LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LITTORAL DE LA MER IONIENNE. — TOME DEUXIÈME.

 

CHAPITRE XI. — LE TEMPLE DE HÉRA LACINIA.

 

 

I

Place me on Sunium's marbled steep

Were nothing save the wavhes and I

May hear our mutual murmurs sweep ;

There swap-like let me sing and die !

Ces vers harmonieux de lord Byron, où l'on retrouve l'écho d'un chœur de l'Ajax de Sophocle, je les ai lus jadis enivrement en vue du golfe Saronique, assis à l'ombre des douze colonnes encore debout du temple de Sunion ; ils sont revenus chanter dans ma mémoire quand je regardais la mer Ionienne du vaste soubassement du temple de Héra Lacinia, au pied de l'unique colonne qui s'y dresse aujourd'hui, épargnée par la puissance destructrice du temps et par la main bien plus impitoyablement dévastatrice des hommes.

Les Grecs, a dit Chateaubriand, n'excellaient pas moins dans le choix des sites de leurs édifices que dans l'architecture de ces édifices mêmes. La plupart des promontoires du Péloponnèse, de l'Attique, de l'Ionie ou des lies de l'Archipel étaient marqués par des temples, des trophées ou des tombeaux. Ces monuments, environnés de bois et de rochers, vus dans tous les accidents de la lumière, tantôt au milieu des nuages et de la foudre, tantôt éclairés par la lune, par le soleil couchant, par l'aurore, devaient rendre les côtes de la Grèce d'une incomparable beauté : la terre ainsi décorée se présentait aux yeux du nautonier sous les traits de la vieille Cybèle, qui, couronnée de tours et assise au bord du rivage, commandait à Neptune, son fils, de répandre ses flots à ses pieds.

Les colons grecs de l'Italie avaient suivi, en ceci comme en tout, les coutumes de la mère-patrie. Eux aussi avaient couronné d'édifices majestueux les beaux caps de la Grande-Grèce. Des deux côtés de l'entrée du golfe de Tarente, le marin qui venait de la Hellade saluait un temple vénéré, bâti comme sur un piédestal naturel au-dessus de la falaise du promontoire, qu'il ralliait d'abord et qui semblait s'avancer dans la mer comme pour annoncer l'Italie. Suivant son point de départ et la route qu'il avait suivie, s'il abordait la péninsule là où viennent mourir en s'abaissant les dernières collines de la Japygie, si le premier aspect lointain de la terre des bœufs était celui que Virgile a si bien peint en un seul vers.

Quum procul obscuros colles humilemque videmus

Italiam,

il voyait bientôt en approchant apparaitre, à la pointe extrême des terres, le temple d'Athéné Leucadia sur ses bastions de rochers, turriti scopuli. C'est vers le promontoire Japygien, couronné de ce temple, que se dirigeait la navigation de celui qui mettait à la voile de Corcyre ou des ports épirotes. Pour celui qui prenait sa route en ligne directe de l'Achaïe et du débouché du golfe de Corinthe, il n'avait pas encore perdu la vue du sommet alpestre de Céphallênie, qui se dresse au milieu des eaux, couvert de sapins, quand il distinguait déjà celui de la Sila. C'est sur cette montagne, aperçue de plus de vingt-cinq lieues en mer, qu'il mettait le cap jusqu'au moment où il reconnaissait le temple de Héra Lacinia au sommet de son promontoire, et ce temple, lui servait d'indicateur pour entrer à Crotone, tourner vers le nord en entrant dans le golfe et faisant voile vers Tarente, ou bien ranger la côte dans la direction du sud pour gagner Locres et Rhêgion. Encore aujourd'hui la dernière colonne du temple est un des principaux amers sur lesquels se guident les pilotes dans la navigation de ces côtes. Les deux sanctuaires ainsi placés dans des situations analogues, en extrêmes vigies de la terre italienne, avaient tous deux pour les populations de leur voisinage une importance religieuse et politique, du même genre que celle qu'avaient pour les Ioniens d'Asie-Mineure le Panionion du promontoire de Mycale et pour les Grecs de la Doride asiatique le temple d'Apollon, bâti sur le promontoire Triopien de Cnide. Le temple d'Athéné Leucadia était le sanctuaire national et commun des villes salentines et messapiennes ; le temple de Héra Lacinia celui des cités achéennes de l'Œnotrie.

Ce qui reste de ce dernier temple est bien peu de chose, si on le compare à ce qui subsiste dans la solitude de Sunion ; j'en reviens toujours à cette comparaison ; il n'y a pas moyen de si soustraire, et elle hante au Capo delle Colonne l'esprit de quiconque a vu la Grèce. Tous les agents de destruction, et par-dessus tout le plus actif, l'avidité de l'homme, se sont acharnés sur les débris de cet édifice, et cette destruction même, qui n'en a laissé qu'un seul débris, parle à l'imagination par son contraste avec la façon dont la nature est restée la même, renouvelant chaque année ses phases immuablement réglées par la Providence, pendant que périssaient les œuvres dont l'orgueil humain était si fier, qu'il avait cru faire inébranlables. Tandis que la colonne qui se dresse maintenant solitaire au-dessus de la falaise semble pleurer la ruine du somptueux édifice dont elle faisait autrefois partie, et dont elle est l'unique témoin, le soleil l'éclaire aussi brillant, la mer se brise à ses pieds aussi belle qu'au temps où Pythagore y conduisait les femmes de Crotone consacrer à Héra les parures frivoles auxquelles elles renonçaient, qu'au temps où Hannibal, sous le portique du temple, versait des larmes de rage en jetant un dernier regard à cette Italie, qu'il était contraint d'abandonner aux Romains.

Yet are thy skies as blue, thy crags as wild ;

Sweet are thy groves, and verdant are thy fields ;

Thine olivve ripe as when Minerva smiled,

And still his honied wealth Latymnus yields ;

There the blithe bee bis fragrant fortreas

The freeborn wanderer of thy moutain air.

C'est un vrai cap de Grèce que ce promontoire rocheux où le parfum sauvage des sauges, des thyms, des labiées odorantes, se mêle à l'odeur résineuse des myrtes et des lentisques et aux effluves salées de la mer. Théocrite — et Sainte-Beuve trouvaient avec raison dans la sobre vénusté de ce couplet d'amour le chef-d'œuvre du poète — Théocrite fait chanter à l'un de ses jeunes bergers : Je ne souhaite point d'avoir la terre de Pélops, je ne souhaite point d'avoir des talents d'or, ni de courir plus vite que les vents ; mais sous cette roche que voilà, je chanterai t'ayant entre mes bras, regardant nos deux troupeaux confondus, et devant nous la mer de Sicile. Cette mer, dont avec trois mots il déploie l'horizon bleu comme fond de son tableau bucolique, c'est celle que nous avons devant les yeux. Il 'a renoncé à la décrire ; il lui suffit de la nommer pour la faire apparaître. Aucun Grec, du reste, n'a tenté de traduire par la poésie de la parole cette merveilleuse poésie des mille accidents de lumière qui diversifient la surface des mers grecques, les anneaux mobiles qui s'y enlacent, les réseaux étincelants qui s'y traînent, les méandres lumineux qui s'y déroulent, les courants de feu qui s'y jouent. La prudence du génie antique, toujours attentif à se limiter dans le choix des moyens, toujours en garde contre la tentation d'exprimer l'inexprimable, a fait négliger aux plus grands poètes grecs ces jeux toujours variés du soleil sur leurs flots. C'est alors qu'avec un merveilleux bonheur ils faisaient intervenir la mythologie dans leurs descriptions, ressource que nous n'avons plus, mais qui convenait d'une manière toute spéciale à la tournure de l'imagination hellénique. Nous cherchons à peindre avec des mots les objets dans leur réalité ; l'imagination des Grecs, accoutumée à tout personnifier pour tout animer, traduisait les différents aspects de la nature dans un langage descriptif et figuré, à la fois très exact et souverainement poétique. C'est ainsi que les nombreuses filles de Nérée, les gracieuses Néréides, expriment, par les noms qu'elles ont chez Hésiode, les divers caractères et les divers accidents que présente la mer. Galênê, c'est le calme ; Glaucê, l'azur des flots ; Cymopolia, la blancheur de l'écume ; Cymothoê, la fuite des vagues qui semblent courir ; Nésaié, c'est la mer semée d'iles ; Euliménê, la mer avec les ports où elle vient dormir. Ce que les modernes s'efforcent de rendre par des descriptions détaillées, les Grecs l'exprimaient d'une manière à la fois plus brève et plus vive : ils créaient pour chacun de ces aspects une divinité, et le nom de cette divinité était un tableau.

Elle est bien belle, cette mer de Calabre et de Sicile. On ne se lasse pas de l'admirer. Son charme attire et fascine, et tout à coup dans ses caprices elle prend un aspect irrité qui la révèle fertile en naufrages. C'est sur les récifs de ses caps que la fable faisait résider les Sirènes, ces oiseaux merveilleux au buste de femme, qui mariaient en elles les formes de ce qu'il y a de plus séduisant et de plus aérien dans la nature, tandis qu'en bas elles amoncelaient les ossements blanchis des navigateurs imprudents qui s'étaient laissé attirer aux séductions de leurs chants. C'étaient les Muses marines, mais des Muses perfides comme la mer elle-même, qui près des côtes cache sous son miroir étincelant l'écueil où se brisent les navires. Tout marin qui s'en approche, disent les vers homériques, oublie, à entendre leur voix, et sa patrie, et la femme et les enfants qui l'attendent au retour. Voilà bien l'enchantement irrésistible que la mer a exercé de tout temps sur le peuple grec. Elle est sa vraie patrie ; un vaisseau est la demeure qu'il préfère ; une sorte d'instinct inquiet le pousse à tout quitter dès qu'il le peut, maison et famille, pour s'embarquer dans des voyages maritimes dont ceux des Argonautes et d'Ulysse sont les types héroïques. Il semble qu'il ne saurait se passer de la mer, car il ne sait vivre que sur ses bords, quand il ne se fait pas bercer sur son sein.

Elle est, je le répète, belle entre toutes les parties de la Méditerranée, cette mer Ionienne, qui baigne d'un côté la Grande-Grèce et la Sicile, de l'autre l'Acarnanie et le Péloponnèse. Il y manque pourtant une parure que rien ne remplace, celle qui pour moi met la mer Égée bien au-dessus de toutes les autres. Sur toute l'étendue de la côte italienne il n'y a pas une seule île à portée du regard ; rien ne surgit dans son étendue et ne vient en rompre l'uniforme éclat jusqu'à l'extrême limite de l'horizon, où elle se confond presque insensiblement avec la voute du ciel. D'aucuns préfèrent la sorte d'impression d'infini qui résulte de cet aspect ; je suis plutôt sensible à l'échelle plus humaine que les îles donnent au paysage maritime. A mes yeux leur absence rend la vue du promontoire Lacinien et des autres caps de la Grande Grèce inférieure à celles des caps de la côte orientale de la Grèce propre et de l'Asie Mineure. C'est aux trois îles que de partout on y aperçoit à l'horizon, disposées sous tous les points de vue de la manière la plus pittoresque, que le golfe de Naples doit la moitié de la beauté qui en fait une des merveilles du monde. Qu'est-ce pourtant auprès des archipels aux formes et aux couleurs variées à l'infini dont le panorama se déroule devant Sunion ou devant le Triopion de Cnide, à l'entrée du beau golfe de Doride. Nus, dépourvus en général des dons de la nature, singulièrement arides au premier aspect, les rochers des Cyclades ou des Sporades asiatiques se parent de toute la beauté de l'atmosphère, et revêtent les teintes splendides que le ciel leur envoie. Ce sont comme des prismes magiques dressés au-dessus de la mer, pour refléter le soleil et reproduire plus belles encore les nuances, changeantes à chaque heure, de l'horizon grec. Le matin avant le lever du soleil, au milieu de la mer unie et blanche comme un lac de mercure, ces îles se colorent d'un bleu tendre, délicieusement fondu, impossible à définir, qui n'est ni l'indigo ni l'azur, mais souvent m'a rappelé cette couleur d'un instant qui, aux heures de rosée, s'attache comme une poudre légère aux prunes sauvages de nos haies et disparait plus tard à la chaleur. Le soleil levé, la mer s'enflamme, les rochers se dorent et scintillent comme de gigantesques topazes. Le soir, ils subissent dans toute sa splendeur l'incendie du couchant, et plus tard rendent dans leur transparente pâleur les teintes roses qui lui succèdent. La nuis enfin on croit voir d'immenses coupoles bleues, gouachées par la lune, qui se lève, d'un large reflet blanchâtre, et entourées d'une ceinture d'argent par la mer qui se brise sur leurs rivages. Il suffit d'avoir vécu quelques jours au milieu de ces merveilleux spectacles pour comprendre l'exclamation aussi vraie que pathétique de Callirrhoé, dans le roman de Chariton, lorsque, sur le point d'être conduite dans l'intérieur de l'Asie et à Babylone, elle s'écrie : Etre transportée sur les bords de l'Euphrate, moi pauvre insulaire, être emprisonnée dans ces vastes plaines où je ne verrai plus la mer !

Voilà ce qu'il ne faut pas demander aux côtes de la Calabre. Mais elles ont assez de beautés pour se passer de celle-là, et les Grecs, qui s'y connaissaiant, y trouvaient un accent particulièrement grandiose, avec une séduction pénétrante.

 

II

Quand la mer est belle et la brise favorable, on se rend en une heure avec une petite barque à voile du port de Crotone à l'extrémité du Capo delle Colonne ou Capo di Naù. Quand l'état de la mer ou la direction du vent ne permet pas de prendre cette voie, on ne peut y aller qu'à cheval et il faut deux heures et demie d'un trajet assez pénible pour atteindre les ruines du temple. On longe d'abord pendant plus d'une heure une large plage basse, garnie de soudes et de touffes de plombaginées formant un fin gazon sur lequel s'épanouissent des fleurs roses. Sur toute cette plage la mer vient mourir à la lisière des champs cultivés. Les montagnes s'en rapprochent graduellement. Bientôt il n'y a plus qu'une assez étroite bande de terrain entre elles et la mer. C'est dans cette partie du trajet que, paraît-il, s'élevait le dôme de Lauré. On atteint enfin le pied de la falaise du promontoire, à l'endroit où il se détache de la côte pour s'avancer de trois kilomètres environ dans la mer. Là une petite anse bien abritée et d'un ancrage sûr offre par occasion un mouillage à quelques caboteurs, obligés de relâcher par le mauvais temps sans avoir pu entrer dans le port de Crotone. On l'appelle Porto Berlinghieri, du nom d'une riche famille noble de la ville.

C'est de là que l'on commence à monter par un chemin qui s'allonge en corniche sur le flanc de l'escarpement. Le sentier est étroit, à la pente rapide, suspendu au-dessus de l'abime ; à sa droite on a une muraille presque verticale, à sa gauche on voit perpendiculairement au-dessous de soi la mer qui se brise sur les récifs et, lorsque le vent de nord la pousse, jette ses embruns à une hauteur considérable. Le sol est mouvant ; sous le pied des chevaux son argile semble s'effondrer et les cailloux roulants vont tomber dans le précipice. C'est la partie difficile et au premier moment assez effrayante de la route. Il est bon d'y fermer les yeux si l'on est sujet au vertige ; et dans tous les cas ce que l'on a de mieux à y faire est de renoncer à son libre arbitre, en s'en remettant pour le choix du passage à l'instinct des chevaux calabrais, dont le pied, comme celui de tous les animaux des montagnes, est d'une sûreté merveilleuse dans les sentiers périlleux. Ces jolis chevaux noirs à tous crins, aux formes élégantes dans leur petite taille, indociles à la bride, mais pleins de feu, qui semblent avoir une part de sang arabe importé par les invasions musulmanes, grimpent comme de véritables chèvres. Qu'on les monte ou qu'on les attelle, ils escaladent lestement, avec une vivacité qui surprend, les pentes les plus abruptes et les plus glissantes, leur pied ne bronche jamais sur les pierres roulantes, et à la descente ils se lancent au triple galop sans s'abattre sur des côtes effrayantes, tournant avec une précision merveilleuse aux plus brusques lacets de la route, quand on s'imagine avec un certain effroi que leur élan va les emporter jusque dans le gouffre.

Malgré la confiance que l'on peut mettre dans ces excellentes montures, on éprouve un sentiment de satisfaction lorsque l'on quitte le sentier en corniche, une fois arrivé sur la croupe du promontoire. Elle forme un beau plateau triangulaire, de 1.800 mètres de largeur à sa base et d'environ 400 à son extrémité, incliné en pente douce vers cette pointe. Relevé sur la crête de ses deux falaises latérales, le sol se creuse légèrement au centre en un vallon bien arrosé, où les cultures et les plantations alternent avec les pâturages et où quelques-unes des riches familles de Crotone ont des habitations rustiques, plus métairies que maisons de campagne, dans lesquelles elles viennent s'installer pendant les plus fortes chaleurs de l'été. Tout près de la pointe du cap, ce vallon s'approfondit et devient une sorte d'entonnoir, couvert d'un petit bois d'environ 800 mètres de tour ou plutôt d'un épais maquis de grands lentisques, de pistachiers, de myrtes, de cytises, d'hélianthèmes et de bruyères frutescentes. Au fond de Cet entonnoir boisé jaillit une source d'une eau limpide, abondante et délicieusement fraiche. C'est ce qu'on appelle La Fosse del Lupo. Cet endroit, écrivait en 1649 Nola-Molisi, est assez étendu pour que cinquante chevaux et deux cents hommes puissent facilement s'y cacher dans les buissons sans que personne, même en s'approchant, soit en mesure de s'apercevoir de leur présence. C'est là que les gens de Crotone ont l'habitude de tendre des embuscades aux corsaires turcs, quand ils abordent au cap pour faire de l'eau ou pour enlever les bestiaux qui paissent toujours en grand nombre dans les environs. Ces embuscades réussissent généralement et donnent un bon profit en esclaves turcs et en butin de toute nature. Quelquefois même, quand on s'y est bien pris, on parvient à enlever la galiote dont l'équipage est descendu à terre.

Voilà quelle était au XVIIe siècle l'existence des habitants des côtes de l'Italie. On n'y avait d'alternative qu'entre piller ou être pillé, et souvent l'un et l'autre se suivaient à pers de distance. La terre répondait par des embuscades aux algarades de la mer ; mais c'étaient les dernières qui étaient encore le plus fréquentes et qui avaient le plus de succès. L'empire de la Rome républicaine avait aussi connu ce hideux fléau de la piraterie au milieu d'une civilisation florissante et raffinée ; il avait impunément sévi pendant vingt ans sous le gouvernement inepte et corrompu de l'oligarchie restaurée par Sylla. Mais au bout de ce temps, un mouvement d'opinion irrésistible avait fait taire toutes les querelles de partis pour remettre aux mains de Pompée les pouvoirs politiques extraordinaires, les ressources d'argent, d'hommes et de vaisseaux avec lesquels il anéantit les pirates dans leurs repaires de la Cilicie et de la Crète, Quant à l'Europe chrétienne et civilisée, c'est pendant trois siècles qu'elle a supporté patiemment l'ignominie de la piraterie barbaresque et de ses ravages, qui n'ont duré que grâce aux divisions des puissances. Tout occupés à épuiser le sang de leurs sujets dans des guerres d'ambition, les rois européens les laissaient piller presque sans obstacle par les corsaires de la côte d'Afrique. Ces souffrances populaires ne valaient vraiment pas la peine qu'on s'en préoccupât ! Pendant trois-cents ans, les souverains ne surent pas un seul instant oublier leurs dissensions pour se réunir dans une action commune qui en eût promptement fini avec une telle honte. Ne vit-on pas encore en 1830, quand Charles X fit partir pour Alger sa flotte libératrice, l'Angleterre menacer de lui barrer le passage ?

Et que l'on ne croie pas que cette affreuse situation ne régnât que sur le littoral de l'Italie, divisée en une foule de petits Etats, sur celles du royaume de Naples, indignement gouverné par les Espagnols. La condition du littoral français n'était pas alors meilleure. Quand le cardinal de Richelieu envoya, en 1638, un observateur distingué chargé de lui rendre compte de l'état des côtes de la Provence et du Languedoc, celui-ci trouva la population réfugiée sur les hauteurs, veillant jour et nuit à sa propre défense, le commerce impossible, les ports ouverts à chaque instant aux insultes et aux déprédations des Barbaresques. Cela n'avait guères changé dans les années les plus brillantes du grand règne. Dans Paris on savait assez bien ce qui se passait sur nos côtes, mais cela n'empêchait pas la vie ordinaire de suivre son cours. Le matin on donnait son aumône aux Pères Mathurins qui quêtaient pour le rachat des captifs d'Alger ; le soir on riait aux propos du Scapin de Molière : Qu'allait-il faire dans cette galère ? C'était là un mot de circonstance.

Il est vrai que le plus souvent on s'imagine que tout cela a pris fin après 1682, que les bombes de Duquesne ont enfin dompté l'insolence des forbans et que le pavillon de France a désormais offert dans la Méditerranée une sauvegarde certaine à ceux qui s'abritaient sous ses plis. Mais voici une pièce authentique[1] et qui prouve que le 8 novembre 1789, quatre mois après la prise de la Bastille, Louis XVI, le restaurateur de la flotte française que l'émigration n'avait pas encore désorganisée, autorisait son ministre de la marine, M. de la Luzerne, à payer au dey d'Alger 1.814.457 livres pour un brick corsaire algérien détruit dans les eaux des îles d'Hyères par un vaisseau napolitain. Le détail des indemnités est curieux : la vie d'un pirate est estimée 11.000 livres ; on donne 5500 livres pour la blessure d'un Turc. C'est grâce au gouvernement de la Restauration que toutes ces ignominies ont cessé, que la sécurité est revenue sur la Méditerranée comme aux plus beaux jours de la paix romaine. Aujourd'hui nos garnisons occupent les oasis du Sahara, à plusieurs centaines de lieues des côtes, et le temps n'est pas loin où les ingénieurs poseront les rails d'un chemin de fer au travers du désert qui sépare l'Algérie du Sénégal.

Le temple de Héra Lacinia était construit à l'extrême pointe du cap, dominant les escarpements de la falaise. Un énorme soubassement l'exhaussait au-dessus des rochers et lui faisait un piédestal majestueux. Sa façade était tournée à l'est, regardant la haute mer. Suivant Nola-Molisi, le temple demeurait presque intact, avec ses quarante-huit colonnes debout, au commencement du XVIe siècle, et c'est seulement alors que l'évêque Antonio Lucifero le fit démolir pour en employer les matériaux à la reconstruction du palais épiscopal de Crotone. Cet Antonio Lucifero fut évêque de 1510 à 1521, au temps de Jules Il et de Léon X, de Raphaël et de Michel-Ange ! C'est toujours la même histoire ; les siècles de civilisation détruisent bien plus que ceux de barbarie : Quod non fecerant barbari fecerunt Barberini. Bien que Nola-Molisi écrivit un peu plus de cent ans après cet acte de sauvagerie, le renseignement qu'il donne sur le nombre des colonnes conservées jusqu'alors doit être pris en très sérieuse considération. Il avait connu dans son enfance des vieillards qui, eux-mêmes enfants, avaient vu le monument dans son intégrité ; et surtout il avait consulté les manuscrits de Camillo Lucifero, lequel, proche parent du destructeur, avait assisté à son œuvre et écrivait en 1523. Dans un endroit de son livre, le même Nola-Molisi dit que de son propre temps il restait encore deux colonnes debout et que l'on pouvait facilement discerner et compter sur le pavé, demeuré intact, les places où avaient été les quarante-six autres.

Dans un autre endroit, après avoir dit aujourd'hui deux de ces colonnes sont conservées, il ajoute et il y a peu d'années qu'il en est tombé une, de telle façon qu'il n'en reste plus qu'une sur pied. Son livre ayant paru en 1649, nous avons ainsi une date approximative pour l'époque où le temple fut réduit à l'état où nous le voyons aujourd'hui. C'est très probablement le tremblement de terre de 1638 qui abattit une des deux colonnes qui avaient échappé au vandalisme épiscopal. Mais depuis le XVIIe siècle, si la colonne unique est restée debout, avec la partie antérieure du soubassement qui la porte, de nouveaux vandales ont encore détruit une grande partie de ce soubassement pour exécuter avec ses matériaux les môles du port de Crotone. Espérons que les derniers restes du monument sont désormais à l'abri des ravages de la main des hommes, si la colonne subsistante est toujours menacée par les tremblements de terre, si fréquents dans la Calabre.

Le soubassement est formé de grands blocs en assises régulières, mais inégales, taillés en bossage sur leur face extérieure. Des reprises de briques y dénotent des réparations faites assez grossièrement à l'époque romaine. Je ne sais où certains voyageurs ont pu voir la ressemblance qu'ils affirment entre la colonne subsistante et celles du temple de Métaponte. Cette ressemblance n'existe aucunement. La colonne du temple de Héra Lacinia, qui, du reste, n'a encore jamais été publiée, appartient à une toute autre époque et à un tout autre style, à une phase bien antérieure du développement de l'ordre dorique. M. Debacq a bien voulu me communiquer les mesures qu'il en a prises en 1825, en compagnie du duc de Luynes. Le fut de la colonne est à seize cannelures, sans renflement, mais avec une diminution d'un peu plus d'un sixième. Sa circonférence inférieure est de 5 m. 60, soit pour le diamètre 1 m. 75. La hauteur totale de la colonne, avec son chapiteau, est de 8 m. 29, c'est à dire de 4 ¾ diamètres et une très légère fraction. C'est une proportion intermédiaire entre celles du prétendu temple de Diane dans Pile d'Ortygie, à Syracuse, et des temples C et D de Sélinonte, et celles du grand temple de Pæstum, ainsi que des temples A et E de Sélinonte. La forme du chapiteau, l'énorme développement de son coussinet écrasé, la largeur et l'épaisseur de l'abaque, tout cela nous rapproche plus des premiers que des seconds de ces édifices et aussi de ce qu'on voit au temple d'Athéné Chalinitis à Corinthe, qui se distingue, du reste, des monuments siciliens par le monolithisme des colonnes et par l'exagération avec laquelle l'architecte s'est étudié à les galber. Il est facile de constater encore sur le terrain que le temple du promontoire Lacinien offrait dans son plan ce développement outré dans le sens de la longueur, par rapport à celui de la largeur, qui est le caractère le plus saillant du sanctuaire archaïque de l'ile d'Ortygie et à un degré un peu moindre du temple C de Sélinonte. Or, précisément le nombre de 48 colonnes, indiqué par Nola-Molisi pour le temple de Héra Lacinia, est celui que l'on observe dans l'édifice sélinontin, grâce aux deux rangées de son portique antérieur. Comme le temple de Sélinonte auquel nous le comparons, celui de Héra Lacinia était hexastyle. Par conséquent, pour avoir le nombre de colonnes qu'on lui voyait encore au commencement du XVIe siècle, il faut que celui-ci en ait eu, lui aussi, dix-sept sur chaque côté, et que, comme dans les deux plus anciens temples de Syracuse et de Sélinonte, elles aient été beaucoup plus serrées sur les faces latérales du périptère que sur les faces antérieure et postérieure, serrées de façon à ce que les abaques des chapiteaux se touchassent presque.

De ces observations il résulte formellement que la colonne du temple de Héra Lacinia est de beaucoup le plus ancien morceau d'architecture grecque qui subsiste sur le continent italien. L'édifice dont elle est seule restée ne peut avoir été construit que vers la fin du VIIe siècle avant l'ère chrétienne ou le commencement du VIe, une centaine d'années après la fondation de Crotone. Cet édifice était donc celui même que vit Pythagore, celui qui était déjà élevé quand Alcisthène, au temps du plus grand raffinement du luxe de Sybaris, y faisait admirer de la foule son fameux péplos brodé, dans la pompe de la panégyrie solennelle. Debout sur le soubassement massif, aujourd'hui veuf de ses compagnes, la colonne domine de sa tête à une hauteur considérable, les quelques constructions modernes qui se sont bâties dans le voisinage, et dont la principale est une ferme du baron Baracco. Baignant de tous les côtés dans l'air et dans la lumière, elle perd pour l'œil quelque chose de ses formes trapues, elle semble plus svelte qu'elle n'est réellement, et l'impression qu'elle éveille est seulement celle d'une force imposante. A une centaine de mètres de là, on voit quelques masses informes de maçonnerie romaine en opus reticulatum. Il est difficile de dire si ce sont les restes de villas, comme l'affirme Bædeker, ou bien ceux de quelques édifices dépendant du sanctuaire. Pour les érudits cotronais du XVIe et du XVIIe siècles, ces dernières ruines étaient celles du temple, et la colonnade portait le nom ridicule de Scuola di Pitagora. Actuellement on a échangé les deux dénominations, ce qui ne rend pas la seconde plus raisonnable.

 

III

En décrivant prophétiquement les voyages de Ménélas à la recherche de sa femme, après la prise de Troie, la Cassandre de Lycophron dit : Il viendra dans le vallon du Lacinion, où une Néréide dédiera à la déesse Hoplosmia un jardin paré d'arbres et de fleurs. Parmi les femmes du pays se perpétuera l'usage de pleurer le héros de neuf coudées, troisième descendant d'Aiacos et de Dôris, foudre de guerre ; et en signe de deuil elles n'orneront leurs beaux bras d'aucun bijou d'or, elles éviteront de se parer d'étoffes délicates, teintes en pourpre ; car une déesse a consacré à une déesse toute la montagne, pour qu'elle en fasse sa demeure.

Dans son style contourné, où chaque mot nécessite un commentaire, ce qui passait de son temps pour le comble de l'art, le poète alexandrin dépeint cependant très bien la manière dont le sommet du Capo delle Colonne se creuse en un vallon, lequel était dans l'antiquité, suivant ce que nous dit Tite-Live, couvert d'un beau bois de pins, où paissaient en liberté les nombreux troupeaux de vaches consacrés à la déesse. Il fait en même temps allusion à la tradition sacrée d'après laquelle le promontoire Lacinien aurait été donné à Héra par Thétis, tradition en vertu de laquelle les femmes de Crotone célébraient annuellement dans le temple une cérémonie de deuil en mémoire d'Achille, le fils mortel de l'immortelle Thétis. D'autres légendes disaient que le sanctuaire avait été dédié par Héraclès après qu'il avait tué Lacinios, ou bien par celui-ci en mémoire de ce qu'il avait mis en fuite le demi-dieu.

Le temple de Héra Lacinia avait sa place dans le cycle des traditions relatives à l'émigration d'Énée en Italie. Non seulement Virgile le mentionne comme un des points de l'itinéraire maritime du héros troyen à son arrivée sur les côtes de la péninsule, mais Denys d'Halicarnasse nous apprend que de son temps, au ne siècle de l'ère chrétienne, on y montrait une patère de bronze, portant en lettres très anciennes le nom d'Énée comme dédicateur. Le temple d'Athéné Leucadia prétendait posséder une patère du même métal, dédiée par Ménélas et à laquelle Lycophron fait allusion.

Ces diverses traditions, qui faisaient remonter la consécration du promontoire Lacinien aux âges de la fable, semblent indiquer qu'elle ne fut pas l'œuvre des colonisateurs grecs de Tarente, mais qu'avant leur arrive, du temps où le pays était aux mains des Œnotriens et des Chônes, il y avait déjà sur le cap un sanctuaire ou tout au moins un téménos d'origine pélasgique. H devait être dédié à cette Vitulia ou Vitellia que nous avons plus haut restituée comme la grande divinité féminine de la religion œnotrienne, déesse chthonienne symbolisée par la vache, qu'on donnait pour épouse au dieu chthonien et tauriforme assimilé au Dionysos hellénique. Ce qui semble l'indiquer, c'est le caractère tellurique que conserva toujours la déesse de Lacinion et la façon dont la vache demeura son animal sacré. De la vieille divinité des Pélasges italiques, les colons Achéens firent, par une transformation fort naturelle, Héra, la déesse d'Argos, la grande protectrice des Achéens du Péloponnèse au temps de leur plus haute puissance, la patronne de la monarchie des Pélopides. Ils avaient pour Héra une ancienne dévotion nationale, et c'était en particulier la déesse poliade de Sybaris, Mais la déesse d'Argos, avec les yeux de vache que lui attribue la poésie homérique, boôpis Hérê, n'était elle-même que la continuatrice hellénique d'une très ancienne divinité des Pélasges du temps d'Inachos et de Phoronée, laquelle avait la forme ou tout an moins la tête d'une vache.

Le duc de Luynes a étudié d'une manière spéciale la conception de Héra Lacinia, telle qu'elle résulte de ses mythes, de son culte et de son type de représentation. Comme tous les mythologues, il en fait ressortir, et après lui M. Overbeck, l'étroite parenté avec la Héra Argienne. Mais il remarque en même temps, et avec juste raison, que chez elle le côté chthonien de la déesse était prononcé d'une manière toute spéciale. C'est ce qu'indiquait son surnom même Lacinia, d'après lequel le cap avait été appelé, et qui était emprunté au vieux mot pélasgique lakis, enregistré par les lexicographes grecs comme signifiant terre. — Les bois, les pâturages couverts d'herbes odoriférantes, les grands troupeaux appartenant à son temple, sa situation au bord de la mer, tout se réunit pour faire considérer, dit l'illustre antiquaire français, la déesse de Crotone comme présidant à la terre, à ses productions, et distribuant, ainsi que Rhéa-Pandora, tous les dons nécessaires à la félicité humaine. Une autre caractéristique de cette nature chthonienne de la déesse Lacinienne était le prodige qui se produisait, dit-on, en permanence dans l'enceinte de son temple. La cendre de sou autel, érigé à ciel ouvert, sub divo, demeurait immobile malgré la fureur des tempêtes qui sévissaient à l'entour, Ce phénomène rappelle le Gaion d'Olympie, où l'autel était fait de cendres entassées ; tout à côté se trouvait l'oracle de la Terre.

La tête vue de face de Héra Lacinia décore un certain nombre de monnaies de Crotone et de Pandosia, ainsi qua d'Hiniera de Sicile, ville dont nous avons déjà constaté les rapports anciens avec Crotone. La transmission du culte de la déesse du Lacinion chez les Grecs de Sicile est d'ailleurs attestée par ce fait qu'elle avait un temple à Agrigente. Nous connaissons par ces monuments numismatiques le type que lui avait attribué l'art de la grande époque, et la création duquel Zeuxis n'avait peut-être pas été étranger. Elle a la chevelure longue, éparse et tombant sur les épaules, qui est propre aux déesses telluriques, qu'en particulier on donnait à Gê ou Gaia, la personnification divine de la Terre. En même temps elle porte le stéphanos ou couronne métallique circulaire, décorée de palmettes et de rosaces, qui est placée sur la tête de la Héra des monnaies de l'Élide et d'Argos, où cette décoration florale a trait au surnom d'Antheia ou productrice des fleurs, que recevait la déesse. En outre, du stéphanos de la Héra Lacinia font saillie, à droite et à gauche du front, des griffons sortant à mi-corps. Le même type est reproduit dans un buste colossal en marbre de Paros, qui fait partie des collections archéologiques de la Bibliothèque de Saint-Marc à Venise. Les gens de Poseidonia l'ont aussi donné, en imitant manifestement les monnaies de Crotone, à la Héra Argeia ou plutôt Areia — la leçon des meilleurs manuscrits de Strabon donne cette dernière forme — qui avait son temple auprès de leur ville, à l'embouchure du Silaros. C'est de là que ce type divin s'est propagé dans la Campanie, où nous le voyons répété, avec quelques légères variantes, sur les monnaies de Néapiolis, d'Hyria ou Orina et de Véséris. Qu'une Héra Areia ait été représentée comme Héra Lacinia, l'on na pas lieu d'en être surpris. Elle devait être la même. En effet, en donnant à la déesse du Lacinion le nom d'Hoplosmia, que Héra recevait aussi en Élide, Lycophron nous révèle qu'elle avait un aspect guerrier et armé. Cet aspect, du reste, Welcker et Preller l'ont déjà noté, n'était pas étranger à la même divinité dans ses cultes principaux d'Argos et de Samos. C'est à elle seule, en dehors du contact de son époux divin, par sa fécondité propre, que Héra, dans la mythologie, enfante Arès, le dieu des combats ; et c'est à ce titre qu'elle est Areia ou Martiale.

Une fois qu'ils l'eurent dédié à la Héra hellénique, les Achéens de l'Italie firent du sanctuaire ou du temenos du promontoire Lacinien leur centre religieux, le but de ces réunions sacrées qui pendant longtemps constituèrent leur principal lien national. A la panégyrie qui s'y célébrait annuellement, et dans laquelle se déroulait une somptueuse procession, toutes les cités envoyaient officiellement des Théories sacrées conduisant des victimes. Cent ans environ après la fondation de Crotone, on construisait à grands frais sur le promontoire le vaste temple dont nous avons décrit les débris et qui atteignait aux plus grandes proportions que l'architecture hellénique eût encore tenté de réaliser. Ce temple fut le plus vénéré de toute l'Italie grecque, celui où affluait le plus grand concours de pèlerins et où les plus riches offrandes s'accumulaient. Il possédait des propriétés considérables et tirait des revenus importants de ses troupeaux sacrés. Ces richesses des temples étaient dans la société grecque un des ressorts essentiels du système économique ; la plupart des sanctuaires usaient de leurs trésors pour des opérations de finance et de crédit, jouant le rôle de véritables banques de dépôt ; et même il en était quelques-uns qui jouissaient du privilège souverain de battre monnaie au nom de leur dieu.

A la fin du Ve siècle avant l'ère chrétienne, ainsi que nous avons eu l'occasion de le raconter dans le chapitre précédent, les Crotoniates, encore à ce moment au comble de la prospérité, firent décorer intérieurement le temple de Héra Lacinia de peintures sur panneaux par Zeuxis.

Crotone, dit Cicéron, au temps où elle était célèbre par son opulence et regardée comme une des plus heureuses villes d'Italie, voulut orner de peintures excellentes le temple de Junon, pour lequel ils avaient une vénération toute particulière. On fit venir à grands frais Zeuxis d'Héraclée, regardé comme le premier peintre de son siècle. Après avoir peint plusieurs tableaux, dont le respect des peuples pour ce temple a conservé une partie jusqu'à nos jours, l'artiste, pour donner en plate peinture le modèle d'une beauté parfaite, résolut de créer une image d'Hélène. Ce projet flatta les Crotoniates, qui avaient entendu vanter le talent singulier de Zeuxis pour peindre les femmes ; et ils pensèrent que s'il voulait développer tous ses moyens et tout son talent, dans un genre où il excellait, il ne pouvait manquer d'enrichir leur temple d'un chef-d'œuvre.

Leur attente ne fut point trompée. D'abord Zeuxis demanda s'ils avaient de jeunes vierges remarquables par leur beauté. On le conduisit aussitôt au gymnase, où il vit, dans un grand nombre de jeunes gens, la figure la plus noble et les plus belles proportions ; car il fut un temps où les Crotoniates se distinguaient par leur vigueur, par l'élégance et la régularité de leurs formes, et remportaient les victoires les plus éclatantes et les plus glorieuses dans les combats gymniques. Comme il admirait les grâces et la beauté de toute cette jeunesse : Nous avons leurs sœurs, vierges encore, lui dit-on ; ce que tu vois peut te donner une idée de leurs charmes. — Que l'on me donne les plus belles pour modèles dans le tableau que je vous ai promis, répliqua l'artiste, et l'on trouvera dans une image muette toute la beauté de la nature.

Alors un décret du peuple de Crotone rassembla dans un même lieu toutes les jeunes vierges, et donna au peintre la liberté de choisir parmi elles. Il en choisit cinq ; les poètes se sont empressés de nous transmettre les noms de celles qui obtinrent le prix de la beauté, au jugement d'un artiste qui devait savoir si bien l'apprécier. Zeuxis ne crut donc pas pouvoir trouver réunis dans une seule femme toutes les perfections dont il voulait doter son Hélène. En effet, la nature en aucun genre ne produit rien de parfait : elle semble craindre d'épuiser ses perfections en les prodiguant à un seul individu, et fait toujours acheter ses faveurs par quelque disgrâce.

C'est par suite d'une confusion manifeste que Pline transporte cette anecdote à Agrigente ; car tous les autres écrivains anciens sont d'accord pour la placer à Crotone. Eustathe parle d'une Hélène de Zeuxis conservée à Athènes, dans le Portique des farines ; c'était probablement une répétition de son tableau du temple de Héra Lacinia, ou peut-être quelque copie que l'on avait fini, comme il arrive souvent, par attribuer indûment au maître lui-même.

Quand Hannibal fut forcé de se replier sur le Bruttium, en renonçant à la lutte dans le reste de l'Italie, et eut fait de Crotone la place d'armes à laquelle il s'appuyait dans ses dernières campagnes, les trésors, encore intacts à cette époque ou du moins ayant peu souffert des déprédations de Denys de Syracuse, d'Agathocle et de Pyrrhos, les trésors du temple de Héra Lacinia furent pour lui une grande tentation. Il avait besoin d'argent, de beaucoup d'argent pour payer ses mercenaires de toute origine, qui ne se battaient que bien soldés, pour renouveler son matériel et se créer des magasins de vivres ; et le Sénat de Carthage, toujours dominé par les ennemis de la faction barcine, lui refusait les secours dont il aurait eu le plus urgent besoin, ou bien ne lui envoyait qu'irrégulièrement des subsides insuffisants. En mettant la main sur les richesses de la déesse, il remplissait ses caisses pour un certain temps et acquérait les moyens de préparer plusieurs campagnes. Une chose surtout éveillait son avidité. Dans l'intérieur du sanctuaire, auprès de la statue de la déesse, il y avait une grosse colonne votive que l'on disait d'or massif. On en estimait la valeur par milliers de talents et l'on disait qu'elle était le résultat des produits des troupeaux sacrés, accumulés pendant plusieurs siècles. En homme prudent, en digne fils des marchands de Kenâan, Hannibal ne voulut pourtant commettre un sacrilège qu'à bon escient, après s'être assuré qu'il n'irriterait pas les dieux pour rien. Il fit donc percer la colonne avec une tarière pour constater par le moyen de ce sondage si elle était réellement toute d'or ou simplement dorée. Après avoir reconnu que c'était bien de l'or, il donna des ordres pour son enlèvement. Mais dans la nuit il vit en songe Héra qui lui défendit de toucher à ses trésors, sous peine de perdre le seul œil qui lui restait. Effrayé de ce rêve, le général carthaginois révoqua ses ordres ; puis, ayant fait rassembler la limaille d'or produite par le forage, il la fit fondre de manière à en former une petite figure de vache, qu'il dédia sur le chapiteau de la colonne. Pour apaiser la déesse, il lui offrait l'image de son animal sacré ; il semble aussi que par là il reconnaissait en elle la grande divinité protectrice de Carthage, Tanith Penê-Baal, traduite par les Romains en Juno cœlestis ou Dea Cœlestis, dont la vache était aussi un des principaux symboles.

Hannibal, du reste, avait toujours attaché une grande foi aux songes. Ceux de ses historiens que Cicéron regardait comme ayant la plus grande valeur, racontaient qu'après la prise de Sagonte il avait rêvé qu'il était admis dans le conseil des dieux. Là, que le maître de l'Olympe lui avait commandé de porter la guerre en Italie et lui avait donné un des dieux pour guide. Ce dieu lui ayant dit de le suivre, continue Cicéron en exposant ce songe prophétique, et Hannibal s'étant mis en marche avec son armée, le dieu lui avait défendu de regarder derrière lui ; mais Hannibal n'ayant pu se défendre longtemps d'un mouvement de curiosité, il lui avait semblé voir sur ses pas une bête épouvantable entortillée de serpents, qui, partout où elle passait, détruisait les arbres, les moissons, les villes ; dans sa surprise il demanda quel était le monstre, et le dieu lui répondit que c'était la désolation de l'Italie, lui ordonnant d'aller toujours de l'avant, sans se mettre en peine de ce qui arriverait derrière lui.

Depuis qu'elle lui avait manifesté sa puissance par une vision, Hannibal garda une grande dévotion pour la déesse du Lacinion. C'est dans son temple qu'au moment de s'embarquer pour quitter définitivement l'Italie il dédia une grande table de bronze portant une double inscription, en phénicien et en grec, où il donnait le récit officiel et détaillé de ses guerres contre les Romains. Craignant les altérations intéressées que ceux-ci, vainqueurs, feraient subir à la réalité de l'histoire, pour noircir et diminuer sa mémoire, il avait voulu laisser un monument inaltérable qui conservât aux générations à venir sa version des événements. Tout s'y trouvait, l'analyse de ses marches, l'état détaillé de ses forces aux principaux moments de la guerre, l'indication des batailles gagnées ou perdues par lui, avec les chiffres des morts, des blessés et des prisonniers de part et d'autre, ainsi que du butin, l'énumération des villes qu'il avait prises. Polybe, qui était un homme consciencieux, avait été consulter cette inscription avant d'écrire la partie de son histoire relative à Hannibal, et il s'y réfère en plus d'un endroit. Quel incomparable document historique qu'une pareille inscription si on pouvait espérer la retrouver un jour ! Malheureusement on ne la reverra jamais, et il y a bien des siècles qu'elle a dû être fondue comme vieux cuivre, peut-être même longtemps avant les invasions des barbares ; car depuis Polybe, personne ne parle plus de son existence.

Ce fut, du reste, bien peu après la deuxième Guerre Punique, l'avidité barbare d'un magistrat romain qui commença la spoliation et la ruine du temple de Hèra Lacinia. Une des plus grandes magnificences de ce temple était sa couverture en tuiles de marbre, qui n'avait pas d'analogues en Italie. Elle constituait bien évidemment une addition faite vers le Ve siècle à la construction primitive, car dans l'époque ancienne où elle avait été élevée, les Grecs n'employaient pas de couvertures de marbre, mais bien de terre-cuite peinte, sur leurs temples, qu'ils ne faisaient pas non plus de marbre là où ce n'était pas la roche du pays, se contentant de pierre ordinaire revêtue de stuc. En 173 avant J.-C., Q. Fulvius Flaccus exerçait à Rome l'office de la censure. Il voulut profiter de cette occasion pour achever de bâtir et dédier le temple de la Fortuna Equestris, que quelques années auparavant, étant préteur en Espagne, il avait fait vœu de construire pour obtenir des dieux la victoire sur les Celtibères. Il pensa qu'en garnissant la toiture de ce temple en tuiles de marbre il lui donnerait une magnificence qui dépasserait celle de tous les autres édifices sacrés de Rome et qui suffirait à immortaliser son nom. Mais où se procurer de telles tuiles ? On pouvait bien en faire venir de neuves de Paros ou du Pentélique ; mais cela eût coûté bien cher. Fulvius Flaccus trouva plus simple et plus économique de voler celles de Héra Lacinia. Il envoya donc des bâtiments dans les eaux de Crotone, avec des ouvriers qui découvrirent la moitié du temple. Les tuiles de marbre furent apportées à Rome et l'on commença à les mettre en place. On parlait beaucoup de ce luxe jusqu'alors inconnu, mais bientôt, sans doute sur des plaintes de Crotone, on en apprit l'origine, que Fulvius Flaccus cherchait à dissimuler. Le Sénat, à cette époque, avait encore des scrupules de religion et de politique ; c'était le beau temps de ces philhellènes, tels que T. Quinctius Flamininus, que M. Mommsen trouve d'une chevalerie si ridicule. On y fut donc très ému à la fois du sacrilège commis et de la pensée du mauvais effet que produirait chez les alliés la spoliation de leurs sanctuaires. Le Sénat blâma dans les termes les plus sévères la conduite de Fulvius Flaccus et décida que les tuiles de marbre seraient reportées au Lacinion, aux frais de la République, avec des offrandes expiatoires destinées à apaiser la déesse. On ajoute que la colère de celle-ci poursuivit le spoliateur, que la raison de Fulvius Flaccus se troubla bientôt et qu'il finit par mourir de désespoir en apprenant que ses deux fils avaient été tués en Illyrie. Quant aux tuiles rapportées au promontoire Lacinien, on ne parvint à trouver dans le pays personne de capable de les replacer. Elles restèrent donc déposées dans l'enceinte du temple, que l'on se borna à recouvrir de tuiles ordinaires en terre-cuite.

Il y a peu d'années, dans un champ voisin des ruines du temple et appartenant M. le baron Baracco, l'on découvrit fortuitement, en creusant la terre, un dépôt considérable de grandes tuiles de marbre, parfaitement intactes et soigneusement rangées par lits. C'étaient bien évidemment celles dont Tite-Live raconte l'enlèvement et le retour. Ce dépôt a été dispersé, à droite et à gauche, la plupart des tuiles ont été vendues aux marbriers. Cependant j'en ai vu encore quelques-unes au Musée provincial de Catanzaro et à Crotone au palais Baracco, ainsi que chez M. le marquis Lucifero. Il y en :a aussi quelques-unes dans les massarie du Capo delle Colonne. Il serait donc assez facile de s'en procurer deux ou trois échantillons pour nos Musées.

En 36 av. J.-C., Sextus Pompée, vaincu par Agrippa et forcé d'abandonner la Sicile, se retira à Mitylène avec les derniers vaisseaux qui lui restaient, espérant renouveler la guerre dans les mers d'Orient, en y réveillant la piraterie. Avant de s'éloigner des côtes d'Italie, il profita de ce que Crotone et ses environs étaient insuffisamment gardés pour aborder au Lacinion et y enlever les trésors du temple. Après avoir tout perdu en Sicile, c'était une manière de se refaire une caisse pour les entreprises ultérieures qu'il rêvait, et qu'il ne lui fut pas donné de réaliser.

Une quarantaine d'années après, Strabon disait que le temple, fort riche naguère, est de nouveau tout rempli aujourd'hui d'offrandes pieuses. En effet, tous les auteurs du ter siècle qui ont l'occasion de parler de ce sanctuaire le dépeignent comme étant encore l'objet d'une grande vénération, bien que Pline ne le mentionne pas, en nommant le promontoire dans sa description des côtes de l'Italie. Denys d'Halicarnasse, qui écrivait sous Hadrien, montre par son langage que le crédit n'en avait pas diminué. Un autel, découvert en 1843 dans le voisinage de ses ruines, porte une dédicace Heræ Laciniæ faite pour la santé de Marciane, sœur de Trajan, par un individu du nom de Œcius, affranchi impérial et procurateur du fisc dans la contrée.

Le sanctuaire du Lacinion était alors le temple par excellente, en grec naos, pour toutes les populations du voisinage. De là l'appellation de Naus, donnée déjà au promontoire dans l'Itinéraire Maritime que l'on joint à la suite de l'Itinéraire d'Antonin, et qui s'est conservée jusqu'à nos jours dans celle de Capo di Naù, usitée parallèlement au nom de Capo delle Colonne.

Les choses se prolongèrent ainsi jusqu'au triomphe du christianisme. Le temple ne fut pas alors renversé, mais transformé en église ; et le culte de la Vierge Marie y remplaça celui de Héra. Quand elle s'emparait des sanctuaires du paganisme pour leur donner une consécration plus pure, l'Église chrétienne avait l'habitude de régler le vocable nouveau sous lequel elle les plaçait d'après l'ancienne dédicace, en vertu de règles généralement assez fixes de substitution de certains saints à telle ou telle des divinités du paganisme. C'est surtout en Grèce que ceci se remarque. Partout la Vierge y a pris la place de Héra et d'Athéné, les douze Apôtres celle des douze Grands Dieux, St-Nicolas celle de Poséidon, etc. Dans la cathédrale de Crotone on honore encore aujourd'hui une Madonna del Capo delle Colonne, dont la chapelle est garnie de riches et nombreux ex-votos et dont on célèbre la fête au mois de mai. On ignore à quelle époque le culte en fut transporté, du promontoire dont elle a reçu le nom, dans la ville. Ce fut probablement à l'époque des ravages des Sarrazins, où l'on jugea l'ancien temple, isolé loin de la cité, trop exposé aux profanations des déprédateurs musulmans. L'image ancienne de cette Vierge n'a pas été conservée, elle est représentée sur l'autel par un tableau qui n'a guère plus de deux siècles.

 

IV

J'ai dit tout à l'heure que ce qui manquait à la vue de mer de l'ancien promontoire Lacinien, quelque admirable qu'elle soit, était une perspective d'îles. Il n'en était pas de même dans l'antiquité. Un petit archipel d'îlots, qui devait offrir de la ressemblance avec ce qu'est celui des Strophades sur la côte opposée du Péloponnèse, sortait alors de la mer à quelque distance en avant du cap. Pline nous en fournit l'énumération. C'était d'abord l'île des Dioscures, située à dix milles romains (environ 15 kilomètres) au large du promontoire ; puis l'île de Calypso, ainsi nommée parce qu'on l'avait identifiée que bien que mal à la fabuleuse Ogygie de l'Odyssée, le nombril de la mer, où résidait la Nymphe fille d'Atlas ; enfin Tiris, Eranusa et Meloëssa. Ces trois derniers lots devaient être de simples écueils. Mais l'île de Calypso avait un certain développement, puisque le périple du prétendu Scylax la mentionne et que pourtant, dans le golfe de Néapolis, il ne parle que de Pithêcusa (Ischia), négligeant Prochytis (Procida) et Capréas (Capri), et qu'à Tarente il ne nomme pas les Choirades. Procope, dans son livre sur la guerre gothique, parle encore de cette île.

Les indications de Pline sur la distance en avant du promontoire, où se trouvait ce petit archipel, ont une haute valeur. Immédiatement après, pour la distance du Lacinion à Caulonia, il se réfère à la mappemonde dressée par ordre d'Agrippa, dans laquelle le relevé des côtes d'Italie était particulièrement soigné ; de plus, en sa qualité d'amiral de la flotte de Misène, il avait nécessairement sous les yeux des portulans et d'autres documents précis sur les rivages et les îles compris dans l'étendue de son commandement. Ceci, joint aux faits que nous venons de noter et qui attribuent quelque importance à l'île dite de Calypso, ne permet pas de chercher à la retrouver, avec Martorelli, Pascale et Swinburne, dans un méchant écueil qui existe à quelques encablures à peine du Capo delle Colonne. En présence des témoignages formels du pseudo-Scylax et de Pline, il n'est pas possible de douter qu'il n'y eût dans l'antiquité, à 15 kilomètres au large du cap, un groupe de cinq îlots, dont un notablement plus grand que les autres. Ces îlots ont absolument disparu aujourd'hui. Entre le VIe siècle de l'ère chrétienne, où écrivait Procope, et le XVe siècle, où nous recommençons à avoir des renseignements détaillés sur l'état des côtes de l'Italie méridionale, ils se seront abîmés au sein des eaux, dans une de ces convulsions de l'écorce terrestre qui ravagent si fréquemment et d'une manière si terrible la Calabre, et en font la terre classique des tremblements dé terre. Les phénomènes de subites apparitions et disparitions d'îles ne sont pas rares dans la zone, travaillée constamment par Les forces volcaniques, qui s'étend du Vésuve à Santorin, en passant par l'Etna, et où Élie de Beaumont plaçait précisément une des fissures de son réseau pentagonal.

Si du sommet du Capo delle Colonne on se tourne vers le sud, le regard suit la côte qui se prolonge presque droite de N. N. E. en S. S. O. pendant une longueur de tout près de 8 kilomètres jusqu'à la première pointe du cap Cimiti. Ce cap, bizarrement bifurqué, occupe le milieu de la saillie carrée que fait en avant du reste de la côte du Bruttium sur la mer Ionienne, le massif du mont Clibanos des anciens, aujourd'hui montagnes de Cutrô et de l'Isola, séparant le golfe de Tarente du golfe de Squillace. Le Capo delle Colonne est à l'extrémité nord du front de cette saillie, et à son extrémité sud le Capo Rizzuto, six à sept kilomètres au delà du cap Cimiti, marque l'entrée du golfe de Squillace, dont le Capo di Stilo termine l'autre bras. La côte, qui s'est prolongée droite du Capa delle Colonne au Capo Rizzuto, sauf la saillie intermédiaire du cap Cimiti, tourne alors brusquement et revient vers l'ouest jusqu'à l'embouchure du Tacino. C'est le nouveau golfe qui se creuse. Strabon place dans cette partie du littoral les trois promontoires des Japyges. Le cap Cimiti et le Capo Rizzuto sont certainement compris dans cette désignation ; mais il reste douteux si, en comptant trois promontoires, le géographe a distingué les deux pointes du premier, ou bien si son indication s'étend aussi à la pointe de Castella, qui fait saillie entre le Capo Rizzuto et le fleuve Tacino. En tout cas, Diodore de Sicile, en décrivant l'itinéraire suivi le long du littoral italien par la flotte athénienne qui allait assiéger Syracuse, nous fournit un nom spécial pour le Capo Rizzuto. Il dit, en effet, que la flotte, en se rendant du Lacinion à Scyllêtion, rangea le cap Dioscurias. La parenté de ce nom avec celui de l'île des Dioscures, que nous venons de voir mentionnée par Pline dans les mêmes parages, est remarquable. On serait en droit d'en conclure que cet îlot, si il se trouvait à 10 milles romains au large, n'était pas placé en ligne droite du Capo delle Colonne, mais plutôt entre celui-ci et le Capo Rizzuto ou cap Dioscurias. Il aurait été le plus méridional du groupe, tandis que l'île de Calypso devait être la plus septentrionale, le soi-disant Scylax la mentionnant après le Lacinion, dans son énumération qui procède sur ce littoral du sud au nord.

Ces brèves indications sur le prolongement de la côte, depuis le promontoire Lacinion jusqu'à l'entrée du golfe Scyllacien, étaient nécessaires à placer ici, car nous allons pendant quelques moments nous éloigner de la mer. Au lieu de continuer à en longer le rivage, la voie ferrée coupe directement au travers des terres, de Crotone au Tacino.

 

 

 



[1] Voyez l'analyse de cette pièce dans le Catalogue des curiosités bibliographiques, par le bibliophile voyageur, 8e année, 1844, p. 88. Elle a été acquise par la Bibliothèque Nationale.