de victoires ou de représentations religieuses, et sont presque toujours accompagnés d’inscriptions tracées en hiéroglyphes ‘hittites. Du reste, les monuments de cette écriture, nombreux dans le nord de la Syrie, y descendent jusqu’au pays de ‘Hamath, en même temps qu’ils s’étendent dans l’Asie-Mineure.

Avec ces nouveaux adversaires, les Égyptiens n’allaient plus avoir affaire, comme avec les Routennou, à une multitude, de petits princes divisés d’intérêts, qui ne parvenaient que difficilement à former des ligues sans cohésion solide. Il leur fallait lutter contre une grande monarchie, contre un empire puissant -dont les forces balançaient les leurs. Ce fut Râ-mes-sou Ier qui engagea le duel avec les Khéta, en entreprenant de recouvrer la Syrie, perdue pour l’Égypte. Après une première expédition, qui avait eu pour objet d’assurer la possession paisible des pays du haut Nil, ce prince tourna ses armes vers le nord-est. Il pénétra en Palestine et n’eut pas de peine à rétablir son autorité sur ce pays, qui n’avait plus la force de tenter une longue résistance et avait fini par prendre l’habitude de se livrer presque sans combat à quiconque l’envahissait. Mais en arrivant sur l’Aranta, c’est aux Khéta eux-mêmes qu’il se heurta, rencontrant de leur part une énergie à laquelle il ne sembla pas s’être attendu. Aussi s’en lassa-t-il bientôt, et après une seule campagne il signa, avec Saploul, roi des Khéta, un traité où les deux parties figuraient sur un pied d’égalité. C’est là un fait nouveau dans les annales de l’Égypte. Il montre à lui seul combien la position de cette puissance avait déjà changé depuis le temps des Tahout-mès et des Amon-hotpou. Jamais les Pharaons d’alors, remarque avec raison M. Maspero, n’auraient considéré des princes syriens comme des égaux avec qui l’on pouvait conclure une paix honorable : ils ne voyaient en eux que des ennemis qu’il fallait vaincre ou des rebelles qu’il fallait châtier. La guerre se terminait par leur soumission sans conditions ou par leur ruine complète, mais non par une simple convention.

 

Séti Ier, surnommé Mi-n-Phtah, le Séthos de la tradition grecque, fils et successeur de Râ-mes-sou Ier, fut un des plus grands et des plus guerriers parmi les souverains de l’Égypte. Ce fut aussi un prince essentiellement bâtisseur. Il fit élever eu entier le grand temple d’Osiris à Aboud ou Abydos, long de 162 mètres et l’un des plus beaux de l’Égypte, rendu intact à la lumière par les fouilles d’Auguste Mariette. A Thèbes, il fut le fondateur d’un autre magnifique temple, celui de Qournah, ainsi appelé aujourd’hui d’un village moderne bâti en partie dans la cour même de cet édifice. Le tombeau souterrain du même monarque, dont on a peine à concevoir qu’un architecte ait osé seulement concevoir le plan, doit être aussi rangé parmi les œuvres les plus remarquables de l’art pharaonique. Mais le plus éclatant des souvenirs monumentaux que Séti ait laissés est la fameuse Salle hypostyle ou Salle des Colonnes, dans cet immense temple d’Ammon à Karnak, auquel tant de générations successives ont travaillé, salle pour laquelle les voyageurs de nos jours ont épuisé le langage de l’admiration, et dont nous reparlerons encore plus loin.

Les exploits de Séti sont représentés dans les sculptures des murailles de cette salle gigantesque. Un de ces tableaux, toujours ornés de longues inscriptions, représente le Pharaon attaquant les nomades pillards du désert, les Schasou, que nous connaissons déjà. Dans un autre les Lemanen ou habitants du haut Liban, coupent les cèdres et les cyprès de leurs forêts pour les constructions du roi qui les a vaincus. Les Routennou sont taillés en pièces et se soumettent au tribut. De grandes batailles sont livrées contre les. Khéta dans le nord de la Syrie. Enfin le roi reparaît en Égypte avec de nombreux captifs. Il est accueilli sur la frontière par les grands de son empire, puis il présente au dieu Ammon, dans Thèbes, ses prisonniers asiatiques. C’est toute une épopée guerrière, une Sétéide complète, qui se déroule en une série d’immenses tableaux de la plus puissante sculpture.

Ainsi la plus belle œuvre d’art de ce règne est en même temps un monument historique d’une très haute importance et contribue largement à nous en faire connaître les annales. En combinant les faits qui ressortent de ces tableaux et de leurs inscriptions avec le témoignage des inscriptions trouvées ailleurs, on arrive à un résultat dont nous ne pouvons malheureusement présenter ici qu’une rapide esquisse.

Avant de porter ses armes en Syrie, Séti dut tout d’abord, dès la première année de son règne, assurer la tranquillité des frontières de l’Égypte elle-même, du côté de l’isthme de Suez, en châtiant les Schasou, dont les déprédations étaient depuis quelque temps parvenues à leur comble, et qui avaient poussé l’audace jusqu’à venir attaquer la ville de Tsar, chef-lieu du quatorzième nome de la Basse-Égypte, dans laquelle nous reconnaissons la Séthroê des Grecs ou Héracléopolis du Delta. Le Pharaon les battit sans peine, les rejeta dans le désert, et, les y poursuivant, força leurs tribus à rentrer dans l’obéissance.

L’année suivante, Séti se rendit de sa personne en Syrie à la tête d’une nombreuse armée. Il ne parait pas avoir rencontré, sauf sur un très petit nombre de points, de résistance en Palestine, où tous les petits princes kenânéens se hâtèrent de lui apporter leurs tribus et de fournir des contingents à ses troupes. Les Routennou, c’est-à-dire les Araméens, furent aussi facilement subjugués.

Ceux qui restaient encore indépendants, dans le pays de Tamasqou et dans les plaines entre l’Antiliban et l’Euphrate, firent leur soumission, avec les chefs du pays de Çahi. Quelques princes d’au delà de l’Euphrate, comme ceux de Singar et d’Assour, prirent même peur et se hâtèrent d’envoyer au roi d’Égypte, pour gagner sa bienveillance, des présents auquel l’orgueil du Pharaon donna le caractère de tributs.

Mais les difficultés véritables commencèrent quand Séti, marchant droit au vrai danger, pénétra dans la vallée du haut Aranta (Oronte) pour attaquer la frontière méridionale du royaume de Khéta. La lutte se concentra pour quelque temps dans le pays d’Amaour, autour de la forteresse de Qadesch,qui tomba aux mains des Égyptiens après plusieurs combats heureux. Ce succès, quelque considérable qu’il fût, ne mit pas fin à la guerre. Elle dura plusieurs années encore, sans que rien vînt à bout de la ténacité des Khéta, qui défendirent pied à pied leur territoire. Fatigué à la fin de tueries indécises, Séti se décida à signer un traité avec Mothanar, roi des Khéta, traité par lequel ces derniers conservèrent leurs possessions intactes, même Qadesch qui leur fut rendue, mais s’engagèrent à ne plus attaquer les provinces égyptiennes, à ne plus y fomenter de rébellions contre l’autorité du Pharaon, avec lequel le roi de Khéta concluait une alliance offensive et défensive contre tout ennemi.

Salué par les cris de triomphe de l’Égypte, qui se croyait revenue aux beaux temps des Tahout-mès et des Amon-hotpou, le résultat ne correspondait cependant pas d’une manière complète à l’énergie de l’effort tenté par Séti contre l’Asie. L’empire de la XVIIIe dynastie était loin d’être reconstitué. Les Khéta barraient désormais le chemin de l’Euphrate aux Pharaons, qui ne pouvaient plus, comme au siècle précédent, porter leurs armes victorieuses jusqu’au Kabour et à l’Euphrate. Les possessions égyptiennes en Syrie se réduisaient désormais à la Palestine et à l’Aramée méridionale, résignées à leur sort, ainsi qu’à la Phénicie, dont les marchands trouvaient qu’un tribut volontaire coûtait moins cher qu’une guerre contre le Pharaon et que la perte de leur indépendance était largement compensée par le monopole du commerce maritime de l’Égypte. Séti réorganisa l’administration de ces possessions, de manière à leur faire regagner en cohésion et en solidité ce qu’elles avaient perdu en étendue. Au lieu de se borner, comme avaient fait les Tahout-mès, à exiger un tribut régulier des chefs indigènes, il imposa ù ces provinces des gouverneurs égyptiens et mit des garnisons permanentes dans les principales places fortes, comme Qazatou, Asqalouna et Makta.

En revanche, Séti Ier ne paraît pas avoir fait de tentative bien sérieuse pour reprendre les conquêtes maritimes de Tahout-mès III. Aucun indice ne permet de supposer qu’il ait eu sur la Méditerranée une flotte de guerre considérable, et qu’il ait cherché à rétablir une domination effective sur les îles, perdues pendant les troubles de la fin de la XVIIIe dynastie. Il est vrai que de ce côté venait de se former une puissance redoutable, que nous verrons bientôt se mesurer avec les rois d’Égypte, celle de la marine des nations pélasgiques, qui ne paraît pas avoir encore existé sous Tahout-mès III.

C’est sous Séti I" que paraît avoir été établie — du moins on n’en connaît pas jusqu’ici d’exemples antérieurs à son règne — la liste des peuples vaincus ou tributaires du nord, représentant l’étendue à laquelle prétendait l’empire pharaonique, liste qui se reproduit ensuite comme stéréotypée sur les monuments des règnes les plus différents jusqu’à la fin de la XXe dynastie, tant que l’Égypte n’a pas renoncé aux conquêtes en Asie.

Précédée du titre général de To-mehit, le monde du nord, la liste débute par ce qu’on appelait les neuf peuples, sorte de résumé consacré par la tradition, et remontant à une époque antérieure, des principales divisions ethniques connues des Égyptiens, en laissant en dehors la race noire, c’est-à-dire des populations que la Bible comprend dans l’humanité Noa’hide. Les noms de ces neuf peuples sont :

1° To-mehit, désignation générique que nous venons d’expliquer ;

2° Hâ-nebou, mot à mot toutes les îles, expression qui correspond exactement aux iyê haggôîm, les îles des nations de la Bible, qu’au temps de la domination macédonienne les scribes égyptiens ont appliquée aux Grecs, et qui, en effet, désignait, sous la XVIIIe et la XIXe dynastie, les habitants des îles et des côtes de la mer Egée ;

3° Pat, pays dont la situation précise est encore inconnue, mais que l’on oppose quelquefois à l’Éthiopie et au pays des nègres, comme représentant l’extrême nord ;

4° ‘Ham, qui rappelle le nom analogue de la descendance de Noa’h dans la Genèse ;

5° Petti-schou, de nouveau appellation que l’on ne saurait expliquer dans l’état actuel des connaissances, mais qui désigne certainement un peuple de nomades archers ;

6° Tahennou, les peuples à la peau blanche et aux cheveux blonds de la Libye ;

7° Anou-Qens ou les Anou de Nubie, qu’on s’étonne de voir figurer parmi les peuples du nord, et qui n’ont pu y trouver place que parce qu’on se souvenait de leur origine asiatique ;

8" Mentaou-en-Menti, les pasteurs de l’Asie ;

9° Khéta.

Ceci est une liste donnée par une tradition qui remontait fort haut, sinon à l’époque de la XIIe et de la XIIIe dynastie, du moins au temps des Pasteurs, et que l’on conservait, à l’imitation de l’antiquité, en tête de l’énumération générale, sans se préoccuper sérieusement de son application à l’état présent des choses. C’est seulement après que commence la série de noms plus nouveaux et plus précis, arrêtée sous le règne de Séti.

Celle-ci donne :

Naharina, le pays du mont Amana au fleuve Kabour, traversé dans sa partie centrale par le Pouharat ou Euphrate ;

Alosa, Lysias sur l’Oronte ;

Aka, ‘Akko, plus tard Ptolémaïs, en Phénicie ;

Tsamâith, ville syrienne qui demeure indéterminée ;

Pa-hil, le canton de ‘Houl de l’ethnographie biblique, à l’est des eaux de Merom, lac Samochonitis de la géographie classique, lac de ‘Houleh des Arabes ;

Bit-schaal, Beth-Schean ou Scythopolis en Palestine, auprès du Jourdain ;

Inouaniou, Imma, entre Antioche et Berœa (Khilbou, ‘Helbôn) ;

..amâhmou, nom d’une ville sans doute voisine, dont la lecture, et par suite l’assimilation, restent incertaines ;

Anrotsa, Orthosia en Phénicie ;

Qamadou, Canatha dans l’Auranitide ;

Tsar, Çôr ou Tyr ;

Aouthou, Avatha, ville voisine de Tyr ;

Bit-Anta, Betk-’Anotk dans la Palestine, qui appartint plus tard à la tribu de Yehoudah ;

Routen supérieur ;

Routen inférieur ;

Singar, en Mésopotamie ;

Ounou, Ono en Palestine, près de Joppé ;

Qadesch, la grande forteresse de l’Oronte ;

Tounep, dans la Syrie du nord, que nous avons identifié avec Apamée ;

Takbis, le pays de Çou’hi des documents cunéiformes, sur la rive droite de l’Euphrate, depuis le lac Nesrou jusqu’en face de l’embouchure du Kabour ;

Pa-bekh, d’assimilation encore incertaine ;

Qadnef (?), qui est dans le même cas ;

Asebi (ou Amasi), l’île de Cypre ;

Assou, canton minier des montagnes entre le bas Oronte et la mer, dont nous avons plus haut indiqué la situation ;

Mennous, aujourd’hui El-Mensy, dans le voisinage de Ledjjoûn, localité marquée par des ruines importantes ;

Apouqta, le célèbre sanctuaire d’Aphaca dans le Liban, l’un des principaux sièges du culte de Tammouz ou Adonis ;

Balnou, Balanée, sur le littoral de la Syrie du nord ;

Arrapkha, dont le nom rappelle celui du pays d’Arrapkhou dans le voisinage de l’Assyrie, l’Arrapachitis des géographes grecs et romains, mais qu’il est cependant peu vraisemblable de chercher si loin dans l’est ;

Artinou, jusqu’à présent sans identification ;

Suivent six noms, trop mutilés, dans tous les exemplaires que l’on possède de cette liste, pour qu’on puisse les commenter avec quelque chance de succès ;

Schasou, les nomades ou Bédouins du désert de Syrie ;

Althou ou llthou, Ilath, Ælana sur la mer Rouge ;

Enfin quelques noms que nous avons déjà signalés plus haut comme devant se rapporter au ‘Hedjâz d’Arabie, mais sans qu’on puisse en déterminer la situation d’une manière plus précise.

On peut douter que le roi, sous lequel cette liste fut établie pour la première fois, ait obtenu la soumission effective de tous les pays et de toutes les villes dont elle comprend les noms. Mais du moins ses armes avaient dû les toucher.

Du côté du sud, les troubles religieux et politiques n’avaient aucunement ébranlé la paisible possession du vaste pays de Kousch par les Pharaons. Séti n’eut donc aucune entreprise considérable à tourner de ce côté. Il se borna à lancer de temps à autre, comme ses prédécesseurs, quelques expéditions, autant de chasse aux esclaves que de guerre, contre les populations à demi barbares limitrophes de l’Éthiopie, et en particulier contre les nègres. Dans les sculptures d’un temple construit vers les frontières de la Nubie, à l’est du lieu nommé présentement Radésieh, ce prince est représenté tenant par la chevelure un groupe de prisonniers noirs ; c’est une représentation destinée à exprimer avec énergie que leurs tribus étaient réduites à sa discrétion.

Sur la frontière nord-ouest de l’Égypte, Séli réprima les menaces des Tama’hou ou Libyens et envoya quelques expéditions heureuses sur leur territoire. Enfin il reforma la flotte égyptienne de la mer Rouge, qui vint croiser sur les côtes du pays de Pount et y fit reconnaître de nouveau la suzeraineté pharaonique, établie pour la première fois sous Ha-t-schepou.

Il est d’ailleurs certain que des courses sanglantes à travers l’Asie et des constructions fastueuses n’ont pas seules occupé la monarchie égyptienne sous ce règne. Beaucoup y fut donné aux travaux publics d’utilité générale. Sachant que les mines d’or, situées dans le désert au midi de l’Égypte, étaient d’un accès difficile et d’un séjour plus difficile encore à cause de l’extrême sécheresse du pays, Séti 1er ordonna, la neuvième année de son règne, d’y creuser un puits artésien (fait important pour donner la mesure de l’habileté des ingénieurs égyptiens à cette époque), puits où l’eau de la nappe souterraine jaillit en abondance. Encouragé par un tel succès, le roi résolut de fonder en ce lieu une forteresse et un temple, où il vint eu personne adorer ses dieux ; on avait eu soin de le placer lui-même en leur compagnie, comme une des divinités du lieu. Tel est le récit que fournit une longue inscription, qui est gravée sur une stèle découverte à Koubân en Nubie, Bok des anciens Égyptiens, Contra-Pselcis des Romains, et aujourd’hui conservée au château d’Uriage, en Dauphiné.

Nous reproduisons un bas-relief de la salle hypostyle de Karnak où l’on a cru retrouver la trace d’une œuvre beaucoup plus importante du règne de Séti. La tradition postérieure, transmise parles Grecs., a dans bien des cas confondu les actions de ce monarque et de son fils Râ-mes-sou II, surnommé Sésostris. Ce dernier passait dans l’antiquité classique pour l’auteur de la magnifique entreprise de relier par un canal navigable le Nil et la mer Rouge, entreprise que les rois grecs d’Égypte reprirent plus tard et menèrent à bonne fin, mais que ruina la barbarie musulmane. Car l’idée même n’était pas encore venue de la conception bien autrement grandiose et féconde que notre siècle a réalisée, grâce au génie et à l’indomptable persévérance d’un Français, celle de mettre les deux mers en communication directe au travers de l’isthme de Suez. Le bas-relief représente Séti revenant de ses conquêtes en Égypte, monté sur son char de guerre auquel sont suspendues les têtes coupées des chefs ennemis tués dans les combats, précédé et suivi de prisonniers enchaînés. Les principales stations de l’itinéraire du roi sont marquées avec leurs noms dans le champ inférieur du tableau, et l’on a pensé y reconnaître une représentation du canal du Nil à la mer Rouge, qui aurait été ainsi créé sous Séti, au lieu de l’avoir été sous Râ-mes-sou. Mais il n’en est rien, et le monument allégué n’enlève aucunement à Sésostris la gloire de l’entreprise la plus réellement utile de son règne. En effet, la série des stations de la marche de Séti, bien comprise, nous porte, pour son entrée en Égypte, sur un tout autre point qu’Héroopolis et le trajet du canal de la mer Rouge. Le roi, pour venir de Syrie en Égypte en traversant le désert, se dirige d’est en ouest ; par conséquent le tableau est orienté avec le sud en haut, le nord en bas l’est à la gauche du spectateur et l’ouest à sa droite. La première station, la plus orientale, est marquée par un château bâti auprès d’un réservoir d’eau, qui se trouve figuré en bas, un peu en arrière des roues du char ; elle s’appelle Ouatsi-en-Seti-Minphtah, le Puits de Séti Mi-n-Phtah. C’est un lieu d’abreuvement des caravanes, que le roi avait créé dans le désert même après ses victoires sur les Schasou. Vient ensuite la seconde station, indiquée de même, entre la roue du char royal et ses chevaux. C’est Pa-magadil-en-Seti, la Tour de Séti, la forteresse de la lisière du désert et des terres cultivées, appelée Migdol dans la Bible et Magdolum dans la géographie classique. Bâtie ou agrandie par Séti, elle était devenue le chef-lieu d’un district dépendant du XIXe nome de la Basse-Égypte, Am-pehou ou nome Pélusiaque. La troisième station est marquée, sous les pieds des chevaux, par un château plus grand, sur les bords d’un bassin carré, bordé d’arbres. Son nom est Ta-â-pa-maou, la Demeure du lion. Son emplacement, encore inconnu, doit être cherché à l’ouest de Migdol, là où se trouve aujourd’hui un rameau du lac Menzaleh, de formation moderne. Le lieu vers lequel se dirige la marche du roi est une ville importante, située, avec un pont ou un gué, à cheval sur les deux rives d’un cours d’eau (désigné par le nom Pa-dena, le canal) où se jouent des crocodiles. C’est, nous dit l’inscription qui en accompagne la représentation, Pa-khtoum-en-Tsar, la forteresse de Tsar, capitale du XIVe nome de la Basse-Égypte, que nous avons eu déjà l’occasion d’identifier avec Séthroê ou Héracléopolis du Delta. Le canal sur lequel nous la voyons bâtie est donc la branche Pélusiaque du Nil, la plus orientale de toutes, celle que l’on rencontrait la première en venant de Palestine. Par conséquent le lac poissonneux, appelé Akabon, dans lequel elle débouche au bas du tableau, c’est-à-dire au nord, est celui qui s’étendait des environs de Séthroê à la mer et qui se trouve actuellement englobé dans la vaste étendue du lac Menzaleh, dont, le développement a tant augmenté depuis l’antiquité.

Rien n’indique que Séti Ier ait dû recommencer les grandes expéditions du commencement de son règne en Asie. Tout semble prouver, au contraire, que jusqu’à sa mort la domination qu’il avait rétablie sur une partie de la Syrie demeura incontestée. La terreur inspirée par son nom et par l’ascendant de ses armes suffit sans doute, tant qu’il vécut, .pour conserver les peuples dans la soumission. Les Khéta eux-mêmes observaient fidèlement le traité, et, tout en se préparant dans le silence à de nouvelles et plus terribles guerres, respectaient avec soin les provinces soumises à l’Égypte. Nous n’avons plus un. seul monument daté du règne de Séti Ier postérieurement à sa trentième année, et pourtant tous les extraits de Manéthon lui font occuper le trône plus de cinquante ans. Mais il est probable qu’ils sont à corriger sur ce point et qu’en réalité les années royales de Séti ne dépassèrent pas beaucoup le chiffre de trente. En outre, pendant toute la fin de son règne, ce monarque fut singulièrement effacé par son fils Râ-mes-sou, à l’égard duquel sa position était d’une nature très particulière.

Ici, du reste, nous laissons la parole à M. Maspero, qui a contribué plus que tout autre, par ses travaux personnels, à éclaircir un problème d’histoire fort embarrassant au premier abord.

Du vivant de son père, Séti avait épousé une princesse de l’ancienne famille royale, petite-fille d’Amon-hotpou III et nommée Tiï comme sa grand’mère : il avait de la sorte légitimé l’usurpation dont Râ-mes-sou Ier s’était rendu coupable. Le fils qui naquit de cette union, Râ-mes-sou, hérita naturellement de tous les droits de sa mère, et dès l’instant de sa naissance fut considéré par les Égyptiens loyalistes comme seul souverain de droit. Son père, roi de fait, fut contraint de l’associer au trône alors qu’il était encore petit garçon, sans doute pour éviter une révolte. Ce ne fut d’abord qu’une fiction légale, agréable sans doute aux amis des vieilles traditions politiques, mais indifférente au reste de la nation, et peu respectée par Séti lui-même ou par les ministres de son gouvernement. Pendant toute cette première partie de son existence, Râ-mes-sou ne fut précisément ni roi ni prince héréditaire : il occupa entre ces deux conditions une place intermédiaire et probablement assez mal définie. Souverain reconnu des deux Égyptes, en principe il avait droit à tous les insignes et à toutes les prérogatives de la royauté, mais en fait il ne portait pas toujours les uns et n’exerçait nullement les autres. Il avait droit à l’uræus et à la double couronne, mais s’en tenait le plus souvent à la coiffure ordinaire des princes royaux, une grosse tresse recourbée et pendante. Il avait droit aux deux cartouches et aux qualifications les plus pompeuses de la chancellerie égyptienne ; mais les scribes chargés de rédiger les inscriptions oubliaient souvent d’y insérer son nom, et ne lui accordaient que les titres modestes de fils qui aime son père ou d’héritier. Il avait droit au poste d’honneur et au rôle principal dans les cérémonies du culte, mais les monuments nous le montrent toujours au second rang : il tient un plat d’offrande, verse une libation ou prononce les invocations tandis que son père accomplit les rites sacrés. Râ-mes-sou n’avait du roi que le titre et l’apparence ; les scribes de la chancellerie oubliaient ses droits indiscutables, ou, s’ils venaient à se les rappeler, ce n’était que par occasion ou par boutade.

Dès l’âge de dix ans Râ-mes-sou fit la guerre en Syrie, et, s’il faut en croire les historiens grecs, en Arabie. C’est à la suite de ces campagnes qu’éprouvé par l’habitude du commandement militaire et mûri par l’âge, il commença de prendre une part active au gouvernement intérieur de ses États et réclama son héritage royal. La transformation du prince obscur et presque inconnu de ses sujets en roi, maître des deux mondes et craint de tous ses ennemis, se produisit lentement, graduellement, au fur et à mesure que la valeur personnelle de Râ-mes-sou se développait et s’accentuait de plus en plus. Séti, vieilli et fatigué des guerres de sa jeunesse, lui céda peu à peu le pouvoir et finit par disparaître presque entièrement devant son glorieux fils. Retiré dans ses palais, il y acheva sa vie entouré d’honneurs divins. Certains tableaux du temple d’Abydos le montrent assis sur le trône, au milieu des dieux ; il tient la massue d’une main et de l’autre un sceptre complexe formé par la réunion des divers symboles de force et de vie. Isis est à ses côtés, et les dieux parèdres, rangés trois à trois, siègent derrière le couple tout-puissant auquel Râ-mes-sou rend hommage. C’est une apothéose anticipée dont la conception fait honneur à la piété du nouveau roi, mais ne laisse aucun doute sur la situation réelle de Séti dans sa vieillesse. On adore un dieu, mais il ne règne pas. Séti ne faisait pas exception à celte règle commune ; on l’adorait, mais il ne régnait plus.

C’est dans cette période, tandis que son père vivait encore, que Râ-mes-sou eut l’occasion de combattre, à l’occident du Delta, les Schardana (Sardones) et les Tourscha (Tursahes ou Tyrrhéniens), venus d’au delà de la mer Méditerranée, qui s’étaient unis aux Lebou (Libyens). L’échec que ces envahisseurs, qui font alors leur première apparition dans l’histoire d’Égypte, essuyèrent en cette occasion fut assez sérieux pour les dégoûter de toute nouvelle tentative pendant plus d’un demi-siècle.

La situation ainsi assurée du côté du nord, Râ-mes-sou se rendit en. Éthiopie, où il passa les dernières années du règne de son père, occupé à combattre et à réduire les tribus des rives du haut Nil et de l’Abyssinie, qui s’étaient mises en révolte ouverte. La guerre fut longue, sanglante et acharnée, beaucoup plus qu’on n’avait depuis longtemps l’habitude de les voir dans ces contrées. Les murs des temples souterrains d’Ibsamboul et de Beit-Oually en Nubie sont couverts de grands tableaux sculptés et peints qui représentent les principaux épisodes de la campagne et le triomphe de Râ-mes-sou, vainqueur des nègres. C’est peut-être alors qu’il s’occupa des affaires du Pount africain, où Strabon dit qu’on voyait de ses stèles tout le long de la Côte des Aromates, et qu’il établit sur le littoral ouest de la mer Rouge des colonies qui portaient encore à l’époque grecque le nom de mur de Sésostris.

Râ-mes-sou était encore dans le pays de Kousch quand il reçut la nouvelle de la mort de son père. Il rentra aussitôt en Égypte pour prendre définitivement possession du pouvoir, qu’il allait désormais exercer seul. Il compta comme une nouvelle ère ce règne sans partage, et tandis qu’on avait daté jusque là par les années du règne de Séti, il fit partir de ce moment la première année de son règne personnel, au lieu d’en faire, comme Tahout-mès III, remonter le début à son association à la couronne.

 

§ 5. — RA-MES-SOU II. — SESOSTRIS. (FIN DU XVe ET PREMIÈRE MOITIÉ DU XVIe SIÈCLE.)

Râ-mes-sou II, surnommé Mi-Amoun (l’aimé d’Ammon), devait être âgé de trente ans environ quand il se trouva seul maître de la couronne. Il avait déjà de nombreux enfants, dont les aînés commençaient à être en âge de le suivre à la guerre. Son règne, même sans compter l’époque où il avait été associé à son père, fut un des plus longs des annales égyptiennes ; car il occupa le trône 67 ans depuis la mort de Séti. C’est, parmi les Pharaons, le constructeur par excellence. Il est pour ainsi dire impossible de rencontrer en Égypte une ruine, une butte antique, sans y lire son nom. Les deux magnifiques temples souterrains ou spéos d’Ibsamboul en Nubie, le Ramesséum de Qournah, à Thèbes, une notable portion des temples de Karnak et de Louqsor, le petit temple d’Abydos, sont ses œuvres. Il éleva aussi des édifices considérables à Memphis, où un splendide colosse retrace ses traits ; dans le Fayoum et à Tanis, qu’il fit sortir des ruines où cette ville était restée depuis la défaite des Pasteurs et où il restaura le sanctuaire de Soutekh. en l’agrandissant. Râ-mes-sou II dut à la longueur de son règne d’avoir pu réaliser tant de travaux ; il le dut aussi à ses guerres, qui lui livrèrent un nombre considérable de prisonniers qu’il employa, selon l’usage égyptien, aux constructions publiques. A ces causes ajoutons encore la présence sur les bords du Nil de tribus nombreuses de race étrangère, que la fertilité du sol et la politique du gouvernement sous les règnes précédents avaient attirées des plaines de l’Asie dans le Delta. Parles ouvriers qu’ils fournissaient aux travaux des temples, à l’édification des villes, au curage des canaux, ces étrangers rendaient à l’Égypte l’hospitalité qu’elle leur fournissait, et c’est ainsi que, sous ce même Râ-mes-sou II, la Bible nous montre les Benê-Yisraël occupés dans l’est du Delta à la construction de deux villes, dont Tune porte le nom du roi.

Râ-mes-sou II a été célèbre en Europe bien avant notre siècle, bien avant que les monuments de l’Égypte n’aient été intelligibles pour nous. Tacite parle de lui, en l’appelant Ramses, d’après ce que les prêtres de Thèbes avaient dit à Germanicus, quand il fit le voyage d’Égypte. Hérodote avait appelé le même prince Sésostris, et le nom avait fait fortune ; mais l’écrivain grec ne l’avait pas inventé. Râ-mes-sou avait reçu de son vivant, et par une cause qui nous échappe, les surnoms populaires de Sestesou-Râ et de Sesou-Râ, qui furent accommodés aux oreilles grecques dans la prononciation Sésostris, à laquelle Diodore de Sicile substitue la forme Sésoosis.

Autour de ces surnoms populaires, une légende s’était formée peu à peu dans le cours des siècles, qui réunissait sur la tête d’un même personnage tous les exploits des conquérants et des princes guerriers de l’Égypte, aussi bien des Tahout-mès et de Séti que des différents Râ-mes-sou, et qui les amplifiaient encore en y englobant tous les pays connus, comme le fait constamment la légende. Ce sont ces traditions légendaires, ces récits fabuleux courant dans la bouche du peuple, que les Grecs, aussi bien l’intelligent et exact Hérodote que le compilateur Diodore de Sicile, ont avidement recueillis de leurs ciceroni en Égypte, incapables qu’ils étaient de recourir directement aux véritables sources historiques. C’est avec ces récits que pendant des siècles et des siècles on a écrit l’histoire d’Égypte, histoire aussi positive et aussi vraie jusqu’à la découverte de Champollion que le serait celle de Charlemagne, si on prétendait la tirer de nos Chansons de geste du moyen âge.

Sésostris, suivant les légendes dont les Grecs se sont faits les échos, avait été merveilleusement préparé par son éducation au rôle de conquérant. Dès son enfance, son père avait réuni autour de lui les enfants nés dans le même jour, et lui avait fait faire, ainsi qu’à ses jeunes compagnons, l’apprentissage de la guerre par de rudes exercices, par de longues courses, par des luttes continuelles contre les animaux du désert et contre ses sauvages habitants. Après la mort de son père, Sésostris aspira à d’autres exploits et rêva d’autres conquêtes. L’Éthiopie fut la première contrée qu’il soumit. Il lui imposa un tribut en or, en ébène et en dents d’éléphants. Ensuite il équipa sur le golfe Arabique une flotte de quatre cents vaisseaux longs, les premiers de ce genre que l’Égypte eût vus. Tandis que cette flotte subjuguait les rivages de la mer Rouge, Sésostris, à la tête de son armée de terre, envahissait l’Asie. II. subjugua la Syrie, la Mésopotamie, l’Assyrie, la Médie, la Perse, la Bactriane et l’Inde, et pénétra jusqu’au delà du Gange ! Remontant ensuite vers le nord, il soumit les tribus scythiques jusqu’au Tanaïs, établit dans l’isthme qui sépare la mer Noire de la mer Caspienne une colonie qui fonda l’État de Colchos, passa en Asie Mineure, où il laissa des monuments de ses victoires[22] ; enfin, traversant le Bosphore, s’avança dans la Thrace, où la disette, la rigueur du climat, la difficulté des lieux, mirent un terme à ses triomphes. Au bout de neuf ans, Sésostris revint dans ses États, traînant à sa suite une foule de captifs, chargé d’immenses dépouilles et couvert de gloire.

Telle est la légende. Le lecteur a déjà pu s’apercevoir qu’elle attribue à Sésostris la conquête de pays depuis longtemps déjà soumis a l’Égypte, comme l’Éthiopie, et des gloires qui appartiennent à des souverains antérieurs, comme la création de la marine et la réduction des côtes de la mer Rouge ; mais surtout elle fait parcourir triomphalement par ce prince des pays où jamais, à aucune époque, les armes égyptiennes ne pénétrèrent, par exemple l’Inde et la Perse, et en général tous les pays aryens situés au delà du Tigre, ainsi que les provinces plus septentrionales que l’Arménie. C’est le pendant exact de ceux de nos poèmes du moyen âge qui, enchérissant toujours sur les exploits de Charlemagne et amplifiant ses conquêtes, lui font prendre Jérusalem et délivrer le Saint Sépulcre.

Si nous recherchons maintenant la réalité des faits, telle qu’elle ressort du témoignage des monuments officiels de Râ-mes-sou Sésostris eux-mêmes, bien emphatiques pourtant dans leur langage et souvent suspects d’exagération, nous voyons s’évanouir tout le mirage de ces prodigieuses conquêtes. Râ-mes-sou II, sans doute, fut un prince guerrier, qui passa une grande partie de son règne à combattre ; mais il ne fut pas un conquérant. Il n’ajouta pas une seule province à l’Égypte. Au sud, au nord, à l’ouest, il fut toujours réduit à la défensive, en butte à chaque instant à des révoltes des peuples soumis de nouveau par son aïeul et son père, et la gloire de son règne se réduit à avoir maintenu, au prix d’énormes efforts, l’intégrité de l’empire. Bien loin qu’il ait pu pénétrer jusqu’aux rives du Gange, il ne porta jamais en Asie ses armes aussi loin que Tahout-mès III et Amon-hotpou II ; il n’est pas même certain qu’il ait en aucun moment atteint l’Euphrate, et ses laborieuses campagnes furent concentrées dans la Syrie septentrionale En un mot, la gigantesque renommée de Sésostris est entièrement fabuleuse ; c’est une de ces gloires légendaires et sans fondement, que les Grecs acceptaient trop facilement et qui disparaissent devant la critique, ainsi que devant le progrès de la connaissance des faits positifs de l’histoire.

Voyons maintenant ce que fut en réalité le règne de Râ-mes-sou II, tel que les monuments des rives du Nil nous le font connaître jusque dans ses détails.

Les débuts en furent paisibles. Les trois premières années qui suivirent la mort de Séti ne virent pas de guerre sérieuse. Mais sous ce calme apparent un observateur attentif eût pu discerner que des événements graves se préparaient. Un frémissement significatif commençait à agiter la Palestine et se traduisait déjà par des révoltes partielles, qui à deux fois amenèrent le Pharaon dans ce pays. Une fois même il poussa de sa personne jusqu’aux environs de Bêrouth (Béryte), où il laissa une stèle commémorative de son passage, sculptée sur les rochers auprès de l’embouchure du fleuve appelé aujourd’hui Nahr-el-Kelb, le Lycus de la géographie gréco-romaine. Averti par ces symptômes, le roi d’Égypte avait si bien le sentiment des graves dangers qui allaient bientôt le menacer de ce côté, qu’il s’occupait activement de fortifier la frontière orientale du Delta et y fondait de nouvelles villes, destinées à servir de bases d’opérations et de ravitaillement pour ses armées de Syrie. La principale fut celle que la Bible appelle Ramsès et dont le nom complet était Pa-Râmessou-aâ-nakhtou, la ville de Râ-mes-sou le très brave ; elle était située vers l’extrémité orientale du canal du Nil à la mer Rouge, dont l’antiquité classique, nous l’avons déjà dit tout à l’heure, attribue la création à Sésostris. D’autres villes de la même région, agrandies aussi par ce roi, reçurent également le nom de Pa-Râ-mes-sou, par exemple Tanis.

Les Khéta restaient encore, en apparence, fidèles aux engagements du traité qu’ils avaient conclu avec Séti. Ils se maintenaient en paix avec les Égyptiens. Mais c’étaient eux qui fomentaient sous main les mouvements de la Palestine, et ils travaillaient à les généraliser. Eux-mêmes se préparaient silencieusement à la guerre et disposaient tout pour tenter un grand effort, qu’ils espéraient rendre décisif, en groupant autour d’eux assez d’éléments pour abattre la puissance de l’Égypte. C’est à la fin de la quatrième année de Râ-mes-sou qu’ils se crurent en mesure de lever le masque et d’ouvrir les hostilités. Une grande armée se réunit dans la Syrie septentrionale, menaçant à la fois la Palestine, qu’elle appelait à la révolte, et le pays de Miçraïm lui-même. Les monuments du règne de Râ-mes-sou nous ont conservé les noms des États dont les troupes coalisées formaient cette armée. C’étaient d’abord les Khéta (‘Hittim) avec le royaume de Qadesch, les gens de Khilbou (‘Helbôn,’Haleb), de Qirqamischa, de Qadi (dont le siège paraît avoir été vers la Cilicie), apparentés à eux par la langue et la race, les hommes de Qirqaschi (Girgaschim), appartenant au sang de Kéna’an, et les Phéniciens d’Arattou (Arvad), seuls infidèles à la monarchie égyptienne, pour laquelle tenaient toujours ceux de Gapouna (Gebal) et de Tsidouna (Çidon). Les populations araméennes ou des Routennou y étaient représentées parles États de d’Anaougas (Chalcis), du Naharina et de Qazouatan, qui est peut-être le Gouzanou des documents cunéiformes, le Gozan de la Bible, dans le nord de la Mésopotamie. En même temps, attirés par l’appât du pillage, les peuples de l’Asie Mineure, vassaux ou alliés des ‘Hittim, avaient envoyé des soldats à l’armée rassemblée par Mothanar, le roi des Khéta qui avait déjà combattu Séti Ier. C’étaient ceux de Léka (les Lyciens), d’Akérit (les Cariens), de Masa (les Mysiens), de Padasa (Pêdasos sur la frontière de la Mysie et de la Troade), de Maouna (les Mæoniens), de Dardana (les Dardaniens), enfin de Mouschanet, nom dans lequel on est tenté de reconnaître le Maschnaki des documents assyriens, les Mossynœques de la géographie classique. L’armée était fort nombreuse, car, au jour de la bataille décisive, un seul des confédérés, le prince de Khilbou, mit en ligne 18.000 hommes ; et dans la même journée les Asiatiques engagèrent 2.500 chars de guerre, montés chacun par trois hommes.

Au printemps de l’an 5, Râ-mes-sou, partant d’Égypte, marcha au devant des Khéta et de leurs alliés. Traversant rapidement la Palestine, qui lui obéissait encore, il alla droit au nord et atteignit Qadesch et la vallée de l’Aranta sans avoir encore rencontré la grande armée des ennemis. C’est alors que se place un exploit personnel du roi Râ-mes-sou, éternellement rappelé sur ses monuments, où la louange en revient à satiété jusqu’à la fin de son règne, sculpté sur les murailles de tous les temples élevés par ce prince, exploit qui prouve plus de bravoure que de vrais talents militaires. Cet épisode de l’histoire du Sésostris des Grecs fait le sujet d’un poème épique, long environ comme un chant de l’Iliade, que composa un scribe du nom de Pen-ta-our et dont on a trouvé le texte gravé tout au long sur les murailles des temples de Karnak, de Louqsor et d’Ibsamboul, puis écrit en caractères hiératiques dans un papyrus du Musée Britannique. Ce précieux texte a été traduit par le vicomte de Rougé ; nous croyons utile d’en placer ici l’analyse avec quelques citations textuelles, pour donner à nos lecteurs l’idée de ce qu’est un poème héroïque égyptien, une épopée historique, composée par un des plus fameux lettrés de l’époque, deux ans seulement après l’événement qu’elle célèbre.

On était dans l’été de la cinquième année de Râ-mes-sou. Le Pharaon, cherchant les ennemis qui se repliaient lentement devant lui pour faire tête seulement sur leur propre territoire, avait pénétré jusqu’à Schabtoun, localité située vers les sources du Rivus Sabbaticus de la géographie classique, dans les montagnes à l’ouest d’Émèse. Là deux Schasou, deux Bédouins, se présentèrent devant lui. Ils se disaient envoyés par leurs chefs pour rejoindre l’armée égyptienne et lui apporter des nouvelles certaines des Khéta, qui les avaient fait marcher de force avec eux. Ils assuraient que l’ennemi effrayé s’était retiré dans la direction de Khilbou, où il se concentrait, à quarante lieues de là. Mais c’était là une perfidie, un mensonge tramé par les chefs des Khéta pour faire tomber le Pharaon dans un piège ; avec leurs nombreux alliés, ils s’étaient mis en embuscade à quelque distance au nord-ouest de Qadesch. Trompé parles rapports des faux transfuges, Râ-mes-sou s’avança sans défiance au delà de la ville, n’ayant avec lui que sa garde, tandis que les légions d’Ammon, de Râ, de Phtah et de Soutekh, qui formaient le gros de son armée, restaient à quelque distance en arrière. Sur ces entrefaites, les éclaireurs amenèrent deux hommes de l’armée ennemie, qu’ils venaient de saisir. Forcés de parler sous le bâton, ils avouèrent que. loin de s’enfuir, les Khéta étaient pleins de confiance dans le nombre de leurs troupes et de leurs alliés, et qu’ils se tenaient tout près delà [pour surprendre le roi. Les généraux égyptiens, mandés par Râ-mes-sou, furent très déconcertés de s’être laissé tromper par le premier rapport et de l’avoir ainsi entraîné lui-même dans une erreur aussi dangereuse. On envoya en toute hâte courir après l’armée pour l’appeler vers le lieu où se trouvait l’ennemi. Mais avant qu’elle ne fût arrivée, toutes les forces des Khéta sortirent de leur embuscade et se jetèrent sur la petite troupe qui entourait Râ-mes-sou, espérant enlever le Pharaon et le faire prisonnier. Le roi d’Égypte avait la retraite coupée ; il ne lui restait plus qu’à faire bonne contenance et à tâcher de tenir avec sa garde jusqu’à ce qu’il fût secouru.

Tels sont les faits que rappelle assez brièvement l’exposition du poème et qui préparent au récit des hauts faits personnels de Râ-mes-sou.

Les archers et les chars du roi cédèrent devant l’ennemi.... Voici que Sa Majesté se leva comme son père le dieu Month ; il saisit ses armes et revêtit sa cuirasse, semblable à Baal dans l’heure de sa puissance.... Lançant son char, il pénétra au milieu des rangs des Khéta pervers. Il était seul de sa personne, aucun autre avec lui.... Il se trouva enveloppé par 2.500 chars, coupé dans sa retraite par tous les guerriers du pervers Khéta et des peuples nombreux qui l’accompagnaient.... Chacun de leurs chars portait trois hommes, et ils s’étaient tous réunis.

Devant un pareil danger, Râ-mes-sou est un instant troublé. Il invoque le grand dieu de Thèbes, Ammon, et lui demande de le secourir, en lui rappelant l’éclat dont il a environné son culte et les temples magnifiques qu’il lui a élevés, comme les héros d’Homère rappellent à Zeus Olympien toutes les hécatombes qu’ils ont immolées en son honneur.

Aucun prince n’est avec moi, aucun général, aucun officier des archers ou des chars ! Mes soldats m’ont abandonné, mes cavaliers ont fui ; pas un n’est resté pour combattre auprès de moi ! Qui es-tu donc, ô mon père Ammon ? Est-ce qu’un père oublie son fils ? Ai-je donc fait quelque chose sans toi ? N’ai-je pas marché et ne me suis-je pas arrêté sur ta parole ? Je n’ai point violé tes ordres....

Ne t’ai-je pas consacré des offrandes innombrables ? J’ai rempli ta demeure sacrée de mes prisonniers ; je t’ai bâti un temple pour des millions d’années.... Je t’ai offert le monde entier pour enrichir tes domaines. J’ai fait sacrifier devant toi trente mille bœufs.... J’ai fait venir des obélisques d’Eléphantine, et c’est moi qui ai fait amener ces pierres éternelles. Mes vaisseaux naviguent pour toi sur la mer, et ils t’apportent les tributs des nations.

.... Je t’invoque, ô mon père Ammon ! Me voici au milieu de peuples nombreux et inconnus de moi ; toutes les nations se sont réunies contre moi, et je suis seul de ma personne, aucun autre avec moi. Mes soldats m’ont abandonné ; aucun de mes cavaliers n’a regardé vers moi, et quand je les appelais, pas un d’eux n’a écouté ma voix. Mais je sais qu’Ammon vaut mieux pour moi qu’un million de soldats, que cent mille cavaliers, que dix mille frères ou fils, fussent-ils tous réunis ensemble.

Ici la divinité intervient au milieu de la lutte comme dans les combats d’Homère. Ammon a entendu la prière de Râ-mes-sou ; il relève son courage abattu ; il lui rend des forces et l’excite par ces paroles : J’accours à toi, je suis avec toi. C’est moi, ton père ; ma main est avec toi, et je vaux mieux pour toi que des centaines de mille hommes. Je suis le seigneur de la force, qui aime la vaillance ; j’ai trouvé ton cœur courageux, et je suis satisfait. Ma volonté s’accomplira.... Je serai sur eux comme Baal dans son heure. Les deux mille cinq cents chars, quand je serai au milieu d’eux, seront brisés devant tes chevaux.... Leurs cœurs faibliront dans leurs flancs et tous leurs membres s’amolliront. Ils ne sauront plus lancer les flèches et ne trouveront plus de cœur pour tenir la lance. Je vais les faire sauter dans les eaux, comme s’y jette le crocodile ; ils seront précipités les uns sur les autres et se tueront entre eux.

Raffermi et encouragé par ce secours divin, le roi s’élance sur les Khéta, qui s’arrêtent, stupéfaits de sa témérité. Il fait mordre la poussière aux plus vaillants de leurs guerriers, et s’ouvre un passage sanglant sur leurs cadavres. Mais l’ennemi, un instant effrayé, reprend courage en voyant que l’armée égyptienne n’accourt pas au cri de son roi. Râ-mes-sou est de nouveau enveloppé par les chars de guerre des plus braves chefs de l’armée des Khéta.

Ici le poète, par une forme d’emphase assez commune dans les textes de la littérature égyptienne, et dont son épopée même offre d’autres exemples, change la personne du discours et met le récit dans la bouche du roi lui-même. Lorsque Menna, mon écuyer, vit que j’étais environné par une multitude de chars, il faiblit, et le cœur lui manqua ; une grande terreur envahit ses membres, et il dit : Mon bon seigneur, ô roi généreux ! grand protecteur de l’Égypte au jour du combat ! nous restons seuls au milieu des ennemis, car les archers et les chars nous ont abandonnés. Arrête-toi, et sauvons le souffle de nos vies.

Mais le roi n’écoute pas ces conseils de la crainte. Il répond à son écuyer : Courage ! raffermis ton cœur ! Je vais entrer au milieu d’eux, comme se précipite l’épervier, tuant et massacrant ; je vais les jeter dans la poussière. Puis, confiant dans la protection d’Ammon, il lance son char et abat quiconque s’oppose à son passage. Six fois Râ-mes-sou charge ainsi les Khéta, et le poète les représente, saisis d’admiration à la vue de tant de vaillance, se disant l’un à l’autre : Ce n’est pas un homme qui est au milieu de nous, c’est Soutekh le grand guerrier, c’est Baal en personne. Ce ne sont pas les actions d’un homme, ce qu’il fait. Seul, tout seul, il repousse des centaines de mille, sans officiers et sans soldats.

Enfin l’armée arrive vers le soir et dégage Râ-mes-sou. Il rassemble ses généraux et les accable de reproches. Il leur rappelle les bienfaits et les faveurs dont il les a comblés, tout le bien qu’il répand sur l’Égypte du haut de son trône ! A quiconque m’adresse ses requêtes, dit-il, je fais justice moi-même chaque jour. S’adressant en particulier aux officiers chargés de gouverner les provinces de la Syrie et de veiller à la garde des frontières, il leur reproche vivement la négligence qu’ils ont mise à s’informer des mouvements de l’ennemi. Enfin il les réprimande tous de leur lâcheté, à laquelle il oppose le courage dont il a fait preuve. Oh ! quel beau fait d’armes pour présenter de riches offrandes à Thèbes, que la faute honteuse de mes soldats et de mes chars ! Plus grande qu’on ne peut le dire, car j’ai déployé ma valeur, et ni archers ni chars n’étaient auprès de moi. Le monde entier a donné passage aux efforts de mon bras victorieux, et j’étais seul, aucun autre avec moi.... Les peuples m’ont vu et répéteront mon nom jusqu’aux régions éloignées et inconnues. Ceux que ma main a laissé vivre se sont retournés en suppliants à la vue de mes exploits. Des millions d’hommes étaient venus, et leurs pieds ne pouvaient plus s’arrêter dans leur fuite.

Les soldats égyptiens célèbrent par leurs acclamations unanimes la valeur de leur roi et contemplent avec étonnement les cadavres que sa main a renversés. Mais Râ-mes-sou ne répond que par des paroles de blâme aux éloges de ses généraux, et opposant à leur conduite imprudente et pusillanime la constance des deux fidèles animaux qui l’ont arraché au danger, il ordonne de les combler de soins et d’honneurs, comme Alexandre qui, après la défaite de Pôros, fonda une ville à laquelle il donna le nom de Bucéphalia, en l’honneur de son cheval, qui l’avait porté dans toute la bataille et l’avait plusieurs fois tiré du plus grave péril. Victoire à Thèbes et Noura satisfaite étaient mes deux grands chevaux ; c’est eux qu’a trouvés ma main quand j’étais seul au milieu des ennemis. Je leur ferai prendre moi-même leur nourriture devant moi chaque jour, lorsque je serai dans mon palais, car je les ai trouvés quand j’étais au milieu des ennemis, avec Menna, mon écuyer, et avec les officiers de ma maison qui m’accompagnaient et sont mes témoins pour le combat. Voilà ceux que j’ai trouvés.

Dans la nuit toute l’armée est rassemblée, et le lendemain, dès l’aube du jour, Râ-mes-sou fait recommencer le combat. Ce fût la vraie bataille, l’action décisive de la campagne, dont l’échauffourée de la veille n’avait été qu’un préliminaire. Après une lutte des plus sanglantes, d’autant plus acharnée que les Khéta avaient à se venger de leur échec de la veille et les Égyptiens à se laver du reproche de lâcheté que leur avait adressé leur souverain, l’armée asiatique fut enfoncée, rompue et mise en déroute. L’écuyer du roi de Khéta, Garbatous, son principal général, Targanôunas, le chef de ses mercenaires étrangers, Kàmayts, et son historiographe, Khalepsira, restèrent parmi les morts. Une partie de l’armée, acculée à l’Aranta, se jeta dans le fleuve pour essayer de le traverser à la nage. Le frère du roi de Khéta, nommé Maïtsarima, parvint à se sauver ainsi ; d’autres chefs de marque furent moins heureux et se noyèrent ; le prince de Khilbou fut retiré du courant à demi asphyxié. Les tableaux sculptés où l’on a retracé cette mémorable bataille, le montrent pendu par les pieds et dégorgeant l’eau qu’il avait bue. Une sortie de la garnison de Qadesch sauva seule d’une entière destruction les débris des Khéta. C’est par d’autres documents que l’épopée de Pen-ta-our, que nous connaissons les circonstances de cette bataille[23]. Le poète n’en parle que sommairement et pour y dépeindre Râ-mes-sou renouvelant les prodiges de sa valeur personnelle. Le grand lion qui marchait auprès de ses chevaux combattait avec lui ; la fureur enflammait tous ses membres, et quiconque s’approchait tombait renversé. Le roi s’emparait d’eux et les tuait sans qu’aucun pût échapper. Taillés en pièces devant ses coursiers, leurs cadavres étendus ne formaient qu’un seul monceau sanglant.

Il nous montre ensuite le roi de Khéta, qui, voyant la fleur de ses troupes détruite et le reste fuyant de tous côtés, se décide à demander Y aman, pour nous servir de l’expression moderne des Arabes, qui est celle qui s’applique le mieux en cet endroit. Mothanar envoie un parlementaire, qui s’adresse au Pharaon. L’Égypte et le peuple de Khéta, dit cet envoyé, unissent leurs services à tes pieds, Râ (le Soleil), ton père auguste, t’a donné la domination sur eux. Veuille ne pas t’emparer de nous, ô toi dont les esprits sont grands ! Ta vaillance s’est appesantie sur la nation de Khéta. Serait-il bon pour toi de tuer tes serviteurs ? Tu es leur maître ; ton visage est en fureur et tu ne t’apaises pas. Tu es arrivé d’hier, et tu as déjà tué des centaines de mille ; tu reviens aujourd’hui, et il ne restera plus d’hommes pour devenir tes sujets. N’achève pas d’accomplir tes desseins, ô roi victorieux, génie qui te plais aux combats ! Accorde-nous le souffle de la vie.

Le roi d’Égypte consulte ses principaux officiers sur le message du roi des Khéta et sur la réponse à y faire. D’après leur avis unanime, satisfait de l’éclat donné à ses armes par la double victoire qu’il a remportée, et ne voulant pas pousser à bout ses belliqueux adversaires, Râ-mes-sou fait la paix, et, reprenant la route du midi, se dirige vers l’Égypte avec ses compagnons de gloire. Il entre en triomphe dans sa capitale, et le dieu Ammon l’accueille dans son sanctuaire, en lui disant : Viens, ô notre fils chéri, Râ-mes-sou. Les dieux t’ont accordé les périodes infinies de l’éternité sur le trône de ton père Ammon, et tous les peuples sont renversés sous tes sandales.

Sans doute il est impossible de prendre à la lettre cette poésie de cour, qui attribue au bras de Râ-mes-sou des exploits fabuleux et impossibles par leur grandeur même. Mais ce qui paraît en ressortir, c’est qu’auprès de Qadesch, Râ-mes-sou, tombé dans une embuscade, fut abandonné d’une partie de ceux qui l’accompagnaient, et qu’avec une faible escorte il soutint ou prévint par des charges impétueuses le premier choc des Khéta, en sorte que l’armée eut le temps d’accourir pour le tirer du péril. Au moment des événements on exagère sans doute, surtout quand on est poète et courtisan ; il est difficile de tout inventer dans un événement.

Mais où le poète avait certainement exagéré, et s’était trop hâté de chanter victoire, c’était en annonçant une soumission complète et définitive des Khéta et de leurs alliés. Le faisceau de la confédération n’avait aucunement été rompu ; Râ-mes-sou s’était contenté d’une soumission nominale des chefs et d’une demande d’aman ; faite après la bataille de Qadesch, et aussitôt il était retourné en Égypte, sans avoir entamé le pays de Khéta, sans même, semble-t-il, avoir essayé de soumettre une partie du Routen en y relevant les anciennes forteresses égyptiennes et en y exigeant le tribut à la tête de son armée. Aussi la prétendue paix conclue dans l’an 5 ne fut-elle en réalité qu’une trêve très courte. Deux ans après, c’est-à-dire l’année même où Pen-ta-our écrivait son épopée sur la prouesse du fils de Séti, Mothanar, roi des Khéta, étant mort et ayant eu pour successeur son frère Khétasira, la guerre recommença plus acharnée que jamais. Elle dura quatorze années entières, sans trêve ni interruption, guerre de postes et de sièges plutôt que de grandes batailles, les ennemis de l’Égypte y ayant évidemment renoncé au système des vastes concentrations qui leur avait si mal réussi à Qadesch. Nous n’avons malheureusement que peu de détails sur les événements successifs qui la marquèrent ; mais nous savons du moins que les vicissitudes de succès et de revers y furent très grandes. Ainsi, dans la onzième année du règne de Râ-mes-sou, les Égyptiens étaient presque rejetés par les Asiatiques dans la vallée du Nil, la majeure partie de la Palestine était perdue pour eux, et ils se trouvaient réduits à considérer comme un succès la reprise d’Asqalouna, à la suite d’un siège opiniâtre. Trois ans auparavant, on avait combattu en Galilée, où les troupes égyptiennes avaient réduit Marama (Merom) et Dapour (Dabrath) au pied du Tabor, sur le territoire des Amorim méridionaux ; ces exploits sont représentés sur le pylône du Ramesséum de Qournah, ainsi que la prise de Bet-Anta (Beth-’Anoth) et de Karmana (Rarmel), deux localités qui appartinrent plus tard à la tribu de Yehoudah, et celle de Schalama, la Schalem de l’Écriture, dont le fameux Melkiçedeq était roi du temps d’Abraham. Mais ensuite la fortune recommença à sourire aux armes des Égyptiens ; ils chassèrent les armées de la coalition de la Palestine, de la Phénicie et de la Cœlésyrie, emportèrent d’assaut Qadesch, descendirent la vallée de l’Aranta jusqu’à son extrémité, et pénétrèrent ainsi jusqu’au cœur du pays de Khéta, où l’on reconquit dans une ville la statue du roi, que les ennemis avaient enlevée de la Palestine comme trophée. Les monuments de Râ-mes-sou nous donnent toute une liste de villes des Khéta, prises alors, et dont les noms ont une physionomie qui s’écarte absolument de celle des noms sémitiques, par exemple Qasa-nalitha, Qalipa, Parihi, Qasiribana, Rihoutsa, Qasaria, Qaoulsas, Raçika Qasamapoui.

Râ-mes-sou, pendant cette longue guerre, vint plusieurs fois prendre en personne le commandement de son armée d’Asie. Un des tableaux historiques du Ramesséum de Thèbes le montre, après une bataille contre les Khéta et leurs alliés, recevant de ses généraux le compte des ennemis tués, dont les mains coupées sont entassées à ses pieds. Dans un autre, il assiste au combat ; deux de ses fils sont à la poursuite des ennemis en déroute, qui fuient vers une ville sous les remparts de laquelle sont déjà deux autres fils du roi, se préparant à livrer l’assaut.

Enfin, dans la vingt et unième année du règne de Râ-mes-sou et la quatorzième de la guerre, la lassitude réciproque amena la conclusion d’une paix sérieuse et définitive entre les deux parties belligérantes. La minute du traité, dit M. Maspero, avait été rédigée primitivement dans la langue des Khéta ; elle était gravée sur une lame d’argent qui fut solennellement remise au Pharaon dans la ville de Pa-Râmessou. Les bases du traité furent essentiellement les mêmes que celles des traités conclus auparavant entre les rois d’Égypte et les princes de Khéta au temps de Râ-mes-sou Ier et de Séti Ier. Il y fut stipulé que la paix serait éternelle entre les deux peuples. « Si quelque ennemi marche contre les pays soumis au grand roi d’Égypte et qu’il envoie dire au grand prince de Khéta : “ Vois, amène-moi des forces contre eux, le grand prince de Khéta fera comme il lui aura été demandé par le grand roi d’Égypte ; le grand prince de Khéta détruira ses ennemis. Que si le grand prince de Khéta préfère ne pas venir lui-même, il enverra les archers et les chars du pays de Khéta au grand roi d’Égypte pour détruire ses ennemis ”. » Une clause analogue assure au prince de Khéta l’appui des armées égyptiennes. Viennent ensuite des articles spéciaux destinés à protéger le commerce et l’industrie des nations alliées et à rendre plus certaine chez elles l’action de la justice. Tout criminel qui essaiera de se soustraire aux lois en se réfugiant dans le pays voisin, sera remis aux mains des officiers de la nation ; tout fugitif non criminel, tout sujet enlevé par force, tout ouvrier qui se transportera d’un territoire à l’autre pour s’y fixer à demeure, sera renvoyé chez son peuple, mais sans que son expatriation puisse lui être imputée à crime. “ Celui qui sera ainsi renvoyé, que sa faute ne soit pas élevée contre lui ; qu’on ne détruise ni sa maison, ni sa femme, ni ses enfants ; qu’on ne tue pas sa mère ; qu’on ne le frappe ni dans ses yeux, ni dans sa bouche, ni dans ses pieds ; qu’enfin aucune accusation criminelle ne s’élève contre lui. ” Égalité et réciprocité parfaite entre les deux peuples, alliance offensive et défensive, extradition des criminels et des transfuges, telles sont les principales conditions de ce traité, qu’on peut considérer jusqu’à présent comme le monument le plus ancien de la science diplomatique.

En traitant avec Râ-mes-sou, le roi des ‘Hittim septentrionaux ou Khéta s’était séparé de ses alliés ; il n’avait rien stipulé pour eux, et, se contentant d’excellentes conditions pour lui-même, il les avait laissés se tirer d’affaire comme ils pourraient. Ceux de l’Asie Mineure rentrèrent paisiblement dans leurs foyers et ne furent pas attaqués ; car il aurait fallu traverser le pays des ‘Hittim pour les attaquer. Quant à ceux du pays de Kéna’an et de la partie du Routen la plus voisine, ils ne se sentirent pas en état de continuer la lutte et ils retournèrent sous la domination égyptienne, dans les mêmes conditions qu’auparavant. Aussi un des tableaux du Ramesséum de Qournah représente-t-il Râ-mes-sou donnant alors l’investiture aux chefs des Routennou.

A dater de ce moment jusqu’à la fin du règne de Râ-mes-sou, c’est-à-dire pendant quarante-six ans, la paix la plus entière ne cessa de régner dans l’Asie occidentale, fatiguée d’une longue, sanglante et inutile guerre. Les hostilités ne recommencèrent pas entre les Égyptiens et les Khéta, et la bonne harmonie ne paraît pas avoir été troublée entre les deux empires rivaux. On ne trouve non plus sur les monuments aucune trace de révoltes dans la portion de la Syrie qui appartenait à l’Égypte. Un papyrus du Musée Britannique, traduit et commenté de la façon la plus savante par M. Chabas, contient le récit du voyage d’un fonctionnaire égyptien envoyé à cette époque en mission dans la Phénicie ; il y décrit les villes qu’il a traversées dans ce pays, soumis au sceptre de son maître : Gapouna (Gebal), la ville des mystères, Barouta (Berouth), Tsidouna (Çidon), Tsarapouta (Çarphath, Sarepta], Tsar (Çôr, Tyr), alors simple bourgade de pêcheurs, (Achsaph), ‘Houtsar (Tlaçôr), ‘Hamata (‘Hammath de Naphtali), Tamnah, au delà de laquelle il entre par Aksapou (Achzaph) et ’Houtsara (Haçôr), dans la Palestine, où il donne aussi, station par station, son itinéraire jusqu’à sa rentrée en Égypte.

Une alliance de famille vint, d’ailleurs, bientôt cimenter la paix qui s’était établie entre le monarque égyptien et ses rivaux du nord de la Syrie. Râ-mes-sou épousa la fille aînée du roi Khétasira, qui reçut à cette occasion le nom égyptien de Our-maa-nofriou-Râ. Deux ans après le traité que nous avons analysé, Râ-mes-sou invita son beau-père à visiter l’Égypte. Un papyrus du Musée Britannique, racontant cet événement en style poétique, représente le roi des Khéta écrivant au prince de Qadi, son vassal : Prépare-toi, que nous allions en Égypte. La parole du roi s’est manifestée, obéissons à Râ-mes-sou. Il donne les souffles de la vie à ceux qui l’aiment ; aussi toute la terre l’aime, et Khéta ne fait plus qu’un avec lui. Le Pharaon était venu au-devant de Khétasira dans sa ville de Pa-Râmessou-aâ-nakhtou. Il le mena avec lui jusqu’à Thèbes, et l’on exécuta à cette occasion une stèle monumentale qui représentait le roi des Khéta, avec sa fille, adorant comme un dieu son gendre le roi d’Égypte.

Le résultat de l’intercours amical qui s’établit ainsi entre l’Égypte et la Syrie fut l’introduction du culte d’une foule de divinités syro-phéniciennes sur les bords du Nil. Baal, Reschpou (Rescheph), Bes (Bousch), Astart (‘Aschtharth), Anta (‘Anath), Qedescht, Kent, Anouqt (‘Onqath) et beaucoup d’autres dieux et déesses du même cycle, reçurent désormais les adorations d’un bon nombre de dévots égyptiens à côté des antiques divinités nationales. Il semble pourtant que ces dieux nouveaux restèrent confinés dans le culte individuel et privé. Rien ne prouve jusqu’ici qu’aucun temple ait été élevé officiellement à un dieu asiatique autre que Soutekh, l’ancien dieu des Pasteurs, pour lequel Râ-mes-sou professait une dévotion spéciale et dont il avait magnifiquement rétabli à Tanis le grand temple, demeuré en ruines pendant toute la durée de la XVIIIe dynastie. Les mêmes événements, a remarqué M. Maspero, mirent à la mode l’usage des dialectes syriens ; les gens du monde et les savants se plurent à émailler leur langage de locutions étrangères. Il fut de bon goût de ne plus habiter une maison, pa, mais une qiriath ; de ne plus appeler une porte ro mais tharaâ ; de ne plus s’accompagner sur la harpe, bent, mais sur le kinnor. Les vaincus, au lieu de rendre hommage, aaou, au Pharaon, lui firent le schalam, et les troupes ne voulurent plus marcher qu’au son du toupar ou tambour. Le nom sémitique d’un objet faisait-il défaut, on s’ingéniait à défigurer les mots égyptiens pour leur donner au moins l’apparence asiatique. Au lieu d’écrire simplement khabes, « lampe », setisch, « porte », on écrivait khabonsa, saneschâou. Je veux bien croire que les raffinés de Thèbes et de Memphis trouvaient autant de plaisir à sémitiser que nos élégants à semer la langue française de mots anglais mal prononcés ; mais je doute qu’un homme du commun comprît grand chose à leur parler prétentieux. En tous cas, dans ce moment de mode passagère, l’Égypte, malgré la grandeur et l’antiquité de sa civilisation, empruntait à l’Asie plus qu’elle ne lui donnait.

Après avoir réduit à leurs justes proportions les trop fameuses conquêtes de Sésostris, nous devons parler de son gouvernement intérieur, sur lequel la légende ne racontait pas des choses moins fabuleuses. Plus on pénètre dans la connaissance intime de son histoire, moins Râ-mes-sou II se montre digne du surnom de Grand, que lui avaient décerné les premiers interprètes des monuments égyptiens, sur la foi des traditions grecques. On en sait maintenant assez sur lui pour pouvoir dire que c’était, en somme, un homme médiocre enivré de son pouvoir, un despote effréné, dévoré d’ambition et fastueux à l’excès, poussant la vanité jusqu’à faire effacer des monuments, partout où il le pouvait, les noms des rois ses prédécesseurs qui les avaient construits, afin d’y substituer le sien propre.

Ce roi-soleil de l’Égypte donna au harem royal un développement qu’il n’avait jamais eu jusqu’alors. Il eut cent soixante-dix enfants, dont cinquante-neuf fils. Se considérant comme au-dessus de toutes les lois morales, il en vint jusqu’à épouser une de ses propres filles, la princesse Bent-Anta !

Le livre de l’Exode représente Râ-mes-sou comme un tyran, à cause des persécutions qu’il fit peser sur les Benê-Yisraël. C’est, en effet, lui qui tenta de les écraser à force de travaux et qui rendit l’édit de cannibale par lequel tous leurs enfants mâles devaient être mis à mort. Mais les Hébreux ne furent pas ses seuls opprimés, et le jugement définitif de l’histoire sur son règne confirmera la qualification sévère que lui inflige la Bible. Ce n’est qu’avec un véritable sentiment d’horreur que l’on peut songer aux milliers de captifs qui durent mourir sous le bâton des gardes-chiourmes, ou bien victimes des fatigues excessives et des privations de toute nature, en élevant en qualité de forçats les gigantesques constructions auxquelles se plaisait l’insatiable orgueil du monarque égyptien. Dans les monuments du règne de Râ-mes-sou, il n’y a pas une pierre, pour ainsi dire, qui n’ait coûté une vie humaine.

On établit sur le peuple des chefs de corvée, afin de l’accabler de travaux pénibles.

C’est ainsi qu’il bâtit les villes de Pithom (Pa-Toum) et de Ra’amsès (Pa-Râmessou-aâ-nakhtou), pour servir de magasins au Pharaon.

Mais plus on l’accablait, plus il multipliait et s’accroissait ; et l’on prit en aversion les Benê-Yisraël.

Alors les Égyptiens réduisirent les Benê-Yisraël en une dure servitude.

Ils leur rendirent la vie amère par de rudes travaux en argile et en briques, et par tous les ouvrages des champs : et c’était avec cruauté qu’ils leur imposaient toutes ces charges[24].

Cette description s’applique à tous les captifs de Râ-mes-sou. C’était l’habitude égyptienne de soumettre les prisonniers de guerre à cette vie de travaux forcés. Un tombeau du temps de Tahout-mès III a offert des peintures représentant des captifs asiatiques fabriquant les briques et travaillant aux constructions sous le bâton de leurs chefs de corvée, peintures qui sont le commentaire figuré des versets de l’Exode que nous venons de rapporter. Mais sous Râ-mes-sou le développement inouï des constructions rendit bien plus accablantes les fatigues des malheureux qui étaient condamnés à y prendre part.

Quand les guerres d’Asie, qui avaient d’abord alimenté ces légions de forçats, furent terminées, il fallut toujours des captifs parce qu’il fallait des ouvriers de corvées. Alors la chasse à l’homme dans les infortunées populations nègres du Soudan s’organisa sur un pied monstrueux, inconnu aux époques antérieures. Il ne s’agissait plus, comme sous les Tahout-mès ou les Amon-hotpou, d’étendre de ce côté les frontières de l’empire égyptien pour y englober les pays qui fournissaient l’ivoire et la poudre d’or. Le but principal et pour ainsi dire unique était de se procurer des esclaves. Presque chaque année de grandes razzias partaient de la province d’Éthiopie et revenaient traînant après elles des milliers de captifs noirs de tout âge et de tout sexe, chargés de chaînes. Et les principaux épisodes de ces expéditions de négriers étaient sculptés sur les murailles des temples comme des exploits glorieux !

Ceci ne suffit pas encore, et toutes les tribus étrangères, de race sémitique, qui étaient restées dans le Delta après l’expulsion des Pasteurs, toutes celles que la politique des prédécesseurs de Râ-mes-sou y avait attirées à titre de colons, furent soumises, comme les Benê-Yisraël, au régime des corvées et des travaux forcés. Ces populations étaient nombreuses. On cite, entre autres, celles des Fenkhou, qui habitaient l’Asie au temps de Tahout-mès III et dont quelques savants, mais sans raisons suffisantes, ont cru pouvoir comparer le nom à celui des Phéniciens. On sait que cette dernière appellation est d’origine purement grecque. Quant aux Benê-Yisraël, on n’a pas encore trouvé de mention d’eux dans les documents hiéroglyphiques. En y lisant, à l’époque de Râ-mes-sou et de ses premiers successeurs, le nom d’une classe particulière d’ouvriers au service des temples, qui sont appelés Aperiou, l’on avait cru d’abord que ce nom n’était autre que celui de ‘Ebryim ou Hébreux. Mais cette conjecture a dû être abandonnée, car on a acquis la preuve que les Aperiou étaient égyptiens, et il est question d’eux dès la vie dynastie.

Râ-mes-sou, du reste, avait pratiqué sur une échelle inconnue avant lui le système des transplantations en masse de populations conquises, afin de rendre leurs révoltes plus difficiles, système qui devint plus tard celui des rois d’Assyrie et de Babylone. Il avait transporté en Asie des tribus entières de nègres, arrachées à leurs foyers, et envoyé en Nubie les populations asiatiques dont il prenait les terres pour les donner à ces nègres.

Ce système barbare n’était pas, du reste, sans danger. Diodore de Sicile recueillit en Égypte un récit, qui semble présenter des caractères d’authenticité, sur un fait dont, naturellement, les inscriptions officielles de Râ-mes-sou ne parlent, pas, car il avait été peu glorieux pour la puissance du Pharaon. D’après ce récit, une troupe considérable de prisonniers assyriens et chaldéens d’origine, mis à travailler aux carrières des environs de Memphis, se soulevèrent, ne pouvant plus supporter l’excès des travaux qu’on leur imposait. Ils s’emparèrent d’une place forte de cette région, d’où ils faisaient des razzias sur les campagnes voisines. Après avoir essayé vainement de les réduire par la force, le superbe Sésostris dut entrer en accommodement avec eux. Il leur accorda une amnistie générale et leur laissa la possession de la ville dont ils s’étaient emparés, laquelle reçut le nom de Babylone, en souvenir de leur patrie. C’est la ville qu’on appelle aujourd’hui le Vieux-Caire et dont le vieux nom égyptien était Hâ-benben. Il est possible, du reste, que la révolte en question ait eu lieu lors des troubles qui suivirent le règne de Mi-n-Pktah, plutôt que du vivant de Râ-mes-sou lui-même.

Quoiqu’il en soit, pendant le long pouvoir de ce prince, la population rurale indigène et proprement égyptienne ne fut pas à l’abri des souffrances ‘qui pesaient sur les colons étrangers du Delta. Le règne d’un despote qui aime la guerre et a la manie de la bâtisse, est toujours et par tous pays une effroyable calamité pour le peuple des campagnes. L’Égypte sous Râ-mes-sou II ne fît pas exception à cette règle constante de l’histoire. Un papyrus du Musée Britannique nous a conservé la correspondance du chef des bibliothécaires de Râ-mes-sou, Amon-em-Apt, avec son élève et ami Pen-ta-our, l’auteur du poème épique que nous avons analysé un peu plus haut. Une de ces lettres décrit, dans les termes suivants, l’état des campagnes et les conditions de la vie des cultivateurs.

Ne t’es-tu pas représenté l’existence du paysan qui cultive la terre ?

Dès avant la moisson,

les vers emportent la moitié des grains,

les pourceaux mangent le reste ;

il y a des rats nombreux dans les champs ;

les sauterelles s’abattent,

les bestiaux ravagent la moisson,

les moineaux pillent les gerbes.

Si le cultivateur néglige de rentrer assez vite ce qui est sur l’aire,

les voleurs le lui enlèvent.

L’attelage ce tue à tirer la charrue.

Le collecteur des finances est sur le quai à recueillir la dîme des moissons ;

il a avec lui des agents armés de bâtons,

des nègres avec des lattes de palmier ;

tous crient : « Çà, des grains. »

S’il n’en a pas, ils le jettent à terre tout de son long ;

lié, traîné au canal,

il y est plongé la tête la première.

Tandis que sa femme est enchaînée devant lui,

que ses enfants sont garrottés,

ses voisins les abandonnent

et se sauvent pour veiller à leurs récoltes.

Ces correspondances didactiques des maîtres célèbres avec leurs disciples, qui constituaient alors un des genres littéraires les plus en vogue chez les Égyptiens, abondent en tableaux instructifs de la vie des différentes classes de la société. Ils montrent quelle lassitude éprouvait dès lors l’Égypte des guerres incessantes auxquelles la condamnaient l’ambition et l’orgueil de ses rois. Voici une description des misères de la vie militaire[25].

Pourquoi dis-tu que l’officier d’infanterie est plus heureux que le scribe ?

Arrive, que je te peigne le sort de l’officier, l’étendue de ses misères.

On l’amène, tout enfant, pour l’enfermer dans la caserne ;

une plaie de coupure se forme sur son ventre,

une plaie d’usure est sur son front,

une plaie de déchirure est sur ses deux sourcils ;

sa tête est fendue et couverte de pus[26].

Bref, il est battu comme un rouleau de papyrus,

il est brisé par la violence.

Viens, que je te dise ses marches vers la Syrie,

ses expéditions en pays lointain.

Ses pains et son eau sont sur son épaule comme le faix d’un âne,

et font son cou et sa nuque semblables à ceux d’une bête de somme

les jointures de son échine sont brisées.

Il boit d’une eau corrompue,

puis retourne à sa garde.

Atteint-il l’ennemi,

il est comme une oie qui tremble,

car il n’a plus de valeur en tous ses membres.

Finit-il par retourner en Égypte,

il est comme un bâton rongé des vers.

Est-il malade, obligé de s’aliter,

on l’emmène sur un âne ;

ses vêtements, des voleurs les enlèvent ;

ses domestiques l’abandonnent.

Voilà pour le fantassin ; l’officier de chars de guerre n’est pas mieux traité dans un autre morceau.

Viens, que je te dise les devoirs fatigants de l’officier de chars.

Lorsqu’il est placé à l’école par son père et sa mère,

sur cinq esclaves qu’il possède il en donne deux[27].

Après qu’on l’a dressé, il part pour choisir un attelage

dans les écuries, en présence de Sa Majesté.

A peine a-t-il pris les bons chevaux,

il se réjouit à grand bruit.

Pour arriver avec ses montures à son bourg,

il se met au galop,

mais il n’est bon qu’à galoper sur un bâton[28].

Comme il ne connaît pas l’avenir qui l’attend,

il lègue tous ses biens à son père et à sa mère,

puis emmène un char dont le timon pèse trois outens,

tandis que le char pèse cinq outens[29].

Aussi, quand il veut aller au galop sur ce char,

il est forcé de mettre pied à terre et de le tirer.

Il le prend, tombe sur un reptile,

se rejette dans les broussailles ;

ses jambes sont mordues par le reptile,

son talon est percé par la morsure.

Lorsqu’on vient pour faire l’inspection de ses effets, sa misère est au comble ;

il est allongé sur le sol et frappé de cent coups.

Songez, remarque justement M. Maspero, que ces lignes furent écrites sous le règne de Râ-mes-sou II et au bruit des chants de triomphe. La multitude se laissait encore emporter à l’enthousiasme de la victoire et suivait de ses acclamations le char triomphal du Pharaon. La première ivresse passée, les classes populaires, épuisées par des siècles de guerres incessantes, écrasées sous le poids des corvées et des impôts, retombaient dans leur découragement habituel ; les lettrés tournaient les souffrances du soldat en ridicule. Les scribes, tels étaient à ce moment les vrais maîtres de la société égyptienne, ceux qui faisaient mouvoir la machine administrative et fiscale par laquelle le peuple était broyé, et qui seuls en profitaient. La vieille aristocratie militaire, qui avait eu ses jours de gloire et de puissance sous l’Ancien et le Moyen Empire, qui s’était relevée dans les crises de la guerre de la délivrance nationale et y avait pris une part si glorieuse, avait été systématiquement annihilée par le despotisme royal ; rien ne subsistait plus de ses anciens instincts d’indépendance et de l’esprit chevaleresque par lequel elle rachetait ses défauts. Aucune institution libre ne l’avait remplacée ; les classes inférieures n’avaient acquis aucune garantie. Le pouvoir absolu avait passé de l’épée à la plume. Tout en gardant encore certaines allures militaires, la monarchie égyptienne s’était transformée en un État bureaucratique, où les scribes étaient tout, menaient tout, exploitaient tout. C’est donc avec raison qu’Amon-em-Apt écrivait à son élève Pen-ta-our, après lui avoir décrit les misères du paysan et de l’officier :

Celui qui se lait scribe est délivré de toute tâche servile,

est protégé contre toutes les corvées,

n’a plus à manier ni la charrue ni la houlette.

Ne portes-tu pas la palette ?

C’est là ce qui établit la différence entre toi et celui qui manie la rame.

Tu es à l’abri des misères ;

point de maîtres violents au-dessus de toi,

point de supérieurs nombreux.

Sorti du sein de sa mère, l’homme

se courbe, devant son supérieur ;        

le conscrit sert le capitaine ;

le cadet, le commandant ;

le valet, le cultivateur.

Le soldat est fait pour le capitaine,

le courrier pour le gardien des portes,

le berger pour le boucher.

Le chasseur passe son temps à courir,

le pêcheur a se plonger dans l’eau.

Le prophète a les rites à accomplir,

le prêtre les cérémonies à faire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le chef d’atelier, est à son travail ;

son cheval s’enfuit du champ,

le grain de sa femme

et de ses enfants reste dans le sillon ;

sa servante est à la peine,

son valet est misérable.

Le boulanger pétrit,

met les pains au feu ;

il enfonce sa tête dans le four

et son fils le retient par les jambes ;

si la main de son fils le lâche,

il tombe là dans les flammes.

Il n’y a que le scribe ; lui, il prime

tout ce qui est dans cette terre.

Terminons ces extraits des correspondances littéraires du temps de Râ-mes-sou II, après en avoir tiré des renseignements sur l’état des diverses classes de la société égyptienne sous le sceptre de Sésostris, par les descriptions enthousiastes que les scribes de cour donnent des plaisirs de la nouvelle ville de Pa-Râmessou-aâ-nakhtou. L’un d’eux nous dit :

Elle s’étend entre la Palestine et l’Égypte,

toute remplie de provisions délicieuses.

Elle est comme la reproduction d’On du sud (Hermonthis) ;

sa durée est celle de Man-nofri (Memphis) ;

le soleil se lève

et se couche en elle.

Tous les hommes quittent leurs villes.

et s’établissent sur son territoire.

Un autre donne bien plus de détails :

C’est une ville fort belle, et qui n’a pas sa pareille.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ses campagnes sont pleines de toutes les choses délicieuses,

de nourritures, de provisions, chaque jour.

Ses viviers sont pleins de poissons,

ses étangs d’oiseaux aquatiques ;

ses prés foisonnent d’herbes exquises.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ses greniers sont pleins de blé et d’orge dont les monceaux s’élèvent jusqu’au ciel.

Les grandes barques y viennent au port ;

les provisions et les richesses y abondent chaque jour.

Quiconque l’habite se réjouit ;

on ne le contrarie point.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les riverains de la mer lui apportent en hommage des anguilles et des poissons,

et lui donnent le tribut de leurs marais.

Les habitants delà ville sont en vêtements de fête chaque jour,

de l’huile parfumée sur leurs têtes, en perruques neuves ;

ils se tiennent sur leurs portes,

leurs mains chargées de bouquets,

de rameaux verts du bourg de Pâ-Hathor,

de guirlandes du bourg de Pahour,

au jour d’entrée du roi Râ-mes-sou.

Le Pharaon devait payer d’un beau cadeau l’ingénieuse flatterie du scribe qui vantait comme une des merveilles du monde la ville nouvelle, à la création de laquelle il avait mis son orgueil. C’est ainsi que Louis XÏV était particulièrement sensible aux louanges prodiguées à Versailles. Mais nous savons par la Bible ce que coûtaient ces créations fastueuses, et le cri de souffrance des opprimés, qui bâtissaient comme forçats la ville dont on nous dépeint les délices, retentit plus haut pour nous que les chants de fête de ceux qui y menaient la vie douce et facile. - L’art, chez aucun peuple et à aucune époque, n’a résisté à l’influence dégradante d’un certain degré de despotisme. Les monuments de Râ-mes-sou II nous font assister à une décadence radicale de la sculpture égyptienne, qui se précipite avec une incroyable rapidité à mesure qu’on avance dans ce long règne. Il débute par des œuvres dignes de toute admiration, qui sont le nec plus ultra de l’art égyptien, comme les colosses de Memphis et d’Ibsamboul ; mais bientôt l’oppression universelle, qui pèse sur toute la contrée comme un joug de fer, tarit la source de la grande inspiration des arts. La sève créatrice semble s’épuiser dans les entreprises gigantesques conçues par un orgueil sans bornes. Une nouvelle génération d’artistes ne vient pas remplacer celle qui s’était formée sous les souverains précédents. A la fin du règne, la décadence est complète, et dans les dernières années de Râ-mes-sou, ainsi que sous son fils Mi-n-Phtah, nous voyons apparaître des œuvres tout à fait barbares, des sculptures de la plus étrange grossièreté.

 

A l’époque où il avait signé son traité de paix avec le roi de Khéta, Râ-mes-sou était âgé déjà d’une cinquantaine d’années, et depuis quarante ans il avait été presque constamment aux armées. La paix une fois consolidée, il acheva rapidement de s’user dans la luxure. Aussi, après trente ans de règne, se sentit-il assez fatigué physiquement et intellectuellement pour éprouver un invincible besoin de repos et pour se résoudre, sans abdiquer, en conservant les prérogatives suprêmes de la royauté et une direction générale sur la marche des affaires, à déléguer l’exercice de l’autorité à des mains plus jeunes. Cet état de choses bizarre, où le roi laissa successivement le pouvoir à plusieurs de ses fils, investis d’une sorte de lieutenance-générale du royaume, dura trente-sept ans, car Râ-mes-sou mourut presque centenaire.

Les trois aînés de ses fils étaient déjà morts en l’an 30 de son règne. Il choisit donc, pour en faire le régent de son empire, son quatrième fils, Khâ-m-Ouas, qui paraît avoir été un de ses enfants favoris, et qui était déjà investi de la dignité de chef du sacerdoce de Memphis. C’est dans cette ville qu’il résida pendant toute la durée de sa lieutenance, qui se prolongea vingt-cinq ans. Oh ne sait, du reste, que peu de chose du gouvernement de Khâ-m-Ouas, si ce n’est qu’il fut un prince éminemment dévot et qu’il avait laissé à la postérité la réputation d’un adepte passionné des sciences occultes. Il devint ainsi un sorte de type de prince magicien, et c’est comme tel qu’on fît de lui, plusieurs siècles après, le héros de romans fantastiques dont nous aurons à reparler plus loin. Par une exception unique, ce prince fut enseveli dans les souterrains, sacrés du Serapeum de Memphis, où A. Mariette a retrouvé sa tombe, renfermant de magnifiques bijoux, auprès de celles des taureaux divins Apis.

Khâ-m-Ouas mort dans l’an 55 de Râ-mes-sou, ce fut le treizième fils du roi, Mi-n-Phtah, l’aîné de ceux qui survivaient, qui prit la lieutenance du royaume. De même que Khâ-m-Ouas et la princesse Bent-Anta, il était enfant de la reine Isi-nofrit, la femme de la jeunesse du Pharaon, celle qu’il avait préférée. On lui avait décerné de bonne heure le titre de prince héritier, au détriment de frères plus âgés, mais nés d’autres mères. Il fut douze ans régent sous son père, et c’est lui qui devint roi à la mort de Râ-mes-sou. De son nom de Mi-n-Phtah les fragments de Manéthon font Amenephthès ou Aménophis, tandis qu’Hérodote a altéré en Phéron son prénom ou nom d’intronisation, Bâ-n-Râ.

 

§ 6. — FIN -DE LA. XIXE DYNASTIE. — INVASIONS ETRANGERES. — L’EXODE. (XIVe SIECLE)

Au début de son règne, Mi-n-Phtah n’était plus un jeune homme. Né au plus tard dans les premières années du règne de son père, il devait avoir soixante ans, sinon plus ; c’était donc un vieillard succédant à un autre vieillard, dans un moment où l’Égypte aurait eu grand besoin d’un roi jeune et actif[30]. Ce n’était, d’ailleurs, ni un soldat, ni un administrateur, mais un esprit tourné presque exclusivement vers les chimères de la théurgie et de la magie, ressemblant sous ce rapport à son frère Khâ-m-Ouas. Quand le livre de l’Exode le fait résider clans la Basse-Égypte à peu de distance de la terre de Goschen où habitaient les Benê-Yisraël, il est dans la vérité historique la plus précise, car ce prince habita presque constamment Memphis ou Tanis. Et le livre biblique n’est pas moins exact quand il le dépeint entouré de prêtres magiciens, avec lesquels Moscheh (Moïse) fait assaut de prodiges pour frapper l’esprit du Pharaon.

Tout cela devait rendre Mi-n-Phtah bien peu capable de faire face aux calamités, aux guerres et aux troubles qui rendirent son règne un des plus malheureux de l’histoire d’Égypte.

Déjà la fin du règne si prolongé et si fastueux de Râ-mes-sou Sésostris avait été un temps de complète décadence en toutes choses, un temps de désastres que nous ne connaissons encore qu’imparfaitement et qui étaient le prélude des événements qui allaient se dérouler à l’avènement de son fils. L’orgueilleux monarque, qui avait étalé si pompeusement sa puissance, laissait en mourant le territoire de l’Égypte entamé du côté de sa frontière du Nord-Ouest. Le pays, énervé par soixante ans d’un despotisme sans frein et guidé par des mains débiles, n’était plus en état de résister à ses ennemis. Mais ce n’était plus cette fois de l’Asie que lui venaient le danger et l’invasion, c’était de la côte septentrionale d’Afrique et de la mer Méditerranée ; de nouveaux adversaires entraient en lice contre l’Égypte.

Vers l’époque de la XVIIIe dynastie, une grande révolution s’était accomplie clans les populations de la côte de la Libye et des pays situés autour delà mer Egée. Dans cette dernière région elle s’était surtout prononcée, semble-t-il, depuis le temps de Tahout-mès III, lequel, nous l’avons dit, avait exercé sur l’Archipel grec une véritable suprématie, par le moyen des flottes phéniciennes, qui reconnaissaient sa loi. Un flot de barbares aux cheveux blonds, aux yeux bleus, dont le type, dans les représentations monumentales, a tous les caractères, non seulement de la race blanche pure, mais de son rameau yaphétite ou aryen, s’était abattu par mer sur la côte africaine, y avait refoulé en partie vers l’intérieur l’ancienne population, issue de la race ‘hamitique de Pout, et en partie s’était fondue avec elle, enfin avait fixé sa demeure dans le pays. C’étaient les ancêtres des populations blondes que nos soldats ont trouvées encore conservées dans l’intérieur des montagnes de la Kabylie, c’étaient les Libyens proprement dits, les Lebou des inscriptions hiéroglyphiques, et les Maschouasch, les Maxyes d’Hérodote. Les Égyptiens les désignaient sous les deux appellations génériques de Tama’hou, hommes du nord, et Ta’hennou, hommes au teint clair.

Ces peuples blonds de la Libye, venus, semble-t-il, du Nord-Est, et dans tous les cas sûrement d’au-delà de la mer, étaient étroitement alliés, et peut-être apparentés aux nations pélasgiques que l’ethnographie de la Genèse rassemble sous le nom de Yavan. Ils avaient été comme leur avant-garde vers l’occident. Ou du moins les nations pélasgiques, parties de l’Asie Mineure et de la mer Egée, les suivirent bientôt dans leur mouvement de migration maritime. C’est pour celles-ci que l’ébranlement se produisit surtout vers l’époque où la XVIIIe dynastie achevait de régner en Égypte. On peut aujourd’hui déterminer cette date approximative d’après les documents hiéroglyphiques. Car, ainsi que l’a dit M. Renan, un curieux phénomène est en train de se passer en critique. L’Égypte sera bientôt comme une espèce de phare au milieu de la nuit profonde de la très haute antiquité. Les textes égyptiens deviennent les documents les plus anciens de la vieille histoire de l’Asie antérieure et du monde méditerranéen.

Mais ici nous laisserons, sur le mouvement de migration qui se manifeste alors chez les nations pélasgiques et qui vient se heurter à l’Égypte, la parole à M. Maspero, qui a mieux que personne compris le caractère et la portée de ces événements[31].

Les Phrygiens, isolés dans l’intérieur des terres, ne prirent aucune part à ces migrations et laissèrent le soin de les achever à cette catégorie de peuples à moitié légendaires, Méoniens, Troyens, Lyciens, que les historiens classiques et les monuments égyptiens nous font connaître. D’après les traditions du pays, Manês, fils de Zeus et de la Terre, eut Cotys de Callirhoë, fille de l’Océan. Cotys engendra Asios, qui donna son nom à l’Asie, et Alys, qui fonda en Lydie la dynastie des Atyades. Callilhéa, fille de Tylos et femme d’Atys, mit au monde deux fils, nommés, selon les uns Tyrsônos ou Tyrrhênos et Lydos, selon les autres Torrhêbos et Lydos. L’examen de cette généalogie, où sont compris tous les héros éponymes du pays, montre qu’il y eut d’abord sur la côte ouest de l’Asie Mineure un grand peuple appelé Maiones, formé de plusieurs tribus, les Lydiens, les Tyrsênes ou Tyrrhênes (Turses, Tursanes, Tourscha), les Torrhêbes, etc. Quelques-unes de ces tribus, attirées vers la mer sans doute par l’attrait de la piraterie, finirent par quitter le pays et par aller chercher fortune au loin. Aux jours d’Atys, fils de Manês, raconte Hérodote, il y eut une grande famine par toute la terre de Lydie.... Le roi se résolut à partager la nation par moitié et à faire tirer les deux portions au sort : les uns devaient rester dans le pays, les autres s’exiler. Il continuerait de régner lui-même sur ceux qui obtiendraient de rester aux émigrants il assigna pour chef son fils Tyrsênos. Le tirage accompli, ceux qui devaient partir descendirent à Smyrne, construisirent des navires, y chargèrent tout ce qui pouvait leur être utile et partirent à la recherche de l’abondance et d’une terre hospitalière. Après avoir passé bien des peuples, ils parvinrent en Ombrie, où ils fondèrent des villes qu’ils habitent jusqu’à ce jour. Ils quittèrent leur nom de Lydiens, et, d’après le fils du roi qui leur avait servi de guide, se firent appeler Tyrsêniens. Quoiqu’en dise Hérodote, cette migration[32] ne se fit pas en une seule direction : elle se prolongea pendant près de deux siècles, du temps de Séti Ier au temps de Râ-mes-sou III, et porta sur les régions les plus diverses. On trouve les Pélasges Tyrrhêniens à Imbros, à Lemnos, à Samothrace et dans la péninsule de Chalcidique, sur les côtes et dans les îles de la Propontide, à Cythère et sur la pointe méridionale de la Laconie. Leur migration vagabonde qui pendant un certain temps les fait aller un peu dans toutes les directions parles mers, apparaissant au milieu des nations de la Grèce déjà fixées depuis plusieurs siècles, puis tout à coup disparaissant des lieux où ils avaient semblé vouloir s’établir, comme de l’Attique, sans autres causes discernables qu’un irrésistible besoin de vie errante, entraînant avec eux à leur départ des essaims de ces nations et recommençant ensuite sur d’autres points jusqu’à ce que leur masse se porte sur l’Italie, laissant seulement derrière elle dans la mer Egée quelques faibles tribus bientôt absorbées par leurs voisins, cette migration d’un caractère tout particulier, qui fut la dernière dont les contrées helléniques furent le théâtre avant l’invasion dorienne, était jusqu’à présent un phénomène inexplicable dans les annales primitives de la Grèce. C’est seulement aujourd’hui que nous pouvons en comprendre la nature et la remettre dans son vrai cadre. En réalité, dans tous les mouvements confus de population que nous discernons maintenant durant cette période de deux siècles dans le bassin oriental de la Méditerranée et qui viennent à plusieurs reprises se heurter à l’Égypte, le fait dominant est la migration errante de l’ensemble de tribus désignées dans les souvenirs des Grecs sous le nom général de Pélasges Tyrrhéniens. Les autres nations n’y apparaissent guère qu’à l’état d’essaims attirés dans leurs courses.

Le flot des envahisseurs septentrionaux montant toujours en Libye et ne s’arrêtant pas, renforcé au contraire par l’entrée en scène des nouvelles bandes des Tourscha ou Tyrsênes, ils débordèrent bientôt de la côte libyque, et vers la fin du règne de Séti Ier commencèrent à menacer la Basse-Égypte du côté de l’occident. Les fertiles campagnes du Delta étaient l’objet de leurs convoitises. Nous avons déjà raconté plus haut comment, lorsque son père était encore vivant, Râ-mes-sou II leur infligea une défaite assez sérieuse pour prévenir tout retour offensif de leur part durant un demi-siècle. Dans ses guerres d’Asie, le roi avait dans ses troupes plusieurs corps de soldats recrutés parmi les prisonniers de ces nations. Il avait en particulier attaché à la garde de sa personne une légion de Schardana, séduit peut-être par l’étrange magnificence de leur costume, de même qu’aujourd’hui les Empereurs de Russie se plaisent à se faire escorter par un escadron de Circassiens couverts de mailles comme des guerriers du moyen-âge. Quand Râ-mes-sou fut devenu vieux, ni lui, ni les régents auxquels il déléguait l’exercice actif du pouvoir, n’eurent plus assez de force pour arrêter le torrent des Libyens. Les frontières de la terre de Miçraïm furent violées, des incursions continuelles dévastèrent la partie occidentale de la Basse-Égypte. Des tribus entières s’établirent même sur les terres fécondes qui demeuraient ouvertes à leurs déprédations, et, refoulant la population égyptienne, occupa plusieurs des nomes extrêmes du côté de l’ouest. Ainsi l’orgueilleux Sésostris mourut, laissant une portion du royaume de ses pères, du cœur même de sa monarchie, envahie par les barbares.

Ce fut bien pis à l’avènement de Mi-n-Phtah. Le changement de règne parut aux nations libyennes et pélasgiques une occasion éminemment favorable pour gagner des terres sans trop de difficultés, pour se rendre maîtresses du Delta et s’y établir définitivement. Une formidable invasion s’organisa donc, et nous en connaissons les événements par une grande inscription du temple de Karnak, qui a été l’objet des études successives de E. de Rougé et de M. Chabas. Appelés par les Lebou, qui habitaient à l’ouest de l’Égypte, sur le bord de la mer, et qui entretenaient avec eux des rapports de navigation, les peuples pélasgiques envoyèrent des troupes d’émigrants débarquer vers la. Cyrénaïque et la Marmarique. Ainsi se forma une nombreuse armée, composée de guerriers des diverses nations confédérées, qu’on peut diviser en deux groupes : les peuples libyens, Lebou (Libyens proprement dits), Maschouasch (Maxyes), Kahaka, et leurs alliés constants les Schardana (Sardones), qui n’étaient peut-être pas encore établis dans File à laquelle ils donnèrent leur nom et où la tradition antique disait qu’ils étaient venus de la côte de Libye ; puis le groupe des gens d’au-delà de la mer, Aqaiouascha (Achéens,) Leka (les Lyciens de la Grèce ou les Laconiens), Tourscha (Tyrsênes ou Tyrrhêniens), et Schekouhcha (Sicules). Parmi ces derniers, l’hégémonie appartenait aux Aqaiouascha, au moins sur les Leka et les Tourscha. Le roi des Lebou, Mermaïou, fils de Deïd, avait le commandement suprême de l’armée d’invasion. Mais l’inscription de Karnak nous apprend que le Tourscha avait pris l’initiative de la guerre, et que chacun de ses guerriers avait amené sa femme et ses enfants, ce qui indique bien clairement l’intention de chercher un établissement nouveau.

En voyant ainsi les Achéens et les autres habitants du Péloponnèse, dès cette époque si ancienne, en relations intimes et suivies avec les gens de la Libye, on ne peut manquer de se souvenir du cycle des fables libyennes sur l’Athênê Tritônis, le Poséidon libyen, le passage des Argonautes au lac Triton, et du rôle qu’elles jouent de très bonne heure dans les légendes de la Grèce. Surtout le rapprochement s’impose entre ce débarquement d’Achéens et de Pélasges dans la Cyrénaïque ou la Marmarique, attaquant ensuite par sa frontière occidentale l’Égypte, où ils cherchent à se fixer, et la tradition d’un établissement primitif de Pélasges thessaliens en Cyrénaïque, bien avant la guerre de Troie. Cette dernière tradition se présente, il est vrai, sous une forme presque exclusivement mythologique, liée d’une manière inextricable au mythe religieux de la nymphe Cyrène et de son fils Aristée. On pensait jusqu’ici qu’elle avait dû se former, comme le cycle des fables libyennes, postérieurement à la fondation de la colonie dorienne de Cyrène par Battos. Mais il faut aujourd’hui reconnaître qu’elle conservait le vague souvenir d’événements réels, de ceux que révèlent maintenant les textes égyptiens et qu’Eusèbe n’a pas eu tort de donner une place dans sa Chroniqueà ces premiers établissements des Pélasges en Cyrénaïque, ce qu’il a fait sans doute 4’après des ouvrages aujourd’hui perdus qui-lui donnaient un caractère plus historique. Il est même à remarquer que la date à laquelle il les inscrit, 1333 av. J.-C, ne s’écarte pas trop de l’époque réelle résultant des monuments égyptiens. Ce ne sont pas là, du reste, les seuls récits légendaires qui mêlent d’une manière étrange aux Libyens des gens de la Grèce ou de l’Asie-Mineure. Ne racontait-on pas qu’Aristée et ses Pélasges étaient aussi passés en Sardaigne, presque aussitôt après les Sardones d’origine libyenne ? Hérodote ne fait-il pas des Maxyes, les Maschouasch des monuments égyptiens, une colonie de Teucriens de la Troade ? Il faut aujourd’hui forcément envisager ces traditions d’un autre œil qu’on ne l’a fait jusqu’ici et y voir des échos, corrompus et affaiblis par la distance, de faits que nous commençons seulement à connaître dans leur réalité.

Quoiqu’il en soit, et pour en revenir au récit, donné dans l’inscription de Karnak, de l’attaque des peuples libyens et pélasgiques contre l’Égypte au début du règne de Mi-n-Phtah, un discours, que le rédacteur de cette inscription place dans la bouche du Pharaon lui-même, décrit les maux que les envahisseurs faisaient peser sur le Delta. Ces barbares pillent les frontières ; ces impies les violent chaque jour ; ils volent. Ils pillent les ports, ils envahissent les champs de l’Égypte, en venant par le fleuve. Ils se sont établis : les jours et les mois s’écoulent et ils restent à demeure. Les souffrances du pays sont données comme plus grandes même que lors de l’invasion des Pasteurs. On n’a rien vu de semblable, même au temps des rois de la Basse-Égypte, quand ce pays d’Égypte était en leur pouvoir et que la calamité persistait, au temps où les rois de la Haute-Égypte n’avaient pas la force de repousser les étrangers.

Les barbares avançaient sans rencontrer de résistance sérieuse. La population épouvantée s’enfuyait devant, eux ou bien se soumettait, mais ne tentait pas de lutte. Déjà l’armée d’invasion avait atteint les environs de Pa-ari-scheps, la Prosopis des grecs ; On (Héliopolis) et Man-nofri (Memphis) étaient sérieusement menacées. Mi-n-Phtah rassembla son armée en avant de ces deux villes, pour les couvrir ; il tira d’Asie de nombreux mercenaires, afin de suppléer au manque de soldats égyptiens suffisamment exercés ; en même temps il fortifia les bords du bras central du Nil, pour empêcher les ennemis de le franchir et mettre du moins à l’abri la moitié orientale du Delta. Lançant d’abord en avant ses chars et des corps d’auxiliaires armés légèrement, le Pharaon promettait d’être en ligne au bout de quatorze jours avec le gros de ses forces. Mais il n’aimait point personnellement la bataille, et il ne voulut pas s’exposer lui-même à une défaite. Une apparition du dieu Phtah, qu’il eut en songe, vint à point l’avertir que sa grandeur l’attachait au rivage. Il envoya donc sa phalange au combat sous la conduite des survivants des généraux de son père, tandis qu’un second corps d’armée, traversant le désert, pénétrait dans la Libye pour y opérer une diversion sur les derrières de l’ennemi.

Une grande bataille fut livrée auprès de Pa-ari-scheps. Elle dura six heures et se termina par l’entière déroute des Libyens et de leurs alliés. Le récit officiel donne les chiffres de la perte des envahisseurs étrangers, chiffres que leur modération même indique comme exacts, ainsi qu’il arrive presque toujours dans les bulletins égyptiens. Les Lebou eurent 6.359 morts, les Maschouasch 6.103, les Kahaka 2.362, lesTour-scha 790, les Schakalascha (Sicules) 250 ; le chiffre de la perte des Schardana, des Aqaiouascha et des Leka est malheureusement détruit. On fit 9.376 prisonniers ; on s’empara d’un très grand butin dans le camp des ennemis, entre autres de 1.307 têtes de gros bétail, enfin on releva sur le champ de bataille une quantité d’armes de bronze, abandonnées par les fuyards. Ils furent poursuivis jusqu’en dehors des frontières, sur lesquelles on se hâta de relever les forteresses et de rétablir les garnisons. Mermaiou, le roi des Lebou, avait disparu dans le combat sans que l’on pût savoir quel avait été son sort ; la nation élut un autre chef, qui s’empressa de traiter avec le Pharaon. Celui-ci s’empressa de triompher solennellement pour la victoire de ses généraux, aux acclamations du peuple délivré d’un extrême danger.

C’est ainsi que se termina et que fut repoussée cette formidable invasion, qui avait couvert de ruines une partie de l’Égypte. Mais la victoire ne fut pas si complète que Mi-n-Phtah n’en fût réduit à faire comme ces empereurs romains de la décadence, qui, impuissants à refouler complètement les barbares, leur assignaient des terres dans les provinces de l’empire après les avoir vaincus. Les tribus étrangères, appartenant principalement aux Maschouasch, qui s’étaient fixées depuis un certain temps dans le Delta et y avaient formé de véritables colonies, ne furent pas expulsées. On les conserva dans le pays, en leur imposant de reconnaître l’autorité du roi d’Égypte, et on leur accorda même le privilège de fournir un corps de troupes spécial, qui fit désormais partie de la garde du Pharaon.

Mi-n-Phtah, d’après les fragments de Manéthon, régna une trentaine d’années. Il dut donc mourir au moins nonagénaire. La plus grande partie de son règne, après l’invasion qui en avait marqué le début, parait avoir été pacifique. Les ennemis étrangers laissaient pour quelque temps l’Égypte en repos. Mais entre les mains débiles d’un vieillard incapable de faire mouvoir avec énergie les ressorts de la machine d’un despotisme à outrance, le pays tombait dans un état d’affaissement et de désorganisation tel qu’il allait presque se décomposer au premier choc qui lui viendrait du dehors. La faiblesse de Min-n-Phtah, dit M. Maspero d’après les observations d’Aug. Mariette, dut encourager les espérances des princes qui se croyaient des droits à la couronne : il semble même que certains d’entre eux n’attendirent pas sa mort pour afficher ouvertement leurs prétentions. Tel fut le cas du Râmes-sou-em-per-en-Râ, surnommé Meriou, qu’a fait connaître une stèle d’Abydos, conservée au musée de Boulaq. Ce personnage, tout en s’intitulant premier ministre, usurpe une partie des litres royaux, mais sans prendre le cartouche. Il affiche, en un mot, une position de régent analogue à celle que Khâ-m-Ouas et Mi-n-Phtah occupèrent successivement pendant la vieillesse de leur père Râ-mes-sou II.

C’est dans la dernière partie du règne de Mi-n-Phlah que doit être placé l’Exode biblique, la sortie d’Égypte des Benê-Yisraël, cantonnés depuis la fin de la période des Pasteurs dans la terre de Goschen, c’est-à-dire dans le XXe nome de la Basse-Égypte, nome de Soupt-akhom ou Arabique, dont la capitale était Qosem. Je crois que M. Chabas a eu raison de maintenir cette date contre ceux qui ont récemment tenté de faire descendre l’événement un peu plus bas. Elle est la seule qui concorde exactement avec les données de la Bible, d’après laquelle l’Exode eut lieu du temps du successeur du Pharaon qui ne connaissait plus Yoseph, de celui qui avait fait bâtir aux enfants de Yisraël la ville de Ra’amsès, c’est-à-dire de Râ-mes-sou Sésostris. Tel qu’il nous est raconté dans les Livres saints, l’Exode fut un événement désastreux pour l’Égypte, à laquelle il enleva trois millions d’âmes d’une population laborieuse et utile, sans compter les fléaux que l’obstination du Pharaon à résister aux ordres divins annoncés par Moscheh fit tomber sur le pays et la destruction de l’élite de l’armée (mais non la mort du roi d’Égypte lui-même, que le texte n’implique aucunement) dans les flots de la mer des Roseaux. C’est dans le livre consacré spécialement à l’histoire des Israélites que nous examinerons en détail la narration biblique de cette sortie d’Égypte, et que nous suivrons l’itinéraire du peuple conduit par Moscheh. Nous montrerons alors combien, malgré les miracles qui remplissent le récit, il porte les traces irrécusables de la vérité historique et combien il concorde d’une manière heureuse avec l’état des choses au temps de Mi-n-Phlah. Ici nous nous bornerons à faire remarquer que tes monuments officiels égyptiens se taisent au sujet de ces événements où la main de Dieu est si manifestement empreinte, comme ils se taisent sur tous les désastres qu’un succès postérieur n’a pas rachetés. Mais ce silence ne saurait être en critique une raison suffisante pour contester les événements eux-mêmes.

Les annales de l’Égypte, telles que Manéthon les avait fait connaître aux Grecs, enregistraient à la fin du règne de Mi-n-Phtah des troubles religieux et politiques, une révolte appuyée par une invasion asiatique. L’historien juif Josèphe nous a conservé le récit qu’en faisait le prêtre de Sebennytos, et il le présente comme la version égyptienne de l’Exode. Il est difficile de discerner si c’est lui qui y a donné un semblable caractère de son autorité privée, ou si telle était déjà la pensée de Manéthon. Mais en tous cas pour nous, l’assimilation établie entre les événements racontés dans Manéthon et dans la Bible est tout à fait artificielle. Il s’agit de faits différents ou du moins d’épisodes divers du même ensemble de circonstances historiques. Car si le Moscheh biblique offre des ressemblances remarquables avec l’Osarsiph du récit égyptien, d’un autre côté l’Exode des Benê-Yisraël a un caractère bien distinct de la révolte dont parlait l’auteur des Égyptiaques et surtout de l’invasion qui la suivit ; mais il a pu y avoir connexité entre les deux événements. Le soulèvement des impurs a probablement facilité la sortie dès Hébreux, et surtout l’état de bouleversement où tomba en ce moment l’Égypte explique très bien comment les fugitifs ne furent ni poursuivis ni inquiétés dans le désert, après que le premier corps de troupes lancé sur leurs traces eut péri dans la mer des Roseaux, comment ils purent séjourner impunément pendant quelque temps au milieu des établissements égyptiens du Sinaï, en utilisant leurs ressources métallurgiques pour les travaux du Tabernacle.

Quoi qu’il en soit, voici ce que Manéthon avait lu dans les annales de l’Égypte :

Le roi Amenophthis (Mi-n-Phtah), toujours préoccupé de théurgie et de sciences occultes, voulut un jour voir les dieux. Pour y parvenir, il consulta un voyant, qui lui répondit qu’il devait délivrer le pays de tous les lépreux et de tous les impurs. Le roi les fit donc rassembler, au nombre de quatre-vingt mille, et les condamna aux travaux forcés des carrières. Mais parmi eux il se trouva des prêtres, et l’atteinte portée à leur caractère sacré irrita les dieux. Averti de cette colère divine, le voyant se tua après avoir écrit une prophétie annonçant que les impurs trouveraient des alliés à l’extérieur et domineraient l’Égypte pendant treize ans. En effet, ils se mirent en état de révolte, se rendirent maîtres de la ville abandonnée d’Avaris et s’y constituèrent en corps de nation sous la conduite d’un prêtre d’Héliopolis, nommé Osarsipb, qui leur donna des lois contraires aux coutumes égyptiennes. Ils appelèrent alors à leur secours les descendants des Pasteurs retirés en Asie depuis plusieurs siècles et dont la ville principale était Solyme. Ceux-ci répondirent avec empressement à l’appel. Au nombre de 200.000, ils vinrent au secours des impurs révoltés et s’abattirent sur la vallée du Nil. Ils exercèrent envers les habitants de l’Égypte la plus cruelle et la plus sanguinaire tyrannie. Non seulement ils brûlèrent villes et bourgs, pillèrent les temples et brisèrent les statues des dieux, mais ils firent cuire les animaux sacrés, obligeant leurs prêtres et leurs prophètes à les immoler eux-mêmes, et chassant ces prêtres après les avoir dépouillés. Aménophthis ne jugea pas possible de résister à cette invasion, et ayant eu connaissance de la prophétie du voyant, il résolut de laisser passer le torrent sans y opposer d’obstacle. Il se retira donc clans la Haute-Égypte avec son armée, composée de 300,000 hommes, après avoir envoyé son fils et héritier Séthos (Séti), âgé de cinq ans, en Éthiopie, où il devait trouver un asile inviolable. Aménophthis (Mi-n-Phtah) mourut bientôt après, quand les envahisseurs étaient encore dans le pays. Et ce fut seulement au bout de quelque temps qu’un Ramessès les vainquit et les rejeta hors de l’Égypte.

La narration est singulièrement légendaire, et il est manifeste qu’on y a systématiquement forcé certains traits, comme les lois d’Osarsiph, pour rapprocher les faits de ceux de l’Exode. Mais la révolte des impurs et l’invasion asiatique, très probablement fomentée ou peut-être même conduite par les Khéta, que Ton a pu parfaitement qualifier de descendants des Pasteurs[33], doivent être réellement historiques.

Si les monuments égyptiens parvenus jusqu’à nous ne mentionnent pas cette invasion, ils offrent du moins les traces nombreuses des troubles qui en furent la conséquence. Mi-n-Phtah étant mort en laissant le pays foulé par les étrangers et son successeur légitime caché dans les provinces du Haut-Nil, un prince de la famille royale nommé Amon-mes-sou, fils ou petit-fils d’un des fils de Râ-mes-sou II morts avant leur père, ceignit la couronne dans la ville de Kheb, située au nome Matennou ou Aphroditopolite, XXIIe nome du haut pays, non loin du Fayoum. Il paraît être parvenu à recouvrer au bout de quelques années la plus grande partie de l’Égypte. Son fils, proclamé après sa mort dans la ville de Kheb, Mi-n-Phtah II Si-Phtah, lui succéda. Pour légitimer son pouvoir, il épousa une fille de Mi-n-Phtah Ier, la princesse Ta-ouser, dont le grand chancelier Bai fit reconnaître dans tout le pays les droits, contestés d’abord par un parti assez nombreux. Sur tous les monuments, ce prince donne le pas à sa femme, comme reconnaissant qu’elle avait plus de titres que lui à la couronne. Le prince Séti lui-même, héritier légitime de Mi-n-Phtah Ier, toujours réfugié en Éthiopie, accepta le fait accompli de la royauté de Mi-n-Phtah Si-Phtah, et reçut de ce prince le titre de vice-roi de Kousch.

Mais au bout d’un certain temps, treize ans suivant Manéthon, Mi-n-Phtah Si-Phtah étant mort, Séti II fit valoir ses propres droits au trône. Ayant réuni une armée, il descendit le Nil, entra triomphalement à Thèbes et à Memphis, et s’empara de la royauté. Les deux princes successivement proclamés à Kheb furent alors rétrospectivement traités en usurpateurs, et leurs noms martelés sur les monuments. Mais en revanche, Amon-mes-sou et Ta-ouser figurent comme souverains réguliers et légitimes dans les listes de Manéthon ; le jugement définitif delà postérité leur avait donc reconnu cette qualité. Séti II combattit avec un certain succès les Asiatiques, qui n’occupaient peut-être plus de manière permanente une partie de l’Égypte, mais qui continuaient à infester le Delta. Une inscription de sa deuxième année parle de victoires sur les étrangers, et un papyrus du Musée Britannique vante sa grandeur en termes éloquents. Il est vrai que, comme le remarque très judicieusement M. Maspero, il n’y a pas grand fond historique à faire sur ces indications ; car le chant de victoire contenu dans le papyrus n’est que la copie presque mot pour mot d’un chant de triomphe d’abord dédié à Mi-n-Phtah Ier, et approprié à Séti II par une simple substitution de noms.

Les listes de Manéthon donnent à ce prince une certaine durée de règne. Mais nous n’en avons que très peu de monuments ; ce qui s’explique par ce fait qu’au bout d’un temps fort court le pouvoir effectif de Séti II fut entièrement annulé, qu’il rencontra des oppositions violentes qui se traduisirent en révoltes, et que, taudis qu’il continuait à régner nominalement, son royaume tomba dans un état de complète anarchie. Les récits historiques contenus dans le grand papyrus du Musée Britannique connu sous le nom de Papyrus Harris, décrivent en ces termes l’état où en vinrent les choses : Le pays d’Égypte s’en allait à la dérive ; ses habitants n’avaient plus de chef suprême, et cela pendant des années nombreuses, jusqu’à ce que vinrent d’autres temps. Carie pays d’Égypte était aux mains de chefs de nomes qui se tuaient entre eux, grands et petits. Notre Musée du Louvre possède la statue d’un de ces petits princes locaux, nommé Aï-ari. C’est à Memphis qu’il exerçait son pouvoir, et il s’intitule chef du sacerdoce de cette ville par droit héréditaire ; peut-être descendait-il de Khâ-m-Ouas. Il assume en outre la qualification d’héritier supérieur dés deux Égyptes, et d’autres qui impliquent une entière indépendance de fait. Pourtant il place aussi sur sa statue les cartouches du roi Séti II, comme le reconnaissant, au moins nominalement, pour son suzerain.

Mais ce fut bien pis après la mort du roi. D’autres temps vinrent après cela, continue le Papyrus Harris, pendant des années de néant, où un Syrien, nommé Arisou, devint chef parmi les princes des nomes, et força le pays entier à prêter hommage devant lui. Chacun complotait avec le prochain pour piller les biens l’un de l’autre, et comme on traita les dieux de même que les hommes, il n’y eut plus d’offrandes faites dans les temples. L’invasion étrangère avait recommencé, profitant de l’état d’anarchie du pays. Non seulement les provinces asiatiques, reconquises parles premiers rois de la XIXe dynastie, étaient de nouveau perdues ; mais c’était l’Égypte elle-même que foulaient les Asiatiques. Un Syrien avait usurpé l’autorité des Pharaons.

C’est au milieu de ces circonstances toutes particulières, où l’Égypte avait pour ainsi dire disparu, que se place la fin des quarante ans du séjour des Benê-Yisraël dans le désert, la mort de Moscheh (Moïse) au delà du Yarden et la conquête de la Terre Promise par Yehoschou’a (Josué). L’on comprend ainsi comment les Égyptiens n’y apportèrent aucun obstacle, ainsi qu’ils l’auraient probablement fait s’ils avaient été les paisibles possesseurs de la Palestine. Puis, quand Râ-mes-sou III eut rétabli les affaires de l’Égypte et recouvré les provinces asiatiques au sud du pays des Khéta, le changement qui c’était opéré dans la population delà terre de Kéna’an fut pour lui chose indifférente. Nous avons déjà vu quel était le système de là monarchie égyptienne pour le gouvernement de ses provinces d’Asie. Elle les laissait administrer par les princes indigènes sous la surveillance de résidents égyptiens. Comme les Assyriens et les Perses plus tard, comme le gouvernement turc encore aujourd’hui, pourvu que la suzeraineté du Pharaon fût reconnue, que le tribut fût exactement payé, que les provinces fournissent toujours à réquisition des contingents militaires, elle s’inquiétait peu des querelles de tribus, et voyait au contraire une garantie du maintien de son pouvoir dans les divisions des petits princes locaux et dans les querelles où ils usaient leurs forces. Une fois établis dans la Terre Promise, les ‘Ebryim bu Benê-Yisraël durent accepter les conditions de la suzeraineté égyptienne quand elle se rétablit sur la Palestine ; le livre de Yehoschou’a et celui des Juges ne le disent sans doute pas, mais ils ne disent aussi rien de formellement contraire. Et l’Égypte ne leur demandait pas autre chose. Il se peut même qu’après les circonstances qu’elle venait de traverser depuis la fin du règne de Mi-n-Phtah et le rôle qu’y avaient joué, soit les Khéta, soit les nations khenânéennes de la Palestine, la royauté égyptienne n’eût pas vu sans un certain plaisir l’anéantissement de ces dernières nations, toujours disposées à se tourner du côté des plus redoutables ennemis des Pharaons. Les Égyptiens ne tenaient, d’ailleurs, d’une manière absolue qu’à une chose dans la Palestine ; à occuper militairement les places fortes de la grande route stratégique dont nous avons parlé plus haut, et dont la possession leur assurait la domination du pays. Yehoschou’a se garda soigneusement d’attaquer ces places ; il les laissa dans l’état antérieur. Dès lors Râ-mes-sou III, quand il reprit la Palestine, n’eut pas de raisons de les molester. Lui et ses successeurs demeurèrent indifférents aux querelles des Kenânéens et des Israélites, se contentant de lever le tribut également sur les uns et les autres.

 

§ 7. — COMMENCEMENT DE LA. VINGTIÈME DYNASTIE. RA-MES-SOU III. (FIN DU XIVe SIECLE).

Au milieu du désordre général où l’Égypte, h la suite de la mort de Séti II, paraissait près de tomber, une nouvelle dynastie surgit. Dans l’anarchie des princes de nomes, un descendant d’un des fils de Râ-mes-sou II, nommé Set-nekht, était maître de Thèbes. Son nom devint le drapeau autour duquel se groupèrent, contre le Syrien Arisou, les patriotes égyptiens. Après une lutte acharnée, il parvint à vaincre et à déposséder l’étranger. Il fut, dit le Papyrus Harris, comme le dieu Khepra et comme Soutekh dans sa violence, remettant en état le pays entier qui était en désordre, tuant les rebelles qui étaient dans le Delta, purifiant le grand trône d’Égypte. Il fut régent des deux pays à la place du dieu Toum, s’appliquant à réorganiser ce qui avait été bouleversé, si bien que chacun reconnut un frère dans ceux qui avaient été pendant si longtemps séparés de lui comme par un mur, rétablissant les temples et les sacrifices, si bien qu’on recommença à rendre aux cycles divins leurs hommages traditionnels.

Set-nekht régna peu de temps et eut pour successeur son fils Râ-mes-sou, qu’il avait associé à son œuvre réparatrice en lui confiant une vice-royauté sur la Basse-Égypte, avec On ou Héliopolis pour résidence et capitale. Râ-mes-sou III régna trente-deux ans. Ce fut le dernier des grands souverains de l’Égypte. Pendant tout le temps qu’il occupa le trône, il ne cessa pas de travailler à rétablir à l’extérieur l’intégrité de l’empire et à l’intérieur la prospérité du pays. Ses guerres et ses conquêtes eurent, d’ailleurs, un caractère essentiellement défensif ; comme les Trajan, les Marc-Aurèle et les Septime-Sévère, ses efforts furent consacrés à tenir tête au flot toujours montant des barbares, qui avant lui avait un moment rompu ses digues et, une fois refoulé, continuait à battre de tous les côtés les marches de l’empiré, en présageant la ruine prochaine. Ses efforts furent heureux, du reste, et il parvint à relever pour quelque temps encore et à préserver l’édifice de puissance territoriale que la XIXe dynastie avait refait une seconde fois. Le temple funéraire de Médinet-Abou, à Thèbes, est le Panthéon élevé à la gloire de ce grand Pharaon. Chaque pylône, chaque porte, chaque chambre, nous y racontent les exploits qu’il accomplit. De grandes compositions sculptées retracent ses principales batailles.

La tâche que Râ-mes-sou III avait entreprise était singulièrement difficile et laborieuse. Quand il monta sur le trône, son père Set-nekht n’avait pas régné assez longtemps pour avoir pu réaliser la délivrance et la reconstitution intérieure de l’Égypte aussi complètement que sembleraient l’indiquer les expressions du Papyrus Barris. Le sol de l’Égypte était encore en partie aux mains des barbares. Du côté du nord-est, les Schasou du désert harcelaient les postes fortifiés de la frontière du Delta et rendaient impossible l’exploitation des établissements miniers du Sinaï. Du côté du nord-ouest, les peuples libyens avaient envahi et occupé de nouveau la moitié du Delta. Pendant la période d’anarchie, les différentes nations des Tama’hou, Lebou, Maschouasch, Kahaka, et leurs alliés habituels, sous la conduite de leurs chefs, Deïd, peut-être fils du Mermaïou qu’avait vaincu Mi-n-Phlah Ier, Maschaken, Tamar et Tsaoutmar, avaient quitté en masse leurs plateaux stériles pour se jeter sur les riches campagnes de la Basse-Égypte. Ils en avaient conquis tous les nomes occidentaux jusqu’au grand bras central du Nil, atteignant à Test, près de la mer, la ville de Karbana et au sud les environs de Memphis.

Râ-mes-sou s’occupa d’abord des Bédouins ou Schasou, dont il réprima vigoureusement les brigandages. Ce fut seulement dans la cinquième année de son règne qu’il put se retourner contre les Libyens, que jusque-là il s’était borné à tenir en respect, les empêchant de pénétrer plus avant et de passer le fleuve. A la tête de son armée, désormais solidement réorganisée, le roi pénétra dans la portion du Delta que tenaient les Libyens et les battit complètement. Ils furent épouvantés, dit une inscription traduite par M. Chabas, comme des chèvres attaquées par un taureau qui bat du pied, frappe de la corne et ébranle les montagnes en se ruant sur qui rapproche. Les dévastations des Libyens avaient tellement exaspéré les Égyptiens que dans la bataille ils ne reçurent à quartier aucun prisonnier. Après cette défaite, les barbares de Libye évacuèrent le territoire égyptien en toute hâte et clans un complet désordre ; des tribus entières, attardées dans le Delta, furent cernées, enlevées, puis cantonnées en lieu sûr et leurs hommes incorporés dans l’armée. Trois des grands bas-reliefs historiques de Médinet-Abou retracent les principaux épisodes de cette guerre ; mais le texte qui les accompagne est peu développé et ne fournit pas assez de renseignements à notre curiosité.

Trois ans après, c’est sur la frontière de Syrie que Râ-mes-sou eut à repousser l’invasion. Mais là encore ce ne fut pas, comme les rois de la XVIIIe et de la XXIe dynastie, les nations sémitiques et kenânéennes qui furent ses adversaires ; ce furent les peuples de souche pélasgique habitant l’ouest de l’Asie-Mineure et le pourtour de la mer Egée. Malgré les défaites qu’ils avaient éprouvées déjà dans d’autres occasions en tentant une semblable entreprise, ces peuples n’avaient pas renoncé au projet d’établir une partie de leurs essaims dans quelqu’une des fertiles contrées appartenant à l’Égypte. Mais le désastre essuyé par eux du temps Mi-n-Phtah Ier leur avait fait voir qu’il y avait, surtout au lendemain de la défaite de leurs alliés les Tama’hou, peu de chances de succès en débarquant en Libye et en venant attaquer la partie occidentale du Delta. Ils résolurent de tenter une nouvelle voie, par la Syrie, en combinant le double mouvement d’une émigration qui suivrait la route de terre, et d’une flotte nombreuse qui viendrait débarquer aux embouchures du Nil. Le rendez-vous des forces arrivant par les deux voies devait être à la pointe nord-est du Delta, vers le point où s’élevait la ville, alors très peu importante, de Roman, qui fut plus tard Péluse.

Les nations qui sont nommées dans les inscriptions de Médinet-Abou comme ayant pris part à cette entreprise, poursuivie à la fois par terre et par mer, étaient nombreuses. C’étaient les Pélesta du milieu de la mer, c’est-à-dire les Pélasges de la Crète ; les Tsekkri ou Teucriens delà Troade ; les Daanaou ou Danaëns du Péloponnèse ; les Tourscha ou Tyrsônes ; les Ouaschascha, dans lesquels M. Chabas a voulu voir des Osques (assimilation impossible puisque la plus ancienne forme du nom de ceux-ci est Opici) et qui seraient plutôt des Ausoniens ; enfin les Scbakalascha ou Sicules. Les deux premiers de ces peuples avaient la conduite des autres, et on dit formellement que tous avaient été entraînés à la guerre par les Pélesta, qui cherchaient à prendre pied en Égypte ou en Syrie et à y former l’établissement que leurs descendants, les Pelischtim ou Philistins, possédaient en effet un siècle après sur la côte de Palestine. Une véritable émigration, composée presque exclusivement de Pélesta, conduisant avec eux leurs femmes et leurs enfants dans des chars traînés par des bœufs, et accompagnés seulement d’un petit nombre d’aventuriers des autres peuples, s’était mise en marche par terre, venant évidemment de l’Asie-Mineure, et était entrée par le nord dans la Syrie, dont les habitants n’avaient pas osé refuser le passage à cette avalanche d’hommes. Quant à la flotte qui soutenait ce mouvement par mer, les vaisseaux en étaient ceux des Pélesta et des Tsekkri ; les Daanaou, les Tourscha, les Schakalascha et les Ouaschascha n’avaient fourni que des guerriers, répartis entre les navires des deux autres peuples.

Il y a un rapprochement frappant à établir entre l’étendue qui résulte de ces données pour la confédération que Râ-mes-sou III dut combattre sur terre et sur mer dans sa huitième année, et celle que la tradition attribue à l’antique thalassocratie Crétoise, à laquelle les témoignages d’Hérodote, de Thucydide, d’Aristote et de Strabon attribuent une physionomie positivement historique, bien qu’on la rattache au nom purement mythique de Minos, c’est-à-dire d’une des plus vieilles conceptions héroïques de la race aryenne. Dans la confédération qui attaque l’Égypte de Râ-mes-sou III, ce sont les Pélasges du milieu de la mer, c’est-à-dire de la Crète, qui ont l’hégémonie de la manière la plus caractérisée ; ce sont eux qui entraînent à leur suite les Danaëns, les Tyrsênes, les Ausoniens (?) et les Sicules. Possesseurs d’une nombreuse marine, ils ont donc une suprématie effective sur les îles de l’Archipel, le Péloponnèse et le midi de l’Italie. En même temps les Teucriens de l’Asie-Mineure prennent part à la guerre sur un pied d’égalité avec ces chefs de la confédération. Voici maintenant ce que disent les traditions grecques sur la thalassocratie Crétoise. Minos, ayant formé là première marine nationale, domine les Cyclades et étend son hégémonie sur toute la Grèce. On signale des établissements crétois de cette époque dans la plupart des îles de l’Archipel ; on en place également un à Ténare, en Laconie. Minos, avec sa flotte soumet une partie de la Sicile, où il lutte contre les Sicanes, les rivaux des Sicules, et il y fonde Heracleia-Minoa et Engyon. De son temps et immédiatement après lui, les Crétois dominent sur la Japygie, où ils bâtissent Hyria, Brentésion et Tarente. Son frère Rhadamanthe réunit sous son sceptre une partie de la côte de l’Asie-Mineure aux îles septentrionales de l’Archipel. Enfin son autre frère, Sarpédon, se forme un royaume indépendant, mais allié, en Lycie et dans une portion de la Carie et de l’Ionie. Ainsi la thalassocratie que les monuments égyptiens nous montrent contemporaine de Râ-mes-sou III, et celle que la légende grecque attribue à Minos, ont le même centre et embrassent les mêmes contrées. Il semble assez difficile de ne pas les identifier.

Pourtant la tradition sicilienne, recueillie par Thucydide, disait que les Sicules, étroitement apparentés aux Latins, n’avaient passé dans l’île, habitée jusqu’alors par les Sicanes de race ibérique, qu’après la guerre troyenne, 300 ans avant l’établissement des premières colonies grecques dans le pays, c’est-à-dire vers la fin du XIe siècle av. J.-C., ce qui coïncide à peu de chose près avec la date qu’adoptait aussi l’historien syracusain Philistos. Par contre, Hellanicos en faisait un événement antérieur de plusieurs générations au siège de Troie. Avant cette émigration, les Sicules occupaient le Latium et s’étendaient plus au sud, jusqu’à l’extrême pointe de l’Italie. On serait assez tenté de croire qu’à l’époque où ils prirent part à la lutte contre Râ-mes-sou III, ils étaient encore en Italie, avec les Ausoniens (Ouaschascha) et les Tyrsênes ou Tyrrhéniens (Tourscha), auxquels il est très naturel de les voir associés. Mais ne serait-ce pas seulement un souvenir de rapports entre les thalassocrates crétois et les Sicules, habitant encore l’Italie, qui aurait ensuite donné naissance aux récits qui faisaient aller Minos en Sicile ? Il est remarquable que Thucydide n’en fasse aucune mention dans son rapide résumé de l’histoire primitive de cette grande île.

Quant aux Tourscha, Tyrsênes ou Tyrrhéniens, ils ‘n’ont plus au temps de Râ-mes-sou III le caractère dépeuple en pleine migration, qu’ils avaient sous Mi-n-Phtah Ier ; ce ne sont plus eux qui tiennent la mer, et ils n’apparaissent dans la confédération qu’à un rang secondaire, comme un peuple qui n’a fourni qu’un faible contingent et qui est assez désintéressé dans la question. Tout ceci semble indiquer que dès lors la masse de leur nation avait trouvé en Italie le lieu d’établissement longtemps cherché par elle. La constitution de la thalassocratie Crétoise était d’ailleurs un fait qui n’avait pu se produire que dans un état de choses plus régulier, après que les diverses populations en mouvement sur la mer depuis près de deux siècles avaient commencé à retrouver leur assiette. Seuls, à ce moment, les Pélesta étaient encore en pleine migration ; ce sont eux qui cherchaient de nouvelles demeures. Il est évident que le gros de la migration, ceux qui descendaient par terre dans la Syrie, ne pouvait pas venir de la Crète. C’étaient des tribus pélasgiques, sœurs de celles qui, peu de temps auparavant, étaient venues renforcer les Étéocrètes et les aider à expulser les Phéniciens, mais sans doute restées en arrière dans l’Asie Mineure, dans la région d’où étaient sortis déjà les Tyrrhéniens et les Pélesta de la Crète. Seulement c’est sous l’impulsion et sur l’appel de ces derniers qu’ils se mirent en marche pour venir occuper la côte syrienne en face d’eux ; ce sont leurs frères de la Crète qui les dirigent, qui viennent les soutenir par mer et qui convoquent les autres peuples à aider à leur établissement. C’est ainsi que plus tard on put les dire sortis de la Crète, ou, pour parler le langage de la Bible, de l’île de Kaphthor, lorsque, après leur défaite, le Pharaon leur eut assigné des demeures à titres de vassaux.

Un dernier point mérite encore de fixer l’attention dans la liste des peuples de la confédération maritime combattue par Râ-mes-sou III, en l’an 8 de son règne. C’est la substitution du nom de Tsekkri ou Teucriens, pour désigner les habitants de la Troade, à celle de Dardana ou Dardaniens, qu’employaient en parlant d’eux les scribes de l’époque de Râ-mes-sou II. Dans la liste traditionnelle des rois de Troie, Dardanos précède aussi Teucros, chacun d’eux représentant l’hégémonie successive d’une population différente. Hérodote connaît une époque où les Teucriens, plusieurs générations avant la guerre troyenne, ont été le peuple prépondérant de l’Asie Mineure occidentale, et où ils ont étendu leur puissance au delà de la mer, sur le continent européen, jusqu’à la mer Ionienne à l’ouest, et jusqu’au Pénée au sud, se trouvant par suite en contact avec les populations de l’Italie, dont ils n’étaient plus séparés que par une mer étroite. La tradition fait même pénétrer jusque dans le midi de la péninsule italienne et en Sicile une tribu de Teucriens, les Elymes de Ségeste. On voit qu’il y a des éléments dignes de la plus sérieuse considération dans les souvenirs troyens. En général l’histoire critique doit tenir grand compte des généalogies héroïques de la Grèce. Elles conservent plus d’une donnée réelle, et pour en bien apprécier la valeur il faut les envisager à leur véritable point, de vue. La plupart du temps elles ont le même caractère que les vieilles généalogies arabes et que celles de certains chapitres de la Bible. Les noms donnés comme ceux d’individus y correspondent à des couches successives de population ou à des époques d’histoire. La succession des événements représentés par ces noms y est fidèlement observée, si le souvenir de la distance respective des événements entre eux s’est fort oblitérée et si elle est souvent raccourcie ou allongée. En un mot, on y retrouve un squelette d’histoire encore assez facilement saisissable, mais non une chronique,

Après ces observations sur la liste des peuples qui y prirent part comme adversaires de l’Égypte, je passe aux événements mêmes de la guerre de l’an 8 de Râ-mes-sou III.

Averti à temps du danger qui le menaçait et du plan d’invasion qu’avaient arrêté les coalisés Pélasges et Teucriens, le roi d’Égypte fit activement ses préparatifs de défense. Il arma de nombreux soldats, fortifia les embouchures du Nil, mit en état les places de la frontière orientale du Délia et construisit entre Ro-peh (Raphia) et Ro-man (Péluse) une nouvelle forteresse, qu’il appela la Tour de Râ-mes-sou III. C’est autour de ce château qu’il rassembla son armée et attendit les envahisseurs.

Les mouvements de ceux-ci furent mal combinés, et les Égyptiens purent battre séparément leurs divisions. Celle qui arrivait par terre se présenta la première. Elle avait sur son passage écrasé et entraîné à leur suite les Khéta et les gens de Qarqamischa, de Qadi, d’Arattou et de Qadesch. Après s’être arrêtés quelque temps aux environs de cette ville, dans le pays d’Amaour, les Pélesta avaient poussé droit sur l’Égypte. Les grands bas-reliefs de Médinet-Abou représentent avec une vie singulière ces Pélesta suivis de leurs femmes et de leurs enfants, dans de lourds chariots que traînent des bœufs. On assiste réellement à la marche de ce torrent d’hommes en quête d’une nouvelle patrie, et c’est ainsi que les historiens latins décrivent celle des Cimbres et des Teutons. Assaillie par les troupes disciplinées et aguerries des Égyptiens, cette masse confuse fut facilement vaincue. On lui tua 12.500 hommes, on emporta son camp, on la cerna ; et toute l’émigration des Pélesta, après cette défaite, n’eut plus d’autre salut que de se rendre à discrétion.

Bientôt on vit arriver les navires qui apportaient un nouveau flot d’ennemis, prêts à débarquer. La flotte égyptienne, montée sans doute en grande partie par des matelots phéniciens, s’était mise en mesure de les recevoir vigoureusement. Un gigantesque bas-relief, à Médinet-Abou, nous fait assister au combat naval livré devant la Tour de Râ-mes-sou et à la défaite de la flotte des Pélasges et des Teucriens. Les navires égyptiens manœuvrent à la voile et à l’aviron, et leur proue est ornée d’une tête de lion. Déjà un vaisseau des Tsekkri a coulé bas, et leur flotte se trouve resserrée entre la flotte égyptienne et le rivage, du haut duquel le roi Râ-mes-sou en personne et ses fantassins lancent une grêle de traits sur les vaisseaux ennemis. Le récit de la grande inscription concorde très exactement avec cette représentation, unique sur les monuments égyptiens. Les embouchures du fleuve étaient comme un mur puissant de galères, de vaisseaux, de bâtiments de toute sorte, garnis de la proue à la poupe de vaillants bras armés. Les soldats d’infanterie, toute l’élite des armées d’Égypte, étaient sur le rivage comme des lions rugissants ; les gens des chars, choisis parmi les plus rapides des héros, étaient guidés par toute espèce d’officiers sûrs d’eux-mêmes. Les chevaux frémissaient de tous leurs membres et brûlaient de fouler aux pieds les nations. Pour moi, continue le roi dans la bouche duquel est placé le récit, j’étais comme le dieu Month le belliqueux ; je me dressai à leur tète et ils virent les exploits de mes bras. Moi, le roi Râ-mes-sou, j’ai agi comme un héros qui connaît sa valeur et qui étend son bras sur son peuple au jour de la mêlée. Ceux qui ont violé mes frontières ne moissonneront plus sur la terre ; le temps de leur âme est compté pour l’éternité.... Ceux qui étaient sur le rivage, je les fis tomber étendus au bord de l’eau, amoncelés en charniers de corps massacrés ; je coulai leurs vaisseaux ; leurs biens tombèrent au fond de l’eau.

.Cependant, par suite de sa première victoire sur les Pélesta, Râ-mes-sou se trouvait avoir entre les mains toute une nation, prisonnière. C’était un sérieux embarras. On ne pouvait la massacrer depuis le premier jusqu’au dernier ; force était de l’établir quelque part et de lui donner des terres, de réaliser donc en réalité le but de son émigration. Râ-mes-sou établit les Pélesta sur la côte du pays de Kénâ’an, entre Yaphô et le Torrent d’Égypte, autour des villes de ‘Azah, Aschdod et Aschqelôn, dont il pensait sans doute que les garnisons égyptiennes les tiendrait facilement en respect. Ce fut là que, fortifiés graduellement par de nouveaux flots d’émigrants venus de la Crète, les Pelischtim, appelés aussi quelquefois Krethim ou Crétois, fondèrent, dans la décadence de la monarchie égyptienne, une puissance qui fut quelque temps si redoutable aux Israélites et aux Phéniciens.

Râ-mes-sou se hâta de profiter du retentissement de ses succès, de l’état d’affaiblissement et de désarroi dans lequel le passage de la migration des Pélesta avait laissé les Khéta, pour ramener a l’obéissance les provinces qui avaient formé l’empire asiatique de l’Égypte sous la XIXe dynastie. Un des tableaux historiques de Médinet-Abou nous fait assister au départ des troupes pour cette nouvelle expédition. Le roi, dit l’inscription, part pour le pays de Tsahi, comme une image du dieu Month, pour fouler aux pieds les peuples qui ont violé les frontières. Les soldats sont comme des éperviers au milieu de petits oiseaux. Un second tableau montre le prince traversant avec son armée, pour rejoindre l’ennemi, un pays montagneux, boisé et infesté délions, qui doit être un des contreforts du Liban. Il s’y livre à une de ces chasses au lion qui étaient chez les Asiatiques une des occupations favorites des rois et comme une des manifestations extérieures les plus solennelles de la puissance souveraine. Enfin un dernier bas-relief retrace la bataille qui fut livrée dans le pays d’Amaour, probablement dans la vallée de l’Aranta et en avant de Qadesch, contre les Khéta et leurs alliés de Qadi, de Qarqamischa et d’Arattou. Ce fut encore une victoire pour l’armée égyptienne. Dans la longue inscription qui contient le récit de toute la campagne, Râ-mes-sou va jusqu’à dire : J’ai effacé ces peuples et leur pays, comme s’ils n’eussent jamais existé. Nous n’avons pas besoin de remarquer que c’est là une énorme hyperbole, mais le succès fut assez complet pour qu’à dater de ce moment les provinces au sud du pays de Khéta soient revenues sous la domination égyptienne.

En même temps que le roi, à la tête de son armée de terre, conduisait en personne cette expédition dans le nord de la Syrie, sa flotte, victorieuse de la marine pélasgique aux embouchures du Nil, se portait sur les îles de l’Archipel et les côtes de l’Asie Mineure pour y promener le pavillon égyptien et faire à leur tour trembler chez eux ceux qui avaient voulu envahir la terre sacrée de Kêmi-t. Une inscription de Médinet-Abou donne la liste des villes attaquées et soumises dans la double expédition par terre et par mer que M. Brugsch a très bien appelée la campagne de vengeance de Râ-mes-sou III. Presque tous les noms s’y prêtent à des assimilations faciles et certaines avec ceux de la géographie classique. L’expédition terrestre dont nous venons de parler y est représentée par les noms du mont Amana, de Khilbou (‘Helbôn), de Qarqamischa, de Matenaou, le canton situé au delà de l’Euphrate juste en face de cette ville, d’Arrapkha, dont nous avons parlé plus haut, enfin de Tabalou, le Tabal des textes cunéiformes, le Thoubal de la Bible, peuple qui occupait alors la partie orientale delà Cappadoce.

Mais le plus grand nombre des localités mentionnées dans cette liste n’ont pu être atteintes que dans la campagne maritime de la flotte, montée sans doute, comme nous l’avons déjà dit, par des matelots phéniciens. Elle se porta vers la Crète, dont les Pélesta figurent au premier rang parmi ceux qu’elle contraignit à la soumission, avec la ville de Knisenen (Cnossos). Elle visita ensuite, en recevant leurs tributs, la plupart des cités de Cypre, Salamaski (Salamis), Katian (Cition), Aimar (Marion), Ital (Idalion), Kerena (Cerynia) et Kairouka (Curion). La côte voisine de la Cilicie est représentée dans la liste par les noms de Maoulnous (Mallos), Atena (Adana), Tarsclika (Tarse), Sali (Soloi), Alikan (Elaiusa), près de Corycos), Aimai (Mylê), Tsaour (Tyros), Karkamasch (Coracêsion) et Kouschpita (le district de Casyponis). Comme positions plus septentrionales, nous relevons encore sur le même monument les mentions de Poutae (Patara de Lycie), de Kanou (Caunbs de Carie), enfin de Samai, qui semble bien être l’île de Samos. C’est le point extrême atteint vers le nord par la flotte de Râ-mes-sou III. Elle n’alla pas chercher les Tsekkri ou Teucriens jusque dans la Troade.

Mais avec cela les guerres n’étaient pas encore finies. Dans la onzième et la douzième année de son règne, le vainqueur des Pélasges et des Asiatiques eut encore à repousser survies frontières nord-est de l’Égypte une grande invasion des peuples libyens, qu’il avait déjà repoussés six ans auparavant. Kapour, chef des Lebou, avec son fils Maschaschar, conduisit tout son peuple à l’attaque de la Basse-Égypte, en entraînant avec lui les Maschouasch, les Sabata, les Kaïqasch et d’autres tribus moins importantes du nord de l’Afrique ; un certain nombre d’aventuriers des peuples européens de Tourscha et de Leka s’étaient associés à l’entreprise. L’invasion fut subite, et comme on ne s’y attendait pas, elle put d’abord pénétrer assez avant sans grande résistance. Leur âme s’était dit pour la deuxième fois qu’ils passeraient leur vie dans les nomes de l’Égypte et qu’ils en laboureraient les vallées et les plaines comme leur propre territoire[34]. Mais les peuples libyens furent déçus dans cette espérance et bientôt les Égyptiens eurent réorganisé la défense du sol national. La mort vint sur eux en Égypte, car ils étaient accourus de leurs propres pieds vers la fournaise qui consume la corruption, sous le feu de la vaillance du roi qui sévit comme Baal du haut des cieux. Tous ses membres sont investis de force victorieuse ; de sa droite il saisit des multitudes ; sa gauche s’étend sur ceux qui sont devant lui, semblable à des flèches contre eux, pour les détruire ; son glaive est tranchant comme celui de son père le dieu Month. Kapour, qui était venu pour exiger l’hommage, aveuglé par la peur, jeta ses armes, et son armée fit comme lui ; il éleva au ciel un cri suppliant, et son fils suspendit son pied et sa main. Mais voilà que se leva près de lui le dieu qui connaissait ses plus secrètes pensées. Sa Majesté tomba sur leurs têtes comme une montagne de granit ; elle les écrasa et mélangea la terre de leur sang, répandu comme de l’eau. Leur armée fut massacrée, massacrés leurs soldats.... On s’empara d’eux ; on les frappa, les bras attachés, pareils à des oiseaux d’eau jetés au fond d’une barque, sous les pieds de Sa Majesté. Le roi était semblable à Month ; ses pieds victorieux pesèrent sur la tête de l’ennemi ; les chefs qui étaient devant lui furent frappés et tenus dans son poing. Ses pensées étaient joyeuses, car ses exploits étaient accomplis. Il est certain que cette fois la victoire fut telle qu’elle mit fin pour jamais aux grandes tentatives d’invasion de l’Égypte par les Libyens, lesquelles ne se renouvelèrent plus. De nouvelles tribus de Maschouasch, faites prisonnières après la bataille, furent cantonnées sur des points choisis du Delta et y renforcèrent les colonies de la même nation que M-in-Phtah Ier y avait déjà établies, en les astreignant à des obligations de service militaire.

Non content d’en avoir fini avec ces ennemis, un moment si redoutables et d’avoir recouvré la Palestine, l’Aramée méridionale et la Phénicie, Râ-mes-sou III voulut rétablir la suzeraineté égyptienne sur le pays de Pount, telle qu’elle avait existé sous la XVIIIe et la XIXe dynastie. J’équipai des vaisseaux et des galères, pourvus de nombreux matelots et d’une nombreuse chiourme, dit le roi dans le grand Papyrus Harris. Les chefs des auxiliaires maritimes s’y trouvaient avec des vérificateurs et des comptables pour les approvisionner des pays innombrables de l’Égypte : il y en avait de toute grandeur par dizaines de mille. Allant sur la grande mer, ils arrivèrent aux pays de Pount, sans que le malles abattît, et préparèrent le chargement des galères et des vaisseaux en produits du To-noutri, avec toutes les merveilles mystérieuses de leur pays, et en quantités considérables des aromates de Pount, chargés par dizaines de mille, innombrables. Leurs fils, les chefs du To-noutri, vinrent eux-mêmes en Égypte avec leurs tributs. Ils arrivèrent sains et saufs au pays de Qoubti (Coptos), et abordèrent en paix avec leurs richesses. Ils les apportèrent en caravanes d’ânes et d’hommes, et les chargèrent dans des barques sur le fleuve, au port de Qoubti.

Ces succès militaires furent traversés par des troubles intérieurs. Hérodote raconte qu’au retour de ses campagnes, Sésostris faillit être tué par trahison. « Son frère, à qui il avait confié le gouvernement, l’invita à un grand repas avec ses enfants, puis il fit entourer de bois la maison où se trouvait le roi et ordonna qu’on y mît le feu. Le roi l’ayant appris, délibéra sur-le-champ avec sa femme, qu’il avait amenée avec lui : celle-ci lui conseilla de prendre deux de ses six enfants, de les étendre sur le bois enflammé et de se sauver sur leurs corps comme sur un pont. Sésostris le fit, et brûla de la sorte deux de ses enfants ; les autres se sauvèrent avec leur père. » Les monuments ont prouvé que la légende avait confondu ici Râ-mes-sou II et Râ-mes-sou III, et qu’elle rapportait sous le nom de Sésostris l’écho arrangé d’un fait réel du règne du grand monarque de la XXe dynastie. Le Musée de Turin et le Cabinet des médailles de la Bibliothèque Nationale de Paris possèdent une partie du dossier judiciaire relatif à une conspiration considérable ourdie contre Râ-mes-sou III. C’est un des frères du roi, que les pièces officielles ne désignent pas sous son nom réel, mais toujours sous le nom fictif de Pen-ta-our, qui était l’âme de ce complot. Le but en était l’assassinat du Pharaon, à la place duquel on devait proclamer son frère. Dans les documents de l’enquête on voit le harem royal singulièrement compromis ; une partie des concubines de Râ-mes-sou et des eunuques chargés de les garder prennent part au complot, avec plusieurs des officiers delà couronne. Les opérations magiques, qui sont en abomination à tous les dieux et à toutes les déesses, tiennent une grande place dans les actes imputés aux conjurés. Ils furent jugés par une commission spéciale et traités avec la plus extrême sévérité. Râ-mes-sou, trouvant trop douce la sentence des premiers juges qu’il avait désignés, la transforma, par un acte de son autorité suprême, en arrêt de mort et fit décapiter les juges eux-mêmes, afin d’enseigner le zèle à sa magistrature. C’est au regretté Théodule Devéria que l’on doit la traduction de ces précieux documents.

Le fait d’une opposition violente se traduisant en complots politiques, sous le règne de Râ-mes-sou III, est sans, doute ce qui explique les curieux papyrus satiriques que possèdent le Musée Britannique et celui de Turin. Ce sont deux albums de caricatures où les principaux bas-reliefs à la gloire du roi sculptés sur les murailles du temple de Médinet-Abou, et du pavillon d’habitation qui y est joint, sont parodiés en figures d’animaux. Les sujets de guerre deviennent des combats de chats et de rats[35] ; les scènes de harem se passent entre un lion et des gazelles. Ces dessins vont quelquefois jusqu’à la plus extrême licence.

Après tous ces orages, les quinze dernières années de Râ-mes-sou III furent paisibles et florissantes. L’Égypte n’avait pas seulement reconquis son empire extérieur, elle revoyait l’activité commerciale et industrielle de ses plus beaux jours. Comme tous les Pharaons vainqueurs et disposant de nombreux captifs, il voulut immortaliser son souvenir par de grands et fastueux monuments. A Thèbes, outre la construction intégrale du vaste temple funéraire de Médinet-Abou, il agrandit le temple de Karnak et restaura celui de Louqsor. Dans le Delta, que les ravages des invasions avaient particulièrement dévasté, les fondations de Râ-mes-sou III furent très nombreuses ; nous en avons l’énumération dans le Papyrus Marris. Entre autres, au lieu appelé aujourd’hui Tell-el-Yakoudeh, il s’était édifié un palais somptueux, construit en pisé à la manière assyrienne et babylonienne, palais où les parois intérieures des salles étaient revêtues de vastes bas-reliefs en terre émaillée retraçant des épisodes de ses combats. C’est sur les ruines abandonnées de ce palais que, onze siècles plus tard, le grand-prêtre juif ’Oniyah (Onias) éleva, avec la permission de Ptolémée Philopator, un temple au dieu de Yisraël. Les décombres de Tell-el-Yahoudeh ont été malheureusement bouleversés dans les quinze dernières années parles fellahs sans qu’aucune surveillance scientifique se soit occupée de contrôler les trouvailles qu’ils y faisaient. Mais un certain nombre de fragments de la décoration du temple juif et de celle du palais de Râ-mes-sou III sont parvenus dans les collections européennes, en particulier dans celle du Musée Britannique.

C’est à dater du règne de Râ-mes-sou III que la chronologie égyptienne prend pour la première fois une base fixe et certaine. Elle résulte d’une date précise et astronomique fournie par le monument de Médinet-Abou. Sur une muraille de ce temple, Râ-mes-sou fit graver un grand calendrier des fêtes religieuses. Or, le jour où dans ce calendrier est marquée la fête du lever de l’étoile Sothis (Sirius) indique qu’il fut gravé en commémoration de ce que l’an 12 de Râ-mes-sou III se trouva être une de ces années qui ne se représentaient qu’à de bien longs siècles d’intervalle, qui servaient de point de départ à la grande période astronomique des Égyptiens, et dans lesquelles leur année vague de 365 jours seulement concordait avec l’année solaire exacte. Les calculs de l’illustre Biotont établi que cette coïncidence rare et solennelle s’était produite en l’année 1300 av. J.-C. Par conséquent nous pouvons inscrire avec une certitude mathématique et absolue l’avènement de Râ-mes-sou III à l’an 1311.

 

 

 



[1] Pour tous ces noms de la géographie asiatique, nous donnons la forme des documents hiéroglyphiques, puis, entre parenthèses, la forme sémitique originale, empruntée la plupart du temps à la Bible, ou, lorsque celle-ci n’est pas connue, la forme du nom chez les écrivains grecs ou romains.

[2] C’est à la sortie d’Égypte que l’on rencontrait la ville de Iartsa, correspondant à la Rhinocorura delà géographie classique (aujourd’hui El-Arysch) ou bien à Iénysus.

Dans l’intérieur des terres, les villes de la frontière du désert et de la Palestine étaient Barnou (Qadesch-Barne’a), Rahebou (Rehoboth), Negabou (Negeb) et Kerara (Gerar).

[3] Jamnia des Grecs et des Romains, Yabné-El de la Bible.

[4] Plus au nord, la fameuse plaine de Sarna (Saron), avec la ville de Darou (Dôr).

[5] Une diramation de la route stratégique allait plus à l’est gagner Tamasqou (Dammeseq, aujourd’hui Damas), puis, passant par Aoûbil (Abel, l’Abila des Grecs), rejoignait la voie principale vers On (Héliopolis de Cœlésyrie. aujourd’hui Baalbek).

Une autre, se détachant à Makta dans la direction de l’ouest et longeant le bord de la mer, desservait toutes les villes phéniciennes, Aaka (‘Akko, plus tard Ptolémaïs), Aksapou (Achzib, Ecdippa), Tsar(Çôr,Tyr), Tsarapouta (Çarphath, Sarepta), Tsidouna (Çidôn, Sidon), Barouta (Béryte) et Gapouna (Gebal, Byblos), puis au delà de cette dernière cité, traversait les montagnes pour gagner Qadesch.

[6] Entre Qadesch et Hamtou, la route passait par Toubakhi ou Tibekhat, que nous assimilons à l’Arethusa des géographes grecs et romains, entre Hamtou et Khilbou par Tounep (Apatnée) et Anaougas (probablement Chalcis), deux villes importantes du paysde Aoup, qui comprenait aussi Inouamou (Imma), Karouna (Cyrrhus) et Khanretsa (Ciliza). Le pays de Gagama, situé plus au nord, le Gangoum des documents cunéiformes assyriens, paraît correspondre au canton situé entre Germanicia et Dolichè.

[7] Les autres villes, qui s’échelonnaient le long de l’Euphrate, dans la partie de son cours que les armées égyptiennes atteignirent habituellement sous les rois de la XVIIIe dynastie, étaient : au nord de Qarqamischa, Ni, place fort importante, la Ninus Vêtus d’Ammien Marcellin, la Ninive sur l’Euphrate de Diodore de Sicile, dont les vastes ruines sont aujourd’hui désignées sous le nom de Djérablous, puis Pederi (Perhor) ; au sud de Qarqamischa, Arzakana, l’Araziqou des textes cunéiformes (Eragiza), et Hourankar, dont le site devait correspondre environ à celui de Barbalissus.

Au delà de l’Euphrate, en face de Qarqamischa, la voie stratégique des Égyptiens traversait le pays de Matenaou (Mitani des Assyriens) et venait aboutir sur le Kabour, au gué de Sidikan (aujourd’hui Arbân).

[8] La vice-royauté de Kousch était divisée en treize districts ou provinces, qui sont, en les énumérant du nord au sud, P-i-lak (Philœ), Bok (Contra-Pselcis), Marna (Primis), Mehî (Meæ), Neh-âou (Noa), Atef-tî (Tasitia), Bohon (Boôn), To-ouats (Autoba), P-noubs (Pnups), Pet-en-Hor (Pontyris), Napat (Napata), Maràou (Méroé) et Pehou-Qens. Ce sont là les districts de la partie de la vallée du Nil, jusqu’au pied des montagnes de l’Abyssinie, qui avait reçu une colonisation égyptienne. Les pays barbares, situés plus au sud, qui gardaient leur organisation nationale et leurs chefs indigènes, mais payaient tribut à l’Égypte, étaient aussi soumis à l’autorité du fils royal de Kousch.

[9] Maspero.

[10] Le premier pachons, régulièrement et théoriquement, était censé correspondre au solstice d’été, ce qui eut lieu effectivement en 1785 et en 280 av. J.-C. ; mais l’année égyptienne étant de 365 jours, sans années bissextiles, on perdait 97 jours en 400 ans sur l’année vraie, et, sous Tahout-mès III, le premier pachons tombait vers le milieu du mois de mai. (Robiou.)

[11] La lecture de ces noms est douteuse ; elle pourrait être aussi bien Amasi et Masinaï.

[12] Pays encore indéterminé, qui touchait à une des mers que fréquentaient les vaisseaux de la flotte égyptienne. Peut-être est-ce le pays de Midian, sur la rive orientale du golfe Élanitique.

[13] Les peuples blancs du nord de la Libye.

[14] Les Danaoi ou Grecs.

[15] Les habitants des marais du haut Nil.

[16] Les Herou-schâ, qui occupaient le désert entre la Nubie et la mer Rouge.

[17] Le chacal divin, gardien du point cardinal du Midi.

[18] La Nubie.

[19] Maspero.

[20] Le monument d’un particulier parle de la 21e année de Hor-em-heb, et semble indiquer qu’il avait alors un compétiteur du nom de Amon-hotpou.

[21] La même loi s’observe dans le protomédique ou médo-élamite.

[22] Un de ces monuments que la légende attribuait à Sésostris, et qu’Hérodote dit avoir vus, subsiste encore, sculpté sur un rocher à Nymphi près de Smyrne. Ce n’est en aucune façon une œuvre de l’art égyptien, comme M. Perrot l’a montré dans une intéressante dissertation publiée par la Revue archéologique en 1867. Les récentes recherches de M. Sayce ont établi que le bas-relief de Nymphi avait été exécuté, sinon par les ‘Hittim ou Kéteioi eux-mêmes, du moins sous leur influence, et que l’inscription qui y accompagne la figure royale est en hiéroglyphes ‘hittites.

[23] Nous insérons ici hors texte, en le reproduisant d’après Rossellini, l’ensemble de l’immense composition, comprenant plusieurs scènes successives et juxtaposées, qui sur l’un des pylores du temple de Louqsor retrace les principaux incidents de la bataille de Qadesch. C’est comme l’illustration figurée du poème de Pen-ta-our, avec quelques, détails de plus.

Pour suivre l’ordre exact des événements retracés, il faut commencer par le registre inférieur, à la gauche du spectateur. L’armée égyptienne est en marche ; son infanterie est formée en phalange serrée et profonde ; les chars garnissent les ailes et forment avant-garde. Vient ensuite la représentation du camp des Égyptiens, entouré de palissades, avec dans l’intérieur toute une multitude de petites scènes variées de la vie du soldat en campagne, qui animent le tableau et amusent le regard. Dans la représentation qui suit, et qu’accompagnent de longues inscriptions, le roi, figuré de taille gigantesque par rapport aux autres personnages pour exprimer sa supériorité et sa divinité, est assis sur son trône devant la porte de son camp  ses officiers lui présentent les faux transfuges qui le trompent sur la position de l’armée des Khéta. Au-dessous, les soldats des deux principaux corps delà garde du Pharaon, Égyptiens et Schardana, distingués par leur costume, attendent ses ordres, et les deux prisonniers que l’on vient de faire avouent sous le bâton où se trouve réellement l’ennemi.

Le registre inférieur se termine, sur la droite, par une escarmouche qui s’engage entre les chars de guerre des Égyptiens et ceux des Khéta. Quelques-uns des chars montent vers un registre intermédiaire, entièrement rempli par la cavalerie attelée des deux armées, qui, formant deux masses venant chacune d’un côté opposé, se chargent au galop. Les Khéta, qui marchent de droite à gauche, sont de beaucoup les plus nombreux. Un certain nombre de chars égyptiens, montant vers l’extrémité de gauche, relient cette composition en longue bande à la première scène, plus développée en hauteur, du registre supérieur.

Là le roi, toujours de stature colossale, est presque seul, déployant la vigueur de son bras en l’absence de ses soldats. Debout sur son char, que ses deux chevaux emportent en avant avec un élan admirablement rendu par l’artiste, Râ-mes-sou décoche ses flèches sur les Khéta, dont les principaux tombent transpercés et dont les autres, épouvantés, se précipitent dans l’Aranta. Dans une île au milieu du fleuve on voit la forteresse de Qadesch, dont la garnison couronne les murs. Une division de cette garnison, composée d’infanterie, fait une sortie sur la rive droite de l’Aranta pour dégager les débris de l’armée vaincue, tandis qu’on s’occupe de sauver, en les retirant du fleuve, les chefs qui s’y noient. Une série de scènes un peu confuses, en continuant vers la droite, après la représentation de la ville de Qadesch, retracent le désarroi des restes de l’armée des Khéta après leur défaite, et les épisodes les plus saillants de leur déroute. Enfin Râ-mes-sou, monté sur son char en attitude de triomphateur et entouré de ses soldats, reçoit les officiers qui lui amènent des colonnes de prisonniers et assiste au travail des scribes qui enregistrent le nombre des mains coupées sur le champ de bataille aux ennemis morts.

[24] Exode, I, 11-14.

[25] Pour ces morceaux j’emprunte la traduction de M. Maspero.

[26] Il s’agit des effets produits par l’usage prolongé du casque et de la cuirasse.

[27] Pour payer ses frais d’éducation.

[28] L’éducation militaire égyptienne ne comprenait pas l’équitation, car c’est sur des chars que l’on combattait.

[29] C’est-à-dire un char de pacotille, dont les parties sont mal proportionnées.

[30] Maspero.

[31] Il faut aussi consulter à ce sujet le remarquable livre de M. d’Arbois de Jubainville sur Les premiers habitants de l’Europe, dont nous recommandons l’étude, tout en faisant des réserves formelles sur la théorie, erronée à nos yeux, par laquelle il sépare les Pélasges de la famille aryenne et des peuples helléniques. J’ai aussi traité cette question dans ma dissertation sur Les antiquités de la Troade et l’histoire primitive des contrées grecques, Paris, 1876.

[32] Précipitée peut-être par le développement de la puissance des ‘Hittim septentrionaux, Khéta ou Kéteioi, en Asie-Mineure.

[33] Il n’est même pas impossible que ce soit leur ville sainte de Qadesch qui plus tard ait été transformée en Solyme, ayant été confondue avec Yerouschalaïm, devenue alors la ville sainte et la capitale du peuple de Yisraël.

[34] J’emprunte pour cette inscription la belle traduction de M. Chabas.

[35] Ce sont les Égyptiens qui sont les rats et les Asiatiques les chats.