Les Égyptiens

 

CHAPITRE III — LE MOYEN EMPIRE.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

§ 1. — ORIGINES DU ROLE POLITIQUE DE THÈBES. LA ONZIÈME DYNASTIE.

La région de l’Égypte au sud de Téni et d’Aboud (Abydos), foyer principal des premiers débuts de la civilisation au temps légendaire des « serviteurs d’Horus, » était tombée dans l’abandon et l’obscurité depuis l’avènement de Mena et la fondation de Memphis, où s’était concentrée toute la vie matérielle et intellectuelle du pays. Les antiques cités sacrées de ces provinces du sud, auxquelles se rattachaient pourtant les plus grands souvenirs du règne fabuleux des dieux sur la terre, végétaient sans aucune influence sur la cour, sur les nobles et les grands, et en général sur tout le monde memphite, auquel leurs dieux mêmes étaient presque inconnus. Mais lorsque Man-nofri, après environ dix siècles de suprématie, perdit à son tour son rang et son importance, au milieu des convulsions qui suivirent la fin de la VIe dynastie, dans les temps troublés des princes de Hâ-khnen-sou, les villes du sud de l’Égypte, comme Qebt (Coptos), Khennou (Silsilis) et surtout Ape-t (Thèbes), commencèrent à reprendre une certaine vie et à jouer un rôle politique important. Rien ne prouve mieux l’état d’infériorité où elles étaient par rapport aux villes du centre et du nord, dit M. Maspero en s’appuyant sur les observations de A. Mariette, que l’aspect des premiers monuments qu’elles nous ont laissés. Les stèles sont rudes et grossières, chargées de figures et d’hiéroglyphes gauchement taillés : les traditions artistiques en honneur dans les écoles semblent différer des traditions memphites et ne présentent avec les monuments de la VIe dynastie aucune de ces ressemblances qui accusent des liens de parenté. Les noms des rois et des particuliers, les titres donnés aux fonctionnaires, ont une tournure inusitée ; tout est nouveau jusqu’à la religion elle-même. C’est Osiris, c’est Khnoum, c’est Khem, c’est Ammon surtout qu’on invoque. Phtah, I-m-hotpou, Râ, tous les dieux memphites et héliopolitains se sont abaissés au rang de dieux provinciaux dans le même temps que Memphis descendait de la dignité de capitale à la condition de ville de province.

Ape-t, devenue plus tard T-ape, d’où les Grecs ont fait Thèbes, capitale du nome de Ouas, avait été un centre habité dès l’époque de l’âge de la pierre, avant l’établissement des tribus proprement égyptiennes. Aux temps mythologiques elle se targuait d’avoir vu naître le dieu Osiris et d’avoir été le point de départ de son règne terrestre. C’était déjà une ville du temps des Schesou-Hor. La tribu de la population des Pathrousim de la Bible, par qui elle avait été fondée, y avait établi le culte du dieu à tête de bélier, adoré aussi dans les oasis occidentales et par tous les peuples libyques, dont le nom présente, suivant les localités, les variations de forme Amoun ou Hamon, l’Ammon des écrivains classiques, assimilé par les Grecs à leur Zeus. Après Mena, pendant toute la durée de l’Ancien Empire, elle avait été une ville sans éclat et sans renommée, mais avec une tendance marquée à l’indépendance. En effet, le célèbre chronographe grec Ératosthène avait relevé, d’après quelque monument de cette ville aujourd’hui perdu et tout à fait analogue aux deux Tables d’Abydos et à la Table de Saqqarah, une liste des rois thébains primitifs, qui est parvenue jusqu’à nous. Malgré les nombreuses altérations, dues à l’ignorance des copistes, dont elle offre la trace, on reconnaît avec certitude que les monarques memphites réellement forts, et maîtres paisibles de toute l’Égypte, y étaient seuls indiqués comme ayant régné à Thèbes, mais que dans toutes les époques troublées la liste thébaine offrait des noms différents de ceux des princes qui avaient possédé la Basse et la Moyenne Égypte. A dater de l’usurpation des rois de la dynastie héracléopolitaine, cette ville devint le centre d’une résistance à leur pouvoir, qui finit par être couronnée de succès, en faisant désormais delà cité du nome de Ouas, qui grandit rapidement, le centre de la vie nationale de l’Égypte pour une période de près de deux mille ans.

Au temps de la IXe dynastie, la ville de Thèbes et le nome de Ouas avaient pour chefs héréditaires une famille qui rattachait son origine à un fils du grand Papi Ier, de la VIe dynastie, et dont, bien longtemps après, les rois de la XVIIe et de la XVIIIe dynastie prétendirent à leur tour descendre. Le premier dont le nom nous soit connu, En-t-ef Ier, — car tous les princes de la famille portent ce nom ou celui de Monthou-hotpou — n’avait pas encore droit au cartouche des rois ; il ne prenait, et ses descendants ne lui ont donné que le titre de erpâ, noble, dont se décoraient tous les chefs des grandes maisons féodales égyptiennes. Sans prétendre encore au titre de roi, il parvint, certainement avant l’époque où la Xe dynastie succéda à la IXe sur le trône de Hâ-khnen-sou, à s’assurer une situation réellement indépendante dans sa petite principauté. Son fils, Monthou-hotpou Ier, étendit davantage ses domaines. Il osa le premier entourer son nom de l’encadrement elliptique qu’on appelle cartouche, et qui est une des marques extérieures de la souveraineté ; mais il n’assuma encore que la qualité d’un hor, c’est-à-dire d’un roi vassal du monarque suprême de l’Égypte, qui gouvernait tous les pays du sud jusqu’à la première cataracte, en s’étudiant à rendre aussi illusoire que possible le lien de sa dépendance envers le suzerain qu’il continuait à reconnaître nominalement. Tout en tenant tête aux rois héracléopolitains, les princes de Thèbes s’occupèrent activement de défendre la frontière méridionale de l’Égypte contre les attaques des populations barbares du haut Nil. Car dans la période de troubles que l’on venait de traverser, toutes les conquêtes nubiennes de la vie dynastie avaient été perdues, et le flot des tribus nègres, mêlées désormais à celles des ‘Hamites du sang de Kousch, venait battre de nouveau Souannou (Syène) et Abou (Eléphantine), les deux boulevards de l’Égypte de ce côté. Monthou-hotpou III battit dans leur voisinage l’armée coalisée de treize peuples africains. En-t-ef IV, son fils, après avoir aussi vaincu les nègres et livré des combats heureux à des tribus de Amou asiatiques, qui étaient venues, on ne sait trop par quelle voie, attaquer la Thébaïde, prit le titre de dieu bon, maître des deux pays. Il n’exprimait pas par ce titre l’étendue de son pouvoir effectif, car la Xe dynastie se maintenait toujours à Héracléopolis et possédait le pays du nord. Mais il répudiait ainsi publiquement tout lien de vasselage envers elle et proclamait la prétention de la supplanter.

En même temps qu’ils soutenaient ces luttes contre les étrangers et contre les rois d’Héracléopolis, les princes thébains s’occupaient, dans la mesure des ressources encore fort médiocres dont ils disposaient, d’embellir par des constructions nouvelles leur capitale et la ville de Qebt ou Coptos, qui était la première place de commerce de leurs États, en tant que le point où aboutissait la route au travers du désert qui les faisait communiquer avec la mer Rouge et l’Arabie. Afin de donner une station sûre et permanente aux vaisseaux qui amenaient les marchandises précieuses de cette dernière contrée, et spécialement de l’Arabie méridionale, un des princes en question, nommé Amoni, fonda une ville à l’extrémité de la route sur la mer, à l’emplacement du Leucos Limon des Grecs et de l’actuelle Qoçéyr. Les célèbres carrières de Rohannou, situées le long de la même route, dans la vallée dite aujourd’hui de ‘Hammamât, furent exploitées activement, à partir du règne de Monthou-hotpou III, pour les édifices de ces premiers rois thébains, dont les tombeaux étaient dans la partie la plus ancienne de la nécropole de Thèbes, au lieu que l’on nomme actuellement Drah-abou-l-Neggah. Ces sépultures furent violées par des malfaiteurs sous la XXe dynastie, et l’on possède le rapport de l’enquête judiciaire à laquelle ce crime donna lieu. Elles ont été depuis lors détruites, à l’exception de celle de En-t-ef Aâ II, petite pyramide en briques de construction assez grossière. On y a découvert, dans la chambre sépulcrale, une stèle de l’an 50 du roi, qui le représente accompagné de ses quatre chiens favoris, chacun de ces .animaux ayant son nom écrit à côté de lui.

Après de longues compétitions, sur lesquelles nous manquons de renseignements et qui durent nécessairement présenter des vicissitudes en sens contraires, les rois de Ape-t l’emportèrent définitivement sur leurs rivaux, les rois de Hâ-khnen-sou. Le prince qui consomma le détrônement delà xG dynastie, héracléopolitaine, et qui parvint enfin à réunir les deux parties de l’Égypte sous le sceptre thébain, fut Monthou-hotpou IV. Ce succès lui valut d’occuper plus, tard une place d’honneur dans les listes royales, et d’y représenter souvent à lui seul la famille à laquelle il appartenait : même, dans la procession des images des ancêtres, que Râ-mes-sou Il a fait figurer sur les murailles du temple de Thèbes connu des modernes sous le nom de Rhamesséum, Monthou-hotpou IV est seul avec Mena comme roi antérieur à la XVIIIe dynastie. Le fondateur de la monarchie et le créateur de la puissance de Thèbes ont été ainsi choisis pour résumer dans leurs personnes les deux périodes de la haute antiquité, l’Ancien et le Moyen Empire. Manéthon faisait dater seulement du triomphe de Monthou-hotpou IV l’avènement do sa XIe dynastie, à laquelle il n’attribuait, par conséquent, que quarante-trois ans de durée, car très peu après l’avoir emporté sur ses rivaux d’Héracléopolis et s’être fait reconnaître comme légitime, puisqu’elle n’avait plus d’adversaires, la descendance directe des En-t-ef s’éteignit.

 

§ 2. — DOUZIÈME DYNASTIE. LE LABYRINTHE ET LE LAC MŒRIS.

La nouvelle dynastie qui succéda à ces premiers princes thébains était originaire de la même ville, et leur tenait probablement par un lien de parenté ou tout au moins d’alliance. C’est celle que Manéthon désigne comme la XIIe. Tous les princes de cette maison s’appelèrent Amon-em-ha-t et Ousor-tesen, sauf le dernier, qui fut une reine appelée Sevek-no-friou (Skémiophris. M.) La XIIe dynastie régna pendant deux cent treize ans, et son époque fut une époque de prospérité, de paix intérieure et de grandeur au dehors.

Son fondateur, Amon-em-ha-t Ier, ne s’assit pas sur le trône sans lutte. Il eut affaire à des rivaux, dont les compétitions troublèrent ses premières années. C’était encore la Basse-Égypte qui était le foyer de ces résistances, car Amon-em-lia-t finit par les écraser dans une grande bataille livrée auprès de Tetaoui, forteresse qui couvrait Memphis du côté du sud. Telle est, du moins, l’ingénieuse interprétation que M. Maspero donne d’un passage mutilé du Papyrus de Turin. Le roi parle de ces luttes de ses premières années dans les curieuses Instructions à son fils Ousor-te-sen Ier qui lui étaient attribuées, et qui furent tout au moins, pendant sa vieillesse, composées sur son ordre par un écrivain de son entourage. J’emprunte la traduction, si remarquable qu’en a donnée le savant directeur de notre École française du Caire.

Ce fut après le repas du soir, quand vint la nuit,

je pris une heure de joie.

Je m’étendis sur le lit moelleux de mon palais, je m’abandonnai au repos,

et mon cœur commença de se laisser aller au sommeil ;

quand, voici, on assembla des armes pour se révolter contre moi,

et je devins aussi faible que le serpent des champs.

Alors je m’éveillai pour combattra moi-même, de mes propres membres,

et je trouvai qu’il n’y avait qu’à frapper qui ne résistait pas.

Si je prenais un fuyard les armes à la main, je faisais retourner cet infâme ;

il n’avait plus de force même dans la nuit : l’on ne combattit point,

aucun accident fâcheux ne se produisit contre moi.

Grâce à son énergie et à sa persévérance, Amon-em-ha-t l’emporta. Il se vante de n’avoir fléchi devant aucune difficulté.

Soit que les sauterelles aient organisé le pillage,

soit qu’on ait machiné des désordres dans le palais,

soit que l’inondation ait été insuffisante et que les réservoirs se soient desséchés,

soit qu’on se soit souvenu de ta jeunesse pour agir (contre moi),

je n’ai jamais reculé depuis que je suis né.

Une fois maître incontesté de tout le pays, Amon-em-ha-t Ier s’occupa du soin de réparer les maux des longues guerres civiles dans lesquelles l’Égypte avait été plongée pendant plusieurs siècles. Il fit refleurir l’agriculture, en donnant ses soins au service des eaux, trop longtemps négligé. Il fallut même, comme aux premiers jours de la colonisation du pays, repousser les bêtes féroces qui avaient pullulé de nouveau dans les champs négligés et en partie dépeuplés.

J’ai fait labourer la terre jusqu’à Abou (Élôphantine),

j’ai répandu la joie jusqu’à Adhou (ou Ni-Adhou, la Natho des Grecs, dans le Delta).

Je suis celui qui fait pousser les trois espèces de grains, l’ami de Neprat[1].

Le Nil a accordé à mes prières l’inondation sur tous les champs :

point d’affamé sous moi, point d’altéré sous moi,

car on agissait selon mes ordres,

et tout ce que je disais était un nouveau sujet d’amour.

J’ai terrassé le lion

et capturé le crocodile.

Un des plus pressants besoins de la situation était de faire respecter de nouveau l’Égypte sur ses frontières incessamment insultées. Toutes les conquêtes des rois de l’Ancien Empire en Nubie et dans l’Arabie Pé-trée avaient été perdues au cours des discordes intestines, et des envahisseurs s’étaient même établis sur plusieurs points du pays. Amon-em-ha-t Ier battit les Oua-oua au delà de la première cataracte et recouvra le district des mines d’or situées entre la Basse Nubie et la mer Rouge, où Méri-Râ Papi, sous la VIe dynastie, avait fondé les premiers établissements égyptiens après ses victoires sur les Herou-schâ et les peuples voisins. Au nord-est, il vainquit le peuple pillard des Nemma-schâ du désert de sables qui séparait l’Égypte de la Syrie, lesquels semblent correspondre aux tribus de ‘Amaleq de la Bible. Enfin il contraignit à la soumission les Matsaïou, nation libyque qui avait occupé l’occident du Delta. Au lieu de les expulser, on les plia à l’obéissance en leur laissant la possession des territoires où ils s’étaient établis ; et comme les barbares germaniques colonisés dans l’empire romain, ils devinrent une pépinière de soldats d’élite pour les armées égyptiennes.

Amon-em-ha-t était déjà d’âge mûr quand il était parvenu au trône. Après dix-neuf ans de règne, sentant la vieillesse arriver et désirant assurer la succession paisible de la couronne dans sa maison, il s’associa son fils Ousor-tesen Ier, auquel il remit la presque totalité du pouvoir effectif, en se réservant seulement un rôle de conseil, en suivant du fond de la retraite qu’il avait choisie les actes du jeune prince et en inspirant sa politique. C’est alors que furent composées les instructions du vieux roi à son fils, desquelles nous venons de faire quelques extraits, document fort court, mais d’un grand accent de majesté et d’une haute sagesse pratique.

Agis mieux encore que n’ont fait tes prédécesseurs.

Maintiens la bonne harmonie entre tes sujets et toi,

de peur qu’il ne s’abandonnent à la crainte.

Ne t’isole pas au milieu d’eux.

Ne gonfle pas ton cœur, ne fais pas Ion frère (uniquement) du riche et du noble,

mais n’admets pas non plus auprès de toi les premiers venus dont l’amitié n’est pas éprouvée.

L’association d’Ousor-tesen Ier à la couronne, dit M. Maspero, habitua les Égyptiens à considérer ce prince comme roi de fait, du vivant même de son père. Aussi lorsque Amon-em-ha-t mourut, après au moins dix années de corégence et trente ans de règne, la transition, si délicate dans une dynastie nouvelle, du fondateur à son successeur immédiat, se fit sans secousse. L’exemple d’Amon-em-ha-t Ier fut suivi dès lors par la plupart de ses descendants. Après quarante-deux ans, Ousor-tesen Ier associa au trône son fils Amon-em-ha-t II, et celui-ci, trente-deux ans plus tard, partagea le pouvoir avec Ousor-tesen Il ; Amon-em-ha-t III et IV régnèrent longtemps ensemble.

A la fois ingénieurs et soldats, dit encore le même savant, amis des arts et protecteurs de l’agriculture, les rois de la XIIe dynastie ne cessèrent un seul instant de travailler à la grandeur du pays qu’ils gouvernaient. Reculer les frontières de l’empire au détriment des peuples barbares et coloniser la vallée du Nil dans toute sa partie moyenne, de la première à la quatrième cataracte ; régulariser le système des canaux et obtenir, parla création du lac Mœris, une plus juste répartition des eaux ; orner d’édifices les grandes villes, Héliopolis, Thèbes, Tanis et cent autres moins connues ; telle fut l’œuvre qu’ils s’imposèrent et qu’ils poursuivirent de père en fils pendant plus de deux siècles. Au sortir de leurs mains, l’Égypte, agrandie d’un tiers par la conquête de la Nubie, enrichie par de longues années de paix et de bonne administration, jouissait d’une prospérité sans égale. Plus tard, au temps des guerres asiatiques et des conquêtes lointaines, elle eut plus d’éclat apparent et fît plus de bruit dans le monde ; au temps des Ousor-tesen, elle était plus heureuse.

Du côté de l’Asie, les monarques de la XIIe dynastie eurent la sagesse de ne pas chercher à étendre l’Égypte au delà des limites que la nature elle-même lui a fixées. Ils réprimèrent les brigandages des tribus du désert, que l’on désignait par les noms génériques de Sati et de Schasou, ce dernier emprunté à un terme sémitique qui signifiait pillards et par lequel ces tribus se qualifiaient probablement elles-mêmes. Pour mettre la partie orientale du Delta à couvert contre leurs incursions subites, Amon-em-ha-t Ier rétablit la chaîne des forteresses créées par les souverains de l’Ancien Empire à la lisière du désert, de la Méditerranée au fond de la mer Rouge, et la muraille fortifiée qui barrait la vallée communiquant du Nil au bassin des lacs Amers, le vin" nome de la Basse-Égypte ou province de Nôfir-Abet, le Ouady-Toumilât de nos jours. Lui et ses successeurs, exerçant une police sévère sur les routes du désert, obligèrent les nomades à y respecter les caravanes qui amenaient de l’Asie déjà civilisée en Égypte les esclaves blancs, les aromates dont elle faisait une grande consommation, le bois et les essences de cèdre, les vases émaillés, les pierres précieuses, le lapis et les étoffes brodées ou teintes, dont les pays euphratiques se réservèrent le monopole jusqu’au temps des Romains.

En outre, dès le règne d’Ousor-tesen Ier, les princes de la XIIe dynastie reprirent possession des mines du Sinaï, que les souverains de l’Ancien Empire avaient déjà eues en leur puissance, établirent dans les gorges des montagnes des postes fortifiés pour la protection des établissements qu’ils y fondèrent, et donnèrent à leur exploitation une activité qu’elle n’avait pas encore eue dans les temps plus anciens. Mais sauf sur ce point, où ils eurent encore soin de limiter leur occupation au seul district minier, laissant le reste de la péninsule à la liberté des tribus indigènes, ils s’abstinrent avec un soin scrupuleux de toute tentative d’aventure dans la voie des conquêtes asiatiques. Ils ne voulurent exercer de ce côté sur les peuples de leur voisinage qu’une influence exclusivement morale. Nous en avons le tableau dans les curieux mémoires d’un aventurier égyptien nommé Sineh, qui, du temps d’un des Amon-em-ha-t, s’en alla s’établir dans le pays de Adoumâ ou d’Édom ; car ce nom nous y apparaît antérieur à la migration des Téra’hites en Palestine et à l’établissement de ‘Esav, surnommé Edom dans la Genèse, auprès de la montagne de Sé’ir. L’autobiographie de ce personnage, sur laquelle nous aurons à revenir un peu plus loin, se lit dans un papyrus, du musée de Berlin, que M. Chabas a traduit le premier. Quand Sineh se présente devant le chef de Tennou, un des districts d’Édom, celui-ci s’informe des nouvelles de la cour d’Égypte en homme qui a l’habitude d’en être informé. Alors le réfugié égyptien et le chef asiatique font assaut de louanges de la grandeur, de la puissance et de la justice du pharaon ; et nous y lisons cette phrase significative : La terre se réjouit de sa domination, car c’est un agrandisseur de frontières qui saisira les pays du sud et ne convoite pas les pays du nord.

En effet, sous la XIIe dynastie, l’Égypte commença, du côté du sud, à combattre pour cette grande politique qui devait être désormais la sienne pendant trente siècles, et la pousser sans cesse à revendiquer comme son patrimoine toutes les terres qu’arrose le Nil. A cette époque s’étendait au delà de la première cataracte, presque jusqu’au fond de l’Abyssinie, une contrée qui était à l’Égypte ancienne ce qu’est le Soudan à l’Égypte moderne : c’était ce qu’on appelait dès lors le pays de Kousch ou l’Ethiopie. Sans limites bien précises, sans unité d’organisation ou de territoire, l’Ethiopie nourrissait des populations nombreuses, diverses d’origine et de race ; c’étaient ici des peuplades nègres, là les tribus variées des Kouschites du sang de ‘Ham, qui étaient venus s’y établir depuis le temps de la VIe dynastie égyptienne et qui avaient valu au pays son nom. Les divers peuples de Kousch paraissent avoir été sous la XIIe dynastie les vrais ennemis de l’Égypte ; c’est contre eux que sont élevées de chaque côté du Nil, au delà de la deuxième cataracte, les forteresses de Koumneh et de Semneh, qui marquent la limite méridionale à laquelle s’était alors arrêté l’empire des pharaons. Quelqu’ait été à ce moment l’état politique des autres parties du monde, l’Égypte, sous la XIIe dynastie, ne s’éloigna pas des rives de son fleuve sacré.

Peu après son avènement, Amon-em-ha-t Ier avait battu les Oua-oua, qui reculèrent progressivement devant le progrès des armes égyptiennes plutôt que de se soumettre, et dont le nom se retrouve peut-être encore de nos jours dans celui des Agaoua de l’Abyssinie. Ousor-tesen I" conquit les pays de Heh et de Schaad, célèbres par leurs carrières de calcaire blanc, qui s’étendaient jusque dans le voisinage de la seconde cataracte, et vainquit auprès de ce dernier point une confédération de sept peuples dont les noms ne reparaissent plus dans l’histoire des temps postérieurs. Amon-em-ha-t Il organisa l’administration de la basse Nubie, désormais annexée à l’Égypte et y formant le nome de Qens. Ousor-tesen Il continua l’œuvre de ses prédécesseurs avec éclat ; mais le grand vainqueur de Kousch, le roi guerrier par excellence dans la dynastie, fut Ousor-tesen III, le fondateur de la forteresse de Semneh. Le temple qui lui fut élevé en ce lieu plusieurs siècles plus tard, temple où deux autres dieux lui servaient en quelque sorte d’assistants, témoigne de la réalité de sa puissance et de l’impression profonde que la grandeur de son règne avait laissée dans le pays. On a aussi retrouvé à Semneh les stèles mêmes qu’il y avait fait planter pour marquer la frontière méridionale de l’Égypte. Elles portent défense aux barques des nègres de franchir les rapides du fleuve et de pénétrer dans le pays, sauf pour le commerce des bestiaux. Au delà de la frontière de Semneh, l’Égypte proprement dite cessait, avec son administration uniforme. Mais la suzeraineté des pharaons s’étendait beaucoup plus loin dans le sud, et jusqu’à une fort grande distance les peuplades riveraines leur payaient un tribut régulier. Amon-em-ha-t III fit encore une expédition victorieuse dans le pays de Kousch, pour en assurer la soumission et y faire reconnaître sa suprématie par un plus grand nombre de tribus.

 

Pendant ces guerres qui ont donné au nom des Amon-em-ha-t et des Ousor-tesen un lustre qui ne s’est jamais effacé, l’Égypte se fortifiait à l’intérieur par l’élan vigoureux qu’elle imprimait à toutes les branches de la civilisation. Des travaux aussi prodigieux que ceux de la IVe dynastie, mais au moins en partie plus utiles, le Labyrinthe et le lac Mœris, s’exécutaient alors. Le lac Mœris était, de l’aveu de tous les anciens qui l’ont vu, l’une des merveilles des siècles pharaoniques, et rien ne pouvait mieux montrer le degré jusqu’auquel s’était élevée la science des ingénieurs égyptiens de la XIIe dynastie, que ce travail dont un de nos compatriotes, Linant de Bellefonds, a reconnu le premier les vestiges.

Nous avons dit plus haut ce qu’est le Nil pour la vie de l’Égypte. Après toutes les époques de désordres et de guerres civiles, où le système des canaux, des réservoirs et des digues, qui régularisent l’effet de ses inondations, avait été négligé, mal entretenu, la remise en état de ce service d’où dépend la fertilité du pays, fut la première chose qui s’imposa aux souverains quand ils assumaient la tâche de réparateurs. Amon-em-ha-t Ier s’en était occupé dès son avènement ; Ousor-tesen Ier continua ce qu’il avait commencé et fit renforcer les digues tout le long de la rive occidentale, sur laquelle portait le principal effort du fleuve. Mais si le débordement périodique est insuffisant, une partie du sol n’est pas inondée, et par conséquent reste inculte ; si le Nil, au contraire, sort avec trop de violence de son lit, il emporte les digues, submerge les villages et bouleverse les terrains qu’il devrait féconder. L’Égypte oscille ainsi perpétuellement entre deux fléaux également redoutables. Frappé de ces dangers, Amon-em-ha-t III conçut et exécuta un projet gigantesque. Il existe à l’ouest de l’Heptanomide une oasis de terres cultivables, le Fayoum, perdue au milieu du désert et rattachée par une sorte d’isthme à la contrée qu’arrose le Nil. Au centre de cette oasis s’étend un large plateau, dont le niveau général est celui de la vallée de l’Égypte ; à l’ouest, au contraire, une dépression considérable de terrain produit une vallée qu’un lac naturel de plus de dix lieues de longueur, le Birket-Qéroun, emplit de ses eaux. C’est au centre du plateau qu’Amon-em-ha-t III entreprit de créer, sur une surface de dix millions de mètres carrés, un autre lac artificiel. Il n’eut pas même besoin de creuser de profondes excavations ; il lui suffit presque d’enfermer l’espace de terrain, que ses ingénieurs avaient déterminé, entre des digues assez fortes pour contenir les eaux et prévenir leur écoulement vers le penchant occidental de la vallée, assez hautes pour ne jamais être submergées, même au temps des plus fortes inondations. Des restes considérables de ces digues subsistent encore aujourd’hui entre les villes d’Ellahoun et de Médinet-el-Fayoum. La crue du Nil était-elle insuffisante, l’eau amenée dans le lac et comme emmagasinée servait à l’arrosement, non seulement du Fayoum, mais de toute la rive gauche du Nil jusqu’à la mer. Une trop forte inondation menaçait-elle les digues, les vastes réservoirs du lac artificiel restaient ouverts, et quand le lac à son tour débordait, le trop-plein des eaux était rejeté par une écluse dans le Birket-Qéroun. Au milieu du lac, deux soubassements en forme de pyramides tronquées supportaient les colosses du roi constructeur et de sa femme.

Les deux noms que l’Égypte avait donnés à l’admirable création d’Amon-em-ha-t III ont mérité de rester populaires, dit A. Mariette. De l’un, meri, c’est-à-dire « le lac » par excellence, les Grecs ont en effet tiré Mœris, mal appliqué par eux à un roi, tandis que l’autre, p-iom, qui signifiait « la mer, » est devenu dans la bouche des Arabes l’appellation de la province tout entière, Fayoum, que le génie d’un des rois de la XIIe dynastie avait dotée de ce précieux élément de fécondité. »

On appelait aussi ce lac, hount, l’inondation. Delà le nom donné à l’immense temple-palais qu’Amon-em-ha-t III avait construit tout auprès et qui passait aussi pour une des merveilles de l’Égypte. On le qualifiait de lope-ro-hount, le Palais à la bouche du lac, d’où les Grecs ont fait labyrinthos. Nous reparlerons plus loin avec quelques détails du Labyrinthe, lorsque nous indiquerons sommairement les principaux monuments de l’Égypte et l’état actuel de leurs ruines. La pyramide funéraire d’Amon-em-ha-t III y était attenante et subsiste encore[2].

Le Fayoum et le lac Mœris, d’après la carte de Linant de Bellefonds[3].

Les rois de la XIIe dynastie continuaient à élever, comme ceux de l’Ancien Empire, des pyramides pour leur sépulture. Mais elles n’étaient plus aussi gigantesques que celles de la IVe dynastie, et généralement elles étaient construites en briques, au lieu de l’être en pierres de taille : celle d’Ousor-tesen III a été reconnue à Daschour, auprès de Memphis. Ce sont, du reste, elle et celle d’Amon-em-ha-t III, les seules tombes royales connues de cette dynastie. Les autres n’ont pas encore été déterminées ou ont péri, en autre celle d’Ousor-tesen Ier, dont les magnificences sont décrites dans une stèle du Musée du Louvre où se lit l’épitaphe du fonctionnaire qui en avait dirigé les travaux. Il ne reste non plus, en dehors des ruines fort considérables du Labyrinthe, presque rien des grandes constructions, temples et palais, dont les monarques de la XIIe dynastie s’étaient étudiés à embellir les villes principales de leur royaume. Tout a été détruit lors de l’invasion des Pasteurs, qui survint peu après, dans les ravages de la première fureur de l’invasion, ou bien démoli pour faire place à des édifices nouveaux, plus vastes et plus somptueux, sous la XVIIIe dynastie, à la renaissance de la civilisation et de la puissance de l’Égypte. Des temples élevés par les Ousor-tesen et les Amon-em-ha-t, il ne subsiste guères que les deux obélisques d’Héliopolis (On) et de Crocodilopolis (Pa-Sevek, appelée plus tard Arsinoé, du temps des Lagides), dans le Fayoum, avec quelques beaux colosses exhumés dans les fouilles de Mariette à Tanis et à Abydos. En effet, dans la première de ces deux villes Amon-em-ha-t Ier avait fondé, en l’honneur des dieux de Memphis, un temple que ses successeurs agrandirent à l’envi, et dans la seconde Ousor-tesen Ier avait restauré le sanctuaire antique d’Osiris. A Karnak, sur l’emplacement de l’ancienne Thèbes, quelques restes d’un portique attestent qu’Ousor-tesen Ier avait commencé la construction du grand temple d’Ammon ; enfin, à Memphis, les voyageurs grecs nous attestent que les propylées du nord du fameux temple de Phtah étaient dus à l’auteur du Labyrinthe, c’est-à-dire à Amon-em-ha-t III. Une peinture autrefois relevée par Wilkinson dans un hypogée de Berscheh, sur le territoire de l’ancien XIVe nome de la Haute-Égypte, hypogée datant de la XIIe dynastie, représente le transport d’un énorme colosse royal. Il est posé sur une sorte de traîneau, que des centaines d’hommes halent avec des cordes, sous l’escorte de troupes. D’autres suivent, prêts à les relayer ou portant des pièces de bois de rechange pour le traîneau et des vases d’eau destinés à l’arroser, de façon à l’empêcher de prendre feu au frottement. Un homme, debout à l’ayant du traîneau, verse à terre le contenu d’un de ces vases. Le chef d’équipe se lient sur les genoux du colosse, et de là commande la manœuvre, en marquant le rythme des efforts simultanés que doivent faire les hommes attelés aux cordes, par le battement de ses mains, qu’accompagne un autre contremaître en frappant des sortes de cymbales. La méthode singulièrement primitive que les Égyptiens, en l’absence de connaissances mécaniques avancées, employèrent de tout temps pour mouvoir les masses gigantesques qu’ils mettaient en œuvre dans leurs constructions, est ici prise sur le fait. Mais ce ne sont pas les quelques vestiges subsistants de monuments officiels qui nous renseignent suffisamment sur l’état des arts et de la civilisation sous la XIIe dynastie et sur les annales de cette époque. Nos principales sources d’information sont encore alors, comme sous l’Ancien Empire, les monuments funéraires privés, les nombreuses stèles qui remplissent les musées et les tombeaux somptueusement décorés de grands personnages, fonctionnaires de la cour ou chefs féodaux des nomes, tombeaux dont les types les plus remarquables et les plus célèbres sont ceux de Béni-Hassan. Dans les usages du Moyen Empire, les tombes luXIIeuses, à chambre intérieure sculptée et peinte, ne sont plus construites au-dessus de terre à la façon des mastabah des dynasties primitives. Ce sont des excavations creusées de main d’homme dans le liane des escarpements de la chaîne Libyque ; car ce n’est guères qu’à Béni-Hassan, et par suite de circonstances locales qui ont fait fléchir en cet endroit la rigueur des usages religieux, que l’on voit les tombeaux dans la chaîne Arabique, ouvrant leur façade vers l’Occident.

 

§ 3. — ÉTAT DE LA SOCIÉTÉ ET DE LA CIVILISATION SOUS LA DOUZIÈME DYNASTIE.

Au milieu des troubles et des guerres civiles de la Xe et de la XIe dynastie, pendant l’agonie de la puissance héracléopolitaine et les commencements laborieux de celle des princes thébains, les chefs des nomes, quelle que fût l’origine de leur pouvoir, nomination de la faveur royale ou droit héréditaire remontant à un grand nombre de générations, avaient été conduits à profiter des circonstances pour se rendre indépendants de fait, chacun dans son gouvernement. Durant de longues années, ils avaient pris parti, suivant leurs tendances et leurs intérêts, pour l’une ou l’autre des deux maisons qui se disputaient la souveraineté supérieure du pays entier, faisant acheter chèrement leur adhésion et réduisant le plus souvent à une suzeraineté purement nominale l’autorité du roi qu’ils avaient consenti à reconnaître. Quand les derniers rois de la famille des En-te-f et des Monthou-hotpou, puis Amon-em-ha-t Ier, en inaugurant une nouvelle race royale, eurent enfin réuni toute l’Égypte sous leur sceptre, triomphé de leurs rivaux et rendu effective l’action du pouvoir central, les princes des nomes durent se plier à l’obéissance et devenir des vassaux soumis. Mais à la condition de cette obéissance, les rois leur laissèrent la possession héréditaire de leurs provinces, et ce fut à eux qu’appartinrent comme de droit les plus hautes fonctions dans l’entourage personnel des Pharaons. Le temps de la XIIe dynastie fut donc l’époque du plus complet développement de ce qu’on peut appeler la féodalité égyptienne.

Les tombeaux de Béni-Hassan, dans l’Égypte moyenne, en nous offrant les sépultures de plusieurs générations successives de princes du nome de Meh (XVIe du pays supérieur), sur la rive droite du Nil, nome dont la capitale était la ville de Hibenou, appelée des Grecs Ibiou et plus tardThéodosiopolis,—les tombeaux de Béni-Hassan, l’ancien Pa-noub-t ou Pakh, Spéos Artémidos de la géographie classique, retracent à nos yeux d’une manière particulièrement vivante l’existence de cette féodalité sous la XIIe dynastie. M. Maspero, qui a fait une étude spéciale des inscriptions de ces tombeaux, comme en général de tout ce qui touche aux annales de la XIIe dynastie, résume comme il suit les données que nous possédons sur la biographie des grands personnages inhumés dans les grottes de Béni-Hassan.

Le premier d’entre eux que nous connaissions avait été institué nomarque dans la ville de Menât-Khoufou, aujourd’hui Minieh, par Amon-em-ha-t Ier, au cours des victoires qui assurèrent à ce prince la possession incontestée de l’Égypte. Lorsqu’il devint prince de Meh, son fils Nakht lui succéda à Menât-Khoufou avec le titre de gouverneur ; mais Nakht étant mort sans postérité, le roi Ousor-tesen Ier voulut accorder à la sœur du jeune homme, Beqe-t, la qualité de princesse héritière. Beqe-t apporta le nome de Meh en dot à son mari le nomarque Nehra, et doubla de la sorte la fortune de ce dernier. L’enfant qui naquit de leur union, Khnoum-hotpou, fut nommé tout jeune gouverneur de Menât-Khoufou, titre qui paraît avoir appartenu dans la famille à l’héritier présomptif, comme plus tard, sous la XIXe dynastie, le titre de prince de Kousch appartenait à l’héritier présomptif delà couronne d’Égypte. Son mariage avec la dame Kheti, princesse héritière du nome de Sap[4], mit sous son autorité l’une des provinces les plus fertiles de l’Heptanomide. Sous son fils Nakht, la famille atteignit l’apogée de la grandeur. Nakht, reconnu dans toutes ses dignités, prince de Sap des droits de sa mère, reçut d’Ousor-tesen Il un grand gouvernement, qui renfermait quinze des nomes du midi, depuis Pa-neb-tep-ahe (Aphroditopolis) jusqu’aux frontières de Thèbes. On voit par cet exemple avec quelle facilité les nomes, principautés héréditaires placées entre les mains de quelques grandes familles, pouvaient passer de l’une à l’autre par mariage ou par héritage, à condition pour le nouveau possesseur de se faire confirmer dans son acquisition par le souverain régnant. Les devoirs de ces petits princes envers leur suzerain et leurs sujets étaient fort nettement définis : ils devaient l’impôt et le service militaire à l’un, bonne et exacte justice aux autres.

Dans la longue inscription où il raconte sa vie, Amoni, le premier des princes de Meh dont nous possédions le tombeau, énumère ses services militaires sous Ousor-tesen Ier, ses campagnes dans le pays de Kousch et les soins qu’il a pris pour convoyer au travers du désert les produits des mines d’or de la Nubie. J’ai marché, dit-il, en qualité de fils de chef, de chambellan, de général de l’infanterie, de nomarque de Meh. » Puis il vante la sagesse et l’équité de son administration dans sa province. Toutes les terres furent ensemencées du nord au sud. Des remerciements me furent adressés de la part du roi pour le tribut amené en gros bétail. Rien ne fut volé dans mes ateliers. J’ai travaillé, et la province entière était en pleine activité. Jamais petit enfant ne fut affligé, jamais veuve ne fut maltraitée par moi ; jamais je n’ai troublé de laboureur ni entravé de pasteur... Jamais disette n’eut lieu de mon temps, et je ne laissai jamais d’affamé dans les années de mauvaise récolte. J’ai donné également à la veuve et à la femme mariée, et je n’ai pas préféré le grand au petit dans tous les jugements que j’ai rendus. Quand la crue du Nil était haute et que les propriétaires avaient bon espoir, je n’ai pas coupé les bras d’eau qui arrosent les champs.

Avec les peintures, si remarquables comme art, de ces hypogées de Béni-Hassan, l’Égypte de la XIIe dynastie nous apparaît toute entière et comme prise sur le fait dans sa vie quotidienne. D’un côté ce sont les bestiaux qu’on engraisse, la terre que l’on laboure avec des charrues construites sur le modèle de celles que les fellahs de l’Égypte moderne emploient encore aujourd’hui ; c’est le blé qu’on récolte et qu’on fait dépiquer par des animaux qui en foulent aux pieds les gerbes. D’un autre côté, c’est la navigation du Nil, avec les grandes barques que l’on construit et que l’on charge. Ce sont enfin les travaux des ouvriers de métier : le sculpteur sur pierre et le sculpteur sur bois taillant leurs images, l’ébéniste façonnant des meubles élégants avec des bois précieux, le verrier soufflant des flacons, le potier modelant ses vases et les enfournant, le charpentier, le corroyeur, le cordonnier, le pâtissier, le boucher, enfin des femmes qui tissent des étoffes sous la surveillance d’eunuques.

L’industrie était dès lors très active et très perfectionnée en Égypte ; elle ne fournissait pas seulement aux besoins de la consommation intérieure, mais à ceux d’un commerce considérable d’échanges avec l’étranger. L’ouvrier semble, du reste, avoir été dans une sorte de demi-servage, travaillant pour un maître auquel il devait une partie de ses profits. Sa condition était fort dure, malgré l’étalage de charité envers les petits que les grands seigneurs font dans leurs épitaphes et dont je viens de rapporter un exemple. Nous possédons une description des différents métiers et des misères de chacun d’eux, composée par un scribe du temps de la XIIe dynastie et adressée par lui à son fils. C’est à M. Maspero qu’est due la traduction de ce morceau, d’une extraordinaire difficulté d’interprétation, tableau des mœurs d’il y a près de cinq mille ans, dont le prix est inestimable. Nous en rapportons ici tout ce qui se rapporte aux diverses professions.

J’ai vu le forgeron à ses travaux,

à la gueule du four,

ses doigts sont comme en peau de crocodile,

il est puant plus qu’un œuf de poisson.

Tout artisan en métaux

a-t-il plus de repos que le laboureur ?

Ses champs à lui, c’est du bois ; ses outils, du métal.

La nuit, quand il est censé être libre,

il travaille encore après tout ce que ses bras ont déjà fait,

la nuit, il veille au flambeau.

Le tailleur de pierres cherche du travail

en toute espèce de pierres dures.

Lorsqu’il a fini les travaux de son métier

et que ses bras sont usés, il se repose ;

comme il reste accroupi depuis le lever du soleil,

ses bras et son échine sont rompus.

Le barbier rase jusqu’à la nuit ;

ce n’est que lorsqu’il se met à manger qu’il s’appuie en repos sur son coude.

Il va de groupe en groupe de maisons pour chercher les pratiques ;

il se rompt les bras pour emplir son ventre,

comme les abeilles qui mangent leurs labeurs.

Le batelier descend jusqu’à Ni-adhou[5] pour gagner son salaire.

Quand il a accumulé travail sur travail,

qu’il a tué des oies et des flamants, qu’il a peiné sa peine,

à peine arrive-t-il à son verger,

arrive-t-il à sa maison, qu’il lui faut s’en aller.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je te dirai comme le maçon la maladie le goûte ;

car il est exposé aux rafales,

construisant péniblement, attaché aux chapiteaux à fleur de lotus des maisons,

pour atteindre ses fins.

Ses deux bras s’usent au travail,

ses vêtements sont en désordre,

il se ronge lui-même,

il ne se lave qu’une fois par jour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand il a son pain, il rentre à la maison

et bat ses enfants.

Le tisserand, dans l’intérieur des maisons,

est plus malheureux qu’une femme.

Ses genoux sont à la hauteur de son cœur,

il ne goûte pas l’air libre.

Si un seul jour il manque à fabriquer la quantité d’étoffe réglementaire,

il est lié comme le lotus des marais.

C’est seulement en gagnant les gardiens par des dons de pains

qu’il parvient à voir la lumière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le courrier, en partant pour les pays étrangers,

lègue ses biens à ses enfants

par crainte des bêtes sauvages et des Asiatiques.

Que lui arrive-t-il quand il est en Égypte ?

A peine arrive-t-il à son verger,

arrive t-il à sa maison,

il lui faut s’en aller de nouveau.

S’il part, sa misère lui pèse ;

s’il ne s’en va pas, il se réjouit.

Le teinturier, ses doigts puent

l’odeur des poissons pourris ;

ses deux yeux sont battus de fatigue ;

sa main n’arrête pas.

Il passe son temps à couper des haillons ;

c’est sa nausée que les vêtements.

Le cordonnier est très malheureux ;

il mendie éternellement ;

sa santé est celle d’un poisson crevé ;

il ronge le cuir.

Il ne faut pas cependant prendre tous ces tableaux au pied de la lettre ; ils sont exagérés à plaisir. Si le scribe étale complaisamment les misères de toutes les professions manuelles et en charge les couleurs, c’est pour mieux faire ressortir les avantages et la noblesse de la profession des lettres vers laquelle il dirige son fils, et dans laquelle il espère qu’il brillera comme lui.

J’ai vu les métiers en action

et je te fais aimer la littérature, ta mère ;

je présente ses beautés, devant ta face.

Elle est plus importante que tous les métiers,

elle n’est pas un vain mot sur cette terre.

Celui qui s’est mis à en tirer profit dès son enfance est honoré ;

on l’envoie remplir des missions.

Celui qui n’y participe point reste dans la misère.

II envoie donc le jeune homme aux écoles de Khennou dans la Haute-Égypte, qui paraissent avoir été alors l’université la plus renommée pour former des scribes habiles.

Certes en te conduisant à Khennou,

certes j’agis par amour pour toi ;

car si tu as profité un seul jour dans l’école

c’est pour l’éternité ;

les travaux qu’on y fait sont durables comme les montagnes.

C’est ceux-là, vite, vite, que je te fais connaître,

que je te fais aimer.

Et de fait, remarque justement M. Maspero, l’étude des lettres et le rang de scribe menaient à tout ; les examens passés, le scribe pouvait être, selon ses aptitudes, prêtre, général, receveur des contributions, gouverneur de ville ou de nome, ingénieur, architecte.

Tandis que ces remontrances du scribe Douaou-se-Kharda à son fils Papi nous font pénétrer dans l’existence des classes populaires et les inscriptions des tombeaux de Béni-Hassan dans celle des grands seigneurs féodaux de l’Égypte sous la XIIe dynastie, un autre document littéraire de la même époque nous introduit chez les populations asiatiques voisines de la frontière de cette contrée et nous fait assister à leur vie. Ce sont les mémoires de l’aventurier Sineh, qui se lisent dans un papyrus du musée de Berlin et dont nous avons déjà dit quelques mots tout à l’heure.      

Obligé de fuir l’Égypte, sa patrie, pour des raisons qu’il n’indique pas et qui probablement n’étaient pas très avouables, Sineh franchit la muraille qui fermait la vallée communiquant au bassin des Lacs Amers et s’enfonce dans le désert. Je cheminai, dit-il, pendant la nuit, et à l’aube je gagnai Peten[6] en me dirigeant vers Qamoër. La soif me surprit, je me mis à courir, mon gosier se dessécha, et je me dis : Voilà le goût de la mort. Mais je relevai mon cœur et je roidis mes membres ; j’entendais la douce voix des bestiaux. J’aperçus un nomade. Je le priai de me servir de guide, car je venais d’Égypte. Il me donna de l’eau et me fît bouillir du lait. J’allai avec lui dans sa tribu.

Les Sati ou Bédouins du désert, qui avaient accueilli le fugitif, le conduisirent de station en station jusqu’au pays de Adoumâ (Édom). Le chef du canton de Tennou, dans cette contrée, le fit mander et l’invita à se fixer auprès de lui, en lui disant : Demeure avec moi, tu pourras entendre parler le langage de l’Égypte. En effet Sineh trouva chez ce chef certains hommes d’Égypte qui étaient parmi ses hôtes. L’aventurier, alléché parles offres du roitelet édomite, se décida à se fixer dans son pays, où il devint bientôt un des premiers. Le chef me mit à la tête de ses enfants, me maria à sa fille aînée et me donna mon choix parmi les terres lés meilleures qui lui appartenaient jusqu’aux frontières du pays voisin. C’est un bon pays nommé Aa ; il a des figues et du raisin, et produit plus de vin qu’il n’a d’eau. Le miel y est en quantité, ainsi que les oliviers, les plantations et les arbres. On y trouve de l’orge ; ses céréales n’ont point de nombre, non plus que ses bestiaux. Comme dans mes courses je savais tirer un gain considérable, il (le chef de Tennou) m’établit chef de tribu parmi les meilleures du pays... Des enfants me naquirent ; ils devinrent braves et chacun dirigeait sa tribu. Le voyageur qui allait et venait dans l’intérieur du pays se dirigeait vers moi, car j’accueillais bien tout le monde ; je donnais de l’eau à qui avait soif, je remettais l’égaré dans sa route, je délivrais, en détruisant le malfaiteur, celui qu’opprimait le Sati. Les chefs du pays, je les forçais à venir devant moi. Le roi de Tennou me fit passer plusieurs années parmi son peuple comme général de ses soldats. Chaque pays que j’envahis comme tel, je le forçai à payer tribut des produits de ses terres ; je pris ses bestiaux, j’emportai ce qui lui appartenait, j’enlevai ses bœufs, je tuai ses hommes. Il était à la merci de mon sabre, de mon arc, de mes expéditions, de mes desseins pleins de sagesse qui plaisaient au roi.

Suit une scène qui semble un épisode du roman d’Antâr ou qu’on croirait empruntée aux mœurs des Bédouins de nos jours, car la vie immobile du désert n’a pas changé depuis des milliers d’années au travers de toutes les révolutions des pays civilisés. Un brave de Tennou, jusque-là vainqueur de tous ses rivaux, vient défier Sineh dans sa maison. Il lui propose un combat singulier dont l’issue mettra le vaincu à la merci du vainqueur. Le chef voudrait empêcher ce duel ; il a peur de perdre l’Égyptien qui conduit si bien ses troupes, avec l’expérience de la stratégie et de la discipline. Mais Sineh est piqué d’honneur, il ne veut pas avoir l’air de reculer devant un champion redoutable ; il brûle d’ailleurs de donner une verte leçon à l’insolence du bravache édomite. Je ne le connais point, dit-il, certes je ne suis pas son allié, je me suis tenu loin de lui et de sa demeure. Ai-je jamais ouvert sa porte ou franchi ses clôtures ? Si c’est un cœur qui désire me voir tel que je suis, me dépouiller de mes chats et de mes chiens, ainsi que de mes vaches, enlever mes taureaux, mes chèvres, mes veaux afin de se les approprier, suis-je tenu de lui rendre affection pour ce qu’il a entrepris contre moi ? L’Égyptien accepte donc le défi, et jour est pris pour le combat. « Quand l’aube arriva, Tennou vint en personne après avoir rassemblé toutes ses tribus et convoqué tous ses vassaux : il désirait voir ce combat. Tous les cœurs se tournèrent vers moi ; hommes et femmes poussaient des acclamations, mais chaque cœur s’attristait pour moi. On disait : Y a-t-il un autre brave capable de lutter avec celui-là ? Il prit son bouclier, sa lance, son paquet de dards ; mais quand j’apparus, armé contre lui, je repoussai tous ses traits dispersés à terre, tant que chacun de nous ne se rua pas sur l’autre. Quand il me chargea, je lui lançai une flèche ; mon trait le frappa au cou ; il poussa un grand cri et tomba à terre.

 

Si l’on joint aux deux courts écrits, dont nous venons de citer une grande partie, les Instructions du roi Amon-em-ha-t à son fils Ousor-tesen, auxquelles nous avons un peu plus haut emprunté plusieurs extraits, et le bel hymne au Nil conservé dans un papyrus du Musée Britannique, dont une portion considérable a été donnée dans le premier chapitre du présent livre, on aura l’ensemble presque complet de ce qui est parvenu jusqu’à nous de la littérature égyptienne de la XIIe dynastie. Ces morceaux, de genres très différents, étaient tenus, au temps de la grande floraison littéraire de la XVIII" dynastie, dans une estime singulière. Us comptaient alors au nombre des modèles les plus accomplis de style, que l’on faisait étudier dans les écoles aux jeunes gens qui se destinaient à la carrière de scribes. Pour les maîtres de celte renaissance qui devait léguer aux générations postérieures d’autres modèles, non moins admirés et non moins imités, l’âge des Amon-em-ha-t et des Ousor-tesen était dans le passé l’époque classique par excellence, le grand siècle de la littérature. Et je crois que sur les extraits que nous en avons donnés, même, au travers de l’imperfection des traductions dans nos langues modernes, qui se prêtent mal à rendre l’accent et la tournure de pensée de ces âges antiques, le lecteur aura pu juger que cette réputation n’était pas usurpée, que les lettres, avaient été cultivées alors avec un véritable éclat et compté des écrivains de forte race. Le progrès est grand depuis le style, tantôt terre-à-terre et tantôt bizarrement cherché, du prince Phtah-hotpou. Et le progrès de l’élévation morale et de la profondeur des idées est encore plus considérable depuis le temps où la sagesse se réduisait aux préceptes pratiques de ce manuel du parfait courtisan sous la Ve dynastie, dont nous avons essayé plus haut de donner une idée.

C’est aussi du temps de la XIe et de la XIIe dynastie que nous commençons à constater d’une manière formelle l’existence d’une grande partie du Livre des Morts. On en lit quelques-uns des chapitres les plus importants inscrits sur des sarcophages de cette époque, tandis qu’on n’en possède jusqu’à présent aucune copie, aucun extrait remontant à l’Ancien Empire. Il est vrai que, comme nous l’avons noté, l’on prétendait plus tard que certaines portions de ce livre, et des plus abstruses dans leur mysticisme transcendantal, avaient été miraculeusement découvertes et publiées sous des rois des premières dynasties. Mais rien au monde ne vient garantir l’authenticité de semblables allégations, qui peuvent avoir été inventées à une date relativement tardive pour donner à ces chapitres l’autorité d’une extrême antiquité. Les fraudes pieuses de ce genre n’ont été rares à aucune époque. Ce qui est certain, c’est que les idées qui inspirent tout le Livre des Morts, et en particulier les chapitres en question, n’ont aucune parenté avec celles qui inspirèrent la décoration des tombes de l’Ancien Empire. Elles sont bien plus hautes, bien plus spirituelles, bien plus raffinées que celles que nous entrevoyons prédominant alors dans le sacerdoce memphite et à la cour des Pharaons. Ce sont d’autres dieux que ceux de Memphis sous l’Ancien Empire qui y tiennent la première place, qui y sont les garants du sort de l’âme dans l’autre vie, et précisément les dieux dont l’apparition au premier rang dans le culte caractérise le changement religieux qui coïncide avec le premier avènement des princes thébains. Le Livre des morts tout entier repose sur la religion osirienne, et de celle-ci nulle trace dans les sépultures memphites de la IIe dynastie à la VIe. Ce livre fameux et sacré par-dessus tous les autres, qui devint jusqu’à la fin de l’existence de la civilisation égyptienne comme le code de sa doctrine sur la vie d’outre-tombe, se rattache par un lien étroit aux conceptions qui s’élaborèrent silencieusement au fond des antiques sanctuaires de la Haute-Égypte, loin du bruit mondain de la cour des rois et des grandeurs séculières, concentré à Man-nofri et dans ses alentours, et qui ne se propagèrent en prenant la prépondérance dans toute l’Égypte qu’avec le triomphe des En-t-ef et des Monthou-hotpou. S’il comprend peut-être des parties dont la rédaction remonterait aux siècles de l’Ancien Empire, ces chapitres seront restés obscurément enfermés dans le cercle restreint de l’influence de ces sanctuaires, jusqu’au moment où une Égypte nouvelle a surgi, à la suite des troubles qui mirent fin à l’Ancien Empire. La question, du reste, ne pourra être ici définitivement éclaircie qu’après la publication dés longues inscriptions qui couvrent les parois des chambres funéraires des pyramides d’Ounas, de la Ve dynastie, et de Méri-Rà Papi ainsi que de son fils Month-em-sa-f Ier de la VIe. Ces inscriptions ont, en effet, nous dit-on, un caractère religieux et renseignent sur les doctrines de la fin de l’Ancien Empire relativement à la vie future, de manière à satisfaire complètement la curiosité. Cependant ceux qui ont pu déjà les étudier affirment que les idées qu’elles renferment ne s’écartent pas d’une façon notable de celles du Livre des Morts, ce qui pourrait modifier ce que nous disons ici.

En tous cas, il y a eu dans la réalité deux Égyptes successives, profondément distinctes moralement et intellectuellement : la vieille Égypte memphite, qui a duré jusqu’aux convulsions de la fin de la VIe dynastie, et l’Égypte thébaine, qui a débuté à la XIe. C’est cette dernière qui est la grande Égypte religieuse et philosophique que les Hébreux et les Grecs ont connue, dont ils ont vanté la sagesse et sur laquelle ils ont assis leurs jugements. L’intervalle entre les deux est précisément marqué par la chute subite de la première civilisation, si florissante pendant plusieurs siècles, et par la lacune étrange que la science constaté dans l’histoire monumentale des bords du Nil, pendant un laps de temps que les listes de Manéthon remplissent par la succession de quatre dynasties.

La constatation d’une révolution aussi complète dans les mœurs et dans l’esprit, dans une partie des bases mêmes les plus essentielles de la société, d’un changement aussi radical à une certaine époque de l’existence historique de la terre des Pharaons, ne concorde pas avec l’idée qu’on se fait d’ordinaire de « l’immuable Égypte, » suivant l’expression de Bossuet. Faut-il donc rayer du tableau d’ensemble de l’histoire universelle cette notion de l’immobilité de l’Égypte, constituée dans le monde pendant tant de siècles comme la gardienne de traditions antiques et invariables ? Oui, s’il s’agit de l’abîme véritable qui sépare, malgré certaines analogies persistantes, les deux civilisations de cette contrée ; non, s’il s’agit de la seconde Égypte, de l’Égypte thébaine, qui commence à la XIe dynastie.

Or, c’est celle-là seulement que les penseurs des âges classiques ont connue ; c’est celle-là où ils ont été chercher des enseignements ; c’est celle-là seule qui a joué un grand rôle dans l’histoire générale du inonde. L’Égypte memphite des âges primitifs, avec son développement précoce de civilisation matérielle, a été un phénomène isolé, vivant exclusivement sur lui-même, sans expansion extérieure, sans influence réelle sur la marche de l’humanité. L’Égypte thébaine, au contraire, a puissamment influé sur cette marche générale du progrès humain. C’est elle dont l’action matérielle et morale a rayonné au loin, d’abord par ses conquêtes, puis, quand elle eut cessé d’être une puissance militaire et prépondérante, par les leçons de sa science et de sa sagesse, de sa religion et de sa philosophie. C’est cette seconde Égypte qui, dans le monde, a joué successivement un double rôle : d’abord celui d’initiatrice des peuples avec lesquels elle fut en contact, puis, quand ces peuples se furent lancés hardiment dans la voie du progrès, celui de conservatrice des traditions antiques, de la vieille sagesse symbolique des âges reculés.

Sans doute, on va le voir en suivant le développement de ses annales, l’Égypte thébaine a compté bien des révolutions ; elle a vu plus d’une invasion étrangère s’abattre sur son territoire ; à plusieurs reprises elle a été témoin d’éclipsés et de renaissances dans sa civilisation. Il serait facile, pour celui qui voudrait se préoccuper des détails plus que des faits généraux et des grandes lignes de l’histoire, d’étayer sur ces faits un paradoxe semblable à celui qu’Abel Rémusat soutint un jour au sujet de la Chine et de l’Orient musulman, lorsqu’il prétendit montrer dans les révolutions de ces contrées un mouvement de progrès pareil à celui des sociétés européennes. Mais qu’importent, dans l’ensemble de la marche générale de l’humanité, dans le jugement philosophique à porter de haut sur le rôle que chaque peuple y a joué, ces mouvements d’un océan sans limites, ces vagues qui montent et qui descendent, ces peuples qui se choquent, qui se brisent, ces trônes qui s’élèvent et qui sont renversés ? Qu’importent ces variations perpétuelles, si tout ce mouvement s’opère sur lui-même, si le genre humain n’a tiré pour son progrès aucun profit de ces luttes ? C’est dans le profit qu’est la différence fondamentale entre les races orientales, quelque remplie de révolutions que soit leur histoire, et la race européenne. En Europe, à dater du moment où la première lueur de civilisation a commencé à luire, il n’y a pas un cri, pas un combat, pas une douleur, en quelque sorte, qui n’aient été féconds. Le fruit de l’histoire est précisément de chercher, dans chacun des événements et des malheurs qui se succèdent, ce que l’humanité en a tiré ; et toujours en Europe, sans forcer le moins du monde les conséquences, nous constatons l’existence de ces profits incessants. Mais dans l’Orient, à partir d’un certain point, rapidement acquis dès les époques les plus reculées, il n’y a que des apparences, des illusions, des espérances, suivies des plus étranges catastrophes.

Oui., l’Égypte thébaine, la véritable Égypte dont l’historien philosophe doit avant tout tenir compte, est demeurée immobile et immuable au travers des siècles, en dépit de ses nombreuses révolutions politiques. Ni les invasions étrangères, ni les luttes intestines n’ont apporté en elle aucun changement. Elle a quelquefois plié sous la violence du torrent qui fondait sur elle ; mais une fois le torrent passé, elle s’est relevée exactement la môme. D’aucune de ses crises, même les plus violentes, d’aucune de ses souffrances, d’aucun de ses triomphes n’est sorti un progrès nouveau. Plusieurs fois, comme lors de l’invasion des Pasteurs, sa civilisation a paru sombrer dans la tempête ; mais si elle a toujours refleuri tant qu’elle ne s’est trouvée qu’en face de la barbarie, aucune de ses renaissances n’est parvenue à la porter au delà du point où elle s’était une fois arrêtée. Telle elle était sous les Ousor-tesen et les Amon-em-ha-t, telle nous la retrouvons sous les Râ-mes-sou ; telle elle était encore sans modifications quand elle commença à entrer en rapports avec les Grecs. Elle ne s’était pas constituée sans peine ; cette seconde civilisation égyptienne avait été précédée par une première phase, notablement différente, et ce fut seulement à l’époque de la xi" dynastie qu’elle s’assit sur ses bases définitives. Mais depuis lors jusqu’à la conquête d’Alexandre, deux mille sept cent ans s’écoulèrent, pendant lesquels elle ne bougea pas. Vingt-sept siècles d’immobilité ! C’est un fait presque unique dans l’histoire du monde, et qui suffit à légitimer le jugement que l’histoire a toujours porté de l’antique Égypte.

 

Au point de vue de la perfection des arts plastiques, l’époque de la XIIe dynastie est, comme au point de vue de la littérature, un des moments les plus remarquables dans l’histoire de la civilisation de l’Égypte. Sans doute nous ne connaissons que très imparfaitement ce qu’était alors l’architecture. Il ne subsiste plus ni un temple ni un palais de cet âge. Les révolutions, qui depuis les Amon-em-ha-t et les Ousor-tesen ont bouleversé le sol de l’Égypte, ont fait disparaître presque jusqu’aux débris de ses grands édifices. La plupart ont dû périr lors de l’invasion des Pasteurs, dont la rage paraît s’être particulièrement exercée sur tout ce qui rappelait le souvenir des princes de la XIIe dynastie. Et ceux qui avaient traversé cette période de désastres, comme le Labyrinthe, que les Grecs virent encore intact et dans sa splendeur, ont été réduits dans les siècles qui ont suivi à un état de ruine qui ne permet plus d’en apprécier l’architecture. Nous connaissons seulement l’impression que ce dernier édifice avait produite sur les Hellènes, si bons juges en pareille matière. J’ai vu le Labyrinthe, dit Hérodote, et je l’ai trouvé plus grand encore que sa renommée. On rassemblerait tous les édifices et toutes les constructions des Grecs, qu’on les trouverait inférieurs comme travail et comme coût à cet édifice ; et pourtant, le temple d’Éphèse est remarquable et aussi celui de Samos. Les pyramides encore m’avaient paru plus grandes que leur renommée, et une seule d’entre elles équivaut à beaucoup des plus grandes constructions grecques ; et pourtant le Labyrinthe surpasse même les pyramides.

Et ce n’étaient pas seulement les proportions, la masse, qui faisaient le mérite de ces édifices de la XIIe dynastie, comme elles avaient fait celui des pyramides de l’Ancien Empire. Il suffit des façades des tombeaux de Béni-Hassan pour montrer que l’architecture égyptienne avait su dès lors produire de véritables chefs-d’œuvre. On peut juger, d’ailleurs, par ces tombeaux que l’architecture de la XIIe dynastie différait profondément de celle des âges primitifs. C’est un art tout nouveau, dont les règles seront reprises lorsque, après une seconde éclipse, la culture égyptienne renaîtra encore une fois, à l’aurore de la période historique que l’on appelle le Nouvel Empire. Une des conceptions les plus puissantes et les plus originales de l’architecture égyptienne, celle des salles hypostyles, a été créée sous la XIIe dynastie ; on en comptait plusieurs, de proportions gigantesques, au Labyrinthe. Ce qui est propre à l’art architectural de cette époque, c’est l’emploi de la colonne en forme de prisme polygonal, que l’on a appelée protodorique et qui semble, en effet, avoir été le point de départ de la création de l’ordre dorique des Grecs, bien que le chapiteau n’en ait point de coussinet, et que l’abaque, très épais, y repose directement sur l’extrémité supérieure du fût. On observe cette colonne, à la fois ferme et élégante, qui ne se reproduit guère plus tard, aux façades et même dans l’intérieur de plusieurs des hypogées de Béni-Hassan, ainsi que dans les restes du portique d’Ousor-tesen Ier à Karnak.

Cependant la tradition de l’art de l’Ancien Empire se continuait encore en partie dans l’architecture privée au temps delaxn6 dynastie. Auguste Mariette avait pu restituer complètement, à l’Exposition Universelle de 1878, une maison de cette époque, déblayée dans ses fouilles à Abydos et dont assez de débris avaient été retrouvés pour permettre cette restauration avec certitude[7]. Les murs de cet édifice, construits de briques crues, étaient revêtus en dehors de dalles calcaires minces imitant un appareillage en pierres de taille. Les parements des pavillons carrés et des ailes étaient inclinés comme ceux des temples, mais la façade centrale s’élevait avec un aplomb vertical. L’ornementation de cette façade était encore absolument celle que nous avons vue dans les stèles des tombes des dynasties primitives, continuant à simuler un poutrellage aux intervalles remplis de pisé. C’est en bois qu’étaient exécutées les colonnettes à chapiteaux en fleur de lotus, formant les meneaux verticaux des fenêtres, aux deux étages des pavillons carrés qui flanquaient les deux côtés de la façade. A l’intérieur, le plan de la maison dessinait une cour carrée, entourée d’un portique de colonnes prismatiques en bois, sur lequel s’ouvraient les différentes pièces. Nous donnons une vue de ce spécimen de l’architecture privée du Moyen Empire, tel qu’il avait été rétabli, avec un soin archéologique minutieux, dans les jardins du Trocadéro.

Mais ce que l’on connaît le mieux dans l’art de la XIIe dynastie est la sculpture. Elle se montre, dans les œuvres de cette époque, parvenue, à l’abri de la paix publique, à un degré de progrès et de perfection que lès plus beaux travaux de la XVIIIe et de la XIXe dynastie ont pu à peine égaler. Les qualités prédominantes dans la sculpture de cet âge sont la finesse, l’élégance et l’harmonie des proportions. La réalité et la vie de l’école primitive ne se retrouvent déjà plus au même degré ; l’art n’a plus la même liberté ; il est soumis aux entraves des règles sacerdotales. Le canon hiératique des proportions est fixé tel qu’il sera repris après l’expulsion des Pasteurs ; il ne reste plus de vestiges de l’art primitif que dans l’énergie et la hardiesse avec laquelle sont rendus les muscles des bras et des jambes. Mais les défauts qui sont venus plus tard entacher la sculpture égyptienne, la convention dans le rendu des détails, la lourdeur des jointures, la roideur exagérée des figures, se laissent à peine pressentir. Les matières les plus dures et les plus réfractaires sont travaillées avec une délicatesse et un fini d’exécution qui, même dans les œuvres colossales, atteint celui du camée. Les statues d’Amon-em-ha-t Ier et d’Ousor-tesen Ier, découvertes à Tanis par A. Mariette, égalent presque sous ce rapport la statue de Kha-f-Râ. Elles paraissaient si belles aux Égyptiens des temps postérieurs que des Pharaons de la XIXe dynastie, Râ-mes-sou Il et Me-ne-Phtah, les ont usurpées. Cependant si la sculpture de la XIIe dynastie est beaucoup plus fine que celle des monuments les plus parfaits de la XVIIIe, elle n’égale pas la grandeur monumentale des productions de cette dernière époque.

 

§ 4. — TREIZIÈME ET QUATORZIÈME DYNASTIES.

Si l’histoire de la XIIe dynastie est claire et bien connue, établie par de nombreux monuments, les annales de l’Égypte ne présentent pas, au contraire, de période plus obscure que celle qui s’étend de là jusqu’à la XVIIIe, période longue et remplie de révolutions, de troubles, de déchirements, marquée enfin par une catastrophe terrible, la plus grande et la plus durable qu’enregistre l’histoire égyptienne, qui vint une seconde fois interrompre la chaîne de la civilisation sur les bords du Nil et rayer l’Égypte du rang des nations. Les dynasties de cette époque ne sont représentées dans les extraits de Manéthon que par des chiffres totaux de durée, et encore les différentes versions que nous possédons de ces extraits ne se trouvent-elles pas d’accord pour le nombre des rois, la longueur du règne des dynasties et quelquefois l’indication de leur origine. Ajoutons, pour comble d’obscurité, que cette partie de l’histoire est la seule pour laquelle Manéthon avait indubitablement (le témoignage des chronographes est formel) admis dans ses listes des dynasties collatérales, mais qu’en môme temps, dans les extraits que nous en avons, aucune indication positive ne désigne celles qui furent contemporaines.

 

L’Égypte était en pleine prospérité à la mort d’Amon-em-ha-t III. La XIIe dynastie avait conquis la Nubie et recouvré la péninsule du Sinaï, assaini le sol, régularisé l’inondation, orné les principales villes de temples et de monuments, assuré la bonne administration et par suite doublé la richesse du pays : en un mot, elle avait terminé l’œuvre de réparation que la dynastie précédente n’avait pu qu’ébaucher. C’est à ce moment qu’elle s’éteignit après deux règnes insignifiants, ceux d’Amon-em-ha-t III et de sa sœur Sevek-nofriou. Treize ans et quelques mois s’étaient à peine écoulés depuis la mort d’Amon-em-ha-t III, quand Sevek-hot-pou Ier monta sur le trône et commença la XIIIe dynastie[8].

Cette dynastie était originaire de Thèbes, comme les deux précédentes. Manéthon lui donne soixante rois et quatre cent cinquante-trois ans de durée. On a retrouvé sur les monuments les noms de la plupart de ses princes, qui presque tous s’appelaient Sevek-hotpou et Nofri-hotpou ; mais leur ordre de succession est encore fort incertain. Pendant la longue période de temps comptée à cette maison royale, la série dynastique, plusieurs fois interrompue par le manque d’héritier mâle, se renoua par le droit de succession que la loi de Baï-noutriou reconnaissait aux princesses et qu’elles transmettaient à leurs descendants. Sevek-hotpou II, fils d’un simple prêtre nommé Monthou-hotpou et d’une princesse royale, reçut la couronne en héritage de sa mère ; Nofri-hotpou II, dont le père n’appartenait pas non plus à la famille régnante, devint roi du chef de sa mère Ka-Ma. A côté de ces substitutions pacifiques, on entrevoit quelques traces de révolutions militaires. Un colosse de granit trouvé à Tanis porte les légendes d’un roi de cet époque dont le nom propre, Mer-meschou ou Mer-menfiou (il y a doute sur la lecture), n’est pas autre chose que le titre de général. Je n’ai pas besoin de faire remarquer ce que ce nom royal a de singulier, dit ici A. Mariette. Qu’est-ce en effet que ce général qui se sert de son seul titre pour en former son cartouche-nom ? Les grands prêtres qui enlevèrent le pouvoir aux derniers Râ-mes-sou usèrent d’un procédé analogue ; mais ces usurpateurs ne cachèrent pas leur nom, et s’ils inscrivirent leur dignité dans un cartouche, on notera comme une différence radicale que ce fut dans un cartouche-prénom[9].

Aucun édifice de la XIIIe dynastie n’est parvenu jusqu’à nous. Mais un certain nombre de débris attestent que ses rois avaient fait exécuter des travaux considérables, non seulement à Thèbes et à Abydos, mais dans un certain nombre de villes du Delta, principalement à Tanis[10], qui, malgré leur origine thébaine[11], paraît avoir été une de leurs résidences favorites. Le style des œuvres de sculpture de cette époque, bien que fort remarquable encore, est déjà inférieur à celui des œuvres de la XIIe dynastie : les proportions de la figure humaine commencent à s’y altérer, le modelé des membres à perdre de sa vigueur et de son fini. Des monuments de nature diverse que l’on connaît des Pharaons de la treizième maison royale, il est permis de conclure que l’Égypte, du moins pendant les premiers siècles de la domination de cette maison, n’avait rien perdu de son ancienne prospérité, qu’elle restait maîtresse de tout son territoire et aussi florissante intérieurement que sous la XIIe dynastie. Quant aux guerres que les monarques de cette époque entreprirent, le silence des monuments permet à peine même les conjectures. Cependant on doit conclure de la présence d’un colosse de Sevek-hotpou VI, le vingt-quatrième ou vingt-cinquième roi de la dynastie, dans l’île d’Argo, près de Dongolah, que l’Égypte avait encore élargi alors, du côté du sud, les frontières qu’elle possédait sous la dynastie précédente. En outre, c’est à la XIIIe dynastie que paraît, d’après son style, devoir être rapporté le fragment d’un colosse en granit rosé usurpé plus tard par le roi Amon-hotpou III (de la xviir5 dynastie), fragment que possède le Louvre et dont la base porte une longue liste de nations nègres subjuguées. Une inscription du même temps, gravée sur un rocher de la vallée de ‘Hammamât, le long de la route conduisant à la mer Rouge, parle du commerce de pierres précieuses qui se faisait alors avec lé pays de Pount, c’est-à-dire l’Arabie méridionale, et montre l’influence égyptienne régnant sans partage sur cette dernière contrée.

Une particularité qui se rapporte à cette époque mérite d’être notée et jette un jour précieux sur l’histoire physique de la vallée du Nil. Il existe à Semneh des rochers à pic situés au-dessus du fleuve et qui portent, à sept mètres au-dessus des plus hautes eaux actuelles, des inscriptions hiéroglyphiques. Or, de la traduction de ces inscriptions — lesquelles sont des cotes de niveau de la crue du Nil, relevées par les scribes-ingénieurs chargés de les observer sur ce point depuis le règne d’Amon-em-ha-t III — il résulte que sous la XIIe et la XIIIe dynastie, dont elles sont datées, le fleuve, qui sous la XVIIIe dynastie avait déjà le même niveau qu’aujourd’hui, montait à Semneh, au temps de l’inondation, à sept mètres plus haut. Cet énorme changement doit être attribué à la lente destruction de masses granitiques, qui, comme un barrage naturel, maintenaient jadis la partie supérieure du Nil à un niveau beaucoup plus élevé, et qui, à l’une des cataractes, peut-être à Ouady-Halfah, produisaient une véritable cascade, semblable à celle du Niagara ou à la chute du Rhin près de Schaffhouse. Alors le Nil, étendant ses eaux en une profonde et large nappe en amont de Semneh, devait baigner de vastes régions aujourd’hui stériles en partie, telles que le Dongolah, le Fazo’glo, la Nubie méridionale et l’île de Méroé. Mais lé fleuve, par l’action séculaire de ses eaux, ronge molécule à molécule la barrière de rochers que la nature lui avait opposée, et dont les débris embarrassent encore aujourd’hui son courant. C’est par le même procédé que l’Amazone a creusé dans le roc vif le célèbre défilé de Manzeriche ; que le Danube a desséché l’un après l’autre ses cinq bassins ou lacs primitifs ; que le Rhin s’est frayé un passage entre la Forêt-Noire et les Vosges ; que le Nil lui-même, dans les temps préhistoriques, avait rompu ses barrages de Silsilis et de Syène ; que le Niagara enfin, corrodant sans cesse le rocher du haut duquel il tombe, recule insensiblement, avec une vitesse que l’on a pu calculer à quelques centaines d’années près, vers le lac Érié, qui restera à sec, ainsi que sa fameuse cataracte, le jour où celle-ci l’aura rejoint en arrière. L’étude des alluvions du Nil a révélé l’existence de trois niveaux successifs. Un savant anglais, sir Gardner Wilkinson, fait remonter, d’après ses observations géologiques, à quinze ou dix-sept siècles avant Jésus-Christ, la principale de ces révolutions. Mais comme les données monumentales les plus positives prouvent qu’elle était déjà accomplie avant l’expulsion des Pasteurs, on doit reculer de trois ou quatre siècles encore la rupture des barrages naturels du haut Nil, et la placer dans l’intervalle entre la XIIIe et la XVIIIe dynastie.

 

Tous les monuments de la XIIIe dynastie, que nous avons cités tout à l’heure, et qui prouvent une domination s’étendant sur la totalité du territoire égyptien, appartiennent au premier tiers de la durée de cette dynastie. Des princes qui continuèrent cette maison nous n’avons pas de monuments contemporains ; leurs noms sont seulement connus par les listes royales, comme celle de la Salle des Ancêtres de Karnak ou les fragments du papyrus de Turin. Rien ne s’oppose donc formellement à ce que nous adoptions l’opinion proposée déjà par plusieurs érudits modernes, et qui paraît la plus vraisemblable, opinion d’après laquelle la xiv" dynastie de Manéthon, originaire de Khsôou, la Xoïs des Grecs, se serait élevée dans le Delta, en compétition avec la XIIIe dynastie thébaine, pendant toute la fin de celle-ci, résultat préparé par la façon dont ses premiers princes avaient favorisé les villes de la Basse-Égypte aux dépens de celles de la Haute-Égypte. La division du pays en deux royaumes rivaux et ennemis, ainsi que la décadence qui avait dû résulter forcément de ces troubles, aurait été la cause principale qui facilita le succès de l’invasion des Pasteurs. Nous ne savons rien, d’ailleurs, de l’histoire de la dynastie xoïte. Les extraits de Manéthon lui donnent soixante-dix rois, nombre évidemment exagéré ; quant à sa durée, les chiffres varient ; mais parmi ceux qui sont donnés, celui qui paraît avoir pour lui les meilleures autorités est celui de cent quatre-vingt-quatre ans. La XIIIe dynastie thébaine, si l’on admet comme nous cette contemporanéité, aurait donc régné deux cent soixante-neuf ans seule sur toute l’Égypte, et le reste du temps sur les provinces méridionales, en antagonisme avec les rebelles du Delta.

 

§ 5 — INVASION ET DOMINATION DES PASTEURS.

II y eut, dit Manéthon dans un fragment que nous a conservé l’historien juif Josèphe, un roi nommé Amintimaos (nom évidemment corrompu par les copistes grecs), sous le règne de qui le souffle de la colère de Dieu s’éleva, je ne sais pourquoi, contre nous. Contrairement à toute attente, des hommes obscurs, venant du côté de l’Orient, s’enhardirent à faire une invasion dans notre pays, dont ils s’emparèrent à main armée, facilement et sans combat. Ils assujettirent les chefs qui y commandaient, brûlèrent cruellement les villes et renversèrent les temples des dieux ; ils firent aux habitants tout le mal possible, égorgeant les uns, réduisant en esclavage les femmes et les enfants des autres. Il ajoute un peu plus loin : Toute cette race fut appelée Hycsôs, c’est-à-dire rois pasteurs, car dans la langue sacrée hyc signifie roi, et sôs veut dire pasteurs dans le dialecte commun. Les deux mots cités ici se sont retrouvés dans les inscriptions hiéroglyphiques, le premier sous la forme hiq, désignant un chef subordonné, qui n’a pas la plénitude de l’autorité royale (caractérisée par le titre de sonten), en particulier les chefs de tribus sémitiques, le second sous la forme Schasou comme désignant les Bédouins. Cependant jusqu’à présent, tous les monuments égyptiens connus désignent les envahisseurs, appelés Hycsôs dans le fragment de Manéthon, par les noms de Mentiou, pasteurs, et de Satiou, archers.

Dans le livre qui sera consacré à l’histoire de l’Asie euphratique, et dans celui qui plus tard traitera des Phéniciens, nous montrerons comment l’invasion des Pasteurs en Égypte se rattache à tout un vaste mouvement de populations amené par l’irruption des ‘Elamites dans la Chaldée et la Babylonie et leurs conquêtes forçant à l’émigration des peuples entiers jusque-là fixés dans les environs du golfe Persique. La principale de ces migrations fut celle des Kenânéens, qui quittèrent alors leurs primitives demeures pour venir s’établir dans la Palestine, fait qui était encore récent lorsque Abraham y arriva lui-même avec sa tribu pastorale. L’invasion de l’Égypte fut comme le dernier terme et le dernier acte de ce grand mouvement de nations, comparable à celui des invasions barbares à la fin de l’Empire romain. Il est cependant probable que la vallée du Nil ne fut pas le terme extrême où s’arrêta le flot, mais qu’au contraire certains essaims d’envahisseurs ne firent que traverser le Delta pour se porter jusque dans la Libye, peut-être jusqu’à l’extrémité occidentale du littoral du nord de l’Afrique. Quoiqu’il en soit, la masse des Pasteurs offrait certainement un ramassis confus de toutes les hordes nomades de l’Asie antérieure. Il résulte même formellement du type anthropologique des statues de Pasteurs découvertes à Tanis, et qui se reproduit si exactement encore chez ceux de leurs descendants qui habitent encore les environs du lac Menzaleh, que l’élément des populations touraniennes d’au delà du Tigre, c’est-à-dire un élément fortement métissé de sang de la race jaune, y tenait une place très considérable, formait peut-être la majorité des tribus qui franchirent la frontière d’Égypte. C’est ce que j’ai pu constater, avec M. le docteur Hamy, sur les monuments et sur les représentants des populations actuellement vivantes qu’il nous a été donné d’étudier en 1869 dans la Basse-Égypte. Mais en même temps l’hégémonie du mouvement appartenait, suivant les extraits de Manéthon, aux Kénânéens ; d’autres indices sont, au contraire, de nature à faire penser que la tribu dirigeante et dans laquelle furent choisis les rois que se donnèrent les Pasteurs, était étroitement apparentée aux Khéta des documents hiéroglyphiques, les ‘Hittim de la Bible, dont nous chercherons plus loin à déterminer le véritable caractère ethnographique ; ils avaient le même dieu national, Soutekh.

L’étude des monuments atteste la réalité des affreuses dévastations du premier moment de l’invasion. A l’exception d’un seul, tous les temples antérieurs à cet événement ont disparu, et l’on n’en retrouve que des débris épars, qui portent des traces d’une destruction violente. Dans les nécropoles, telles que celle d’Abydos, la série des sépultures privées décorées avec luxe s’arrête brusquement, comme si la vie du pays était tout à coup interrompue. Dans ce premier élan, irrésistible et sauvage, le flot de l’invasion alla-t-il jusqu’aux extrémités méridionales de l’Égypte ? C’est ce qu’on ne saurait dire positivement ; car tout est encore profondément obscur dans cette histoire. Quoiqu’il en soit, il est certain qu’au sud les conquérants barbares rencontrèrent bientôt une énergique résistance. Une famille de princes thébains, qui dans certains des extraits de Manéthon est comptée comme la XVe dynastie, organisa la défense dans la Haute-Égypte et y tint tête pendant deux siècles environ aux Pasteurs, maîtres delà Basse et de la Moyenne-Égypte. Les annales rédigées en grec d’après les archives sacerdotales par le prêtre de Sébennytus, au temps des premiers Lagides, paraissent avoir admis ensuite, comme la XVIe dynastie, une période de deux autres siècles durant lesquels les Pasteurs auraient exercé sur tout le pays une domination incontestée. Dire ce que pendant ces quatre cents ans l’Égypte eut à subir de bouleversements est impossible. Le seul fait qu’il soit permis de donner comme certain, c’est que pas un monument de cette époque désolée n’est venu jusqu’à nous pour nous apprendre ce que devint, sous les Hycsôs, l’antique splendeur de l’Égypte. Nous assistons donc, sous la XVe et la XVIe dynastie, à un nouveau naufrage de la civilisation égyptienne. Si vigoureux qu’il ait été, l’élan donné par les Ousor-tesen et les Amon-em-ha-t s’arrête subitement ; la série des monuments s’interrompt, et l’Égypte nous instruit, par son silence même, des calamités dont elle fut frappée.

 

M. Chabas a rassemblé dans un important mémoire tous les renseignements fournis par les documents égyptiens originaux sur l’époque des Pasteurs. Pour leur conciliation avec les données des fragments de Manéthon, M. Maspero a proposé une reconstruction historique de toute cette période, reconstruction qui n’est pas également certaine dans toutes ses parties, mais qui est pourtant la meilleure et la plus vraisemblable de celles que l’on ait tentées. Aussi est-ce celle que nous adoptons.

Manéthon, dans la suite du fragment dont nous avons déjà rapporté le commencement après avoir raconté les horribles ravages du premier moment de l’invasion, continue en disant : Les Pasteurs firent roi l’un d’entre eux, nommé Salatis (suivant d’autres versions, Saïtês). Celui-ci, qui fixa sa résidence à Memphis, soumit au tribut la haute et la basse région, laissant garnison dans les lieux les plus convenables. Il se fortifia surtout du côté de l’Orient, craignant que les Assyriens, alors plus puissants que lui, ne vinssent envahir son royaume. Trouvant, dans le nome de Séthroé[12], une ville très convenable à son dessein et nommée Avaris (Hâ-ouar) d’après une ancienne tradition religieuse[13], il la rebâtit, la fortifia beaucoup et y plaça, pour garder complètement le pays, une colonie de deux cent quarante mille hommes complètement armés. C’est là qu’il résidait pendant l’été, distribuant à ses soldats le blé et la solde, et les exerçant avec soin aux armes, par crainte des ennemis du dehors. Salatis pourrait bien avoir été en réalité, au lieu du nom propre du premier roi des Pasteurs, le titre que lui donnaient ses sujets d’origine asiatique. Il semble, en effet, que l’on y retrouve le sémitique schalit, dominateur, souverain supérieur, de la racine schalat ; et il est remarquable que, bien des siècles après, les Assyriens donnassent au souverain de l’Égypte, d’après une ancienne tradition, non pas le même titre qu’aux autres rois, mais, à côté de la qualification de pir’hou, correspondant au para’oh de la Bible, qui est l’égyptien par-âa, la qualification sémitique de schiltannou (sultan), qu’ils n’emploient pour aucun autre souverain.

En tous cas, le récit de Manéthon montre le personnage qu’il appelle Salatis s’occupant d’établir un gouvernement régulier parmi les hordes jusque-là confuses des envahisseurs, d’assurer la conservation de la riche conquête qu’ils venaient de faire, en exploitant le pays au lieu de continuer à le piller, et de régler, après la cessation des premiers massacres, la condition des vaincus sous leurs nouveaux maîtres. Le pays, en somme, fut laissé aux indigènes, réduits à l’état de rayas, comme on dirait aujourd’hui en Orient, et pour organiser son administration, le roi des Pasteurs dut forcément recourir à des scribes égyptiens, seuls au courant des ressources de la contrée et des pratiques fiscales. Des garnisons et des colonies militaires, établies sur les points stratégiques, garantirent contre les tentatives de révoltes de la part de ces indigènes. Mais il ne dut pas y avoir, à proprement parler, de colonisation sérieuse du sol égyptien par les conquérants venus de l’Asie, ailleurs que dans le Delta, et spécialement dans sa partie orientale. Cette contrée paraît avoir été habitée dès la plus haute antiquité par une population quelque peu différente de celle du reste de l’Égypte, d’un caractère plus asiatique et probablement mélangée dans une certaine mesure d’éléments proprement sémitiques. C’est celle que le tableau ethnographique du chapitre X de la Genèse, parmi les fils qu’il donne à Miçraïm, le représentant des Égyptiens, désigne spécialement sous le nom de Kaslou’him, en signalant son étroite parenté avec les habitants de l’extrémité méridionale de la Syrie, du pays qui fut plus tard occupé par les Pelischtim ou Philistins. La portion orientale du Delta, siège de cette population particulière, fut pour l’Égypte, avant même que Mena n’eut établi la royauté,le berceau du culte de deux divinités importantes, qui prirent une place de premier ordre dans le panthéon national, mais qui pourtant se rattachent parleur origine au cycle des divinités euphratico-syriennes : Hathor, dont on expliqua ensuite le nom en égyptien, par une étymologie factice, en Hâ-t-Hor, la demeure d’Horus, mais qu’en même temps on savait bien être la déesse de l’Arabie, et dont le nom, en effet, est originairement le même que celui de la ‘Athar araméenne et arabe, Ischtar à Babylone et en Assyrie. ‘Aschtharth en Phénicie ; puis Set, le dieu particulier du pays du nord en opposition à Horus, dieu du pays du sud, dont le Soutekh des Pasteurs et des Khéta n’est qu’une forme amplifiée par une gutturale, que nous retrouvons adoré sous le nom de Schita dans plusieurs localités de l’Assyrie et qu’il faut peut-être comparer au patriarche antédiluvien Scheth dans les récits de la Genèse. A une date plus récente, l’élément asiatique de la population du Delta oriental avait été renforcé par des immigrations pacifiques. Pour combler les vides que les siècles de guerres civiles, qui avaient succédé à la vie dynastie, avaient produits parmi les habitants delà vallée du Nil, la politique des rois de la XIIe dynastie avait favorisé et provoqué l’établissement, comme colons, de familles et même de tribus entières de Sémites. Les peintures du tombeau de Khnoum-hotpou, à Béni-Hassan, nous font assister à l’arrivée d’une de ces familles, composée de trente-sept personnes, dit l’inscription accompagnant la scène, qui vient se fixer jusque dans le nome de Meh. Mais c’est surtout dans la Basse-Égypte que ces immigrations sémitiques avaient été nombreuses. Les colonies qu’elles avaient établies sous les auspices des Pharaons durent se montrer plus sympathiques que les Égyptiens proprement dits aux envahisseurs, avec une partie desquels. au moins elles avaient une certaine parenté , accusée encore par l’affinité du langage, et surtout elles se fusionnèrent mieux avec eux.

Aussi est-ce dans la région occupée par ces populations plus sympathiques aux Pasteurs, et au milieu desquelles ils avaient naturellement préféré s’établir, que Salatis établit sa ville forte ou plutôt son grand camp retranché de Hâ-ouar (aujourd’hui Tell-el-Her), dont les habitants, organisés militairement et constamment exercés au métier des armes, constituaient pour la monarchie des Pasteurs un noyau permanent d’armée, où elle pouvait puiser les soldats dont elle avait besoin. Hâ-ouar était ainsi, par rapport à l’Égypte, le réduit inexpugnable de la domination de ses nouveaux maîtres, réduit placé en dehors du danger possible des insurrections indigènes et appuyé à l’Asie, d’où l’on pouvait au besoin tirer des auxiliaires et de nouvelles recrues ; en même temps, par rapport aux pays asiatiques, c’était un boulevard qui couvrait les possessions égyptiennes des Pasteurs contre la poussée éventuelle d’un nouveau flot d’envahisseurs qui pourrait chercher à leur enlever leur conquête ; il les mettait aussi à l’abri des dangers dont les menaçait la puissance des rois de ‘Elam et de la Chaldée, qui à ce moment portaient leurs armes victorieuses en Syrie, qui vinrent même jusqu’à la frontière d’Égypte et dans la péninsule du Sinaï. Et ce sont sûrement ces monarques que les fragments de Manéthon désignent par un emploi abusif et proleptique du nom des Assyriens, qui appartiennent en réalité à une autre période historique.

Les noms des successeurs de Salatis sont, dans les fragments de Manéthon, Anon (dans d’autres versions Bnon), Apachnas (ou Pachnan), Apophis, Iannês (ou Staan) et Assêth. Le nom du premier, sous sa forme originale authentique, Annoub, se lit sur un fragment du Papyrus de Turin, suivi du commencement de celui d’un autre roi, Ap..., qui est manifestement l’Apachnas de Manéthon. C’est sûrement l’appellation d’Apapi, que nous retrouvons portée par un autre roi des Pasteurs, de date un peu postérieure, qui a été hellénisée en Apophis. Enfin As-Set donne une forme égyptienne excellente, où entre précisément en composition le nom du dieu Set, que les envahisseurs avaient choisi dans le panthéon pharaonique pour lui adresser leurs hommages à l’exclusion de tout autre, parce qu’ils avaient reconnu en lui leur dieu national Sou-tekh. Les cinq princes en question, qui avec Salatis régnèrent plus de deux siècles, passèrent tout leur temps, disent les extraits de Manéthon, à faire une guerre perpétuelle, désirant arracher jusqu’à la racine de l’Égypte. A la fin ils réussirent à renverser les princes thébains qui s’étaient maintenus indépendants au sein des provinces du sud, continuant à porter le titre royal, et que l’histoire officielle, aux temps postérieurs, compta comme formant la XVe dynastie. Les Pasteurs régnèrent alors sur l’Égypte entière, reconnus comme rois jusqu’aux cataractes, et c’est à dater de ce moment de leur triomphe complet que leur lignée était enregistrée dans les listes royales en tant que la XVIe dynastie.

Déjà tout en poursuivant systématiquement la lutte contre les derniers restes d’indépendance nationale, les conquérants étrangers solidement établis dans la Basse-Égypte, s’étaient, comme les Tartares en Chine, laissé gagner par la population supérieure des vaincus. Ils avaient admis des indigènes à leur cour et dans leur administration, adopté en grande partie les mœurs égyptiennes tout en les combinant avec certains usages à eux propres. S’appliquant le protocole pompeux, traditionnel dans la monarchie égyptienne, avec quelques légères modifications, leurs rois s’étaient étudiés à se transformer en véritables Pharaons. Du moment qu’ils n’avaient pas pu exterminer la population du sang de Miçraïm, ils avaient tendu à se faire accepter par elle, tout en la maintenant clans un état d’infériorité par rapport à la nouvelle caste militaire, recrutée dans les rangs des envahisseurs. Cette tendance se prononça bien plus et produisit tous ses effets sous la XVIe dynastie, quand ils furent devenus les maîtres incontestés du pays entier. La domination des Pasteurs eut alors son moment culminant ; la civilisation et les arts refleurirent sous leur autorité, grâce à la paix qu’ils parvenaient à maintenir. Et ce fut une sorte de civilisation mixte, mais où les éléments égyptiens l’emportaient sur les éléments asiatiques.

On se remit à élever des monuments et à embellir de nouveau les villes dévastées dans la première rage de l’invasion, particulièrement Tanis, dont les Pasteurs avaient fait décidément leur capitale, sous la protection de la forteresse de Hâ-ouar. C’est alors qu’il faut placer le roi Set-aâ-pehti Noubti, mentionné dans une stèle de Râ-mes-sou II (XIXe dynastie) comme ayant, 400 ans avant lui, relevé la ville de Tanis et y ayant commencé la construction du grand temple de Set ou Soutekh. La ville existait déjà sous la XIIe et la XIIIe dynastie, et nous ignorons comment elle s’appelait à cette époque, où son temple principal était consacré à Phtah. Ce sont les Pasteurs, et probablement Set-aâ-peh-ti Noubti, qui, en la rétablissant et en la développant — sept ans après que les ‘Hittim Kenânéens eurent bâti Hébron en Palestine, dit la Bible — lui donnèrent le nom sémitique de Ço’an, le point de départ (des caravanes), qui revêtit en égyptien la forme Tsan, d’où les Grecs ont fait Tanis. Mais le principal monarque de la dynastie des Pasteurs, maîtres de toute l’Égypte, est un second Apapi, dont nous possédons un certain nombre de monuments, découverts dans les fouilles de Mariette à Tanis, fouilles dont ils ont été un des résultats les plus capitaux. Ces monuments et les autres débris de l’âge des Pasteurs que l’on a rencontrés sur différents points delà Basse-Égypte, sont tous des œuvres de sculpture ; car pas un seul édifice de cette époque n’est parvenu jusqu’à nous. L’art en est remarquable. Les morceaux capitaux, tous conservés au Musée de Boulaq, sont d’abord un groupe en granit d’une très belle exécution, qui représente deux personnages en costume égyptien, mais avec une barbe épaisse et une coiffure en énormes tresses, absolument inconnues aux véritables Égyptiens, tenant sur leurs mains étendues une table d’offrandes chargée de poissons, de fleurs de lotus et d’oiseaux aquatiques, en un mot des diverses productions naturelles des lacs du Delta ; puis quatre grands sphinx en diorite sur lesquels est gravé le nom du roi Apapi. Ces derniers, au lieu de la coiffure ordinaire des sphinx égyptiens, ont la tête couverte d’une épaisse crinière de lion, qui leur donne une physionomie tout à fait particulière. Les diverses sculptures de l’époque des Pasteurs représentent, du reste, une race dont le type est radicalement différent de celui des Égyptiens, une race aux traits anguleux, sévères et vivement accentués, aux pommettes en particulier extraordinairement saillantes, une race qui n’est même pas purement sémitique et devait être, comme je l’ai déjà dit tout à l’heure, assez fortement mêlée de ces éléments que nous qualifions de touraniens. Des fouilles de Tanis est aussi résultée la constatation de ce fait que les derniers rois Pasteurs avaient relevé, dans les temples qu’ils reconstruisaient, les statues d’âges antérieurs provenant des édifices religieux renversés dans les premiers moments de l’invasion , en y gravant seulement leurs noms comme une nouvelle consécration. C’est sous un Apophis, c’est-à-dire un Apapi, probablement le second du nom, que la tradition recueillie par les écrivains de l’Orient hellénisé, dans les environs de l’ère chrétienne, plaçait la venue en Égypte de Yoseph, fils du patriarche Ya’aqob, et son élévation à la dignité de premier ministre du Pharaon. Le tableau que le livre de la Genèse retrace à cette occasion de la cour du prince, qu’elle place manifestement dans une des villes de la Basse-Égypte, sans doute à Tanis, est infiniment instructif, et s’accorde bien avec l’impression qui résulte des monuments originaux des Pasteurs. La cour est toute égyptienne dans ses usages et dans ses allures, et pourtant, sous ce vernis extérieur, on y sent quelque chose d’étranger. Cet épisode biblique rentre, d’ailleurs, singulièrement bien dans le cadre historique du moment. En effet, comme le remarque avec juste raison M. Maspero, si, du temps des anciens Pharaons indigènes, les peuples de Syrie étaient accourus en foule sur cette terre d’Égypte qui les traitait en sujets, peut-être en esclaves, le mouvement d’immigration dut être plus considérable encore du temps des rois Pasteurs. Les nouveaux venus trouvaient en effet sur les bords du Nil des hommes de même race qu’eux, tournés en Égyptiens, il est vrai, mais non pas au point d’avoir perdu tout souvenir de leur langue et de leur origine. Ils furent reçus avec d’autant plus d’empressement que les conquérants sentaient le besoin de se fortifier. Le palais des rois s’ouvrit plus d’une fois à des conseillers et à des favorites asiatiques ; le camp retranché de Hâ-ouar enferma souvent des recrues syriennes ou arabes. Invasions, famines, guerres civiles, tout semblait conspirer à jeter en Égypte non pas seulement des individus isolés, mais des familles et des tribus entières. C’est ainsi que Yoseph, une fois bien établi dans la faveur du roi Apapi, appela sur le territoire égyptien son père Ya’aqob et ses frères, avec leurs serviteurs et toute leur tribu, que la famine rendait disposés à quitter le pays de Kena’an. Les Benê-Yisraël, qui formaient déjà un groupe respectable de population, furent établis, nous dit la Bible, dans le canton de Goschen, c’est-à-dire de la ville de Qosem (la Phacusa de la géographie classique), capitale du XXe nome de la Basse-Égypte ou nome arabique. C’était déjà sous un roi des Pasteurs, probablement sous un de ceux qui luttèrent contre la XVe dynastie dans la Thébaïde et la vainquirent, que, quelques générations auparavant, Abraham était descendu momentanément en Égypte avec sa tribu et avait eu avec le Pharaon d’origine étrangère les démêlés que raconte le livre de la Genèse.

Pendant que les arts et la civilisation refleurissaient dans la Basse-Égypte, en se mettant au service des dominateurs barbares, les provinces du sud, écrasées dans la défaite de la XVe dynastie après une lutte longue et désespérée qui n’avait pas laissé le loisir de cultiver les arts de la paix, commençaient à se relever péniblement. Même du temps de la XVIe dynastie, les monarques du sang des Pasteurs ne paraissent pas avoir étendu leur administration directe au delà du Fayoum, point extrême où l’on ait rencontré leurs monuments. Plus au midi, contents d’avoir brisé la puissance des princes thébains qui s’étaient élevés en antagonisme contre eux, ils laissaient la contrée aux mains d’une féodalité indigène, soumise envers eux à la condition de vassaux et de tributaires. Chaque nome avait son hiq égyptien, son petit prince local, dépendant du Pharaon étranger de Tanis, lequel se bornait à surveiller tous ces chefs égyptiens au moyen de garnisons établies dans des postes choisis, à lever exactement leur tribut et à maintenir un état de morcellement qui rappelait celui dont avait été précédé l’avènement de la XIe dynastie, et qui leur semblait un obstacle certain à toute reprise d’une résistance nationale sérieuse. Plus d’une fois il dut y avoir, pendant le cours de la XVIe dynastie, des tentatives de révolte, impuissantes et bientôt réprimées, de la part de tel ou tel des feudataires de la Haute-Égypte. Mais ces mouvements qui préludaient à la grande lutte de la délivrance, étouffés obscurément, n’ont laissé de traces ni chez les historiens ni sur les monuments.

Pourtant il arrive un moment où l’on sent qu’un souffle de réveil commence à passer sur Thèbes. La plus ancienne nécropole de cette ville (située au lieu que l’on appelle aujourd’hui Drah-abou-l-Neggah) commence à redonner des monuments, qui portent l’empreinte d’une civilisation renaissant au sortir d’une période de ténèbres où tout a sombré. La cité sainte d’Ammon tend à redevenir le centre religieux et politique de l’Égypte méridionale. Son hiq, toujours vassal du roi étranger qui trône dans le Delta, prend une sorte d’hégémonie, encore mal définie, sur les autres princes de nomes du haut pays. La renaissance qui se manifeste à Thèbes, dit A. Mariette, sur la haute expérience de qui nous aimons à nous appuyer, offre des analogies singulières avec celle que l’on constate au commencement de la XIe dynastie. Les mêmes vases, les mêmes armes, les mêmes meubles se retrouvent dans les tombes. Le type des sarcophages redevient ce qu’il était sous la XIe dynastie, type tout particulier qui ne se retrouve absolument qu’à ces deux époques. Par allusion au mythe de la déesse Isis, qui protège le cadavre de son frère Osiris, auquel le mort est assimilé, en étendant sur lui ses bras armés d’ailes, les cercueils sont couverts d’un système d’ailes peintes en couleurs variées et éclatantes. En outre, les individus, au moment de la nouvelle renaissance thébaine d’où finit par sortir la libération de l’Égypte, s’appellent, comme sous la XIe dynastie. En-te-f, Amoni, Ah-mès, Aah-hotpou, si bien qu’aujourd’hui l’oeil le plus exercé a peine à distinguer entre eux des monuments que plusieurs siècles et une longue invasion séparent. Des indices d’une sérieuse valeur semblent d’ailleurs indiquer que les princes de Thèbes qui bientôt, en prenant le titre de rois (souten) au lieu de celui de simples régents locaux (hiq), allaient former la XVIIe dynastie, se rattachaient par un lien de parenté encore obscur aux anciens rois de la XIe, ou du moins en avaient la prétention.

 

§ 6. — DIX-SEPTIÈME DYNASTIE. EXPULSION DES PASTEURS. AH-MÈS.

Cependant une crise suprême se préparait. A mesure que la puissance des princes de Thèbes s’affermissait, à mesure qu’ils se sentaient plus iorts, ils tendaient à secouer le joug de vasselage que faisaient peser sur eux les étrangers, à attaquer ceux-ci dans leurs forteresses et à purger de ces barbares le sol sacré de l’Égypte.

Un précieux papyrus du Musée Britannique, qui paraît le fragment d’une chronique assez étendue de la délivrance nationale, ou plutôt d’une sorte de conte dont ces événements formaient le cadre[14], raconte le commencement de la lutte. Il débute ainsi : Il arriva que la terre d’Égypte était aux mains des Impurs, et il n’y eut plus de seigneur roi (souten). Alors il arriva que le roi Râ-soqnoun (Ta-aâ) fut seulement un hiq dans la Haute-Égypte. Et les Impurs dans la ville de Râ (Héliopolis) avaient pour chef Apapi dans Hâ-ouar. Le pays entier lui payait tribut de ses produits manufacturés et le comblait de toutes les bonnes choses de la terre de l’inondation. Voici que le roi Apapi se choisit le dieu Soutekh comme seigneur, et il ne fut pas serviteur d’aucun dieu existant dans le pays entier, si ce n’est de Soutekh. Il lui construisit un temple en travail excellent et éternel à sa porte royale, et il se leva chaque jour pour sacrifier des victimes à Soutekh, et les chefs vassaux du souverain étaient là, tenant des guirlandes de fleurs, avec le rite qu’on observe au temple de Râ Har-m-akhou-ti. Le roi Apapi envoya un message pour l’annoncer au roi Râ-soqnoun (Ta-aâ) le prince de la ville de la Haute-Égypte (Thèbes). Ce début est tout historique, mais la suite du texte tourne complètement au conte. Apapi envoie proposer une énigme à Ta-aâ, en lui promettant de reconnaître Ammon-Râ de Thèbes pour dieu s’il parvient à la résoudre, mais en exigeant qu’il en abandonne le culte pour celui de Soutekh s’il est incapable de la résoudre. Le prince de la Thébaïde a beau assembler ses conseillers et ses sages, il n’arrive pas à trouver la clef de l’énigme du roi Pasteur de Hâ-ouar. Alors il lui en propose une autre à son tour. Ici s’arrête le fragment conservé du papyrus, mais il est facile de deviner que l’auteur du conte faisait sortir de cet échange puéril de problèmes insolubles la querelle qui amenait la grande lutte entre le prince national et son suzerain étranger.

Il semble, du reste, qu’effectivement la querelle religieuse entre les deux cultes d’Ammon et de Soutekh ne fut pas étrangère à la rupture définitive entre Râ-soqnoun Ta-aâ de Thèbes et Apapi de Hâ-ouar et Tsan, accepté jusque-là comme souverain par toute l’Égypte. Des deux côtés on fit des armements. Ta-aâ prit le titre de roi et inaugura la dynastie qui dans les listes nationales figurait comme la XVIIe. C’était la guerre de l’indépendance qui s’engageait.

Elle fut longue et sanglante, et sans doute marquée par bien des péripéties que nous ignorons. Tous les petits princes égyptiens, chefs de nomes, acceptèrent la direction des princes de Thèbes et prirent parti pour eux contre l’ennemi national. Sous les règnes de Ta-aâ Ier et de Ta-aâ II, peut-être de quelques autres encore dont nous ne connaissons pas les noms, la lutte se poursuivit sans trêve, sans doute avec des alternatives de succès et de revers, mais les Égyptiens avancèrent en gagnant le terrain pied à pied, et les Pasteurs, chassés des positions qu’ils occupaient dans l’Égypte moyenne, furent refoulés sous Memphis. Cette grande ville fut enlevée d’assaut par un roi que les extraits de Manéthon appellent Alisphragmouthosis et dont nous ignorons le véritable nom. Mais la guerre ne finit pas pour cela ; elle se prolongea longtemps encore dans le Delta, toujours avec le même acharnement. Appuyés à leur grand camp retranché de Hâ-ouar, les Pasteurs tinrent tête avec opiniâtreté aux efforts des rois thébains et de leurs auxiliaires et vassaux. Le prince que les listes de Manéthon appellent Tethmosis (peut-être un Tahout-mès), Ta-aâ-qen et Ka-mès échouèrent successivement devant l’inexpugnable citadelle des Pasteurs. Ah-mès, fils et successeur de Ka-mès, fut plus heureux.

A la fin, dit Manéthon dans un fragment qui nous a encore été conservé par Josèphe, les Pasteurs, vaincus, furent chassés du reste de l’Égypte et renfermés dans un terrain de dix mille aroures (mesure de superficie), nommé Avaris (Hâ-ouar). Ce terrain avait été entouré par les Pasteurs d’un mur haut et solide, pour y garder en sûreté leurs richesses et leur butin. Le fils du roi essaya de prendre la ville par force et l’assiégea avec quatre cent quatre vingt mille hommes ; mais, désespérant d’y réussir, il traita à ces conditions : que les ennemis abandonneraient l’Égypte et se retireraient en sûreté où ils voudraient. Ils se retirèrent donc, emportant leurs biens ; leur nombre montait à deux cent quarante mille et ils prirent par le désert la route de Syrie. Mais craignant la puissance des Assyriens, alors dominateurs de l’Asie, ils s’arrêtèrent dans le pays qu’on nomme aujourd’hui Judée. Ici encore l’autorité de Manéthon est appuyée, non pour tous les détails, il est vrai, mais pour l’ensemble des faits, par le témoignage des monuments et spécialement par l’inscription funéraire d’un officier de fortune parvenu aux grades les plus élevés, Ah-mès, fils d’Abna, qui avait pris une part active à la guerre de délivrance et après avoir débuté comme simple matelot, avait fini par devenir grand amiral. Cette inscription, d’un prix extrême pour l’histoire, raconte toute la vie du personnage ; elle a été l’objet des études particulièrement approfondies de l’illustre vicomte E. de Rougé. Lorsque je suis né dans la forteresse de Nelvheb[15], dit le défunt Ahmès dans son épitaphe, mon père était batelier du feu roi Ta-aâ.... Je fis le matelot tour à tour avec lui dans le vaisseau nommé le Veau, au temps du feu roi Ah-mès... J’allai à la flotte du Nord pour combattre. J’avais le service d’accompagner le roi lorsqu’il monta sur son char. Et l’on assiégea la forteresse de Hâ-ouar, et je combattis sur mes jambes devant Sa Majesté. Voici que je passai sur le vaisseau nommé l’Intronisation à Memphis. On livra un combat naval sur l’eau qui porte le nom d’eau de Hâ-ouar (la branche Pélusiaque du Nil)... La louange du roi me fut accordée et je reçus le collier d’or pour la bravoure.... Le combat se fit au sud de la forteresse... On prit la forteresse de Flâ-ouar, et j’en enlevai un homme et deux femmes, en tout trois têtes, que Sa Majesté m’accorda comme esclaves. C’est en l’an 5 du règne de Ah-mès qu’eut lieu la reddition de Hâ-ouar. La population de la ville et l’armée qui la défendait, se retirèrent librement, en vertu d’une capitulation, passèrent l’isthme et se réfugièrent dans la Palestine méridionale, au milieu des Kenânéens. Mais les Égyptiens ne leur permirent pas d’y rester rassemblés, préparant un retour offensif. L’année suivante, ils les y poursuivirent et les dispersèrent en les battant une dernière fois près de Scharohen (dans la Bible Scharou’hem), ville qui appartint plus tard à la tribu de Schimé’on.

Mais le gros de la nation des Pasteurs, établie dans l’orient du Delta, préféra l’esclavage sur la riche terre d’Égypte aux chances de liberté dans des conditions plus précaires que lui offrait l’émigration. Ils restèrent dans le pays, et avec eux les tribus syriennes et téra’hites auxquelles ils avaient donné l’hospitalité, entre autres les Israélites. Ah-mès leur permit de garder, pour les cultiver à titre de colons, les terres dont leurs ancêtres s’étaient emparés. Et comme les Pasteurs, à la différence des Benê-Yisraël, n’eurent pas d’exode, ce sont leurs descendants directs que nous retrouvons dans ces étrangers aux membres robustes, à la face sévère et allongée, qui peuplent encore aujourd’hui les bords du lac Menzaleh. Le camp retranché de Hâ-ouar fut détruit. La forteresse de Tsar (Séthroé ou Héracléopolis du Delta) fut établie à quelque distance de son emplacement, autant pour contenir ces colons d’une fidélité douteuse que pour servir de boulevard et d’avant-poste à l’Égypte contre une nouvelle entreprise des populations asiatiques. Tanis, la capitale des rois étrangers, fut traitée en ennemie et laissée, jusqu’au règne de Râ-mes-sou II, dans l’état de désolation où la guerre l’avait mise ; et pendant plusieurs siècles elle ne figure plus dans l’histoire.

 

Ah-mès, pour avoir un appui dans sa lutte contre les restes des dominateurs asiatiques, s’était tourné vers le sud et avait épousé une princesse éthiopienne, nommée Nofri-t-ari, que les monuments représentent toujours avec les traits réguliers, le nez droit, mais les chairs peintes en noir. Ce mariage fut la source des prétentions que ses successeurs élevèrent constamment à la souveraineté de l’Ethiopie. Ah-mès, du reste, possédait la Nubie ou pays de Qens, comme les princes thébains de la XVIIe dynastie. Mais pendant les péripéties et les embarras de la guerre du Nord, les Nubiens avaient profité des circonstances pour se révolter. Hâ-ouar une fois prise, le roi Ah-mès se retourna vers la Nubie et en quelques combats dompta les rebelles ; nous le savons par l’épitaphe du chef des nautoniers, Ah-mès, fils d’Abna, qui prit également part à cette expédition.

Le reste du règne fut consacré aux travaux de la paix, à guérir les plaies invétérées de la domination étrangère, à relever les ruines dont la guerre de l’indépendance, en un siècle et demi de luttes incessantes, avait couvert le sol de l’Égypte, enfin à réorganiser l’administration du pays et à rétablir sur des bases solides l’unité nationale. Les petits princes qui avaient aidé les rois de la XVIIe dynastie, et Ah-mès lui-même, dans le conflit avec les Pasteurs, furent réduits, par le pouvoir central désormais plus fort, à la condition de gouverneurs héréditaires des nomes, dont les rois postérieurs s’étudièrent ensuite à restreindre graduellement le pouvoir, tendant à les remplacer par de simples fonctionnaires à la nomination et à la révocation de l’autorité royale. Mais comme expédient provisoire, pour ménager la transition et rendre ceux des petits princes locaux, qui avaient pris part à la guerre de la délivrance, moins sensibles à la perte de leur autorité réelle, on les laissa, leur vie durant, garder les honneurs et le titre de roi (sonten), que beaucoup d’entre eux avaient pris au milieu de l’anarchie générale, et dont ils se parèrent jusqu’à la mort.

Depuis plusieurs siècles, les Pasteurs de Tanis avaient seuls construit des temples et des édifices publics ; les princes indigènes de la Haute-Égypte n’en avaient eu ni le temps ni les moyens. Aussi, dans la plupart des villes, ceux des monuments religieux qui n’avaient pas été détruits violemment par des incidents de guerre, tombaient en ruines et appelaient une urgente restauration. Ce fut un des soins du règne d’Ah-mès. A Thèbes il commença la reconstruction du grand temple d’Ammon, si magnifiquement poursuivie par ses successeurs. En l’an 22 de son règne, une cérémonie solennelle, commémorée dans une inscription qu’on lit encore, gravée sur les rochers, inaugura la reprise des travaux des carrières de Troufou (aujourd’hui Tourah) et la restauration du temple de Phtah à Memphis. Les nombreux prisonniers, faits sur les Pasteurs et sur les Nubiens, servaient, sous le bâton des contremaîtres égyptiens, aux corvées de cette entreprise. La délivrance du territoire et l’entière destruction du pouvoir des étrangers fut, dès le règne même d’Ah-mès, le signal d’une explosion magnifique et immédiate de la vie nationale et de la civilisation, si longtemps comprimées. En quelques années l’Égypte reconquit les cinq siècles que l’invasion des Pasteurs lui avait fait perdre. De la Méditerranée aux cataractes, les deux rives du Nil se couvrirent d’édifices. Des voies nouvelles furent ouvertes au commerce ; l’agriculture, l’industrie, les arts, prirent un prodigieux essor. Les incomparables bijoux découverts par M. Mariette sur la momie de la reine Aah-hotpou, veuve de Ka-mès et mère d’Ah-mès, bijoux qui font la gloire du musée de Boulaq, et que l’on a pu voir à Paris pendant l’Exposition Universelle de 1867, prouvent à quel degré de perfection l’art et l’industrie étaient revenus en Égypte quelques années seulement après l’entière délivrance du sol national. A examiner la longue chaîne d’or, si souple et si finement tressée, à laquelle pend un scarabée d’un merveilleux travail, le diadème et ses deux sphinx d’or, les bracelets, le pectoral découpé à jour, tous les objets en général qui composent ce trésor, on a peine à croire qu’au moment où ils sortaient de l’atelier des bijoutiers de Thèbes, le pays voyait à peine se terminer des désastres de plusieurs siècles.

Nous mettons sous les yeux de nos lecteurs la représentation de trois de ces objets historiques. C’est d’abord une hache, symbole ordinaire de la notion de divinité. Le manche est en bois de cèdre recouvert d’une feuille d’or. Des hiéroglyphes y sont découpés à jour et contiennent au complet le protocole royal d’Ah-mès. Des plaquettes de lapis, de cornaline, de turquoise et de feldspath sont encastrées dans ces découpures et forment de distance en distance des anneaux autour du manche. Le tranchant est de bronze revêtu d’une épaisse feuille d’or, avec des représentations sur chaque face. D’un côté ce sont des bouquets de lotus, dessinés en pierres dures sur un champ d’or. De l’autre, sur un fond bleu sombre, donné par une pâte si compacte qu’elle semble être de la pierre, se détache la figure d’Ah-mès, le bras levé pour frapper un barbare qu’il a saisi par les cheveux ; au-dessus de cette scène est une sorte de griffon à tête d’aigle. Dans les récits de batailles, les rois égyptiens sont souvent comparés au griffon pour la rapidité de leur course lorsqu’ils se précipitent au milieu des ennemis. Le tranchant de celte hache est entré dans le manche, fendu à son extrémité, et assujetti par un réseau de lanières d’or.

Quant au poignard, dont nous donnons aussi le dessin, ce n’est pas un moins remarquable spécimen de ce que savaient faire alors les ouvriers égyptiens. Le manche est en bois revêtu d’or. Quatre têtes de femmes, du style le plus élégant, forment le pommeau. La poignée est décorée d’un semis de triangles alternativement en or, lapis, cornaline feldspath, disposés en damier. Le pourtour de la lame est en or massif. Une bande de métal dur et noirâtre, dont il serait intéressant de rechercher l’alliage, en occupe le centre ; des ornements en or damasquiné, de l’exécution la plus parfaite, se détachent vivement sur ce métal sombre. La légende royale d’Ah-mès y est encore reproduite. D’un côté, elle est accompagnée par une suite de sauterelles qui vont en s’amincissant jusqu’à l’extrémité du poignard ; de l’autre, on voit la représentation tout asiatique d’un lion qui se précipite sur un taureau. On éprouve quelque étonnement à là rencontrer sur un objet portant le nom du roi qui acheva l’expulsion des étrangers asiatiques du sol de l’Égypte. Le troisième des objets du tombeau de la reine Aah-hotpou porte les cartouches du roi Ka-mès. C’est une petite barque en or, garnie de ses rameurs et montée sur des roues. Cette représentation de barque en miniature a trait aux rites des funérailles et à l’idée des navigations que le mort avait à accomplir sur les eaux du monde infernal.

 

Une chose qu’il importe de noter dans la civilisation égyptienne, telle qu’elle se reconstitue au sortir de la domination des Pasteurs, c’est le changement profond qui s’est opéré pendant le cours de cette domination dans les animaux domestiques que possède et dont dispose l’agriculture des riverains du Nil. L’élève de nombreuses espèces d’antilopes dans des parcs, à l’état semi-domestique, si florissante sous l’Ancien Empire et déjà moins développée au temps de la XIIIe dynastie, est complètement abandonnée. Sous les dynasties primitives on ne trouve qu’une seule mention du porc, animal tenu pour impur chez les Égyptiens en vertu de raisons religieuses, et pas une du temps du Moyen Empire. Après la défaite des Pasteurs, nous voyons, au contraire ; des troupeaux nombreux de cet animal élevés en Égypte, mais servant seulement à l’alimentation des colonies de population d’origine étrangère qui ne tenaient pas compte à la rigueur des prescriptions diététiques de la religion égyptienne. Les porchers constituent alors une sorte de caste à part, impure et méprisée, qui n’appartient certainement pas au sang de Miçraïm. Plus de trace, dans l’Égypte nouvelle qui recommence avec la XVIIe et la XVIIIe dynastie, de l’emploi du chien hyénoïde comme animal de meute servant à la chasse. Mais les espèces de chiens proprement dits, restent aussi nombreuses que sous la XIIe dynastie, où celles qui étaient déjà connues du temps de l’Ancien Empire avaient été accrues de races nouvelles, importées des pays du haut Nil, en même temps que le chat domestique, devenu depuis le Moyen Empire le compagnon le plus habituel des Égyptiens dans l’intérieur de leurs maisons et l’un de leurs animaux sacrés.

Dans cet ordre, le fait le plus considérable qui se soit produit en, Égypte pendant la période historique de la domination des Pasteurs est l’introduction du cheval.

La figure et la mention du cheval font absolument défaut sur les monuments égyptiens de l’Ancien et du Moyen Empire. Il est certain que cet animal était alors inconnu sur les bords du Nil et dans les pays de la Palestine méridionale et de l’Arabie Pétrée avec lesquels l’Égypte entretenait des relations habituelles. C’est l’âne qui y était la bêle de somme employée exclusivement depuis la plus haute antiquité. Et ici le témoignage des monuments pharaoniques s’accorde avec celui du livre de la Genèse, ce fidèle et inappréciable miroir de la vie patriarcale. Quand les richesses des premiers patriarches y sont énumérées, on parle de leurs chameaux, de leurs ânes, de leurs troupeaux de bœufs et de moutons, mais jamais de chevaux, tandis que cet animal apparaît dans l’Exode comme d’un usage général. La seule mention que la Genèse fasse du cheval est lorsque la famille de Ya’aqob vient s’établir en Égypte auprès de Yoseph. Mais ceci se rapporte à la dernière époque des faits rapportés dans le livre, au temps des derniers rois Pasteurs en Égypte. Le témoignage coïncide ici, à peu d’années près, avec la plus ancienne mention du cheval que nous puissions relever sur les monuments égyptiens, avec le passage de l’inscription funéraire d’Ah-mès, fils d’Abna, où il est parlé du char de guerre du roi Ah-mès.

En effet, c’est sur les plateaux de la Haute-Asie que le cheval a été réduit à l’état domestique. Les Aryas, les peuples altaïques et aussi les Touraniens à l’est du Tigre l’ont possédé comme tel dès une époque extrêmement ancienne, antérieure à toute histoire. Les Sémites et les ‘Hamites. au contraire, ne l’ont connu qu’à une date relativement récente. Même pour l’antique peuple des Schoumers et Akkads du bassin inférieur de l’Euphrate et du Tigre, le cheval, s’ils le possédaient, n’avait pas d’autre nom que la bête de somme de l’Orient, comme le chameau était la bête de somme du pays maritime (de la côte arabe du golfe Persique), l’âne restant encore la bête de somme par excellence.

C’est seulement avec le grand mouvement de population ? auquel se rattache l’invasion des Pasteurs sur les rives du Nil, que le cheval, amené par les tribus qui venaient de l’autre côté du Tigre, fut introduit dans les pays à l’occident de l’Euphrate, aussi bien en Syrie, en Palestine et en Arabie qu’en Égypte. Et une fois introduit il s’y naturalisa rapidement ; son usage s’y généralisa avec une promptitude comparable à celle avec laquelle il se répandit dans toute l’Amérique après que les Espagnols l’y eurent apporté. Apparu pour la première fois en Égypte avec les hordes des envahisseurs asiatiques, le cheval y trouva des conditions éminemment propres à son élève, qui devint une des grandes industries agricoles de la contrée. Déjà, sous les derniers règnes des Pasteurs, il y était universellement répandu, et sous la XVIIIe dynastie on l’y employait au labourage. Les chars de guerre, attelés de deux chevaux à l’imitation de ceux des Assyro-Babyloniens et des Khéta, devinrent une des forces des armées égyptiennes, quand elles se lancèrent dans la voie des conquêtes. Il se forma môme bientôt en Égypte une race spéciale de chevaux, race de grande taille et très estimée ; et quelques siècles après l’introduction de cet animal dans la vallée du Nil, on voyait des rois asiatiques, comme Schelomoh, en tirer des attelages à grand prix.

La chronologie commence à se débrouiller, en même temps que l’histoire, vers l’époque de l’expulsion des Pasteurs. La liste empruntée à Manéthon, et conservée par Josèphe, qui contient la durée des règnes depuis Tahout-mès Ier jusqu’à Râ-mes-sou II, peut, malgré quelques erreurs, généralement faciles à rectifier dans l’état actuel de la science, nous conduire assez près du règne de Râ-mes-sou III, fixé par une observation astronomique à la fin du XIVe siècle avant notre ère. Il en résulte que la XVIIIe dynastie commence très peu avant le début du XVIIe siècle : c’est la date qu’il faut assigner à l’extinction de la domination des Pasteurs asiatiques.

 

 

 



[1] Le dieu des récoltes.

[2] Cette pyramide est située au lieu nommé Ellahoun, lequel conserve, avec l’article arabe el, l’ancienne appellation égyptienne Ro-hount, la bouche du lac, altérée en La-houn par un fait de la prononciation dialectique de l’Égypte moyenne, qui transformait presque constamment r en l.

[3] Parmi les papyrus du musée de Boulaq, publiés par A. Mariette, il en est deux, provenant originairement d’un même livre, qui ont trait au lac Mœris. C’est d’abord une carte grossière de ce lac et de la ville de Scheden ou Pa-Sevek (Crocodilopolis), située sur ses bords. Une légende, qui l’accompagne, donne la superficie du bassin et concorde d’une manière fort remarquable avec les mesures de la restitution de Linant. C’en est ensuite une sorte de plan mythologique, où le lac est interprété comme une image de l’abîme des eaux primordiales ; les cultes de tous les sanctuaires des lieux qui l’environnaient y reçoivent des explications dans cet ordre d’idées. On retrouve là les noms de presque toutes les localités actuelles du Fayoum, dont les appellations se sont conservées depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, avec fort peu d’altérations.

[4] XVIIIe nome du haut pays, situé sur la rive droite du Nil, dont la capitale était Hâ-Bennou, Hipponôn des Grecs.

[5] Les marais de l’extrémité septentrionale du Delta.

[6] Nom manifestement sémitique, Paddan, la plaine.

[7] M. A. Rhoné a décrit et justifié cette restitution dans la Gazette des Beaux-Arts.

[8] Maspero.

[9] Les noms des rois égyptiens sont toujours inscrits dans des encadrements elliptiques auxquels on a donné la qualification de cartouches. Chaque prince en a deux : le premier, précédé du titre de roi de la Haute et de la Basse-Égypte, est le cartouche-prénom ; il renferme un titre du dieu Râ ou Soleil, que le roi adoptait à son avènement pour se désigner comme le représentant de ce dieu sur la terre ; le second, précédé du titre de fils du Soleil, est le cartouche-nom ; il contient le nom propre que le prince portait déjà avant d’avoir ceint la couronne et qu’il gardait étant roi.

[10] C’est seulement plus tard, sous les Pasteurs, que cette ville reçut le nom sémitique de Tsan, d’où les Grecs ont fait Tanis et la Bible Ço’an. On ignore comment elle s’appelait sous la XIIIe dynastie.

[11] Cette origine thébaine est affirmée par Manéthon. Pourtant la façon dont, parleurs noms propres mêmes, les rois de la XIIIe dynastie se placent sous la protection spéciale du dieu Sevekou Sebek, est étrangère à la religion de Thèbes. Elle semblerait plutôt de nature à faire croire que la famille de ces princes provenait primitivement d’un des cantons de l’Égypte où régnait le culte de Sevek et du crocodile, son animal sacré, soit de Scheden ou Pa-Sevek (Crocodilopolis) dans le Fayoum, soit des nomes de Sâpi-rès (Prosopite) et de Nôfir-ament (Métélite et Ménélaïte) dans la Basse-Égypte.

[12] Les manuscrits grecs de Josèphe, qui nous a conservé ce fragment, portent par erreur le nome Saïte, mais la version arménienne d’Eusèbe donne Méthraïte, qui a conduit à la correction certaine Séthroïte.

[13] Hâ-ouar veut dire en égyptien la maison de la jambe ; la légende mythologique qui s’y rapportait devait être un épisode du dépècement du corps d’Osiris par Set ou Typhon.

[14] Il a été traduit intégralement pour la première fois par M. Maspero, dans ses Études égyptologiques.

[15] L’Ilithyia des Grecs. Au temps de la XVIIe dynastie cette ville était la principale place foi te du royaume de la Haute-Égypte ; aussi était-elle gouvernée par un prince du sang, qui portait le titre de fils royal de Nekheb.