LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LA CALABRE — TOME TROISIÈME.

 

CHAPITRE IV. — MONTELEONE.

 

 

I

Du Pizzo jusqu'à Monteleone la route monte constamment ; la différence d'altitude entre les deux localités est de 400 mètres, leur distance à vol d'oiseau de huit kilomètres. Mais les détours de la route augmentent fortement cette distance pour le voyageur. D'une ville à l'autre le trajet garde le même caractère que depuis le passage de l'Angitola. Le chemin se déroule en corniche sur le flanc des montagnes, suivant leurs rampes irrégulières, dominant le golfe, dont on a constamment le spectacle, et passant à travers une succession ininterrompue de vergers et de plantations.

Dans ces pays de soleil implacable, dans lesquels les ardeurs de l'été dessèchent et dévorent tout, où le sol n'est pas imprégné d'une humidité permanente, il faut jeter de l'ombre par-dessus les céréales pour qu'elles ne soient pas brûlées avant que le grain n'ait eu le temps de se former. Ce n'est guères que dans le fond des vallées, près des rivières, qu'on peut laisser les champs à nu comme ceux de nos pays. Sur les pentes, en général, on plante des oliviers et des mûriers pour protéger le blé futur, et l'on obtient de cette manière une double récolte. La terre est assez vigoureuse, assez féconde pour porter en même temps sans fatigue les moissons et les arbres. Telle chose que la fumure est pourtant inconnue ; on a recours, pour régénérer le sol après lui avoir tant demandé, au système primitif et barbare des fréquentes jachères. Tout est encore à faire en ces pays pour y créer une agriculture à la hauteur du siècle et faire donner au sol toute la richesse qu'on pourrait lui demander ; car il n'est pas possible d'assigner une limite à sa faculté de production sous un traitement intelligent.

Pour la vigne à son tour, si on la réduisait aux proportions qu'elle a dans nos vignobles français, si on la tenait courte, en la soutenant seulement sur un échalas, elle serait bien vite desséchée par là double action du soleil et du rayonnement terrestre. On l'élève donc à deux mètres au moins du sol, en la faisant monter au sommet de longues cannes groupées en faisceau, et c'est pour cela que l'on cultive partout ces gigantesque cannuccie, si chères aux paysagistes, ou bien au pied des arbres aux rameaux desquels ses pampres s'enlacent, cherchant à l'abri de leur feuillage l'air et la fraîcheur dont ils ont besoin, car ce n'est jamais la chaleur qui manquera à aucun végétal sur le littoral de la Calabre. Dans toute l'Italie, du reste, même dans celle du nord, la vigne se cultive dans les mêmes données, avec un grand développement du végétal en dehors du sol. C'est là ce qui, dans cette contrée, la rendra plus susceptible de résister au phylloxera, si jamais elle en est attaquée malgré les précautions si multipliées dont le gouvernement italien hérisse sa frontière pour tenir à distance ce redoutable ennemi. Car plus la plante élève la tige de son cep au-dessus de la terre, plus elle développe ses sarments et ses rameaux, plus d'autre part, en vertu d'une loi bien connue de la physiologie végétale, son système de racines s'enfonce en plongeant dans le sol. Ainsi, le phylloxera ne descendant qu'à une certaine profondeur en terre, la vigne cultivée à l'italienne ; enfonce les radicelles par où elle puise sa nourriture assez bas pour qu'elles soient à l'abri du parasite dévastateur. Il est vrai que sous le climat de la plupart des régions viticoles de la France, la vigne traitée de cette manière ne donnerait qu'un raisin à la maturation imparfaite, par suite qu'un vin âpre et plat, comme est celui des hautins ou hutins dans nos départements du sud-est. Il en est autrement sous. le climat de l'Italie. Et spécialement dans les Calabres on a beau tenir la vigne à une élévation considérable au-dessus du sol, dans une terre en grande partie formée de granits décomposés, sous les rayons d'un soleil de feu, on obtient des vins qui semblent emprisonner en eux quelque chose des ardeurs de ce soleil, des vins tellement alcooliques qu'à la différence de la plupart de ceux de l'Italie ils sont de garde et gagnent à vieillir, malgré l'inconcevable imperfection des procédés avec lesquels on les fabrique.

La montée, d'abord presque insensible, s'accentue fortement à partir du village de Longobardie. Nous commençons à gravir la montagne même, haute de cinq cents mètres au-dessus de la mer, dont le sommet porte la ville de Monteleone. A. peu de distance de l'entrée de cette ville nous rencontrons une grande fontaine, aux eaux abondantes et limpides comme le cristal. Des groupes de femmes sont occupées à y puiser de l'eau ou à rassembler à l'approché de la nuit le linge qu'elles ont lavé dans la journée. C'est une scène fort pittoresque et d'un aspect singulièrement oriental. Car les femmes de Monteleone ont le voile blanc placé sur leur tête beaucoup plus ample et plus long qu'on ne le voit nulle part ailleurs en Calabre. Par derrière il les enveloppe complètement et descend jusqu'à mi-jambe ; aussi leur donne-t-il, de dos, la tournure de femmes turques avec le yaschmak.

Le soleil se couche tandis que nous montons la côte. Son disque, d'apparence énorme à ce moment, a pris une teinte de sang et au moment de disparaître dans les eaux conserve un éclat que les regards ont peine à supporter. Tout l'occident du ciel baigne dans la pourpre d'un immense embrasement, sur lequel se découpe avec une étonnante netteté ' et s'enlève en sombre la silhouette du volcan insulaire de Stromboli. On comprend devant ce spectacle comment s'est formé le mythe hellénique de l'Héraclès soleil, qui termine sa carrière au milieu de l'incendie du bûcher qu'il s'est allumé volontairement et qui couronne son apothéose. En bas de la montagne, la mer semble rouler des flots d'or. Sur les pentes que nous gravissons, les derniers rayons de l'astre prêt à s'éteindre, pareils à des flèches de feu, viennent frapper les objets qui nous entourent, revêtant d'un reflet rose les terrains, les rochers et les maisons en amphithéâtre de Monteleone, que nous commençons à apercevoir à quelque distance en avant et au-dessus de nous.

Mais brusquement le soleil s'est enfoncé dans les eaux, derrière l'extrême ligne de l'horizon visuel. En un instant la mer a perdu sa couleur dorée pour prendre une teinte d'un gris de plomb. A l'ouest, là où le soleil vient de se coucher, une bande d'un jaune orangé, d'une intensité singulière, se dessine à la partie inférieure du ciel et va en s'atténuant par une échelle continue de dégradations de tons pour rejoindre le bleu pâle et transparent que revêt le zénith pendant les courts instants du crépuscule, qui déjà sous cette latitude dure à peine quelques minutes. Les montagnes s'obscurcissent ; le ciel s'assombrit ; les dernières lueurs de l'Occident pâlissent, s'éteignent et ne laissent plus à leur place qu'une sorte de blancheur fugitive, qui bientôt disparaît à son tour. La nuit envahit rapidement tout le paysage ; des myriades d'étoiles s'allument au ciel et deviennent plus brillantes à mesure qu'il s'enténèbre ; la voie lactée étend son fleuve d'argent au-dessus de nos têtes, et à l'occident Vénus, avec l'éclat limpide et serein qui en fait si bien à cette heure la reine des cieux, comme l'appelaient les peuples orientaux, fait tomber sur les flots la traînée lumineuse de son reflet. La nuit est complète quand nous nous engageons dans les belles avenues de grands arbres, plantés par l'administration de Murat, qui précèdent Monteleone, et quand nous entrons dans la ville. Les lumières de ses maisons et les becs de gaz de ses rues s'étagent devant nous sur une pente rapide que surmonte la masse d'un vieux château, confuse et presque invisible dans l'obscurité.

Nous devons laisser notre voiture sur une place dans le bas de la ville. Conduits par quelques habitants qui ont eu l'amabilité de venir au-devant de nous, et suivis par des portefaix qui portent nos bagages, nous gravissons à pied des rues raides, obscures, au pavé glissant et plein de trous, par endroits en escaliers, et nous arrivons à l'Albergo dell' Indipendenza, où des chambres nous ont été retenues. C'est, nous affirme-t-on, le meilleur hôtel de la ville, et il faut bien le croire, puisque c'est là que les officiers de la garnison ont établi leur mess. Mais alors que peuvent être les autres ?

La maison dans laquelle cette auberge est établie a dû être, il y a deux siècles, le palais de quelque famille noble. Elle a de la tournure architecturale. Mais dès qu'on entre dans la cour l'odorat est saisi d'une puanteur qui repousse. Le fumier des écuries installées au rez-de-chaussée barre le chemin aux arrivants, et des flaques de purin, échauffé par la brûlante température de la mien, répandent un parfum d'ammoniaque qui prend à la gorge. L'escalier monumental en pierre sert de latrines publiques à toute la population du quartier ; à chaque marche il faut regarder soigneusement où l'on posera le pied.

L'hôtel occupe le premier étage du palais, Les pièces sont immenses et d'une hauteur incroyable. Tout ceci a été bâti pour mener une vie princière ; la salle à manger ferait une galerie des fêtes, telle qu'un millionnaire ou un ministre aimerait à en avoir une pour donner ses bals. Les chambres sont grandes comme des salons. A côté des affreux lits de fer dont chacune renferme au moins deux, quand ce n'est. pas trois ou quatre, on y voit par ci par là quelques beaux meubles de marqueterie, tout délabrés, tout démantibulés, mais qu'un marchand de bric-à-brac saurait bien restaurer, épaves de la splendeur des propriétaires d'autrefois. Mais nulle part le pavé n'a été balayé, les meubles essuyés et brossés depuis un temps immémorial. Les plafonds sont garnis d'innombrables toiles d'araignées. Pas une fenêtre ne joint, et il n'en est pas non plus une où il ne manque au moins un carreau. Les murs sont gluants d'une vieille crasse qui répand une fade et indéfinissable odeur. Il faut batailler pour obtenir des draps blancs ou à peu près ; on vous répond avec un air étonné de vos exigences à cet égard : Mais, monsieur, ceux qui sont au lit sont encore bien propres ; ils n'ont servi qu'à deux ou trois voyageurs. Quant à faire brosser ses habits et à obtenir une nappe blanche sur la table où l'on va manger, ce sont des raffinements auxquels le touriste qui descend dans ces lieux fera bien d'avoir renoncé à l'avance.

L'hôte et l'hôtesse méritent une description. Lui, est natif du Pizzo. Il a l'air d'un vieux Turc crasseux, avec sa longue barbe blanche, le fez dont sa tête est constamment couverte et la longue pipe qui ne quitte pas ses dents, même quand il vous sert à table. Elle, est une plantureuse maritorne, sale, huileuse, débraillée, traînant des savates éculées qui font flac-flac à chaque pas. Mari et femme, en ménage bien uni, sont tous deux en même temps atteints d'une ophtalmie purulente qui leur fait porter un bandeau oblique au travers du visage. L'homme y a déjà perdu un œil ; la femme est en train d'en faire autant. Et comme c'est elle qui fait la cuisine, pour ne pas quitter ses fourneaux en se soignant ; de temps à autre elle bassine son œil malade au-dessus de ses casseroles. Pour comble d'horreur, et le m'avait pris en affection, et quand nous étions occupés à manger, elle venait derrière ma chaise demander si nous avions besoin de quelque chose, et elle me serrait dans ses bras en m'appelant Anima mia ! Il fallait avoir le cœur cuirassé d'un triple airain .à l'endroit des impressions de dégoût d'un homme qui a beaucoup voyagé en Orient et dans le midi de l'Italie, pour empêcher son estomac de se soulever.

Il est nécessaire, du reste, d'être prêt à surmonter toute répugnance pour manger dans cet établissement. Par une tradition à laquelle son caractère antique devait faire trouver grâce devant un archéologue, car on retrouve la même disposition dans beaucoup des maisons de Pompéi, c'est dans la cuisine que s'ouvre le plus intime réduit de la maison, une chambre sans fenêtres où douze grands vases de faïence, rangés symétriquement le long des murs, attendent les clients. Au plafond sont suspendus les fruits de garde que l'on servira l'hiver sur la table, coings, poires, sorbes, etc. Quant à la chère, elle est abominable. Un certain jour j'avais acheté pour quelques sous, à un paysan dans la rue, de magnifiques bartavelles ; je les donne à préparer pour notre dîner. Un vrai gourmand eût certainement étranglé sur place l'hôte et l'hôtesse s'il avait vu l'infâme ratatouille qu'ils étaient parvenus à faire avec ce gibier. L'eau qu'on nous donne à boire, conservée dans des récipients qui ne sont jamais nettoyés, a pris un goût repoussant. Pour la rendre un peu supportable et moins malsaine, nous demandons de la neige ; c'est ce qui remplace la glace dans tous ces pays. Celle qu'on nous apporte est rousse à force de saleté.

Je plains sincèrement les officiers qui sont contraints à prendre pension dans cette auberge pendant toute l'année. Ils s'en consolent en se faisant absolument les manies de la maison. Les simples civils ne peuvent obtenir à dîner que quand ils ont fini leur repas, et doivent se contenter de leurs restes.

Tel est l'agréable gîte où l'amour de l'archéologie nous a donné le courage de passer trois jours entiers, tant nous trouvions d'intéressants sujets d'étude à Monteleone. Cette ville est, en effet, de toute la Calabre, celle qui conserve le plus de vestiges de son passé antique ; et de tout temps on y a compté des amateurs érudits qui y ont formé d'importantes collections. Pour celui qui voyage dans un but scientifique il y a de quoi faire passer pardessus bien des petites misères matérielles.

Je dois ajouter, d'ailleurs, que les habitants de Monteleone faisaient tout pour nous rendre par leurs prévenances et leurs attentions, le séjour de leur ville agréable, et nous faire oublier l'ennui de la déplorable installation qu'on était condamné à trouver à l'hôtel. Le syndic, le sous-préfet, le procureur du roi, les professeurs du lycée ; les principaux citoyens de Monteleone rivalisaient d'amabilité à l'égard de leurs hôtes de passage. C'était à qui nous servirait de guides, préviendrait nos questions et nos désirs, nous fournirait les documents dont nous pouvions avoir besoin et se mettrait en chasse pour nous dénicher des objets antiques ou nous procurer les vieux livres, devenus presque introuvables, qui traitent de l'histoire du pays. Je dois ici exprimer une reconnaissance toute spéciale à M. le professeur Pignataro, dont la complaisance a été vraiment infatigable et nous a rendu tous les services possibles. En Calabre, du reste, on est' habitué à cet esprit d'hospitalité, à cette délicate philoxenia, pour employer l'heureuse expression des anciens Grecs. Mais ce que nous ne nous attendions certes pas à trouver à Monteleone, ce sont des soirées d'une conversation toute parisienne et de l'élégance la plus raffinée. Le salon de deux des femmes les plus charmantes de la haute société de Naples, les marquises F.... et de P...., venues pour soigner les intérêts électoraux de leurs maris, nous offrait chaque jour ce plaisir d'extrême civilisation, qui faisait avec la sauvagerie calabraise à son maximum, où nous étions plongés en rentrant à notre auberge, le contraste le plus piquant.

 

II

Monteleone a succédé, sur le même emplacement, à une cité hellénique fort importante, Hippônion. Celle-ci même devait avoir surgi là où s'élevait antérieurement une bourgade des plus anciens habitants indigènes, Pélasges Œnotriens ou plus probablement Sicules ; car c'est dans la dernière péninsule où nous nous trouvons que ce peuple avait été refoulé quand il eut été chassé du reste de l'Italie. Même après que la masse principale de leur nation eut franchi le détroit et se fut établie dans la grande île à laquelle ils valurent son nom, il resta des Sicules assez tard dans le massif de l'Aspromonte ; ils l'occupaient encore quand les premières villes grecques furent fondées sur le littoral.

Dès l'âge néolithique il y avait une station humaine sur le plateau de forme ovale, distant de la mer de quatre kilomètres à vol d'oiseau, où Hippônion fut plus tard bâti. On y trouve fréquemment des haches fort petites en pierre polie ; j'en ai vu plusieurs dans les collections particulières de Monteleone, et j'ai pu en rapporter une au Musée de Saint-Germain. Les tessons de la poterie noirâtre préhellénique, telle qu'on l'observe aux époques les plus anciennes dans toutes les parties de l'Italie, se rencontrent en abondance dans diverses parties du plateau. Tout ceci nous reporte à un temps antérieur à la fondation d'Hippônion.

On ne sait rien, du reste, des origines de cette ville hellénique, ni de la date de sa fondation. Les écrivains anciens affirment seulement que c'était une colonie des Locriens, qui y avaient transporté avec eux le culte de Perséphonê-Corê, la grande déesse de leur cité. Medma, autre ville grecque située un peu plus loin sur le même littoral, dont j'aurai à décrire le site et les ruines dans la suite de ce voyage, Medma était aussi une colonie de Locres. Bien que rencontrant, tous les témoignages antiques le constatent, plus de 'résistance de la part des Sicules que les colons Achéens de la part des Œnotriens, les Locriens avaient dû s'attacher de bonne heure à franchir les montagnes qui s'élevaient sourcilleuses en arrière de leur ville, à en soumettre les habitants et s'installer solidement sur les deux mers opposées, comme avaient fait plus au nord les Sybarites et les Crotoniates, en jalonnant d'établissements helléniques le littoral de la mer Tyrrhénienne.

La fondation d'Hippônion dut avoir lieu dès le VIIe siècle avant notre ère, ou au plus tard dans le VIe. En effet, au commencement du Ve siècle, à l'époque des guerres Médiques, la ville avait cessé de dépendre de Locres et était soumise, au moins pour un temps à la suprématie de Syracuse. C'est ce qui résulte d'un renseignement emprunté par Athénée à l'historien Duris de Samos, historien renommé par sa diligence et son exactitude. Il y avait, dit-il, en bas d'Hippônion, un bois délicieux, arrosé par de nombreuses sources, véritable jardin enchantée au milieu duquel Gélon de Syracuse avait fait disposer et orner un endroit qu'on appelait la Corne d'Amalthée. La date où écrivait Duris ne permet pas de rapporter ceci à un autre qu'au premier Gélon, le célèbre tyran de Géla et de Syracuse, vainqueur des Carthaginois à la bataille d'Himéra et le plus grand champion de l'hellénisme dans la partie occidentale de son domaine. Les environs d'Hippônion avaient, du reste, chez les Grecs la réputation d'être au nombre des lieux les plus charmants de l'univers. La variété et la beauté des fleurs qui revêtaient et revêtent encore chaque année au printemps les vallons bien irrigués du voisinage, étaient telles que les Hellènes habitant la ville prétendaient que c'était là que Perséphonê cueillait des fleurs avec ses compagnes, quand Hadès l'avait surprise et enlevée.

Sur l'endroit dont leurs légendes faisaient le théâtre de cet événement mythologique ils avaient construit un temple magnifique à la jeune déesse. Une tradition qui n'en est peut-être pas une, mais simplement un roman imaginé par les humanistes du pays à la Renaissance, raconte que les ruines de ce temple subsistèrent presque intactes jusqu'au XIe siècle, époque où le grand comte Roger de Sicile en aurait fait enlever les colonnes et d'autres débris pour décorer la cathédrale de Mileto. On ignore où ce temple était situé et jusqu'à présent aucune recherche suivie et conduite scientifiquement n'a été faite pour en retrouver l'emplacement et les vestiges. Je noterai seulement une chose qui pourra peut-être servir à guider dans des recherches ultérieures. En allant dans la direction de Mileto, un peu plus qu'à moitié chemin entre Monteleone et cette ville, on voit à gauche, sur une colline, un village qui a reçu dans le moyen âge le nom grec moderne d'Ionadi, le lieu des violettes. Les habitants ont une légende pour expliquer l'extraordinaire abondance des fleurs sur leur territoire ; ils ne la mettent plus en rapport avec Perséphonê, mais ils l'attribuent à un miracle de saint François de Paule, le grand thaumaturge de la Calabre. Ils disent qu'elle s'est développée depuis que le saint, se rendant en Sicile, eut dormi une nuit ignoré dans une grotte voisine du village. Au bas d'Ionadi, dans la vallée, un hameau porte le nom également grec de Nao, le temple. C'est le nom qui auprès de Crotone est resté attaché aux ruines du fameux temple de Héra Lacinia.

Un siècle après l'époque de Gélon, Hippônion était une ville de première importance, riche, populeuse, puissante et absolument indépendante, aussi bien à l'égard de Locres qu'à l'égard de Syracuse. Quand les Grecs italiotes, menacés par l'ambition de Denys l'Ancien, tyran de Syracuse, qui avaient fait alliance d'une part avec Locres, d'autre part avec les Lucaniens, pour écraser les villes ioniennes et achéennes, eurent formé une ligue défensive sous l'hégémonie de Crotone, Hippônion, malgré son origine locrienne, adhéra avec empressement à la ligue. Son contingent figurait dans l'armée des Achéens que Denys détruisit, en 390, à la bataille de Caulonia. Après avoir forcé par cette victoire Crotone à implorer la paix et à lui livrer, pour en faire ce que bon lui semblerait, ceux des confédérés qui habitaient au sud de l'isthme Scylacien, le tyran de Sicile rasa Hippônion avec Caulonia et Scyllêtion — c'étaient les trois villes de la ligue placées dans ces conditions géographiques —, et en transplanta les habitants à Syracuse, dont il s'étudiait à grossir la population par lès procédés d'un despote d'Asie. Quant au territoire des trois villes, Denys l'attribua aux Locriens, ses alliés ou plutôt ses complices serviles.

Mais dix ans après, les Carthaginois, dont les confédérés achéens avaient refusé le concours dans-leur lutte contre Denys afin de ne pas trahir les intérêts de l'hellénisme, cherchant partout à susciter des ennemis au tyran syracusain et charmés de lui en trouver parmi les Grecs, envoyèrent une flotte sur la côte de l'Italie méridionale pour relever Hippônion de ses ruines et y rétablir les anciens habitants déportés. C'est de cette restauration de la ville, qui en peu d'années reprit une grande prospérité, qu'il faut faire dater le commencement de son monnayage grec de cuivre. D'après son style d'art il ne saurait être plus ancien, et l'on doit s'étonner de ce qu'une ville aussi importante n'ait commencé que si tard à avoir sa monnaie propre. Il y a là un petit problème historique et archéologique, qui n'est pas encore éclairci.

La nouvelle ville ne garda pas longtemps, du reste, son indépendance et même sa nationalité purement grecque. Les Bruttiens s'en emparèrent de très bonne heure, aussitôt après Térina et Témésa.

Cinquante ans plus tard, Agathocle de Syracuse, qui avait pris le titre de roi à l'exemple des généraux d'Alexandre, ayant mis fin à ses grandes guerres contre les Carthaginois et solidement assis son pouvoir en Sicile, reprit les projets de Denys sur l'Italie. Sous couleur d'aller au secours des cités grecques, il entreprit la soumission des Bruttiens. Ceux-ci, ayant entendu parler des préparatifs d'Agathocle, en prirent peur et lui envoyèrent une ambassade chargée de propositions de paix. Avec sa mauvaise foi habituelle, le prince syracusain vit uns occasion de les surprendre après les avoir endormis dans une fausse confiance. Il fit donc bon visage aux ambassadeurs et les invita à un grand repas, pendant lequel il fit sortir sa flotte du port de Syracuse sans qu'ils en vissent rien ; et, ayant remis' au lendemain de leur parler affaires, il s'embarqua lui-même la nuit et mit à la voile sans leur avoir donné audience. De cette façon, il arriva sur les côtes d'Italie avec ses vaisseaux quand les Bruttiens croyaient que l'on négociait encore. Pris à l'improviste, ceux-ci ne paraissent pas avoir fait une grande résistance. Leurs principales villes maritimes reconnurent presque sans coup férir l'autorité d'Agathocle (301). On manque, du reste, de détails précis sur les événements de cette campagne.

L'année suivante, Agathocle fut détourné des affaires d'Italie par l'appel que lui adressèrent les Corcyréens, menacés par Cassandre. Il brûla la flotte macédonienne, et après ce succès, au lieu de délivrer Corcyre, il s'en empara pour lui-même. Pendant ce temps-là il avait laissé son fils Archagathos à la tête d'une flotte an station sur les côtes du Bruttium. Les mercenaires étrusques et ligures y étaient nombreux ; ils se mutinèrent en exigeant une augmentation de solde. A son retour de Corcyre, le roi, apprenant cet acte d'indiscipline, le châtia avec une extrême dureté et fit mettre à mort plus de deux mille mutins. En présence d'un tel massacre d'Italiotes, les Bruttiens se soulevèrent. Voulant étouffer la révolte avant qu'elle n'eût pris de plus grands développements, Agathocle, avant de rentrer à Syracuse, mit le siège devant une ville bruttienne que les extraits de Diodore de Sicile appellent Êthas, et dont on n'est point parvenu jusqu'à présent à identifier la position géographique, faute d'indications assez nettes. Mais les barbares surprirent de nuit le camp des Grecs établi devant la ville, leur tuèrent quatre mille hommes et les forcèrent à se rembarquer. Après cet échec, Agathocle ramena ses troupes et sa flotte à Syracuse, où il passa l'hiver à préparer une nouvelle expédition d'Italie.

C'est alors qu'il conçut le plan de s'emparer de Crotone, pour en faire sa base d'opérations et le siège principal de sa puissance dans la péninsule. N'ayant pas réussi à enlever la ville par trahison, il en fit le siège par opérations régulières, et après l'avoir prise la livra au pillage. Comme préface à sa guerre aux Bruttiens, il dévastait une ville grecque de la façon la plus sauvage et sans aucune provocation. Puis, sans aller plus loin, content de sa conquête, il retourna de sa personne à Syracuse, faisant du port de Crotone le repaire des pirates recrutés chez les Peucétiens et les Iapygiens, auxquels il fournissait des bâtiments pour faire la course à condition d'entrer en partage de leurs prises.

Agathocle ne vint reprendre les opérations contre les Bruttiens qu'au bout de deux ans. Il débarqua à Crotone avec 30.000 fantassins et 3.000 cavaliers, et envoya sa flotte, sous le commandant de Stilpon, ravager la côte occidentale du Bruttium, tandis que lui-même conduisait ses troupes à l'attaque d'Hippônion. Des tempêtes détruisirent ses vaisseaux ; mais Agathocle réussit mieux sur terre. Après un siège vigoureusement conduit, ses machines finirent-parfaire brèche aux murailles d'Hippônion, et il prit la ville de vive force, Les Bruttiens effrayés implorèrent la paix et livrèrent 600 otages au roi de Syracuse en garantie de soumission. Agathocle, qui attachait une extrême importance à la possession d'Hippônion, ordonna d'en augmenter les fortifications, de mettre le port en état d'offrir à sa flotte une station permanente sur la mer Tyrrhénienne, enfin d'y créer un vaste arsenal avec des chantiers de construction et de radoub. Mais il commit l'imprudence de regagner Syracuse sans avoir vu ces travaux terminés et sans avoir suffisamment assuré sa conquête. A peine avait-il le clos tourné que les Bruttiens reprirent les armes. Ils reconquirent Hippônion, 'anéantirent l'armée syracusaine abandonnée de son roi et remirent en liberté leurs otages que l'on n'avait pas encore eu la précaution d'embarquer pour la Sicile. La puissance d'Agathocle en Italie sombra dans ce désastre de son armée. Les Bruttiens se délivrèrent définitivement de son joug, dit Diodore de Sicile.

Il semble qu'ils aient alors fait payer à la population grecque d'Hippônion l'intervention du prince syracusain en sa faveur, et qu'ils l'aient remplacée, du moins en majorité, dans la ville par des colons proprement Bruttiens, de race sabellique. En effet, à dater de ce moment les monnaies locales, qui jusqu'alors portaient des légendes en langue hellénique, présentent des inscriptions en langue osque, tracées avec des caractères grecs, inscriptions d'où résulte que les Bruttiens avaient arrangé à leur manière le nom de la ville en Veipunium ; c'est de là qu'est sorti la forme latine Vibo, telle que les Romains l'ont adoptée. De toutes les villes du Bruttium, Hippônion ou Veipunium est la seule où se présente ce fait d'inscriptions monétaires en langue osque ; toutes les autres monnaies de la contrée, même celles frappées au nom de la confédération même des Bruttiens, sont à légendes grecques. Il est curieux de voir une telle exception se produire dans une cité originairement hellénique ; mais elle est un indice décisif d'un changement complet dans sa population.

Devenue ainsi définitivement une ville des Bruttiens, Veipunium ou Vibo, comme on l'appelait désormais, passa sous le joug de Rome avec le reste du pays après la guerre de Pyrrhos, quand les victoires successives de C. Fabricius et de L. Papirius eurent complété la soumission du peuple auquel elle appartenait. Les Bruttiens avaient été obligés, par le traité de paix qui leur avait été imposé, de céder à la République romaine la propriété de la moitié de l'immense forêt de la Sila, si précieuse par sa production de résine et de bois pour les constructions navales, le meilleur de l'Italie, qu'au temps de leur puissance les Athéniens y venaient chercher, comme ensuite les Syracusains. Car c'est de la Sila que la grande cité sicilienne tirait les matériaux avec lesquels elle construisait ses flottes. Ce nom, du reste, n'était pas alors restreint au massif de la montagne à laquelle seule il s'applique aujourd'hui. On étendait, et Strabon le fait encore, l'appellation de Sila jusqu'aux montagnes au-dessus de Locres, y englobant ainsi la chaîne des monts Cappari et Astore et n'en excluant que l'Aspromonte proprement dit. Interrompue seulement pendant un court intervalle sur l'isthme Scylacien, une succession continue de forêts se rattachant à celles de la Sila propre, ou plutôt une seule et même forêt, de sapins dans sa plus haute région, de chênes, de châtaigniers et de hêtres à un niveau inférieur, étendait sur tous ces sommets le manteau d'une sombre et forte verdure. Bien que ces forêts se soient conservées là mieux que dans aucune autre partie du bassin de la Méditerranée, que le déboisement y ait exercé moins de ravages, elles y ont encore perdu bien du terrain depuis l'antiquité.

Nous manquons absolument de détails sur les campagnes par lesquelles lés Romains parvinrent à réaliser la soumission des Bruttiens. Mais Veipunium, l'ancien Hippônion, paraît y avoir tout particulièrement souffert, probablement même y avoir été complètement ruiné. En effet, dans l'année 218 av. J.-C., au début de la deuxième guerre Punique, il est question d'une flotte carthaginoise qui se porte sur les côtes de la Sicile et de l'Italie méridionale, et dans cette dernière contrée dévaste l'ager Vibonensis, mais cela sans qu'il soit question de la ville d'après laquelle cette campagne avait été dénommée. Le nom de cette ville n'apparaît pas non plus une seule fois dans les récits de la lutte qu'Hannibal, acculé dans le Bruttium, y soutint encore pendant plusieurs années contre les Romains, récit où figurent toutes les villes voisines, même les plus obscures et les moins importantes. Un pareil silence a quelque chose de bien significatif, et il ne s'expliquerait pas à l'égard d'une cité à laquelle sa position donnait une valeur stratégique hors ligne, à moins que l'on n'admette ce que d'autres ont déjà soupçonné avant moi, qu'à ce moment elle devait avoir été détruite depuis un certain temps par quelque événement de guerre dont le souvenir n'a pas été conservé.

 

III

Les Bruttiens avaient été les derniers et les plus indomptables alliés d'Hannibal. On sait quel en fut leur châtiment, de quelle manière Rome leur fit payer ce qu'ils lui avaient coûté de terreurs et d'efforts. Le peuple tout entier fut réduit en servage. Privés du titre d'alliés, déclarés incapables de porter les armes, les Bruttiens furent placés en masse dans la condition d'esclaves publics, et comme tels durent fournir les licteurs, appariteurs et messagers des magistrats. Les mesures législatives qui appelèrent plus tard à la cité les peuples de l'Italie ne s'étendirent pas à eux. Aucun autre dans la péninsule n'avait été traité avec cette implacable dureté. Elle donne la mesure de la peine que les Romains avaient eu à les dompter, du prix qu'ils attachaient à les réduire désormais à l'impuissance. Un tel traitement suffirait à la gloire de la nation bruttienne.

Pendant plusieurs années après la fin de la guerre, un des préteurs était envoyé dans le Bruttium avec une armée pour surveiller les mouvements qui pourraient s'y produire. Une chaîne de colonies militaires fut, établie tout autour du pays, à la fois pour le tenir en respect et pour remplacer la population des anciennes villes grecques, qui avaient presque entièrement péri dans les atrocités des six dernières années de la lutte. A Tempsa, aux Castra Hannibalis et à Crotone ce furent des colonies de citoyens ; à Thurioi et à Hippônion des colonies de droit latin. Celle qui venait occuper le site de Thurioi reçut le nom de Copia ; celle qui succédait à Hippônion celui de Valentia. Ce fut son appellation officielle, la seule, par exemple, qu'elle ait inscrite sur ses monnaies. Mais l'ancien nom d'origine grecque, altéré déjà dans la bouche des Bruttiens, survécut dans l'usage populaire sous la forme Vibo, et la nouvelle colonie est souvent appelée Vibo Valentia. Comme toutes celles de droit latin le possédaient encore à l'époque où elle fut fondée, elle jouissait du droit monétaire restreint aux espèces d'appoint en cuivre. Valentia nous a légué une assez riche numismatique, appartenant au système romain de l'as. Le type de la corne d'abondance y est fréquent, comme à Copia. Dans cette dernière ville, il contient une allusion à son nom ; à Vibo Valentia, il faut le mettre en rapport avec l'existence de la localité du territoire de cette ville appelée la Corne d'Amalthée.

La deductio de Valentia, décidée en 194 av. J.-C. et opérée en 193, fut une des plus considérables entre celles qui suivirent la fin de la seconde guerre Punique. Elle ne comprit pas moins de 4.000 colons, dont 600 chevaliers, auxquels on distribua 115.000 jugères de terre confisqués par le domaine public sur les Bruttiens. Tandis que tout le pays à l'entour continuait à décliner, cette colonie, importante dès sa fondation, parvint rapidement à un degré de richesse et de prospérité comparable à celui de la ville grecque qu'elle avait remplacée. L'activité de son petit port était grande ; c'est par là qu'on exportait les bois de la Sila, au sens étendu que l'on continuait à donner à ce nom. Et la proximité des forêts qui donnaient des arbres si recherchés pour la marine, y avait fait installer des chantiers de construction, lesquels tenaient un des premiers rangs parmi ceux de l'Italie. La voie principale conduisant à Regium, la Via Popilia, ainsi nommée d'après P. Popilius Lænas, qui l'avait fait construire vers 130 avant notre ère, passait par Vibo Valentia, qui se trouvait située environ à moitié route entre Consentia et Regium, Cosenza et Reggio. C'était aussi l'un des points où touchaient naturellement ceux qui se rendaient par mer en Sicile ; ainsi nous voyons Cicéron s'y arrêter quand il revient de l'enquête qu'il avait été faire en Sicile sur les exactions de Verrès, et quand il se rend en Grèce, après que Clodius l'a fait condamner à l'exil. Dans un de ses discours, le grand orateur qualifie Vibo de noble et illustre municipe. Appien la compte parmi les dix-huit plus florissantes villes de l'Italie, dont les seconds Triumvirs avaient promis de distribuer le territoire à leurs soldats.

Dans les guerres civiles Vibo Valentia joua un rôle considérable comme station navale. C'est là que Cassius, avec une portion des vaisseaux du parti de Pompée, vint attaquer une division de la flotte de César qui s'y trouvait au mouillage. Menacée de spoliation par les Triumvirs après la mort du dictateur, la ville se montra d'abord peu favorable à leur cause, et beaucoup de ses citoyens se joignirent à la troupe, principalement composée de proscrits fuyants de Rome, avec laquelle Vitulinus essaya de soutenir contre eux une résistance armée dans les environs de Regium. Bientôt après, Octave vint dans le Bruttium pour organiser les préparatifs de la guerre maritime contre Sextus Pompée, maître de la Sicile. Il reconnut qu'il ne pouvait rien faire sans être sûr de la fidélité de Vibo Valentia et de Regium, et pour se les attacher il leur promit, tant en son nom qu'en celui de ses collègues, qu'on ne donnerait aucune suite à l'engagement pris envers les soldats de leur distribuer les terres de ces deux villes. Vibo devint ensuite son quartier général et le principal lieu de rassemblement de sa flotte pendant toute la durée de la guerre contre le fils de Pompée. Octave y séjourna plusieurs fois de sa personne à cette époque.

A dater de ce moment le nom de Vibo Valentia ne se rencontre plus que chez les géographes et dans les Itinéraires ; l'histoire n'en fait plus mention. Mais les siècles de l'époque impériale ont laissé dans cette ville une riche série de monuments épigraphiques qui nous font pénétrer dans tous les détails de son existence. Nous y voyons que c'était alors un municipe extrêmement vivant et prospère, doué de tout l'organisme civil et sacerdotal qui constituait une petite respublica de ce genre dans le régime d'autonomie intérieure organisé et réglementé par la lex Julia municipalis. On y singeait Rome autant que l'on pouvait. L'ordo, c'est-à-dire le conseil municipal, prenait le titre pompeux de Sénat et rendait des sénatus-consultes en la forme voulue. Le sacerdoce, comptant des prêtres, sacerdotes, des flamines, des magistri, avait à sa tête un pontifex maximus, titre que nous ne voyons en usage que dans un très petit nombre de villes de province. Du reste, les inscriptions de Vibo Valentia mentionnent toutes les magistratures municipales habituelles. Avant tout nous y trouvons les chargés du pouvoir exécutif local, dont deux, les quatuorviri juri dicundo, étaient les juges de la cité, et les deux autres, quatuorviri ædilitia protestate, remplissaient les fonctions propres aux édiles. Les quatuorvirs en charge à l'époque du recensement, qui revenait tous les cinq ans, recevaient là comme dans tous les municipes, le titre supérieur de quinquennales, et aussi celui de censores. Les inscriptions mentionnent même des individus qui, n'ayant pas pu, par une cause ou par une autre, remplir effectivement les fonctions de quatuorvirs quinquennaux, avaient reçu par honneur les insignes censoriaux, ornementa censoria. Les monuments épigraphiques de Vibo Valentia mentionnent aussi les décurions ou membres de la curie municipale, et l'inévitable collège des prêtres Augustaux. Comme partout, les métiers étaient organisés en collegia ou corporations. On ne saurait dire précisément dans quelle tribu étaient inscrits les citoyens de cette ville ; car on n'a que trois inscriptions qui fassent suivre le nom du personnage auquel elles sont consacrées de la mention de sa tribu, et deux sont de l'Æmilia, tandis que le troisième est de la Camilia.

Comme un très grand nombre d'églises de la Calabre, celle de Vibo, ou aujourd'hui celle de Monteleone, prétend faire remonter ses origines à saint Pierre lui-même, d'où le nom de l'église et du hameau de San-Pietro di Bivona, dans le voisinage du site de l'ancien port. Cette tradition, pas plus ici qu'ailleurs, ne s'appuie sur rien 'qui puisse lui donner sur certain degré d'authenticité. Le site de Monteleone n'a, d'ailleurs, restitué aucun monument des premiers siècles du christianisme, rien d'analogue aux inscriptions chrétiennes qui ont été découvertes à Briatico et à Tropea. On ne sait qu'une chose de positif ; c'est qu'au Ve siècle Vibo Valentia avait déjà des évêques. Il en figura deux au Concile de Chalcédoine et au second Concile de Nicée.

La situation de la ville, sur la grande voie stratégique qui menait à Regium, la livra nécessairement, dans la période des invasions barbares, aux ravages de celles qui poussèrent jusqu'au détroit de Messine. C'est par là que passèrent Alaric, lorsqu'il alla menacer la Sicile de Regium et revint de là mourir à Consentia ; puis Autharis, roi des Lombards, quand il atteignit aussi l'extrémité du continent italien. En revanche, Vibo Valentia n'est pas nommée dans les incidents de la guerre des Byzantins contre les Goths, même sous le règne de Totila, où le Bruttium eut pourtant à supporter une grande partie du poids de la lutte. Les opérations militaires des deux armées eurent alors plutôt pour théâtre la voie qui longeait la mer Ionienne, entre Regium et Tarente. Au VIIe siècle, lors de la grande révolte du duc de Naples Jean Compsinus contre l'empereur grec, l'armée napolitaine, en marchant sur Regium, dont elle s'empara momentanément, prit possession de Vibona ou Bibona, comme on commençait à dire alors. Les noms des villages voisins de Longobardi, dont on trouve déjà mention dans le XIe siècle, et de Castelmonardo attestent que le pays fut quelque temps compris dans les conquêtes des ducs longobards de Bénévent sur les Byzantins, à une époque où les renseignements historiques précis font presque absolument défaut.

Dans les siècles suivants il reçut, comme toute la Calabre, de nombreuses colonies grecques, amenées d'Orient pour combler les vides de la population, cruellement décimée par les guerres et les invasions. Le pays alors s'hellénisa de nouveau d'une façon complète. Le grec y devint l'idiome presque exclusivement en usage, en même temps que l'Église était rattachée par les empereurs au Patriarcat de Constantinople et que le rite grec s'y substituait au rite latin. L'usage de la langue hellénique s'est conservé dominant dans la plupart des villes et des villages de ce côté de la Calabre jusqu'au XIVe siècle ; ce n'est qu'à dater de ce moment qu'il a commencé à décliner, et il a fallu encore plusieurs centaines d'armées avant qu'il ne disparût entièrement. Une bonne moitié des noms de lieux de l'arrondissement de Monteleone est grecque, et même d'un caractère accentué comme romaïque on grec moderne. Quant au rite grec, l'usage s'en est maintenu jusqu'au siècle dernier dans la plupart des églises paroissiales de la ville et dans celles des campagnes alentour.

L'ordre de Saint-Basile, implanté dans l'Italie méridionale par le grand exode des moines orientaux devant la persécution des empereurs iconoclastes, et qui pendant plusieurs siècles y a pris un si prodigieux développement, produisit ici plusieurs saints à l'époque dont je parle, entre autres un saint Christophe et un saint Théodore. Mais le principal fut saint Léolucas, dont la ville de Monteleone a fait un de ses patrons. Il était natif de Corleone en Sicile, et après diverses vicissitudes il vint en Calabre, au monastère de Vibona, dont saint Christophe était alors hégoumène. Des deux noms de la ville romaine de Vibo Valentia on commençait dès lors à prendre l'habitude d'appliquer exclusivement celui de Vibona, qui s'altérait en Bibona et Bivona, au groupe d'habitations situé en bas de la montagne, sur la mer, autour du port, et de réserver celui de Valenza à la cité sise sur la hauteur. Léolucas succéda à Christophe dans la direction du monastère de Vibona, après y avoir passé un certain nombre d'années comme caloyer. Il s'y vit entouré d'une très nombreuse famille monastique, et la renommée dé ses vertus et de ses miracles se répandit au loin. Il mourut plein de jours, après avoir eu, dit-on, la révélation du moment où aurait lieu sa mort. On ensevelit gon corps dans sa cellule même, à laquelle la piété des fidèles substitua bientôt une église en son honneur, et le monastère lui-même finit par être placé sous le vocable de saint Léolucas.

 

IV

Comme toutes les localités de la Calabre et en général de l'Italie méridionale, surtout dans le voisinage de la mer, l'ancienne Vibo eut beaucoup à souffrir des incursions des Sarrazins dans le IXe et le Xe siècle. Deux fois, dit-on, ils la ruinèrent, en 850 et en 983. Dans sa bulle du 4 février 1073 ou 1081, rendue à la sollicitation du grand comte Roger, le Pape Grégoire VII argüe de l'état de décadence et de dépopulation où était tombée Bibona pour en transférer le siège épiscopal à Mileto, où le comte avait fixé sa résidence et la capitale de ses' États de terre ferme. L'évêque sous lequel s'opéra cette translation s'appelait Arnulfe.

Tout en privant la ville de sa qualité épiscopale, le comte Roger s'occupa de la relever et de la fortifier à nouveau. C'est lui qui construisit le château dont elle est encore dominée et qui changea son nom en celui de. Monteleone, auquel fait allusion le blason parlant de la cité, trois montagnes entre deux lions dressés. Le lion était l'emblème que s'était choisi la dynastie des Normands de la Pouille. Mais le véritable fondateur de la nouvelle ville de Monteleone fut. Frédéric II. Entre 1233 et 1237, il chargea son secrétaire Matteo Marcofaba d'y réunir la population de différents bourgs du voisinage et de la réédifier magnifiquement.

Un juif de Catane, nommé Giacomo Francigena, fut du nombre des plus notables habitants qui vinrent alors s'y fixer. Il acquit des terres dans le voisinage, se fit baptiser sous le nom de Pietro di Monteleone, embrassa la carrière des armes et fut fait chevalier, chose fort rare parmi les Israélites convertis. Lors de l'entreprise de Conradin, Rainaldo di Ciro ayant soulevé Nicotera et Seminara en faveur du jeune héritier de la maison de Souabe, Pietro rassembla des soldats, maintint Monteleone dans l'obéissance de Charles d'Anjou et guerroya contre les Gibelins dans cette partie de la Calabre, jusqu'au moment où la nouvelle de la bataille de Sgurgola et de la capture de Conradin vint disperser les partisans des Hohenstaufen, en leur montrant l'inutilité de leurs efforts. Le 4 octobre 1270, Charles Ier condamnait les communautés des habitants de Nicotera et de Seminara à payer cent trente-six onces d'or à Pietro di Monteleone, pour l'indemniser des dommages qu'il avait soufferts dans ses biens pendant la guerre.

Monteleone restait encore à cette époque une ville presque exclusivement grecque. Le premier couvent de moines latins qui s'y établit, celui des Franciscains, ne fut fondé qu'en 1280, et près de deux siècles se passèrent avant qu'on n'en vît surgir deux autres, celui des Augustins en 1434 et celui des Dominicains en 1455. En 1507, Ferdinand le Catholique érigea Monteleone en duché pour Ettore Pignatelli, qui venait d'en faire l'acquisition. Ce fut au XVIe siècle et c'est resté depuis un centre intellectuel assez actif, qui a fourni particulièrement un grand nombre d'hommes distingués au clergé du royaume napolitain. Une académie y fut fondée alors sous un de ces noms bizarres auxquels se plaisait l'Italie de la Renaissance, l'Accademia degli Incostanti. Le créateur en fut Giovanni Antonio Capialbi, d'une famille noble originaire de Stilo et fixée à Monteleone, laquelle a fourni plusieurs hommes qui se sont fait un certain nom dans les lettres : Giuseppe Capialbi, auteur d'une histoire de sa ville natale, imprimée à Naples en 1659 et surtout dans ce siècle, Vito Capialbi, archéologue distingué, qui a produit sur les antiquités de son pays un assez grand nombre de dissertations d'une réelle valeur. Cette première académie de Monteleone fut remplacée plus tard par une Accademia Florimontana, qui subsiste encore aujourd'hui mais ne fait pas beaucoup parler d'elle.

Lors du grand tremblement de terre de 1783, tandis que tout le pays alentour était effroyablement dévasté, Monteleone, assis sur un massif de granit qui ne participa que dans une faible mesure à l'ébranlement général, demeura presque indemne. En 1799 c'était une ville libérale et républicaine, comme Catanzaro, Crotone, Cosenza, et presque toutes celles de la Calabre. Elle fut la première attaquée par les hordes que le cardinal Ruffo avait réunies dans la voisine Mileto. Mais les jeunes gens de la noblesse de Monteleone les plus compromis en faveur du nouveau régime avaient eu le temps de s'enfuir à Naples, où ils formèrent le noyau de cette Légion Calabraise qui combattait sous un drapeau noir avec l'inscription Vincere vendicarsi e morire, et qui se dévoua si héroïquement à la mort pour la défense du Ponte della Maddalena dans la suprême journée de la République Parthénopéenne. Bloquée par les premières levées de l'armée de la Sainte-Foi, la ville capitula et se racheta en livrant les fusils de sa garde nationale, les chevaux des riches particuliers et une grosse somme d'argent.

Le règne de Murat fut le moment de la prospérité culminante de Monteleone. Les deux provinces actuelles de la Calabre Ultérieure n'en faisaient alors qu'une seule. Le chef-lieu ne pouvait pas en être maintenu ni à Reggio, dont on ne fut définitivement en possession qu'à la fin de 1809, et qui restait toujours sous le canon de la flotte anglaise stationnée à Messine, ni à Catanzaro, qu'on trouvait trop exposé aux surprises des brigands de la Sila et dont la position n'était pas, d'ailleurs, assez centrale. On le fixa à Monteleone. Cette ville fut, de plus, le quartier général de l'armée que le roi Joachim rassembla dans les Calabres pour repousser en 1809 l'attaque des Anglo-Siciliens, puis en 1810 et 1811 pour préparer la grande expédition de Sicile, qui semblait à la veille de réussir, quand Napoléon obligea son beau-frère à l'abandonner pour aller engloutir dans la fatale campagne de Russie les forces qu'il avait péniblement organisées. C'est alors que l'on construisit les grandes casernes de Monteleone, avec les principaux édifices publics de la ville, et que l'on créa, pour permettre les évolutions des troupes, les belles avenues qui l'environnent dans toutes les directions. La résidence des administrations d'une grande province et le quartier général permanent d'une armée entraînent nécessairement après eux l'établissement d'un grand nombre de personnes étrangères, qui n'ont plus de raison de rester quand la situation des choses est changée. La population de Monteleone s'éleva jusqu'à près de 20.000 âmes pendant les années du règne de Murat, pour retomber aux 8.000 habitants environ qu'on y trouve encore aujourd'hui, quand la restauration des Bourbons eut fait descendre la ville à l'état d'une simple sous-préfecture sans commandement militaire.

Monteleone ne pouvait pas perdre le souvenir de ces jours exceptionnellement prospères. Elle vit dans la restauration la cause de sa décadence, et elle fut nécessairement hostile aux Bourbons. Le muratisme, bientôt confondu dans le grand parti du libéralisme constitutionnel, y garda longtemps un de ses foyers les plus ardents ; et le gouvernement restauré paya ces dispositions par un véritable ostracisme, qui frappa les citoyens de la ville de 1815 à 1860 au point de vue de l'accès aux fonctions publiques.

Il est facile de comprendre avec quelle ardeur Monteleone salua la chute des Bourbons et se prononça contre eux, quand l'armée révolutionnaire, partie de Sicile, marcha contre Naples. La ville était occupée par le général Ghio avec une brigade de l'armée royale napolitaine. A la nouvelle de la prise de Reggio et de la capitulation des généraux Melendez et Briganti à Punta-del-Pizzo, puis du massacre de Briganti par ses soldats mutinés à Mileto, Ghio, voyant que le désordre et la désertion commençaient à se mettre dans ses propres troupes, ne jugea pas possible de se maintenir dans une ville dont l'hostilité était flagrante. Il décida de se replier sur les fortes positions de Tiriolo et de Soveria, où il lui serait plus facile de faire face à l'ennemi dans des conditions avantageuses. Il fit donc ses préparatifs de retraite ; mais avant de partir il imposa à la ville, pour la châtier de ses dispositions, une grosse contribution de guerre, déclarant qu'il la livrerait au pillage des soldats et y mettrait le feu si la somme n'était pas payée par la municipalité au bout d'un certain nombre d'heures.

Dans l'après-midi du 27 août 1860, Garibaldi venait d'arriver à Mileto avec son avant-garde, exténuée d'une marche forcée, par la grosse chaleur. On introduisit auprès de lui une députation des principaux habitants de Monteleone, qui venait lui raconter ce qui se passait et lui demander de les secourir. J'y vais, fut sa seule réponse, et aussitôt, laissant là ses troupes qui le rejoindraient comme elles pourraient, il sauta dans une calèche avec un unique aide de camp, sans même prendre une escorte de ses guides. Il arriva ainsi seul' de sa personne à Monteleone, en face des troupes royales, qui n'avaient qu'à étendre la main pour le faire prisonnier. Tant d'audace lui réussit. A l'arrivée de sa voiture, la population, le reconnaissant de loin à sa casaque rouge et à son manteau gris, se précipita dans les rues pour l'acclamer. Le tocsin sonna à toutes les églises ; les gens coururent aux armes. Les Napolitains prirent peur et décampèrent sans avoir tenté la moindre résistance, sans avoir brûlé une amorce, en abandonnant leur matériel.

 

V

Dans la dernière édition de l'excellent manuel de géographie antique de Forbiger, publiée il y a quelques années seulement, à la suite de la mention du nom d'Hippônion on lit : jetzt Monteleone, ohne Ruinen, actuellement Monteleone, sans ruines. Cette donnée qu'il n'existe pas de ruines anciennes à Monteleone est une sorte de lieu commun, qui se reproduit partout, et dont je ne saurais comprendre l'origine, car sans même aller sur les lieux — ce que n'ont fait que peu d'archéologues et encore uniquement pour copier des inscriptions à l'intention de l'Académie de Berlin, en ne prenant pas la peine de regarder autre chose — il suffirait de lire les dissertations de Vito Capialbi pour y voir le contraire.

Par le fait, il y a des ruines à Monteleone, des ruines importantes même, à commencer par celles de ses murailles grecques. Sans doute celles-ci ne sont plus dans l'état de conservation où elles se trouvaient en 1757, quand les docteurs Cesare Lombardi et Domenico Pignataro mesurèrent tout ce qui en restait encore debout et en fit une description qui a été dernièrement publiée dans le supplément littéraire du journal l'Avvenire Vibonese[1]. Elles ont même considérablement souffert depuis que Capialbi consacrait à ces murailles une de ses meilleures études. D'année en année, faute de mesures de conservation que devraient prendre la municipalité et les agents du gouvernement, les vestiges tendent à en disparaître ; on en arrache les pierres pour les employer à de nouvelles constructions. Malgré ces dégâts, on peut encore suivre le périmètre de l'enceinte par les lambeaux qui en subsistent de distance en distance, et qui en certains endroits présentent encore dix on douze assises en place les unes au-dessus des autres. Elle avait environ six kilomètres de développement, avec un plan se rapprochant de l'ovale, et embrassait la majeure partie du plateau à l'extrémité méridionale duquel se trouve Monteleone. La colline couronnée par le château du moyen âge à demi ruiné, sur la pente de laquelle la ville moderne s'élève en amphithéâtre, en regardant vers l'Occident, portait l'acropole. Les murailles, ne sont ni construites en briques, ni d'appareil polygonal, comme ont dit quelques-uns de ceux qui en ont parlé, évidemment sans les avoir, regardées. Elles sont d'une construction hellénique de la belle époque, parfaitement régulière. Les pierres en sont d'un tuf sablonneux, taillées en parallélogrammes de 75 cent. à 1 m. 10 de longueur, de 45 à 50 cent. de hauteur et de 50 à 70 cent. d'épaisseur. Elles sont appareillées très exactement, sans emploi d'aucun ciment entre elles, et disposées suivant le mode que les Grecs appelaient emplecton, c'est-à-dire se présentant alternativement en parpaings et en boutisses, de manière à former une masse compacte dans son enchevêtrement, que l'emploi de la sape à sa base aurait eu de la peine à disjoindre. Le fruit, pour user du terme technique des constructeurs, c'est-à-dire la retraite des assises des unes sur les autres de la base au sommet, était assez sensible dans ces murailles, car on peut constater qu'elles avaient 3 mètres d'épaisseur au sortir du sol et seulement 1 m. 90 dans leur partie supérieure.

Du côté du nord, en allant vers le village de Saint' Onofrio, c'est-à-dire sur le seul front où des travaux d'approche fussent possibles de plain pied, le rempart était précédé, à une centaine de mètres en avant, par une première muraille extérieure. L'intervalle entre les deux murs était entièrement occupé par des tombeaux. On observe la même donnée pour le choix du site de la nécropole à Manduria, non loin de Tarente, dans le pays des Sallentins. C'est comme un moyen terme entre l'usage spartiate, introduit à Tarente et de là dans les vinés indigènes qui subissaient son influence, comme Gnathia et celle au nom inconnu dont on voit les ruines à Muro Leccese, de mettre les sépultures dans l'intérieur même de la ville, et l'usage ordinaire des Grecs de les reléguer soigneusement en dehors de l'enceinte. Je parlerai un peu plus loin des objets que l'on rencontre dans les tombes grecques d'Hipp6nion lorsqu'on les fouille.

La Vibo Valentia romaine, il est facile de le constater, fut toujours fort loin d'atteindre au développement et à l'étendue de l'Hippônion hellénique. Elle n'occupait qu'une portion de sa superficie, celle même où a été ensuite construit Monteleone. Le plan de cette dernière ville est très curieux à observer ; c'est, presque sans une seule dérogation, celui dont une antique tradition, remontant aux temps primitifs où les Italiotes proprement dits menaient encore la vie presque sauvage dont les terramare de l'Émilie ont conservé les reliques, avait fait un type invariable pour les villes italiques et romaines, et qui était consacré par la religion. Deux artères principales, auxquelles on a donné les noms, heureusement choisis, de Corso Ipponiate et Corso Vibonate, sont orientées exactement d'ouest en est et de nord en sud, et se coupent à angles droits comme le cardo et le decumanus constituant la base fondamentale du plan de ville romaine. Les rues moins importantes et plus étroites sont parallèles à l'une ou à l'autre de ces deux premières, orientées avec une précision semblable, et se coupent de même. Ce sont les cardines et les decumani minores, La disposition que l'agrimensor dessinait sur le terrain, lorsque commençait la construction d'une colonie, est si exactement conservée dans le plan de Monteleone, que je ne crois pas possible de douter qu'on ait rebâti les rues et les pâtés de maisons (insulæ) de cette ville sur l'emplacement même et pour ainsi dire sur les fondations de celles de Vibo Valentia, sous le comte Roger et sous Frédéric II. Sans doute, pour les villes neuves du XIIIe siècle on adopta volontiers la disposition en échiquier, et dans l'Italie méridionale Manfredonia en offre un frappant exemple. Mais quand on dressait leur plan l'on ne s'inquiétait plus alors de l'orientation consacrée du cardo et du decumanus, que nous retrouvons si bien à Monteleone. Ceci est de nature à faire penser qu'il n'y a pas eu, comme beaucoup l'ont cru, solution de continuité entre la ville romaine et celle du moyen âge ; qu'au contraire il ya toujours eu là un centre de population, qui, tout diminué qu'il fût, gardait son ancienne disposition sur le terrain.

C'est dans l'intérieur de la ville que l'on observe ce que Monteleone possède de ruines romaines. La plus considérable est celle que les archéologues du pays désignent comme les Thermes, appellation que rien ne contredit ni ne confirme. C'est une muraille en opus reticulatum ou moellons smillés, de l'époque impériale qui s'étend en façade sur une des rues avec une longueur d'une quarantaine de mètres. En arrière règne une galerie voûtée, à l'extrémité de laquelle une seconde galerie semblable s'embranche à angle droit. Je n'ai pu en visiter davantage ; mais il semble que d'autres salles du même bâtiment sont engagées dans les maisons voisines. Çà et là quand on parcourt les rues, on rencontre encore un fragment de maçonnerie romaine ou même d'appareil hellénique, un pilastre mouluré de travail antique demeuré debout au milieu de constructions modernes, un fragment d'architecture employé comme pierre de taille. Mais rien de tout cela ne garde une forme bien appréciable qui permette de reconnaître un édifice.

En revanche, dans le terrain qui était autrefois le jardin des PP. Franciscains, la forme d'un théâtre antique se dessine de la manière la plus nette, et la crête de ses murs, construits en grandes pierres de calcaire, affleure la surface du sol. Autant que j'ai pu voir les dispositions de ce théâtre, le plan m'en a paru grec, et c'est aussi l'opinion de M. le général Bussolini, qui a eu l'occasion de l'étudier plus longuement. Des fouilles en cet endroit offriraient un grand intérêt. Il est à désirer que le gouvernement italien, qui, avec de faibles ressources, fait tant depuis quelques années pour les antiquités, entreprenne le déblaiement du théâtre de Monteleone.

Au point de vue pittoresque il n'est pas de plus belle promenade à faire que celle du circuit des remparts de l'Hippônion grec. Rien de plus frappant que le contraste des deux vues dont on jouit en longeant les deux crêtes, ouest et est, du plateau. D'un côté c'est la mer que l'on voit s'étendre à perte de vue devant soi et dont le regard suit le littoral gracieusement arrondi en hémicycle, par delà les pentes couvertes de vergers et parsemées de maisons blanches, qui y conduisent. De l'autre, la falaise du plateau est presque à pic et l'on distingue pour ainsi dire sous ses pieds, à 300 mètres au-dessous de la hauteur où l'on se trouve, le !village de Stefanaconi, à partir duquel commence la plaine fortement ondulée, entrecoupée de mille ravins, au milieu de laquelle la vallée du fleuve Mesima creuse son fossé profond. Cette plaine ou plutôt cette grande vallée entre les hautes montagnes, s'approfondissant encore en une autre vallée plus étroite et plus enfoncée, a son grand développement du nord au sud. Quand on la regarde du plateau de Monteleone c'est sa dimension la moindre qu'on a en face de soi ; le regard la prend par le travers et est bientôt arrêté par la muraille âpre et sauvage de la grande chaîne de l'Apennin, couronnée des vastes forêts de sapins dont les replis cachent les couvents fameux de San-Domenico Soriano et de San-Stefano del Bosco, la  Chartreuse où saint Bruno fut appelé par le grand comte Roger, où il mourut et où son corps est toujours conservé. Il y a quelque chose de saisissant dans l'opposition entre le caractère farouche, violent et triste de ces hautes montagnes, d'une part, et de l'autre la grâce enchanteresse, voluptueuse et amollissante de la région du bord de la mer. En le voyant on comprend ce que devait être, au IVe siècle avant notre ère, la situation des villes grecques de cette zone maritime en présence des Bruttiens, aussi rudes que leurs montagnes, qui occupaient le massif des grands sommets de l'intérieur des terres et menaçaient à chaque instant d'en descendre pour porter chez leurs voisins plus civilisés le pillage et la dévastation.

Mais si l'on veut voir le panorama de Monteleone dans toute son étendue et dans toute sa splendeur, il faut monter un peu avant l'heure du coucher du soleil à l'un des deux points culminants du plateau, à la tour de l'ancien télégraphe aérien op mieux encore au vieux château, qui sur son sommet domine le télégraphe de 57 mètres.

A l'ouest, c'est la mer dorée avec à l'horizon le Stromboli, telle que j'ai essayé de la décrire tout à l'heure en parlant de l'arrivée à Monteleone. Au sud, on voit devant soi comme au travers d'une atmosphère remplie d'une poussière d'or qui peu à peu rougit et tend à devenir orange, la vaste plaine mouvementée du Poro, autrement dit La Piana, comprise entre la mer et la chaîne de l'Apennin, parsemée de cultures, de bourgs et de villages qui se termine par le massif sombre et fortement relevé de l'Aspromonte, avec ses flancs rayés de torrents. Plus loin, le profil sévère de l'Etna, dominant comme un géant toutes les hautes montagnes ferme l'horizon et revêt une teinte d'un bleu sombre. A ses pieds, du côté de l'ouest, les dernières terres de la Calabre et la pointe de la Sicile entre le détroit de Messine et le cap de Milazzo forment une masse confuse dans une sorte de buée lumineuse.

Si l'on regarde du côté de l'est, le regard suit la chaîne continue de l'Apennin, qui se dresse comme une longue échine entre deux mers et dessine une courbe presque circulaire depuis l'Aspromonte jusqu'à Tiriolo, que l'on discerne à peine sur son sommet au nord-est. Frappée directement par les rayons du soleil prêt à disparaître, la grande chaîne, aux flancs sillonnés de ravins et de gorges profondes par les rivières torrentielles qui en descendent, avec de nombreux villages accrochés à ses pentes, revêt de sa base à sa cime une couleur générale d'un orangé intense sur laquelle les forêts font des taches d'un vert rappelant celui de la malachite. Pendant ce temps, au pied des montagnes, la vallée du Mesima s'approfondit, déjà désertée du soleil et commençant à être plongée dans une ombre transparente. Le brouillard du soir l'envahit lentement et se mêle à la fumée qui, à l'approche du dernier repas de la journée, s'élève des hameaux bâtis sur ses pentes revêtues de jardins et de plantations d'oliviers.

Si l'on se tourne enfin dans la direction du nord, par delà le ruban d'argent de l'Angitola s'ouvre la plaine en forme de cirque qui borde le golfe de Santa-Eufemia, jaune dans ses parties les plus hautes cultivées par la charrue, d'un vert d'émeraude dans les pâturages marécageux le long de la mer. Elle se termine à la muraille des contreforts du Reventino et du Monte-Cocuzzo, qui s'abaissent en s'avançant dans la mer au cap Suvero. Ce groupe de montagnes se teint d'un violet pareil à celui de la pourpre tyrienne, avec des reflets d'or. Au pied de leurs escarpements, du côté du midi, Nicastro et San-Biase étalent leurs maisons blanches vivement colorées par les derniers reflets du soleil, et sur un rocher à pic, détaché du flanc du Monte-Cocuzzo au-dessus de la mer, on distingue Amantea, avec son enceinte fortifiée, qui, armée de trois canons seulement, tint, en 1807, plus de quarante jours en échec les Français du général Verdier, tant la position était forte et les défenseurs résolus. Plus loin, la côte fuit rapidement et de nouveaux groupes de montagnes, à la base lavée par les flots, succèdent aux premiers. Voici d'abord celles qui dominent Paola ; leur couleur aux derniers feux du jour est celle de l'hyacinthe. D'autres viennent après, celles de Cetraro et de Belvedere, qui prennent le ton de la pervenche. Enfin, à l'extrême horizon, entre l'azur argenté de la mer et l'azur doré du ciel, on distingue vaguement d'autres terres d'un bleu plus sombre. On dirait un cap et en avant une île, au profil semblable à celui de Capri. Pourtant, à partir de Monteleone dans la direction du nord, il n'y a pas une seule île le long de la côte jusqu'à une distance de 260 kilomètres (c'est celle de Capri), distance où l'on ne pourrait apercevoir que le sommet d'une montagne s'élevant à plus de 3.000 mètres, comme l'Etna. Ce qui semble une Île est la Punta della Licosa, entre le golfe de Policastro et celui de Salerne, rattachée à la terre par un isthme trop bas pour qu'on puisse le voir dans l'éloignement où se trouve ce promontoire. Géodésiquement 'même, comme la Punta della Licosa est à plus de 130 kilomètres de Monteleone, elle devrait être invisible, car la courbure de la terre la cache aux regards. Mais ici se produit un phénomène de réfraction de la lumière, bien connu des physiciens, qui relève au-dessus de l'horizon l'image de l'objet et la rend visible quand lui-même devrait échapper à la portée du regard. C'est ce phénomène qui fait voir la coupole de l'église de la Superga de la flèche du dôme de Milan. Les exemples positifs en-sont assez rares pour que j'aie tenu à signaler celui-ci, mathématiquement étudié par M. l'ingénieur A. Santulli.

 

VI

Moins heureux que M. Mommsen n'avait été, neuf ans auparavant, je n'ai pu, quelques démarches que j'aie faites, obtenir accès au musée archéologique formé par Vito Capialbi dans son palais. Un procès surgi entre les héritiers l'a fait placer sous scellés. Je regrette d'autant plus de n'avoir pas vu cette collection que l'illustre savant berlinois l'aura sans aucun doute épuisée au point de vue de l'épigraphie ; il voyageait alors pour la préparation du tome X du Corpus inscriptionum latinarum. Mais avec sa manière personnelle de travailler il ne l'aura exploitée à aucun autre point de vue. Pour se concentrer, exclusivement dans l'étude qui l'occupe à un certain moment et ne pas s'en laisser distraire, M. Mommsen s'est imposé la loi de refuser de jeter les yeux sur ce qui y est étranger, quand bien même il s'agirait de choses du plus grand intérêt et de sujets dont il s'est d'autres fois occupé. Ainsi agit-il dans tous ses nombreux voyages, car il est de ceux qui ne croient pas qu'un érudit doive se confiner dans son cabinet ; ainsi a-t-il fait encore dans son passage à Monteleone. Admis à travailler dans la collection Capialbi, il n'a voulu y voir que les inscriptions latines et n'a pas donné un coup d'œil au reste. C'est ce reste que j'aurais voulu étudier.

La collection Capialbi est, en effet, la plus riche et la plus importante qui ait jamais été rassemblée dans le pays, non seulement des antiquités découvertes sur l'emplacement d'Hippônion et dans les environs, mais de celles de tout le Bruttium. Elle renferme de tout, des inscriptions, des marbres, des terres-cuites, des vases, des bronzes, des médailles, et aussi des objets du moyen âge et de la renaissance à côté de ceux de l'antiquité. On n'en sait, du reste, que ce fait général. Car si les publications de Capialbi lui-même donnent une haute idée de la richesse épigraphique de sa collection, l'on manque de notice sur ce qui compose les autres séries, sur ce qu'elles peuvent renfermer d'objets précieux et instructifs pour la science.

En revanche, j'ai pu étudier avec soin la collection de M. Cordopatri, qui est aussi l'un des patriciens de la ville, et aujourd'hui celui qui en recueille les antiquités ; et cet examen m'a fourni la 'matière de beaucoup d'utiles observations. Là encore il y a de tout, dans un fouillis complet, de quoi fournir amplement un magasin de curiosités. Des livres anciens, des manuscrits, des liasses de diplômes sur parchemin sont amoncelés en montagnes, entre lesquelles on a peine à circuler, dans certaines pièces de l'étage supérieur du palais de M. Cordopatri, lequel s'excuse de l'état de désordre de 'sa collection par des réparations au bâtiment, qui l'ont contraint à tout déménager en l'entassant pêle-mêle, un accident à la toiture qui a gâté beaucoup d'objets en les exposant pendant quelque temps à la pluie. Le propriétaire est, d'ailleurs, d'une obligeance par-, faite pour vous aider à fouiller dans son chaos et vous fournir toutes les facilités de travail que vous pouvez désirer.

Des toiles enfumées, dont certaines paraissent avoir quelque mérite, sont accrochées au mur avec de vieilles gravures ou déposées dans des coins. Des armoires entières sont remplies de vêtements du siècle dernier, habits d'hommes et robes de femmes en soie brochée, de courtes-pointes et de rideaux de la même époque, de vieilles étoffes encore en pièces, d'anciennes dentelles, toute une garde-robe de famille, en un mot, qui suffirait à garnir une salle dans une exposition rétrospective. Il y a de pleins tiroirs de bijoux de toutes les dates, les uns antiques, les autres de la Renaissance ou du XVIIe et du XVIIIe siècle. Voici maintenant des glaces de Venise, des meubles burgautés à l'espagnole, d'autres en marqueterie à l'italienne, d'autres enfin couverts de riches sculptures. Sur des tablettes est rangée une collection nombreuse de faïences, où malheureusement il y a beaucoup de pièces mutilées, ébréchées. Toutes les fabriques de l'extrémité méridionale de l'Italie, dont les noms mêmes, pour la plupart, sont encore ignorés de nos amateurs, Naples, Castelli d'Abruzze, Nardo, Grottaglie, Squillace, y sont représentées par des spécimens caractéristiques, avec celles de Savone et de Gênes, qui ont abondamment répandu leurs produits dans la Calabre et la Terre d'Otrante . Dans cette série des faïences, ce que nous avons principalement remarqué, c'est une partie des vases des pharmacies des deux grands couvents voisins de San-Domenico Soriano et de San-Stefano del Bosco, portant la signature de Carlo Antonio Gruë, le plus habile et le plus renommé des peintres de Castelli. A côté sont des porcelaines anciennes de la Chine et du Japon, d'autres de Capo-di-Monte, des biscuits de cette dernière fabrique et de celle d'Este, des groupes sortis des ateliers de Giustiniani de Naples, enfin des verreries vénitiennes. Ce fouillis, dont je n'indique qu'une partie, renferme une quantité de chosés à faire pâmer d'aise un curieux. Si quelque jour, comme cela finira par arriver fatalement, tout ceci tombe en proie aux marchands de Naples, qui le guettent, ils y fourniront leurs magasins de bibelots pour un certain temps.

L'archéologue érudit n'a pas moins à voir dans la collection Cordopatri que le simple curieux. Le médailler est considérable et riche, surtout, comme on devait s'y attendre, en pièces de la suite romaine, républicaine et impériale, ainsi que de celle des villes de la Grande-Grèce et des Bruttiens. Voici des marbres qui portent des inscriptions grecques et latines, où j'en copie plusieurs inédites. La sculpture grecque en marbre est représentée par plusieurs belles têtes. Une des séries les plus abondantes est celle des briques portant des estampilles de fabricants, les unes grecques, les autres latines. J'en relève jusqu'à vingt-deux différentes, presque toutes inconnues. La collection Capialbi n'est pas moins riche à cet égard. C'est donc une spécialité des ruines de Monteleone. Il est évident qu'il y a dû y avoir à Vibo Valentia même ou dans les environs une industrie de fabrication de briques très développée. Encore aujourd'hui il y a des officines céramiques fort actives sur plusieurs points de la partie haute de l'Apennin la plus voisine de la ville. A Gerocarne, on fabrique des pots usuels en faïence revêtue d'une couverte stannifère blanche, sur laquelle on dessine des ornements flambés en divers couleurs, rouge, bleu, vert, jaune. A Soriano, ce qu'on fait, ce sont d'énormes jarres de terre mate, non vernissée, pour contenir l'eau, l'huile ou les grains, pareilles à celles l'Impruneta en Toscane, aux tinejas de l'Espagne, aux pithoi des anciens Grecs et aux dolia des Romains. Quelques-unes des briques de Monteleone proviennent, du reste, d'une certaine distance. J'en note chez M. Cordopatri plusieurs qui portent l'estampille de la ville d'Oppidum, déjà connue par celles de la collection Capialbi. C'est évidemment Oppido, encore aujourd'hui ville épiscopale, située à l'extrémité de la Piana, sur un des contreforts de l'Apromonte. Son nom moderne est donc exactement son nom antique. Il en résulte que ce ne peut être, comme on l'a cru, le mystérieux Mamertium de la géographie de Strabon, et que la municipalité n'était pas dans son droit en décorant dernièrement la ville du nom d'Oppido Mamertino. Là encore, comme nous l'avons déjà relevé pour d'autres localités, la désignation officielle nouvelle sera à réviser et à modifier d'après une critique plus sévère de la géographie ancienne.

A Oppidum la manufacture de briques était municipale, exploitée pour le compte de la ville. Nous constaterons l'existence d'une fabrique de male nature à Rhêgion et les timbres céramiques montrent qu'il y en avait aussi une à Messine, en même temps qu'une autre, installée sans doute dans les dépendances d'un temple, qui marquait les briques du mot grec hiera, sacrée. J'ai déjà signalé ailleurs les indications d'une origine municipale dans les estampilles des briques grecques de Velia. A Vibo Valentia, comme le plus souvent ailleurs, les marques des fabriques désignent des officines privées. Tantôt on y lit le nom du grand propriétaire sur les domaines de qui était située la fabrique, quelquefois un personnage fort considérable, par exemple les différents enfants d'Agrippa : Caius et Lucius Césars, qu'Auguste avait adoptés ; Lépida, femme de M. Silanus, consul en 19 après J.-C. ; Agrippine l'ancienne, femme de Germanicus ; ou bien Q. Laronius, consul en 33 avant J.-C. et employé dans la guerre de Sicile contre Sextus Pompée. Ainsi que l'on a pu le voir dans les exemples qui viennent d'être cités, le propriétaire de la briqueterie, mentionné dans l'estampille, est quelquefois une femme. Tantôt ce qui est inscrit sur les briques est le nom du fabricant même, un humilior dans la classification hiérarchique de la société romaine, le plus souvent un affranchi, quelquefois même un simple esclave. A côté des briques marquées de leur estampille, la collection Cordopatri renferme quelques échantillons originaux des timbres de bronze qu'on y imprimait, sorte d'objets bien connus clans les collections.

La partie de la collection qui m'a offert les choses des plus neuves est celle des statuettes de terre-cuite. On en trouve fréquemment dans les tombeaux de l'Hippônion grec, et j'ai pu en acquérir à Monteleone pour le Musée du Louvre un petit lot, provenant de fouilles toutes récentes, où il y a quelques fragments réellement exquis. M. Cordopatri en possède une pleine armoire. Ces terres-cuites d'Hippônion sont purement helléniques, d'un art fin et charmant, et se distinguent à des caractères parfaitement accusés des terres-cuites des autres localités de la Grande-Grèce, de celles, par exemple, de Tarente, de Tiriolo et de Locres, qui apparaissent comme autant de centres de fabrication ayant leur manière propre, ou bien de celles de Reggio, lesquelles sont tout à fait siciliennes d'aspect. Il est évident qu'il y a eu là une industrie développée de coroplastes, qui commence dans la période de l'art archaïque, vers la fin du VIe siècle, et se continue jusqu'au moment où la ville perd complètement son caractère hellénique. L'époque culminante en a été celle qui a suivi le rétablissement de la ville au début du IVe siècle. C'est dans le cours de ce siècle que les modeleurs d'argile d'Hippônion ont produit leurs œuvres les plus gracieuses et les plus parfaites, parmi celles que nous connaissons jusqu'ici. Elles ont plus de grandeur et un accent moins familier que les figurines de Tanagra, si justement prisées de tous les connaisseurs. A ce point de vue, je puis citer comme type exquis et élevé à la fois une tête de Perséphonê, la tête voilée et surmontée du calathos, laquelle fait partie du lot que je suis parvenu à faire entrer dans nos collections nationales.

Il s'agit, il est vrai, du débris d'une figure de déesse, qui dépassait les dimensions ordinaires des statuettes de terre-cuite. A Hippônion il y a en même temps, comme à Tanagra, des figurines de genre, représentant des femmes saisies sur le vif de leur existence journalière. Celles-ci sont d'un sentiment plus terre à terre et plus intime dans leur élégance, et se rapprochent davantage de celles de la cité béotienne. Ce qui m'intéresse d'une façon toute particulière dans les terres-cuites hipponiates de la collection Cordopatri, c'est d'y trouver un certain nombre de figurines et de groupes reproduisant avec exactitude, mais traité par d'autres mains, avec un accent différent et dans les données d'une autre école d'art, le sujet le plus habituel des terres-cuites votives de Tarente, dont on trouve un si énorme amas auprès du Mare Piccolo et dont un autre dépôt a été reconnu à Métaponte. C'est le même homme, tantôt dans la force de l'âge et barbu, tantôt éphèbe imberbe, le bas du corps enveloppé dans son manteau, le torse nu, tenant une coupe à la main, couché sur un lit de banquet, sur lequel il est seul ou bien accompagné d'une femme voilée, assise à l'extrémité du lit, auprès de ses pieds. Cette représentation offre une remarquable analogie avec celle des stèles de banquet funèbre si multipliées dans certaines parties de la Grèce et dont le Musée provincial de Catanzaro possède un exemple provenant des ruines de Locres. En même temps, à trouver ce sujet comme celui des. terres-cuites votives à Tarente, à Métaponte et à Hippônion, il devient évident que c'est un type particulièrement consacré dans la religion des Hellènes italiotes. Par l'échange des deux modes de sa figuration, tantôt juvénile et imberbe, tantôt virile et barbue ; par le type habituellement donné à sa tête, surtout quand elle a la barbe, par son attitude, par ses attributs, le personnage couché du sexe masculin éveille l'idée d'un Dionysos. C'est ainsi que l'on serait porté à le désigner, et la figure de la femme voilée assise au pied de son lit conviendrait assez bien à une Déméter, envisagée comme son épouse.

De même que les terres-cuites de Tarente étaient portées en abondance à Métaponte, celles d'Hippônion se répandaient dans les localités voisines. Les statuettes que l'on découvre à Nicotera, dans les ruines de Medma et à Rosarno, sont pour la plupart exactement pareilles à celles de Monteleone par la nature de la terre, par le côté technique, de la fabrication, par le style d'art et par la richesse des sujets. Pas moyen de douter qu'elles ne sortent des mêmes ateliers.

Si les tombeaux grecs de Monteleone sont riches en terres-cuites, par contre ils sont d'une pauvreté singulière en fait de vases. Sous ce rapport, dans ce que j'ai vu comme provenant d'excavations toutes récentes, je n'ai rencontré que des pièces de très petite dimension et tout à fait insignifiantes. Il en est de même dans la collection Cordopatri. Il s'agit, du reste, d'un fait que l'on ne peut encore que constater, sans prétendre l'expliquer, mais qui est commun à tout le littoral calabrais de la mer Tyrrhénienne, je dirais même à toute la partie méridionale de la Grande-Grèce, à tout le Bruttium, si Locres ne faisait pas une exception à cette règle générale. Dans la contrée que je viens d'indiquer on ne voit nulle part rien d'analogue à l'abondance de monuments céramographiques de premier ordre, que rendent au jour les nécropoles des villes grecques ou indigènes de la Campanie, de la Lucanie, de l'Apulie, de la Iapygie et de la Sicile. Depuis Policastro jusqu'au détroit de Messine, sur une mer, qui depuis les embouchures du Crati jusqu'à Reggio, sur l'autre, en laissant Locres à part, on n'a pas jusqu'à présent découvert à ma connaissance un seul vase peint de quelque importance. Surtout on n'en a pas trouvé un seul de la belle époque. Ce n'est que dans la période de la décadence de cette branche de l'art, que les sépultures du Bruttium commencent à fournir quelques vases exactement pareils comme style à ceux de l'Apulie et des environs de Tarente, qui ont dû être apportés par mer de cette dernière ville ; encore aucun de ceux qu'il m'a été donné de voir en plusieurs voyages, où j'ai attentivement scruté les collections particulières et les musées, ne sort-il de la vulgarité la plus complète sous le rapport des dimensions ou de la beauté du travail. A l'époque archaïque, au VIIe et  au VIe siècle, il y avait dans cette contrée une abondante importation des vases, peints de fabrique corinthienne et chalcidienne, aux décors imités des broderies asiatiques avec personnages et animaux. Les échantillons s'en rencontrent fréquemment dans le pays ; j'en ai recueilli plusieurs à Monteleone. Mais pendant lès grands siècles de l'art, non seulement il n'y a pas eu de fabrication locale de vases peints, soit à figures noires, soit à figures rouges, mais même, d'après les faits jusqu'ici connus, il ne semble pas que l'on en ait importé, ni de la Grèce, ni de la Sicile, ni de la Campanie, où Cumes et Nola en faisaient sortir de si admirables des fours de leurs potiers.

Je comptais bien trouver à Monteleone, sur le site d'Hippônion et de Vibo Valentia, des antiquités intéressantes. Mais ce que je ne m'attendais pas à y rencontrer, ce qui fait défaut partout ailleurs en Calabre, ce sont des œuvres d'art importantes de la Renaissance. Monteleone en possède quelques-unes qui méritent l'attention du voyageur. C'est d'abord, chez un particulier, un admirable buste de bronze, de grandeur un peu au-dessus de la nature, morceau vraiment de premier ordre de la sculpture florentine du premier quart du XVIe siècle. Il représente un homme jeune encore, aux cheveux coupés ras, à la barbe courte et en pointe, portant une cuirasse aux épaulières décorées de mufles de lion, du col de laquelle sort une fraise à l'espagnole. La tête est remarquablement vivante et d'un type calabrais très caractérisé. Par-dessus sa cuirasse le personnage porte un riche manteau, attaché sur l'épaule par une agrafe en forme de l'aigle à deux têtes d'Autriche. C'est donc un général des armées impériales au temps de Charles-Quint. Le buste provient de Santa-Catarina d'Aspromonte, qui était un fief de la famille Pignatelli. Il est probable qu'il retrace les traits d'Ettore Pignatelli, le premier duc de Monteleone. Ce beau Morceau de sculpture devra quelque jour entrer dans un grand musée, où il tiendra une place des plus honorables dans la galerie consacrée à la Renaissance. La manière rappelle de très près celle de Leone Leoni ; elle a quelque chose de sa dureté. Je ne serais donc pas étonné si c'était à ce sculpteur que les connaisseurs spéciaux attribuaient le buste de Monteleone.

L'église principale de la ville est la collégiale de Santa-Maria Maggiore, grand édifice des plus médiocres du commencement du XVIIIe siècle, qui prévient défavorablement par son extérieur, et où le touriste ne serait pas porté à entrer sur l'aspect de sa façade. Elle mérite pourtant une visite, car elle renferme des œuvres d'art d'une vraie valeur, apportées à diverses époques des églises de couvents supprimés. Au-dessus de l'autel du transept de gauche sont trois fort belles statues de marbre du XVIe siècle, une Madeleine, un saint Jean l'Evangéliste et entre ces deux une Madonna delle Grazie, Ce sont des œuvres d'Antonio Gagini, de Palerme, élève de Michel-Ange. Il n'en a nulle part laissé de meilleures, où l'on puisse mieux juger des qualités de son style et surtout de cet art des draperies qu'il poussait très loin, et où le sublime maître florentin le jugeait supérieur à tous les autres sculpteurs sortis de son école. Les statues de l'autel dans le transept opposé sont dues au ciseau des trois fils de Gagini. Ils s'y montrent bien inférieurs à leur père et n'ont su produire que des figures lourdes, mal tournées et sans grâce. En revanche, sur le maître-autel on voit encore une statue des plus remarquables, une Madonna della Neve, chef-d'œuvre de Girolamo Santa-Croce. Ce sculpteur napolitain du XVIe siècle a traité une autre fois le même sujet, dans une statue que l'on voit à l'église Sant' Anna dei Lombardi à Mont' Oliveto, à Naples. Entre les deux il n'y a que de très légères variantes ; mais la statue de Monteleone m'a laissé l'impression d'être supérieure à celle de Naples.

La même église renferme deux tableaux assez importants de Marco da Sienna et du Napolitain Fabrizio Santafede, tous les deux ayant beaucoup souffert et déshonorés par les plus fâcheuses restaurations. Dans la chapelle du couvent des Capucins est une Immaculée-Conception du peintre espagnol Pacheco de Rosa. On me dispensera de parler des œuvres des peintres montéléonais, au siècle dernier, Giulio Rubino, copiste encore affadi de Solimena ; au commencement de celui-ci, Emmanuele Paparo, élève de Camuccini, aussi théâtral et aussi froid que son maître, sans en avoir le talent.

Une des églises de la partie haute de la ville, celle de Santa-Maria del Soccorso, passe pour avoir été construite sur les dessins de Baldassare Perruzzi. Et en effet sa façade, bien qu'inachevée, est d'une pureté classique qui rappelle le style de ce grand architecte.

 

VII

Une des journées que nous avons passées à Monteleone a été consacrée à visiter l'emplacement du port antique, situé au bas de la montagne et à en rechercher les ruines.

Nous reprenons jusqu'au village de Longobardi la route qui nous a amenés du Pizzo. Là nous tournons sur la gauche et nous descendons un chemin en pente rapide, qui passe par le village de San-Pietro di Bivona, et revenant plusieurs fois sur lui-même en lacets au travers des vignes et des vergers, conduit jusqu'à la plage. La descente se fait vite, avec la manière dont les cochers calabrais font courir leurs chevaux sur les pentes ; mais quand il s'agit de remonter on met plusieurs heures pour aller de la mer à la ville. Sur le trajet nous admirons une propriété nommée Riute, qui renferme un clos d'une vingtaine de dattiers magnifiques. L'exposition en est si favorable et si chaude que les dattes y mûrissent presque tous les ans, chose qui ne se produit ailleurs en Italie que dans quelques vergers des environs de Reggio.

Le point de la côte où se termine le chemin, le seul carrossable qui conduise de Monteleone à la mer — les autres, plus directs, ne sont que des sentiers de piétons et de mulets — ce point est distant de quatre kilomètres de la Marina du Pizzo, jusqu'à laquelle la route se continue. On l'appelle Porto di Santa-Venere, d'après une statue antique de marbre, fort mutilée, qui est là de temps immémorial et qu'on a placée au-dessus d'une petite fontaine. Les paysans lui rendent un culte sous le nom de Santa-Venere.

C'est probablement sainte Paraskevi, la martyre de Locres sous la persécution de Dioclétien, vénérée surtout par l'Église grecque, qu'ils ont en vue sous ce nom. Elle était ainsi appelée, dit-on, parce qu'elle était née le vendredi, comme sainte Cyriaque ou Kyriakî, la martyre de Tropea dans la même persécution, parce qu'elle était née le dimanche. Dans quelques liturgies latines de la Calabre, le nom de Paraskevi est traduit par Verra ; dans un diplôme du grand comte Roger, le village de Paravati, à la porte de Mileto, est appelé Terra Parasceves, id est Sancte Venere. Mais, grâce à l'assonance du nom, qui y prêtait bien facilement, c'est l'antique Vénus, qui a été conservée par la superstition populaire sous le déguisement de Santa Venere dans le culte des paysans des environs de Monteleone. C'est, en effet, pour lés maladies des femmes que l'on invoque son intercession.

Ceci me rappelle que dans la campagne des alentours d'Athènes, tout auprès de l'emplacement de l'ancienne Porte Dipyle, existe une petite chapelle dédiée à Haghia Paraskevî. Or, elle a succédé à l'édifice que Pausanias indique au même endroit comme servant à remiser le matériel des processions sacrées des Panathénées et des Eleusinies, et à en préparer le cortège, πρός παρασκευήν τών πομπών, dit le Périégète. Là encore le culte de la martyre de Locres n'est venu se greffer sur l'antique consécration du lieu dans le paganisme que par suite d'un véritable jeu de mots.

Quant à la statue à laquelle on applique, dans le voisinage de Monteleone, le nom de Santa Venere, elle représente en réalité Ariadne endormie dans l'ile de Naxos, un des sujets que la sculpture antique a traités avec le plus de complaisance.

Le gouvernement italien fait construire à Porto di Santa-Venere un môle en demi-cercle d'un assez grand développement ; on a profité pour l'établir d'une chaîne de récifs sous-marins donnés par la nature. Monteleone se trouvera de cette façon muni d'un port spacieux, d'une excellente tenue, où les bateaux à vapeur qui font le service de la côte pourront entrer et où les bâtiments caboteurs viendront à quai en parfaite sécurité, au lieu d'être contraints, comme aujourd'hui, de mouiller sur la rade foraine du Pizzo, où ils sont exposés aux coups de vent. Un port sûr, dans le trajet de cette côte inhospitalière, sera pour le commerce maritime une précieuse acquisition, et l'on a lieu d'être surpris que les gouvernements antérieurs n'aient pas cherché à en créer un Monteleone y gagnera beaucoup et deviendra le centre d'un commerce considérable de produits agricoles. Par contre, le Pizzo ne se relèvera pas de cette concurrence. Il sera bientôt déserté pour le nouveau port, et tombera à n'être phis qu'une bourgade de pêcheurs. Dès que les travaux du Porto di Santa-Venere seront achevés, et ils sont déjà fort avancés, une ville se construira promptement sur la plage aujourd'hui presque déserte, où l'on ne voit encore que les baraques en planches des ouvriers, la maison des ingénieurs et les premières murailles de grands magasins de dépôt, que l'on commence à édifier.

De Porto di Santa-Venere nous avons encore une lieue à faire pour gagner le vieux château fort abandonné de Bivona, que nous voyons devant nous au sud, dans une, petite plaine au pied de la montagne, séparé maintenant de la mer par des champs en partie couverts de plantations et entrecoupés de fossés que garnissent de grands roseaux. Mais pour y arriver il n'y a plus de chemin. Il faudrait s'en aller à pied, en marchant dans un sable mouvant où l'on enfonce au-dessus de la cheville, et en sautant à chaque pas des coupures pleines d'eau, là où le terrain se raffermit. Nous tentons l'entreprise, mais nous devons bientôt y renoncer. Nous serions absolument fourbus et hors d'état de continuer la route avant d'arriver à notre but. Heureusement les ingénieurs des travaux du port viennent à notre aide avec une obligeance infiniment gracieuse. Ils mettent leur canot à notre disposition ; c'est par mer que nous irons au château de Bivona.

Nous rangeons de très près la côte, ravis du spectacle que nous offrent les pentes rapides qui s'élèvent jusqu'à Monteleone, couvertes d'une végétation splendide, parsemées de hameaux et de maisons isolées qui apparaissent comme des taches d'un blanc éclatant au milieu de la verdure. De notre barque nous les voyons dans tout leur développement, depuis la base jusqu'au sommet. Il n'y a pas un souffle de vent. La mer est unie comme une glace et scintille sous les rayons du soleil, qui tombent d'aplomb en la pénétrant et en l'illuminant jusque dans ses profondeurs. Éclairée de cette manière, l'eau est si transparente que lorsque nos regards se dirigent en bas nous perdons la sensation de la réalité tangible de cet élément. La barque nous semble suspendue en l'air, et notre vue plonge sans obstacle jusqu'au fond, distinguant les accidents de sa surface, les alternances de sable blanc et de têtes noires de rochers qui le percent, les algues de diverses espèces qui le garnissent, formant en certains endroits comme des prairies- pélagiennes, et aussi tous les êtres vivants qui l'habitent. C'est une impression que je n'ai eu que rarement au même degré, dans l'anse rocheuse de Méthana, sur les côtes de l'Argolide, dans certaines parties du vaste port de Messine et sur le Mare Piccolo de Tarente par un jour exceptionnel de calme et d'intense lumière.

Sur les rochers sous-marins on aperçoit les actinies s'épanouissant au milieu des algues comme des fleurs vivantes aux merveilleuses couleurs, tandis qu'à côté les astéries se déplacent par un mouvement de rotation sur elles-mêmes ; les oursins, semblables à de grosses châtaignes hérissées, se servent de leurs piquants qu'ils abaissent et redressent comme organes de locomotion ; les gastéropodes rampent à la façon des escargots, portant de même sur leur dos leurs coquilles aux formes et aux teintes si variées ; les huîtres, les moules ; les clovisses, les tellines, attachées à demeure aux roches ou à demi-enfouies dans le sable, entr'ouvrent leurs valves en bâillant et les closent hermétiquement à la première alerte ; et la pieuvre se tient en embuscade pour enlacer de ses longs bras la proie qui passera à sa portée. Entre deux eaux on voit nager, avec le monde multiforme des poissons, les calmars, les nautiles qui font sortir leurs bras nombreux de l'embouchure de leur belle coquille arrondie, les squilles, les néréides et les méduses, semblables à des clochettes d'opale que borde une frange de tentacules allongés en bas et nuancés de couleurs vives. A la surface de la mer, de temps à autre, un poisson s'élance pour un instant en sautant au-dessus de l'eau, brillant et fugitif comme un éclair d'argent. Des goélands à manteau ardoisé et des mouettes blanches effleurent les flots de la pointe de leurs grandes ailes. Au large une bande de dauphins, courbant leur corps en arc, bondit autour d'un caboteur immobilisé par la bonace.

Il faut avoir vu ce spectacle, inconnu à nos mers sauvages, sombres et brumeuses, pour avoir une idée de la fête que peut donner aux yeux la population pullulante des petits animaux marins, et pour comprendre comment les peuples primitifs qui l'admiraient tous les jours durent être invinciblement amenés à y chercher les éléments de leur système d'ornementation. Car les découvertes si curieuses opérées à Mycènes, à labos de l'île de Rhodes, à Cnossos de Crète et à Santorin, en révélant à la science l'industrie des populations gréco-pélasgiques du bassin de la mer Égée, dans les siècles auxquels reportent les traditions et les légendes plus qu'à demi fabuleuses de l'âge héroïque, y ont fait voir un remarquable effort du génie indigène de ces populations pour se créer, indépendamment des modèles   esprit qu'elles recevaient de l'Asie depuis longtemps civilisée, un art décoratif propre, puisant ses éléments dans la nature du pays. Et cet art, ingénieux déjà dans son inexpérience, fait un choix qui nous semble au premier abord étrange parmi les types des règnes végétal et animal où il cherche ses motifs ; c'est un choix qui ne répond à rien de ce que nous voyons ailleurs et qui n'a pu être fait que par des gens habitant les rivages de la mer, passant sur les flots une partie de leur existence et demandant principalement leur nourriture à la pêche. Toutes les plantes reproduites appartiennent aux espèces aquatiques. Quant aux animaux ce sont des poissons, des mollusques et des rayonnés marins, auxquels se joignent aussi quelques annélides du sable humide des grèves. Et tous ces animaux n'ont pas été imités tels qu'on les ramasse sur la plage où la tempête les a jetés, car la plupart d'entre eux ne présentent plus alors que des masses informes et gluantes ; ils ont été pris sur le vif et observés au milieu des eaux. Avec eux, les artistes de la même époque ont retracé dans leurs travaux de métal et sur leurs poteries peintes quelques oiseaux, mais ce sont encore exclusivement des oiseaux aquatiques, des palmipèdes du genre des canards.

Le goût de l'imitation ornementale des animaux que l'on voit vivre dans les eaux transparentes de la mer, se maintint assez longtemps chez les Grecs après que le règne exclusif de la primitive décoration florale et pélagienne eut pris fin. Les objets découverts dans les sépultures de Spata en Attique nous montrent les principaux éléments de cette décoration, se mêlant à ceux qui constituent le système nouveau d'ornementation du style gréco-asiatique. Un des personnage du Banquet d'Athénée, parlant de visu du fameux lébês d'argent porté sur un pied de fer, qu'Alyatte, roi de Lydie à la fin du VIIe siècle avant J.-C., avait dédié à Delphes et qu'avait ciselé le toreuticien Glaucos de Chios, dit qu'il était décoré de petits animaux aquatiques, d'insectes et de plantes herbacées. On croirait lire une description du décor des ors estampés de Mycènes et d'une partie des objets de Spata. Parmi les types que les villes grecques adoptèrent au VIIe siècle pour marquer leurs premières monnaies, les êtres de la faune maritime tiennent toujours une place considérable. On y trouve non seulement le dauphin, le phoque, plusieurs espèces de poissons, la tortue de mer, mais aussi le calmar, la seiche, la squille, le crabe. Et l'on a justement remarqué que sur les anciens monuments numismatiques des Hellènes, ces animaux sont traités d'une façon qui souvent rappelle les figures des mêmes espèces dans l'orfèvrerie et la peinture céramique de l'âge auquel appartiennent les antiquités d'Ialysos, de Mycènes et de Spata.

Quand les Grecs, éclairés enfin par le progrès de leur propre goût et par les modèles asiatiques au sujet des conditions d'une ornementation d'art digne de ce nom, renoncèrent à imiter les formes étranges, flasques et mal accusées du corps des mollusques et des rayonnés, ils continuèrent à chercher des modèles dans les lignes arrêtées et précises de leurs coquilles. Les joailliers et les orfèvres n'imitèrent plus, comme ils l'avaient fait d'abord, les poulpes, les méduses, les actinies, les arénicoles, le nautile avec son animal nageant ; mais ils cherchèrent encore des types de granulations régulières et élégantes dans lès dispositions des protubérances qui restent sur le test des oursins après la chute de leurs piquants, et ils firent un, fréquent usage ornemental de la coquille de la bucarde. C'est ainsi que des vestiges des habitudes d'une période antérieure persistèrent au travers des âges, perfectionnés par un, sentiment d'art plus pur et par une plus grande habileté technique.

Portés dans notre barque, nous passons devant le hameau de Bivona, où nous remarquons une grotte taillée de main d'homme dans un rocher et s'ouvrant sur la mer ; c'était sans doute dans l'antiquité un petit sanctuaire dédié à quelque divinité marine. Là sont les magasins où l'on conserve, à l'époque de l'année où elles ne sont pas tendues en mer, les diverses pièces de la madrague appartenant au marquis Gagliardi. Le thon pêché à Bivona et au Pizzo passe dans toute l'Italie méridionale pour supérieur à celui des autres localités. Déjà chez les anciens le thon d'Hippônion était renommé jusqu'en Grèce ; Athénée, d'après le poète comique Archestratos, le cite comme le plus recherché des gourmets.

Un peu plus loin, nous prenons terre au point le plus rapproché du vieux château de Bivona, qui se trouve maintenant à un kilomètre ide la mer, tout le terrain intermédiaire étant de formation très récente, composé de sables poussés par les flots sur leurs rivages et d'alluvions des torrents qui descendent de la montagne. Ces terrains nouveaux, que nous traversons et qui sont tout parsemés de, touffes de grands roseaux et de tamariscs, pullulent de couleuvres ; nous en faisons fuir presque de chaque buisson. Le château est de l'époque angevine, remanié au début du XVIe siècle pour recevoir de l'artillerie en vue de la défense de la côte. Le terrain faiblement relevé sur lequel il a été bâti portait un temple dans l'antiquité. On voit encore quelques fragments de l'architecture de cet édifice, employés comme matériaux dans la construction du moyen âge ou gisant sur le sol tout auprès, et nous ramassons plusieurs morceaux de ces énormes bassins en terre cuite pour l'eau lustrale, que l'on plaçait à l'entrée des temples et dont on a trouvé les spécimens les mieux conservés dans les fouilles récentes de Sélinonte. Certains prétendent que c'est là que le grand comte Roger fit prendre les magnifiques colonnes de brèche africaine qu'il fit placer dans la cathédrale de Mileto ; mais la tradition à cet égard est vague, et contradictoire. En tous cas, le terrain alentour est jonché de débris de briques et de poteries anciennes, les unes grecques et les autres romaines.

C'est tout auprès de là au fond de l'angle rentrant que dessine la côte, qui tourne vers l'ouest dans la direction de Briatico (situé à une lieue environ) et du cap Zambrone, que se trouvait le port d'Hippônion, puis de Vibo Valentia, dans une position très favorable et parfaitement abrité de tous les vents. Ce port servait encore au temps de Frédéric II et même au milieu du XVIe siècle, quand on construisit le château pour le protéger. Il est aujourd'hui comblé par les alluvions et les sables, ou du moins une lagune marécageuse très peu profonde, communiquant avec la mer, ne représente plus qu'une partie de son étendue. En avant de la plage actuelle on distingue encore sous l'eau des restes assez considérables des môles extérieurs. Près du bord de la lagune dont je viens de parler, de gros piliers carrés en maçonnerie romaine de briques, disposés en lignes régulières, pointent, hors du sable de distance en distance. Ils supportaient des arcades environnant tout le port, que les écrivains calabrais du XVIe et du XVIIe siècle disent avoir subsisté jusqu'à la Renaissance et avoir été démolies alors, pour empêcher les pirates barbaresques de s'y loger. L'arcade du milieu, rapportent ces mêmes écrivains, était construite en marbre, beaucoup plus large et plus haute que les autres, et formait comme une sorte d'arc triomphal. Sur sa clef de voûte était sculptée une figure de Neptune. Au commencement de ce siècle il y avait encore à Monteleone des vieillards qui racontaient avoir vu dans leur enfance cet arc de marbre avec sa statue. Ils disaient, et c'est devenu une tradition dans la ville, qu'il n'avait jamais été démoli, mais progressivement enfoui par l'exhaussement du niveau des alluvions. Si ce rapport est vrai, des fouilles ne manqueraient pas de faire retrouver le monument.

 

VIII

Une dernière excursion nous a conduits à Papaglionti pour voir d'autres ruines antiques.

On sort de la ville par la route qui conduit à Tropea, petit port voisin du Capo Vaticano. Il semble que ce soit cette ville que Strabon désigne sous le nom de Port d'Héraclès.

Dans la première partie du présent ouvrage, en racontant l'histoire de Tarente, j'avais cru pouvoir conjecturer que Tropea correspondait au Triopion, absolument inconnu d'ailleurs, que, d'après les récits de Diodore de Sicile, le prince spartiate Cléonyme, au commencement du IIIe siècle avant notre ère, enleva momentanément aux Bruttiens, à la tête d'une armée d'aventuriers, comme il l'était lui-même. Après un nouvel examen de la question, je crois maintenant la conjecture inexacte, car les circonstances de la campagne doivent induire à placer plutôt le Triopion de Cléonyme sur le littoral bruttien de la mer Ionienne.

D'ailleurs la forme authentique la plus ancienne du nom de Tropea est Trapeia. C'est ce que nous apprenons par une inscription chrétienne du IVe siècle, qui contient l'épitaphe d'une femme qualifiée de conductrix massæ Trapeianæ, c'est-à-dire locataire et directrice d'une grande exploitation agricole établie à Trapeia. Cette inscription fait partie de tout un groupe de monuments du même genre, datant du IVe et du Ve siècle, qui a été découvert il y a quelques années à Tropea et commenté par l'illustre commandeur J.-B. De Rossi. Tropea possède, en effet, un cimetière chrétien des premiers siècles, avec superposition de tombes en forme de chambres souterraines, ou cubicula, et de tombes un peu postérieures, établies à la surface du sol. On a également trouvé plusieurs inscriptions chrétiennes dans la localité peu éloignée de Briatico.

Tropea est, en effet, un très ancien foyer de christianisme. Elle se vante d'avoir donné à l'Église une illustre martyre de la persécution de Dioclétien. La ville est, d'ailleurs, depuis le VIIe siècle, le siège d'un évêché, qui passa sous les Byzantins au rite grec et que les Normands ramenèrent en 1094 au latin. Dans le IXe siècle, Tropea fut, comme Amantea un peu plus au nord, sur la même côte, Acropoli dans le Cilento et Santa-Severina dans la Calabre orientale, occupée pendant un certain temps par une colonie de Musulmans venus de Sicile et d'Afrique. Ils s'y étaient installés, en communication avec la mer, par laquelle ils recevaient constamment des ravitaillements. C'était le réduit dans lequel ils se retiraient et mettaient en sûreté leur butin, après avoir promené dans le pays avoisinant leurs incursions dévastatrices. Nicéphore Phocas, le général de l'empereur Basile, reprit Tropea sur les Sarrasins en 886, au cours de la grande expédition dans laquelle il parvint à débarrasser toute la Calabre méridionale des Musulmans qui l'infestaient.

Pendant le moyen âge, Tropea était une des seigneuries féodales les plus importantes de la contrée. Nous lui voyons jouer un rôle dans la résistance des Guelfes à l'établissement du pouvoir de Manfred et dans la guerre qui suivit les Vêpres Siciliennes. C'est à Tropea que débarqua Gonsalve de Cordoue quand il vint détrôner Frédéric d'Aragon. Sur le territoire de Tropea on rencontre des gisements de kaolin, d'où la fabrique royale de Capodimonte tirait au siècle dernier la matière de ses porcelaines ; actuellement ils ne sont pas exploités, et cependant pourraient l'être avec avantage.

Quand, au lieu d'aller à Tropea même, on veut se rendre à Papaglionti, quelques kilomètres après avoir quitté Monteleone, on laisse la grande route pour prendre à droite une traverse fort mauvaise. On passe en vue de l'emplacement où s'élevait jadis la ville de Mesiano, fondée, comme son nom grec l'indique, pendant les siècles de la domination des empereurs de Constantinople. Pendant tout le moyen âge, jusqu'au XVe siècle, ce fut une ville du domaine royal, riche, florissante et peuplée. Vers le temps de Jeanne II elle eut à souffrir considérablement dans les guerres civiles. A dater de ce moment commença pour elle la décadence, qui se précipita rapidement depuis qu'en 1501 Ettore Pignatelli l'eut achetée de la couronne et l'eut jointe à son duché de Monteleone. Le régime baronal fut ici d'une dureté vraiment extraordinaire, et pour avoir une idée de ce que pouvaient être les souffrances de ce régime qui ne fut aboli que par Murat, il n'y a rien de plus instructif que la lecture du mémoire imprimé, que le petit nombre d'habitants restés à Mesiano adressa, en 1759, à la Cour suprême de Naples pour obtenir protection contre les injustices de leur seigneur. Dès le XVIIe siècle, après un peu plus de cent ans de cette condition, la ville d'autrefois était réduite à l'état d'un misérable village, qui ne comptait plus qu'une faible population. Un siècle encore après, cette population si restreinte elle-même avait été contrainte de l'abandonner, par l'effet réuni des fléaux de la nature et de l'oppression féodale. Aujourd'hui on y compte à peine trois ou quatre maisons avec une petite église, destinées à disparaître quelque jour dans un éboulement du sol. Car bientôt on ne pourra plus même reconnaître le site où s'élevait Mesiano. La colline sur laquelle avait été bâtie cette ville était, formée d'un terrain qui n'avait pas une consistance suffisante. Elle s'est écroulée morceau à morceau sous l'effet des violents tremblements de terre des deux derniers siècles ; et maintenant les pluies de l'hiver, en ravinant ce sol disloqué, y provoquent de nouveaux éboulements et en emportent à chaque fois une nouvelle partie.

La dépopulation progressive de Mesiano a fourni une partie des habitants des beaux et riches villages, portant tous des noms grecs, qui forment comme une couronne autour de son emplacement et pour la plupart étaient à l'origine des casaux dépendant de la ville. On les englobe sous la désignation générique de Quartieri. Ce sont Ionadi, dont j'ai eu l'occasion de parler plus haut ; Filandari, qui a recueilli l'héritage ecclésiastique de Mesiano, et dont le nom était primitivement Khiliandari, altéré par la prononciation locale, qui a fait aussi filuni du grec khelôni, pour dire une tortue ; Scaliti, qui relevait au XIIIe siècle du célèbre monastère basilien de Santa-Maria del Patir auprès de Rossano ; Nan, Arzona et Presinace, originairement Prasinaki.

Le nom de Papaglionti est aussi d'origine grecque byzantine. C'est manifestement une corruption d'un Papas Léontios, personnage ecclésiastique qui aura été le possesseur originaire du casal d'où sera sorti ce village pendant le premier moyen âge. Il y a dans l'Italie autrefois byzantine, quelques noms de lieux de même formation et de même origine, par exemple ceux de Papaniceforo, dans le voisinage de Crotone, et de Papasidero, près de Scalea et de Laino. Papaglionti compte environ 200 habitants. ; le caractère de tout le district dans lequel il se trouve situé est la multiplication des villages, des hameaux et des habitations isolées, chose fort rare dans les provinces méridionales du Napolitain, où d'ordinaire, par suite de la longue insécurité du pays et du petit nombre des positions complètement salubres, la population s'est groupée à l'orientale dans des villes assez éloignées les unes des autres, qu'habitent les paysans qui cultivent la campagne intermédiaire. Pas n'est besoin d'aller jusqu'au village pour trouver la ruine considérable que nous allions visiter. Elle est située avant, au milieu d'un superbe bois d'oliviers, sur le flanc de l'étroit vallon allongé jusqu'à la mer, où il débouche auprès de Briatico, dans lequel descend le ruisseau de la Ceresia. Ce vallon est exquis de fraîcheur et de verdure. C'est probablement là qu'était située la Corne d'Almathée, que Gélon de Syracuse avait embellie. Sa forme conviendrait fort bien à un semblable nom, et il serait facile d'en faire, avec quelques travaux, un vrai jardin de voluptés, quelque chose comme la vallée des Eaux-Douces auprès de Constantinople.

La ruine elle-même se compose d'un massif en forme de parallélogramme, d'une maçonnerie romaine de briques de l'époque du haut Empire ou des dernières années de la République. Établi sur le penchant du terrain, il s'y enfonce sur un de ses grands côtés, tandis que de l'autre la muraille se dresse de toute sa hauteur, qui est considérable et surplombe au-dessus de la vallée. De la terrasse qui couronne ce massif un escalier fait descendre dans une immense salle souterraine, voûtée et divisée en plusieurs nefs par de gros piliers carrés de briques, qui en occupe tout l'intérieur. Sur cette terrasse avait été construit, aux bas temps, un édifice dont il ne reste plus que les arasements des murs. Leur plan semble indiquer une habitation privée, que l'on aura voulu placer dans ce site d'où la vue est charmante. Elle était décorée avec luxe. Il y avait des revêtements de marbre sur les murailles et deux petites colonnes de la même matière ont été enlevées des ruines il y a vingt ou trente ans et portées à l'évêché de Mileto. Mais la construction est mauvaise, indique une époque tardive et contraste avec le bel appareil de briques du massif dont on avait profité pour l'établir.

La plupart des érudits calabrais ont vu dans cette ruine un temple muni de souterrains étendus. Quelques-uns ont cru y reconnaître celui de Perséphonê. Mais le plus grand nombre s'accorde à y chercher le temple de Cybèle, voisin d'Hippônion, dont il est question dans un très étrange passage rapporté en latin par le P. Marafioti, à la fin du XVIe siècle, comme traduit d'un traité de Proclus Sur les oracles. Ce traité, qui par une circonstance singulière aurait été rempli de particularités des plus curieuses sur les moindres localités du Bruttium, est cité à plusieurs reprises par Marafioti ; mais jamais il n'a été vu que par lui. Aucun autre écrivain de la Renaissance ne l'a connu, et dans aucune bibliothèque il ne s'en trouve de manuscrit. Sans doute il n'y aurait rien d'absolument impossible, ni par soi-même de suspect, à ce qu'il existât alors, dans la bibliothèque de quelqu'un des couvents grecs encore nombreux dans la Calabre et d'où les cardinaux Sirleto et Bessarion avaient su, peu de temps auparavant, faire venir tant de trésors littéraires, le manuscrit d'un traité de Proclus que certains érudits de la contrée auraient pu consulter et qui depuis se serait perdu. Mais si un philologue de la valeur de Gottfried Hermann a admis l'authenticité des extraits du traité des Oracles donnés par Marafioti, d'autres critiques, plus soupçonneux, ont élevé des doutes fortement motivés à cet égard, doutes dont il faut faire le premier honneur au Napolitain Toppi, lequel écrivait en 1678. C'est l'avis de ceux-ci qui tend à prévaloir dans la science. En effet, il est absolument impossible de ne pas discerner une misérable falsification dans tout le morceau, allégué comme de Proclus, qui prétend décrire le mode de consultation de l'oracle de Perséphonê à Locres. De même, après avoir relu sur les lieux le fragment relatif au temple de Cybèle et en avoir attentivement pesé tous les termes, je ne doute plus qu'il ait été forgé en vue d'expliquer l'origine et la destination de la ruine de Papaglionti. Le nom singulier donné comme celui du simulacre placé à l'entrée du temple, Panta-leontos tout est au lion, a été manifestement imaginé pour fournir du nom même de Papaglionti une étymologie, qui n'est qu'un déplorable calembour, par à peu près. Il en est de même de la mention de la ville voisine de Messé, dont Produs aurait expliqué le nom par le latin messis (!), à cause des belles moissons du lieu. Il n'est là que pour fournir une origine à celui du bourg de Mésiano.

Maintenant doit-on croire Marafioti personnellement l'auteur de la fraude ? Ou bien aura-t-il été simplement naïf et crédule, prêtant foi trop facilement aux prétendues découvertes que lui communiquait quelque savant de son pays, lequel aura forgé sans scrupule des titres de noblesse aux cités de la Calabre, quand il n'en trouvait pas d'authentiques ? J'aimerais à pouvoir adopter la seconde hypothèse, moins fâcheuse pour le caractère sacerdotal de Marafioti, lequel appartenait à l'ordre des Mineurs Observants, et qui s'accorderait avec l'air d'honnêteté qu'a souvent sa narration. Mais il y a une circonstance qui plaide contre lui d'une manière fâcheuse : c'est que les falsifications qui figurent dans son livre, et presque toutes sont données comme extraites du traité de Proclus, ont pour ainsi dire exclusivement en vue d'illustrer, les environs de Polistena, sa ville natale. Ainsi il y a un autre fragment qui place à Altano une ville antique d'Altanus ; à San-Giorgio, près de Polistena, une autre ville de Morgetium, bâtie par Morgês, le roi fabuleux des Sicules, lequel y aurait été adoré plus tard comme dieu et aurait inspiré des visions prophétiques aux femmes du pays ; enfin à Cinquefrondi un temple des Muses, fondation des Locriens.

Ce que n'ont pas, d'ailleurs, relevé les critiques modernes qui le condamnent le plus sévèrement à propos des citations de Proclus, comme M. Richard Fœrster, c'est qu'il allègue encore en un endroit un traité d'un certain Hermias commentant les Argonautiques du Pseudo-Orphée, traité dont personne, non plus, n'a jamais vu de manuscrit. Il en extrait, prétend-il, une citation disant que l'Argonaute Sinarês fut surnommé Maraphocis, pour avoir observé le premier près de Cnide que le phoque venait paître à terre. Ceci est destiné à prouver que la famille Marafioti descendait de Sinarês et que son nom n'était qu'une corruption de l'antique Maraphocis ! Franchement, il est difficile de ne pas croire ici que c'est lui-même qui invente à sa famille des parchemins remontant jusqu'aux Argonautes.

Du reste, la construction du haut Empire qui subsiste presque intacte à Papaglionti n'a jamais été ni pu être le soubassement d'un temple. C'est une citerne rappelant dans des dimensions moindres la Piscina mirabilis de Bacoli. Les dispositions, qui reproduisent un type consacré chez les ingénieurs romains, ne laissent aucun doute à cet égard, et à l'intérieur les murs sont partout, jusqu'en haut incrustés de ce dépôt calcaire que laisse comme témoignage le séjour prolongé des eaux. Cette citerne devait recueillir les sources, assez nombreuses dans le voisinage, et les eaux qui descendent des ravins d'alentour dans la saison des pluies. Elle servait de réservoir pour l'approvisionnement de Vibo Valentia, dont les deux sources ne devaient pas suffire à alimenter sa population, surtout avec les habitudes des Romains, qui avaient la sagesse d'assurer par tête dans leurs villes un nombre de litres d'eau bien supérieur à celui dont disposent les habitants des cités modernes les mieux dotées à cet égard. Sur les hauteurs de Vena, précisément sur le trajet que devait suivre un aqueduc partant du réservoir de Papaglionti pour aboutir à Monteleone, on a découvert en place de grands tuyaux de conduite d'eau en terre cuite, timbrés au nom du consul Q. Laronius, le personnage dont la mention se lit aussi sur les estampilles des tuyaux de l'aqueduc qui traversait le territoire de Nicastro et sur celles des tuyaux de l'aqueduc que nous aurons également à signaler dans les ruines de Medma La citerne d'approvisionnement de Vibo Valentia, que nous avons ainsi reconnue, là où sur des indications inexactes nous venions chercher un temple qui n'existe pas, mérite d'être soigneusement relevée par un architecte. En fait de constructions de cette nature, c'est une des plus considérables et des mieux conservées qui subsistent.

 

 

 



[1] 20 août 1882.