LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LITTORAL DE LA MER IONIENNE. — TOME DEUXIÈME.

 

CHAPITRE IX. — CROTONE ET LE PYTHAGORISME.

 

 

I

De l'embouchure du fleuve Neto jusqu'au mont Clibanos des anciens, qui vient au sud dresser une barrière dirigée d'ouest en est, et qui s'abaisse en s'avançant dans la mer pour former l'ancien promontoire Lacinien, aujourd'hui Capo delle Colonne ou di Nao, s'étend une plaine arrosée de nombreux ruisseaux, resserrée entre les montagnes et la mer, absolument unie le long du rivage et se relevant graduellement en collines dans la direction des montagnes qui la dominent à l'ouest. Cette plaine a une longueur d'environ 13 kilomètres du nord au sud. Son rivage s'infléchit légèrement de manière à dessiner une baie peu profonde, largement ouverte au nord-est et fermée au sud par le promontoire qui marque un des deux côtés de l'entrée du grand golfe de Tarente.

Vers l'extrémité méridionale de cette plaine, un joli cours d'eau descend des montagnes voisines de Cutro et vient se jeter dans la mer après avoir décrit quelques courbes peu accentuées. C'est l'Esaro, qui conserve encore aujourd'hui sans altération son antique appellation grecque d'Aisaros, en latin Æsarus. Le duc de Luynes, par un rapprochement peut-être bien hardi, a comparé ce nom au mot Aisar, qui signifiait dieu dans l'idiome des Étrusques. Quoiqu'il en soit, la tradition locale prétendait que le fleuve Aisaros devait son nom à un chasseur des temps mythologiques qui s'y était noyé en poursuivant une biche. Ce qui donne à cette légende un certain intérêt, c'est qu'on en racontait une toute semblable dans le Péloponnèse, d'où provenaient les colons grecs qui s'établirent à Crotone. Saron, roi de Trézène, s'était noyé en poursuivant jusque dans la mer une biche consacrée à Artémis, et de là était venu le nom du golfe Saronique. La tête juvénile et laurée du héros Aisaros, accompagnée de son nom, décore le droit d'une monnaie d'argent de Crotone. Sur une autre, de cuivre, nous voyons la tête du dieu du fleuve, imberbe, diadémée et le front muni de deux petites cornes.

A un peu moins de deux kilomètres de l'embouchure de l'Aisaros, une langue de terre fait saillie dans la mer. Elle porte une hauteur assez escarpée, qui abrite contre les vents de nord le petit port naturel formé par cette langue de terre, tandis que le mont Clibanos le défend des vents de sud. Là fut le noyau primitif de la Crotone antique. Là est concentrée depuis le moyen-âge la ville qui lui a succédé et dont le nom moderne, Crotone, offre l'altération résultant d'une métathèse dur.

La légende mythologique rattachait l'origine du nom de Crotone à un épisode du voyage d'Héraclès ramenant les bœufs de Géryon au travers de l'Italie. Lacinios, roi du pays, disait la version la plus généralement admise, se conduisit en brigand envers le fils d'Alcmène ; il lui refusa l'hospitalité et chercha à lui dérober les bœufs. Mais Héraclès le châtia de sa criminelle audace en le tuant. Pendant leur combat, Croton, gendre de Lacinios dont il avait épousé la fille Lauré, vint pour secourir le demi-dieu ; il parait qu'il était mal avec son beau-père. Héraclès, en le voyant survenir, se méprit sur ses intentions ; il le regarda comme ennemi et le tua à son tour. Mais, s'en repentant ensuite, il lui éleva un tombeau magnifique, auprès duquel il célébra les rites expiatoires, annonçant aux habitants qu'un jour sur la sépulture, de Croton s'élèverait une grande ville qui porterait son nom. A l'époque hellénique, Croton recevait les honneurs héroïques de la part des citoyens de Crotone, comme ayant été le premier habitant de son sol. Surtout Héraclès était l'objet d'un culte important dans la cité. Les Crotoniates le tenaient pour leur héros national, et ils ont placé son image sur beaucoup de leurs monnaies avec le titre d'Oikistas ou premier fondateur de la ville. D'autres médailles attestent qu'il y recevait aussi le surnom de Lycon. Lacinios, continuait la légende, avait laissé son nom au promontoire Lacinien, où était située sa demeure. Quant à Laurê ou Laurêtê, elle fut l'éponyme d'un bourg de Laurê, dépendant du territoire de Crotone et évidemment voisin du promontoire, puisqu'on faisait l'héroïne fille de Lacinios. Sur le chemin qui conduit de Crotone au Capo delle Colonne, environ à mi-distance, on rencontre un endroit aujourd'hui désert, qui porte le nom grec, et datant évidemment de l'époque byzantine, de Calolaura. C'est probablement un vestige de celui du bourg de Laurê.

Suivant une version différente, recueillie par Servius, Lacinios, fils de Cyrène, au lieu d'être tué par Hercule, l'aurait vaincu et repoussé de ses domaines, et c'est en commémoration de cette victoire qu'il aurait dédié sur le promontoire Lacinien un temple à Héra, la déesse ennemie du fils de Zeus et d'Alcmène. D'autres disaient que c'était Héraclès qui avait consacré ce temple pour célébrer sa victoire sur Lacinios. Enfin Conon place la scène de l'aventure à Locres. Il substitue à Croton Locros, prince Phéacien originaire de Corcyre et frère de l'Alcinoos homérique. Obligé de quitter sa patrie, Locros s'en va en Italie, où le roi Latinos lui donne en mariage sa fille Laurinè. Héraclès ayant passé par le pays avec les bœufs de Géryon, Locros lui donne hospitalité. Mais son beau-père Latinos, étant venu chez lui sur ces entrefaites, voulut enlever le troupeau. Alors Héraclès le tua et tua aussi Locros par erreur. Il célébra ensuite les funérailles de Locros et prophétisa que sur son tombeau devait s'élever la ville de Locres. Rien de plus fréquent en mythologie que cette répétition de la même donnée, localisée en plusieurs endroits divers. Remarquons, du reste que suivant le Scholiaste de Théocrite, Croton était fils d'Éaque et frère d'Alcimos, qui régna sur Corcyre. Il vint en Italie comme fugitif et y fut accueilli par le Corcyréen Lacinios. La mention d'Éaque donne à ceci un certain intérêt, car nous verrons célébrer des fêtes funèbres en l'honneur d'Achille, petit-fils du fabuleux roi d'Égine, dans l'enceinte sacrée du temple de Héra Lacinia, dont le territoire avait été donné, disait-on, par Thétis à la souveraine de l'Olympe.

On faisait encore un autre conte sur le passage du fils d'Alcmène à Crotone. Athénée le rapporte d'après Alcimos le Sicilien. Voici la cause pour laquelle les femmes italiotes ne boivent pas de vin : Héraclès, traversant le pays de Crotone, arriva tourmenté par la soif auprès d'une maison située sur le bord de la route et y demanda à boire. Or, la femme du propriétaire de la maison, avait ouvert en cachette pour y puiser, à son propre usage, le pithos rempli de vin que l'on gardait fermé. Craignant que son mari ne s'en aperçût, ainsi que de la quantité qu'elle en avait déjà bu, elle lui dit : Ce serait fâcheux d'ouvrir une jarre si bien scellée et d'exposer le vin à se gâter pour les beaux yeux d'un étranger qu'on ne connaît pas ; vas lui chercher de l'eau, c'est bien assez bon pour lui. Héraclès entendant cela, complimenta le mari sur son obéissance à sa femme et ajouta : Quand je serai parti, va regarder ton tonneau. Il y alla, et le trouva changé en pierre avec le vin qu'il contenait. Et c'est en monument de ce fait que se maintient chez toutes les femmes du pays l'usage de considérer comme honteux de boire du vin.

Voilà pour la légende. En réalité, Crotone doit être reconnue comme un très ancien établissement pélasgique, antérieur peut-être à l'immigration œnotrienne. Son nom même, que Bochart et Movers ont cru à tort phénicien, est tout à fait décisif pour le premier point. Ce nom, Croton ou plus exactement Qroton sous sa forme archaïque, est, en effet, essentiellement le même que ceux de Cortona ou Cyrtonium, la grande cité des Pélasges Tyrrhéniens de l'Etrurie, de Cyrtoriê de Béotie, de Corythos l'un des dèmes primitifs des Tégéates d'Arcadie, et de Cortyna ou Gortyna de Crète. Peut-être faut-il comparer encore le nom de Creston, ville d'après laquelle était appelée la Crestonie, canton de la Macédoine où du temps d'Hérodote, l'idiome propre des Pélasges se maintenait encore, tandis qu'il avait disparu partout ailleurs. En tous cas, les premières appellations que nous avons groupées ne sont pas autre chose que la forme pélasgique d'un des plus anciens termes aryens désignant un endroit enclos, grec χόρτος, cour, latin hortus, jardin, originairement comme enclos, gothique garda, cour, anglo-saxon geard et scandinave gardr, jardin, clos, slavon gradu, russe gorodu, ville, irlandais gort, garadh, jardin, ossète kharth, jardin, ancien arménien kerta, ville, perse karta, citadelle, palais.

Pour le second point, Strabon affirme, d'après Éphore, que ce furent des Japygiens que les premiers colons achéens trouvèrent établis à Crotone. Le même géographe appelle Promontoires des Japygiens les trois caps qui, non loin de Crotone, se trouvent au sud du Promontoire Lacinien, c'est-à-dire la double pointe du Cap Cimiti et le Cap Rizuto. Ceci indique l'existence antique vers ces lieux d'une population de même race que celle de la Japygie et venue de même de l'Épire, c'est-à-dire très probablement la prolongation, jusque sur la pointe nord du golfe de Squillace, du territoire des Chênes, que nous avons déjà rencontrés de Siris au Néaithos, qui étaient frères des Chaones épirotes, et qui passaient, nous l'avons constaté, pour avoir été établis dans ces régions dès avant l'arrivée de la colonie arcadienne conduite par Oinotros. Notons cependant que suivant certains écrivains antiques, c'est au milieu des Sicules que s'était établi Croton. Mais l'autorité de ceux qui le prétendent est très inférieure à celle de Strabon et du l'auteur plus ancien auquel il se réfère.

 

II

A Crotone comme partout ailleurs sur le littoral de la Grande-Grèce, la colonie hellénique du VIIIe siècle prétendit avoir été précédée par une colonie plus antique, et de même race, qui se serait établie à l'époque des retours de Troie. C'était celle des Achéens que l'on voulait avoir été forcés de rester dans le pays, quand les captives troyennes qu'ils menaient avec eux eurent brûlé leurs vaisseaux à l'embouchure du Néaithos.

Ceci appartient à la fable. Ce qui est de l'histoire, c'est l'établissement dans les dernières années du VIIIe siècle, d'un essaim de colons achéens conduit par un bossu de la ville de Rhypai, appartenant à la race des Héraclides et nommé Myscellos, fils d'Alêmon. Le grand mouvement d'émigration des Achéens vers l'Italie, qui avait déjà donné lieu quelques années auparavant à la fondation de Sybaris, était alors dans toute sa force. Myscellos fut expédié en avant pour reconnaitre l'emplacement le plus favorable à la Colonie qu'il était chargé de guider. Il visita Crotone, qui lui avait été indiquée comme objectif et aussi les lieux où Sybaris commençait à prendre de rapides développements. Il revint séduit de la beauté de ces derniers lieux et porté à aller renforcer l'établissement de l'embouchure du Crathis plutôt qu'à fonder une nouvelle ville. Mais quand il alla en demander la permission à l'oracle de Delphes, Apollon lui répondit par la bouche de la Pythie : Myscellos, toi dont la taille aurait besoin d'être redressée, tâche au moins de montrer que tu as l'esprit droit ; cesse de courir après les larmes en cherchant autre chose que ce que les dieux te destinent, et agrée de bon cœur le présent qui t'est fait. D'autres racontent qu'Héraclès lui apparut pendant son sommeil et lui ordonna formellement d'aller à Crotone pour y accomplir la prophétie qu'il avait faite. Obéissant, bien qu'à contre-cœur, aux ordres divins, Myscellos emmena les colons en Italie, enleva la hauteur de Crotone aux indigènes qui l'occupaient et en fit une ville grecque. C'est ainsi que se créa la Crotone hellénique. Mais il est singulier de remarquer, que tandis que toutes les colonies grecques avaient l'usage de rendre des honneurs héroïques à leurs fondateurs, décorés du titre de ctistês, il n'est jamais question d'honneurs de ce genre décernés par les Crotoniates à Myscellos ; ils les réservaient pour Croton et pour Héraclès, avec la qualification de fondateurs. Il est vrai que le fils d'Alcmène était aussi l'ancêtre que revendiquait personnellement leur fondateur historique.

Les meilleures autorités, comme Denys d'Halicarnasse dont la chronologie est généralement fort exacte, rapportent à 710 avant J.-C. la construction de la Crotone achéenne. Eusèbe enregistre à l'année 709 la fondation simultanée de Crotone, de Fanon de Mysie et de Sybaris. La date est juste pour Crotone, non pour Sybaris, dont l'établissement avait eu lieu dix ans auparavant. Mais en tous cas il y a un gros anachronisme chez ceux qui, comme Antiochos de Syracuse, prétendaient que Myscellos avait été aidé par Archias, lorsque celui-ci se rendait en Sicile pour fonder Syracuse, ou bien que le choix ayant été donné à ces deux personnages par l'oracle d'Apollon entre la richesse et la salubrité pour les deux établissements qu'ils allaient créer en même temps, Archias opta pour la richesse et Myscellos pour la salubrité. La fondation de Syracuse par les Corinthiens est, en effet, de 734 avant J.-C., antérieure de 24 ans à celle de Crotone et de 14 ans au commencement du mouvement des Achéens vers la Grande-Grèce. C'est encore par une erreur évidente que Suidas et le Scholiaste d'Aristophane attribuent à Myscellos l'histoire que les Tarentins racontaient de Phalanthe, sur l'oracle annonçant que le colonisateur ne pourrait réussir qu'après qu'il aurait vu la pluie tomber d'un ciel serein et sur la manière dont cet oracle fut réalisé.

La salubrité était bien le lot pour lequel Myscellos avait opté en établissant sa colonie à Crotone. Les écrivains anciens sont unanimes à vanter la pureté de l'air de cette ville et les avantages de son climat. La réputation n'en est pas moins bien établie aujourd'hui dans toutes les Calabres, quoique des siècles de négligence du régime de l'embouchure de l'Etaro aient créé de ce côté des terrains marécageux, qui n'étaient certainement pas tels dans l'antiquité. Sous ce rapport les conditions de Crotone étaient fort différentes de celles de Sybaris. C'est à cette salubrité que les anciens s'accordent à attribuer la beauté et la force de la race qui s'y était développée, conformément à la promesse qu'Apollon avait faite, disait-on, au bossu de Rhypai.

Les femmes de Crotone passaient pour les plus belles de toute la Grande-Grèce. Quant aux hommes, Crotone, dit Strabon, parait s'être appliquée surtout à former des soldats et des athlètes. Il est arrivé, par exemple, que, dans la même Olympiade, les sept vainqueurs du stade furent tous de Crotone, de sorte qu'on a pu dire avec vérité que le dernier des Crotoniates était encore le premier des Grecs. Le proverbe plus sain que Crotone a eu aussi, dit-on, la même origine, et ce grand nombre d'athlètes crotoniates parait indiquer dans la situation de cette ville quelque vertu native éminemment favorable au développement des forces et à l'entretien de la santé. Le fait est que Crotone compte plus d'Olympioniques qu'aucune autre ville. Si l'on prend, en effet, la liste chronologique qui nous a été conservée des vainqueurs du stade olympique par le nom desquels on désignait chaque Olympiade, on y trouve douze victoires remportées par sept Crotoniates, sur un intervalle qui s'étend de la XLVIIIe Olympiade (588 avant J.-C.) à la LXXVe (480). Le dernier de ces Olympioniques, est Astylos, qui vainquit à trois Olympiades successives et dont on voyait à Olympie la statue exécutée par Pythagoras de Rhêgion. Mais il remporta ses deux derniers triomphes en se faisant inscrire comme Syracusain, et non plus comme Crotoniate ; car il s'était laissé persuader de renoncer à la qualité de citoyen de sa patrie pour se faire naturaliser en Sicile, sur les conseils de Hiéron, qui n'était pas encore parvenu à l'exercice du souverain pouvoir à Syracuse, et dont le frère Gélon était alors tyran de cette ville. Outrés de cette défection, les Crotoniates confisquèrent la maison d'Astylos, dont ils firent une prison, et renversèrent la statue qu'à sa première victoire ils lui avaient élevé auprès du temple de Héra Lacinia. La disparition de tout nom d'homme de Crotone dans les listes olympiques après cette aventure, semble indiquer que par une décision officielle les Crotoniates s'abstinrent désormais de prendre part aux grands jeux de l'Élide. C'est probablement alors qu'il faut placer le fait, rapporté sans date par quelques historiens, de l'institution à Crotone des jeux solennels, par lesquels les habitants de cette ville, comme les Sybarites un peu auparavant, espéraient supplanter les Olympiades, attirant les Grecs d'Italie, de Sicile et même d'ailleurs au moyen de prix magnifiques en argent. L'usage de faire consister en une somme de monnaie les prix agonistiques, était alors peu répandu chez les Hellènes ; cependant il existait dans les cités de la Grande-Grèce, nous en avons la preuve par la pièce d'argent de Métaponte, frappée à la fin du VIe siècle ou au commencement du Ve, qui porte pour légende Άχελώοιο άθλον, prix de l'Achélôos. Elle avait donc été fabriquée spécialement pour en constituer un prix de jeux.

Quelques-uns des athlètes de Crotone sont particulièrement fameux et ont joué un rôle historique. Philippe, fils de Buttacos, vainqueur aux jeux Olympiques et le plus beau des Grecs de son temps, avait épousé la fille de Télys, le tyran de Sybaris. Après la guerre, suscitée par Télys, qui amena la ruine de la grande cité des bords du Crathis, il se vit obliger de quitter Crotone et se joignit à l'expédition du prince lacédémonien Dôrieus, frère de Cléomène, contre la Sicile. Il périt avec lui devant Ségeste, sous les coups des indigènes et des Carthaginois. Les Ségestains, frappés de sa beauté, lui rendirent ensuite les honneurs de l'héroïsation, comme pour expier sa mort. Phayllos remporta trois prix dans les jeux Pythiques, deux fois pour le pentathle et une fois pour la course ; sa statue avait été dédiée à Delphes. Il passait pour le premier des hoplitodromes ou champions de la course armée, et l'inscription métrique de sa statue disait qu'il sautait 55 pieds et lançait le disque à 95 pas. Quand survint la seconde Guerre Médique, il fut le seul des Grecs d'Italie à aller au secours de ceux de la Grèce propre, et se distingua grandement dans la bataille de Salamine. Mais de beaucoup le plus célèbre des athlètes crotoniates fut Milon. Ce qu'on raconte de sa force tient véritablement du prodige, mais il y a dans ces récits beaucoup de légende. Ce qui est positif, c'est qu'il remporta six victoires aux jeux Olympiques, sept aux Pythiques, dont une parmi les enfants, dix aux Isthmiques, neuf aux jeux Néméens, et que de son vivant la réputation de sa vigueur incomparable était parvenue jusque dans l'extrême Orient, à la cour des rois de Perse. Il avait dû finir par renoncer à se présenter aux jeux publics par ce qu'il ne rencontrait plus, un seul adversaire qui consentit à entrer en lice avec lui. Les exégètes ou ciceroni d'Olympie, en montrant sa statue de bronze, exécutée par son compatriote, le sculpteur Daméas de Crotone, prétendaient que lorsqu'on l'avait placée dans l'Attis, c'était lui-même qui l'avait portée Sur son dos. Ils ajoutaient d'autres traits, que Pausanias a recueillis. il se ceignait, disaient-ils, la tête d'une corde en guise de diadème ; après quoi, retenant fortement son haleine, le gonflement des veines de sa tête suffisait à faire rompre la corde. Il empoignait une grenade dans sa main fermée, assez délicatement pour ne pas l'écraser, et pourtant il n'y avait pas de force au monde qui pût la lui arracher. Il se tenait si ferma sur un disque qu'on avait huilé pour le rendre plus glissant, que plusieurs hommes réunis ne parvenaient pas à l'y ébranler. Lorsqu'appuyant son coude sur son côté, il présentait la main droite ouverte, les doigts serrés l'un contre l'autre à l'exception du pouce qu'il élevait, aucun homme, même en y mettant tous ses efforts, n'était capable de lui écarter le petit doigt des trois autres. Mais les histoires des exégètes d'Olympie n'avaient pas plus de valeur que celles des guides auxquels la majorité des voyageurs ont la naïveté de se confier dans les villes d'Italie. Celles-ci avaient été inventées pour expliquer les attributs qui distinguaient la statue iconique de Milon de ses voisines. Mais en réalité, comme le remarquait avec beaucoup de bon sens Apollonios de Tyane, le diadème qui ceignait sa tête était un emblème sacerdotal, qui avait trait à l'office qu'il remplissait dan, le culte de Héra Lacinia, et la grenade qu'il portait était un des emblèmes de cette déesse. Quant à la pose du bras droit, le coude au corps, la main étendue, quatre doigte joints et le pouce seul séparé, c'était purement et simplement un trait d'art archaïque, qui correspond d'une manière très exacte avec les limites de ce dont la science et l'habileté des sculpteurs du VIe siècle étaient capables dans l'exécution de figures de ronde bosse.

Plusieurs siècles après Milon, il est bon de préciser ceci quand il s'agit d'un récit aussi évidemment fabuleux, on prétendait que, pour entretenir sa force extraordinaire, il devait consommer par jour vingt mines de viande, c'est-à dire 8 kil gr. 230 grammes au poids usité à Crotone et dans les autres villes achéennes de l'Italie, ou 8 kilogr. 640 grammes, si l'évaluation est en poids attique, autant de viande et trois chou de vin, près de 10 litres. On ajoutait qu'un jour, à Olympie, il avait pris un bœuf de quatre ans, l'avait porté sur ses épaules tout autour du stade,. l'avait ensuite assommé d'un coup de poing et avait fini. par le manger tout entier en un jour. La célébrité que cette dernière anecdote avait acquise est attestée par un fait numismatique. Sur le denier que, pendant la Guerre Sociale, les insurgés italiotes frappèrent dans le, midi de la péninsule, ils placèrent au revers l'image de, Milon, couvert de la peau de lion d'Héraclès, tel qu'il se montra à la tête des troupes de Crotone dans la bataille. du Traeis, et ayant près de lui son bouvillon, sur la tête duquel il pose le poing.

Nous avons déjà parlé plus haut du rôle militaire que, joua Milon dans la journée qui décida du sort de Sybaris. Nous le retrouverons aussi tout à l'heure en parlant de l'école pythagoricienne de Crotone, dont il fut un des plus fervents adeptes. Ici c'est seulement la réputation de l'athlète et de sa force herculéenne que nous envisageons en lui. Un des traits légendaires, qui servaient à dépeindre cette force supérieure à celle que l'on avait jamais vue chez aucun autre athlète, le mettait en scène écoutant les enseignements de Pythagore. La salle où le philosophe de Samos rassemblait ses disciples à Crotone, avait, raconte-t-on, Éon toit soutenu par un pilier central. Un jour ce pilier céda, miné par une main malveillante. Milon s'élança et à lui seul porta la charpente sur ses épaules jusqu'à ce que tout le monde fut sorti, après quoi il parvint à se dégager sain et sauf de l'écroulement.

Milon prolongea sa vie jusqu'à un âge fort avancé. Il se plaisait à suivre les exercices de la palestre et à y assister aux exploits des jeunes gens. Mais la mélancolie le prenait en faisant un retour sur sa force d'autrefois, désormais perdue ; à regardait ses bras décharnés et murmurait avec des larmes dans lés yeux : Ces bras sont morts maintenant. Pourtant sa mort tragique vint, dit-on, d'avoir encore trop compté sur sa vigueur. Un jour, voyageant dans les forêts de la Sila, il rencontra le tronc d'un chêne 'énorme que les bûcherons avaient laissé à demi fendu, les coins restant dans la fente. Il se crut capable comme autrefois d'achever de le séparer en deux avec ses mains. Mais il ne réussit qu'à faire tomber les coins, et le tronc en se refermant emprisonna les mains de l'athlète entre ses deux moitiés, sans qu'il parvint, malgré tous ses efforts, à s'en dégager. Ainsi réduit à l'impuissance de se défendre et épuisé de fatigue, il devint la proie des loups, qui pullulaient alors, comme encore aujourd'hui, dans ces forêts et qui le dévorèrent. C'est ce récit qui a inspiré le chef-d'œuvre de notre Puget, lequel a seulement — on ne sait trop pourquoi — substitué aux loups un lion, animal qui jamais n'a habité le pays de Crotone.

 

III

La salubrité exceptionnelle du climat n'était pas le seul avantage de la situation indiquée par l'oracle à Myscellos, pour y établir sa colonie. Crotone avait encore sur Sybaris un autre avantage, qui devait contribuer puissamment à* sa prospérité et à son développement : c'était son port ; Comme le remarque Polybe, il était fort imparfait, n'offrait une tenue complètement sûre que pendant la belle saison, d'été ; mais c'était encore de beaucoup le meilleur de toute lei longue étendue de côtes comprises entre Messine et Ta- rente ; c'était même le seul qui, sur ce parcours, méritât proprement le nom de port et ne fût pas un simple mouillage forain. Il devait donc attirer un mouvement considérable de navigation, et surtout permettre à la cité de se créer une marine importante, ce que Sybaris ne posséda jamais, dans le temps de sa plus grande splendeur. Encore aujourd'hui, après une décadence plusieurs fois séculaire qui en a laissé une grande partie dépeuplée et inculte, le pays autour de Crotone, plaine et montagnes, est remarquable par la variété et la fécondité de sa production agricole, dont l'exportation suffit à entretenir pendant une partie de l'année un certain mouvement dans son port. Ou peut juger par là de ce qui devait en être dans l'antiquité, alors qu'une population nombreuse et active couvrait toute cette région et n'y laissait pas un pouce de terre cultivable qui ne fut mis en rapport ; alors qu'aux produits du sol labouré ou exploité en vignes et en vergers s'ajoutaient ceux d'innombrables troupeaux entretenus dans les pâturages des hautes montagnes, et d'une exploitation intelligente des forêts. Polybe atteste que c'est là surtout qu'était la source de l'opulence exceptionnelle de Crotone, et que jusqu'aux catastrophes nées de la guerre qui finirent par accabler dette ville, elle dut à la fertilité de son territoire, ainsi qu'à la façon dont son port était le Seul débouché d'une région vaste et prospère, de voir se concentrer dans ses mains des richesses qui la firent arriver au plus haut degré de la fortune et de la puissance. A cet avantage Crotone joignait, connue Athènes, celui de posséder des mines d'argent sur ton territoire, ce qui était une chose capitale dans l'antiquité, l'Imperfection du mécanisme du crédit rendant bien plus que chez les modernes une grande abondante de numéraire indispensable au développement des opérations commerciales. A Verzino, sur un des affluents du Neto et dans la partie des montagnes que les Crotoniates durent necuper la première, on rencontre des filons de minerai argentifère avec des traces d'exploitation antique ; ce qui n'empêche pas ce lieu, remarquons-le en passant, de ne correspondre en aucune façon, quoiqu'en ait cru Barrio, à la Vertines de Strabon, qui était dans l'intérieur de la Lucanie. A la possession de ces mines, les Crotoniates durent Joindre plus tard celle des filons de Longobuco, également exploités dans l'antiquité, mais qui avaient dû d'abord appartenir aux Sybarites. Telle fut l'origine du grand monnayage d'argent dés Crotoniates, qui ; dès les débuts de la fabrication monétaire chez les Achéens de l'Italie, parait avoir surpassé en abondance celui de Sybaris elle-même et plus tard, dans le Ve siècle et le commencement du IVe, égala celui dé Tarente.

Dans les deux premiers siècles qui suivirent sa fondation, et qui furent l'époque ascendante des établissements Achéens de la Grande-Grèce, Crotone grandit rapidement et sut parvenir à un haut degré de splendeur et de prospérité. Son développement fut parallèle à celui de Sybaris et contemporain. Les deux cités vivaient alors en bonne intelligence ; leurs intérêts étaient connexes et il existait entre idée celle disposition naturelle à l'union fédérative qui a toujours distingué les Achéens entre les populations grecques. Elles poursuivaient la même œuvre, celle de la conquête de l'Italie méridionale à l'hellénisme, à la fois par l'extension des colonies proprement grecques et par l'assimilation, habilement poursuivie, des populations pélasgiques indigènes. Quatre villes principales avaient été fondées dans le VIIIe siècle sur le littoral italien de la mer Ionienne, deux doriennes, Locres et Tarente, aux deux extrémités sud et nord, et deux achéennes dans l'intervalle, Sybaris et Crotone. Les autres reconnaissaient sans contestation leur suprématie. Dans l'œuvre commune de transformation du pays en une Grande-Grèce, chacune de ces quatre cités principales avait un champ large qui s'ouvrait à son activité et que la nature même avait assez bien délimité pour qu'il ne se présentât pas entre elles d'occasion de conflit pendant un assez long temps, jusqu'au moment où, ayant achevé d'occuper tout ce champ, elles se heurteraient sur ses limites. Comme on devait s'y attendre, d'ailleurs, quand le conflit se produisit, il eut lieu d'abord entre Doriens et Achéens, entre Sybaris et Tarente, puis entre Crotone et Lorres. Ce ne fut que plus tard, au bout de deux siècles, qu'il éclata entre Crotone et Sybaris ; mais la lutte entre cités de même race fut alors une guerre à mort, comme il arrive presque toujours dans les luttes entre frères. La cruauté de Tèlys en fut, en effet, seulement l'occasion et presque le prétexte ; en réalité il s'agissait d'une question de suprématie à exercer sur les vastes domaines conquis par la race achéenne. Crotone et Sybaris étaient désormais toutes les deux trop puissantes pour ne pas devenir rivales ; elles ne voulaient pas êtres égales et aucune des deux ne consentait plus à être subordonnée à l'autre. Mais jusqu'au moment de ce conflit d'ambition, que précipita l'importance donnée à Crotone par le séjour de Pythagore, la ville fondée par Myscellos ne vécut pas seulement en bonne intelligence avec Sybaris, son aînée de quelques années, qui était parvenue à se créer un empire encore plus considérable ; elle accepta pendant près de deux cents ans, nous l'avons déjà montré, que la cité des bords du Crathis eût sur elle, comme sur les autres établissements achéens, une sorte de suprématie, de direction fédérale. Les événements de la prise de Siris, que nous avons eu l'occasion de raconter plus haut, montrent Sybaris dans l'exercice d'une véritable hégémonie sur tous les Achéens d'Italie.

Le premier champ d'extension du territoire de Crotone fut naturellement le district compris, sur le versant oriental de la Sila, entre les deux vallées. du Néaithos et du Targinês, du Neto et du Tacino, depuis la mer jusqu'au plateau supérieur de la montagne. La plaine littorale se couvrit de bourgs agricoles ou dèmes entièrement grecs, qui s'y succédaient, étroitement rapprochés les uns des autres. Nous connaissons les noms de quelques-uns des plus voisins de la ville, dont on chercherait vainement à déterminer le site avec quelque certitude. Ce sont Lauré et Lampriade, dont nous avons déjà parlé, puis Platées. J'y ajoute Zacynthe, d'après la IVe idylle de Théocrite et d'accord avec le Scholiaste. En effet, lorsque Corydon commence son chant en disant : Je loue Crotone — c'est une belle ville et aussi Zacynthe — et le promontoire Lacinien, qui s'avance à l'est, là où Ai gon le pugiliste a dévoré à lui seul quatre-vingt galettes de pain, on ne saurait vraiment ce que vient faire la mention de l'île de Zacynthe entre Crotone et le promontoire consacré à Héra. Ces vers n'ont un sens raisonnable que s'il s'agit d'un bourg de Zacynthe, voisin de la ville. Le Scholiaste, qui le soutient, a parfaitement raison contre Heyne, qui le traite à cette occasion d'homme inepte.

Les Œnotriens, au dire de Denys d'Halicarnasse, habitaient de préférence, suivant l'usage arcadien, dans l'intérieur des terres, au milieu des montagnes, de petites bourgades fortifiées qu'ils plaçaient sut : des hauteurs de difficile accès. Avant l'arrivée des Grecs, eux et les Chênes, également Pélasges, auxquels ils s'étaient mêlés dans toute cette région, avaient rempli de leurs bourgs les contreforts orientaux de la Sila, entre le Néaithos et le Targinès, aussi bien que ses contreforts méridionaux et que toutes les hauteurs qui dominent la vallée du Crathis. C'est à eux que devaient leur origine Sibérénê, Acerentia, Léonia, Sitome et une foule d'autres localités qui sont restées habitées depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, au travers du moyen âge, mais dont on ignore les noms anciens. Toutes ces petites tribus pélasgiques et œnotriennes du voisinage de Crotone, qui menaient une existence surtout pastorale et vivaient dans un état de morcellement, paraissent avoir accepté la domination des Crotoniates et embrassé les mœurs grecques sans opposer pour ainsi dire de résistance, avec autant de facilité que les tribus de même race qui habitaient le bassin du Crathis et ce qui fut plus tard la Lucanie avaient accepté la domination des Sybarites. Les Pélasges de l'Italie méridionale, nous l'avons déjà dit, montraient partout une étonnante facilité à se fusionner avec les Grecs ; mais c'est pour les Achéens, bien plus que pour les Doriens, qu'ils témoignaient de l'affinité.

Bientôt la puissance de Crotone déborda de tous les côtés au-delà des limites que nous venons d'indiquer comme ayant dû être d'abord celles de son action. Au nord, ainsi que nous l'avons raconté plus haut, les villes des Chônes situées entre le Néaithos et le Traeis, Pétélia, Crimisa, Macalla, Chônè, graduellement pénétrées par une infusion de sang achéen, s'hellénisèrent assez pour revendiquer à leur tour une origine grecque remontant aux âges fabuleux do la guerre de Troie, et s'adjoignirent moitié de gré, moitié de force, au territoire de Crotone, dont la limite, dès le commencement du VIe siècle, était reportée de ce côté au Traeis, touchant au territoire de Sybaris.

Du côté du sud, au delà du golfe Scylacien, les Crotoniates, dans le cours du VIIe siècle, aidèrent un nouvel essaim de colons venus d'Achaïe, sous la conduite de Typhon d'Aigion, à fonder la ville de Caulonia sur les bords du fleuve Hélôros. Ils joignirent leurs citoyens à cet établisse ment et eurent une part assez considérable à sa naissance pour que Caulonia ait toujours entretenu à l'égard de Crotone les rapports de semi-dépendance, n'excluant pas une complète autonomie de gouvernement intérieur, qui étaient habituellement ceux d'une colonie envers sa métropole. Aussi cette ville, bien qu'une notable portion de ses fondateurs fût venue directement du Péloponnèse, est presque toujours qualifiée par les écrivains anciens de colonie de Crotone.

Le territoire de Caulonia reçut pour limites au midi la Sagra, le Turbolo de nos jours, qui le séparait des Locriens, au septentrion le fleuve Caicinos, actuellement appelé Ancinale. Crotone s'annexa tout le pays entre le Caicinos et le Targinês, c'est-à-dire le pourtour presque complet du golfe de Squillace, avec la ville de Scyllêtion, plus tard Scylacium, qui se prétendait une colonie athénienne fondée par Ménestheus à l'époque des retours de Troie. La forme du nom de Scyllêtion, qui appartient au dialecte ionique, semble indiquer, du reste, en cet endroit un établissement d'Ioniens, formé à une date qui reste indéterminée, mais sûrement antérieure à l'époque où il tomba entre les mains des Achéens. Nous reviendrons plus loin sur cette question, quand nous traiterons de l'ancien Scylacium et de la moderne Squillace. Les limites du territoire crotoniate furent ainsi portées, sur le versant de la mer Ionienne, depuis le Caicinos au sud jusqu'au Traeis au nord. C'était là le territoire dépendant directement de la cité, soumis à ses lois, réservée par elle à la circulation exclusive de sa monnaie, car elle ne laissait à aucune des villes qui s'y élevaient, même à Scyllêtion, à Pétélia ou à Crimisa, le degré d'indépendance qui se traduisait par l'autonomie monétaire et que possédait Caulonia. Les habitants de ce territoire investis de la plénitude des droits politiques étaient citoyens de Crotone et dêmotes de leur localité de naissance, exactement comme les habitants des bourgs de l'Attique étaient citoyens d'Athènes et dêmotes de tel ou tel endroit.

 

IV

Pas plus que Sybaris, Crotone ne devait limiter la sphère de son action et de sa domination au versant de la mer Ionienne. Elle devait être conduite au bout de quelque temps à dépasser l'arête que l'Apennin prolonge du nord au sud, dans toute l'extrémité méridionale de la péninsule ; et à étendre ses possessions jusqu'à la mer Tyrrhénienne ; pour en ouvrir le bassin à son commerce et doubler les avantages de sa position, en s'asseyant sur deux mers à la fois. Dans le massif de la Sila, qu'elle avait d'abord occupé ; là possession de la vallée du Crathis par les Sybarites l'empêchait de développer sa domination sur le versant occidental. Mais quand ils se furent rendus maîtres de la cote du golfe de Squillace, les Crotoniates se trouvèrent solidement assis sur cet étranglement que les anciens appelaient l'Isthme Scylacien, sur le point même où la moindre distance sépare la mer Ionienne de la mer Tyrrhénienne. C'est alors qu'ils franchirent les monts Tylésiens, c'est-à-dire les montagnes de Soveria et de Tiriolo, et non colle d'Ajello ; comme le prétendent à tort les écrivains calabrais, toujours engagés dans l'ornière de Barrio, et qu'ils occupèrent des positions destinées à les rendre maîtres du golfe de Sainte-Euphémie, alors golfe Térinéen, comme ils l'étaient déjà de celui de Squillace.

Une de ces positions fut Térina sur le torrent Ocinaros, où ils établirent une colonie qui jouit de l'autonomie monétaire et qui, jusqu'à sa conquête par les Bruttiens, eut une prospérité attestée par sa belle numismatique. Cette numismatique ne débute, du reste, que vers le premier quart du Ve siècle ; à l'époque de la transition entre le style de l'art archaïque et celui de l'art arrivé à son degré complet de perfection et de liberté. On ne connaît jusqu'à présent aucune pièce de la série des incuses qui porte le nom de Térina. On peut donc douter que la fondation de cette ville ait eu lieu antérieurement à la ruine de Sybaris, ou du moins, si elle avait été établie plus tôt, ce ne fut qu'un certain temps après cet événement que la colonie de Crotone acquit le degré d'indépendance qu'attestent la fabrication d'une monnaie à son nom et le fait que, peu après la fondation de Thurioi, les gens de cette dernière cité, sous la conduite de Cléandridas, dirigèrent une attaque contre Térina sans être pour cela en guerre avec Crotone. Térina était située au fond du golfe qui avait reçu son nom, vers l'emplacement de la moderne Santa-Eufemia, mais probablement plus près de la mer, comme l'était, du reste, Santa-Eufemia avant sa destruction par le tremblement de terre de i638.

S'il n'existe pas de monnaie d'argent incuse de Térina, on en possède, au contraire, qui portent d'un côté en relief Je trépied de Crotone, avec l'inscription du nom de cette cité, et de l'autre en creux le casque qui est le type monétaire de Témésa, et qui fait allusion à la grande fabrication d'armes alimentée par les fameuses mines de cuivre de cette dernière ville, dont la célébrité était déjà répandue chez les Grecs d'Asie-Mineure au temps de la composition des poèmes homériques. La même association de types se continue sur des monnaies d'argent, en relief sur les deux faces, qui appartiennent à la première moitié du Ve siècle et dont les unes portent la légende de Crotone, les autres celle de Témésa. Ces faits numismatiques prouvent que Témésa était tombée au pouvoir de Crotone dès le VIe siècle et y demeura pendant la première partie du siècle suivant, et c'est ainsi que s'expliquent les expressions contournées de Lycophron, disant des Grecs établis à Témésa qu'ils labourent des sillons crotoniates. La ville, qu'il ne faut pas confondre avec son homonyme beaucoup moins importante des bords de la mer Ionienne, était très antique. On en attribuait la fondation aux Ausoniens, on prétendait qu'Ulysse y avait abordé dans ses voyages et donné la sépulture à un de ses compagnons, Politès, enfin qu'entre les bandes égarées dans le retour de Troie, les Étoliens conduits par Thoas ou bien les Phocidiens autrefois commandés par les petits-fils de Naubolos, Schédios et Épistrophos, étaient venus s'y établir. Entre 480 et 460 les Locriens s'en rendirent maîtres, à la place des Crotoniates. Barrio, avec le peu de chance qu'il montre toujours dans ses attributions géographiques, a placé Témésa Malvito ou Malito, qui est le Milatum dont l'évêché relevait au moyen âge du métropolitain de Santa-Sevorina et qui n'a certainement jamais eu d'autre nom antique. Notre D'Anville en a, au contraire, déterminé la position réelle avec sa sûreté de coup d'œil habituel, auprès de l'embouchure du Savuto, le Sabbatus de l'Itinéraire d'Antonin, soit à la Torre di San-Giovanni, soit à la Torre di Savuto, car cette dernière question demande encore à être vérifiée, aussi bien que la possibilité de placer la ville à quelques kilomètres plus au sud, à la Torre del Casale, auprès de laquelle on voit des vestiges d'exploitations minières antiques. Témésa ne pouvait pas être, en effet, ailleurs que sur un de ces trois points rapprochés, puisqu'elle se trouvait sur le rivage, au sud d'Amantia et au nord de Térina, et encore, nous dit Lycophron, au pied des escarpements quo dresse au-dessus des flots le rude Lampète, c'est-à-dire la crête de l'Apennin qui domine immédiatement le littoral de la mer Tyrrhénienne depuis Cetraro jusqu'au Savuto et au bas de laquelle, à moitié environ de son parcours, était bâtie la ville de Lampetia ou Clampetia, empruntant son nom à la montagne. D'après la Table de Peutinger, dix milles romains de distance la séparaient de Clampetia.

Cluvier, suivi en cela par le duc de Luynes, plaçait Témésa un peu plus au sud, à la Torre Loppa sur le cap Suvero. En réalité, ce qu'il faut y chercher c'est une autre ville, que Lycophron dit encore avoir été conquise par les Crotoniates, après une guerre sanglante, sur une reine Clète, descendante de l'Amazone Clètè ou Cleité dont nous retrouverons le nom dans les origines fabuleuses de Caulonie. Il indique, en effet, cette ville comme située, non loin des monts Tylésiens et de Térina, sur le promontoire allongé de Linos, qui ne saurait être que le cap Suvero appelé aussi Tylésion. Tzetzès, en commentant ce passage du poète alexandrin, et le Grand Étymologique disent que cette ville s'appelait Clêté et jusqu'à la conquête crotoniate avait été gouvernée par une dynastie de femmes appelées de mère en fille Clètê. Ceci sent terriblement la fable Mythnlogique ; mais l'existence d'une ville de Clêtê au point que nous venons d'indiquer n'en parait pas moins presque incontestable. Il a plu à Barrio de la reconnaître dans le village de Pietramala sur le flanc des montagnes d'Ajello, et bien que la situation de ce village ne correspondit pas aux indications antiques sur celle de Clètê, ceci est devenu article de foi pour les écrivains calabrais qui l'ont suivi. Il y a mieux ; aujourd'hui, l'on chercherait vainement Pietramala dans la géographie de la Calabre. Le gouvernement italien ayant invité les localités qui avaient des homonymes dans d'autres parties de l'Italie à adjoindre, pour éviter les confusions d'adresses postales, une seconde désignation à leur nom ou à reprendre leur appellation antique, la commune de Pietramala s'est bravement affublée de celle de Cleto, sur l'autorité de Barrio. C'est sous ce nom qu'on la troue dans les cartes récentes et dans les statistiques officielles. Avis aux topographes qui, rencontrant Cleto dans ces documents et négligeant de remonter à des sources antérieures, pourraient être tentés d'attacher quelque valeur à ce nom ! Encore lorsqu'on trouve, toujours dans les Calabres et toujours d'après la même autorité, les communes de Montalto-Uffugo ou de Petilia-Policastro, il n'y a que demi mal. La résurrection du nom antique a été opérée absolument à faux ; mais on est averti que ce n'est qu'une restitution prétendue' érudite, et le nom vraiment traditionnel subsiste toujours, pouvant servir d'avertissement, à côté de celui dont la localité s'est parée indûment. Mais quand il y a eu substitution complète du nom restitué au nom véritable, comme de Cleto à Pietramala, le danger de généralisation de l'erreur, résultant de l'altération de la nomenclature géographique, devient sérieux et peut avoir, surtout au bout d'un siècle ou deux, la conséquence de finir par faire croire qu'il y a eu là une tradition.

La tradition est une belle et 'respectable chose, dont l'érudit doit tenir grand compte ; mais pour cela il faut qu'elle soir réelle, et la première chose à Taire est toujours de vérifier soigneusement quelle en est l'ancienneté. Autrement on s'exposerait à de singulières méprises. Combien de fois, en effet, ne voit-on pas une prétendue tradition locale surgir un beau jour de toutes pièces de la fantaisie d'un soi-disant savant du crû ou bien du caprice d'un romancier dont les récits tombent dans la foule. Combien de noms, qui ensuite ont longtemps passé pour antiques et dont on a déduit, dont on déduit trop souvent encore dans les académies de province des conséquences historiques, ont été introduits dans la géographie de la Gaule par les prétentions étymologiques des scribes lettrés du IIIe siècle, travestissant par exemple Sancerre en Sacrum Cæsaris ou Cherbourg en Cœsaris burgus. Lorsqu'on vous parle de tradition dans les environs de Naples, à propos d'un nom ou d'un souvenir de l'antiquité, soyez sûr à l'avance qu'il s'agit d'une imagination ou d'une conjecture plus ou moins heureuses des letterati du XVe ou du XVIe siècle, qui a fini par devenir populaire à force d'être répétée par les ciceroni, en se défigurant souvent de la façon la plus grotesque. Dans les montagnes de l'ancienne Crotoniatide, non loin de Santa-Severina et au-dessus du cours du Tacino, se trouve le bourg de Rocca-Bernarda, dont l'existence remonte au moyen-âge. Si vous y allez, tout le monde dans le pays vous dira qu'il s'appelait d'abord Rocca di Tacina et qu'il a dû son nom à Bernard del Carpin, qui le rebâtit après l'avoir conquis sur les Sarrazins. Ce n'est sûrement pas une vieille légende indigène, car Bernard del Carpio n'a aucune part dans les contes populaires italiens et dans la poésie de la péninsule au moyen âge. Elle ne remonte qu'à l'établissement de la domination espagnole, où quelque soldat ou officier des bandes du Grand Capitaine aura eu l'idée d'expliquer le nom de Rocca-Bernarda par celui d'un des personnages les plus fameux du Romancero de Castille. Remarquons, du reste, que cette prétendue légende, quand écrivait le P. Marafioti, n'était pas encore assez établie dans les esprits pour qu'il l'ait recueillie, malgré son goût pour les histoires du même genre.

C'est là ce qu'on pourrait appeler, si l'on ne craignait de forger une expression hybride, la pseudo-tradition qui surgit un matin d'une manière absolument artificielle, sans racines dans le passé, et qui n'est pas non plus le produit spontané de l'imagination populaire. Nous en voyons naître quelquefois sous nos yeux des exemples, dont il est intéressant et instructif de suivre le développement. Les gardiens du château d'If montrent aujourd'hui sérieusement aux visiteurs les cachots d'Edmond Dantès et de l'abbé Faria ; tant de touristes leur ont demandé à les voir qu'ils ont fini par y croire eux-mêmes. J'ai pour voisine de campagne une respectable dame qui ne se contente pas d'exercer autour d'elle la charité la plus active, mais veut y joindre la renommée littéraire, qu'elle poursuit en composant des romans royalistes et religieux. Dans un de ses romans elle a imaginé une princesse de la maison de Savoie, inconnue à la généalogie de cette race royale, qu'elle suppose retirées pour y cacher un chagrin d'amour, dans le village qu'elle-même habite aujourd'hui. A force de, raconter aux paysans de ce village l'historiette qu'elle a ainsi composée, elle les en a si bien pénétrés qu'ils montrent maintenant dans une vieille masure la maison de Marie de Savoie et narrent à qui veut les entendre le canevas des aventures de cette princesse vertueuse et infortunée. Voilà une tradition populaire bel et bien formée, laquelle se perpétuera peut-être. Et qui sait si plus tard quelque curieux, déterrant le roman dans la poussière d'une bibliothèque, ne supposera pas que l'auteur s'est inspiré de cette tradition.

Je ne veux parler ici que de la pseudo-tradition s'implantant dans la nomenclature géographique ou s'attachant à une localité dont elle fausse l'histoire. Il y aurait bien plus à en dire si on voulait indiquer seulement le mal qu'elle a fait quand elle s'est introduite sur le terrain des annales religieuses. L'identification de saint Denys, l'apôtre de Lutèce au IIIe siècle, avec saint-Denys l'Aréopagite, que l'école légendaire, si à la mode aujourd'hui dans le clergé, s'obstine à représenter comme une tradition antique et auguste de l'Église de France, n'est-elle pas le résultat d'une falsification éhontée du IXe siècle ? N'avons-nous pas vu de nos jours les rêveries ; d'un visionnaire répandre chez les âmes pieuses la légende du martyre d'une prétendue sainte Philomène, qui n'est en réalité ni sainte, ni martyre, ni Philomène ? Mais je n'en finirais pas si je me laissais aller à m'étendre sur ce sujet, qui me touche d'autant plus que je suis catholique et que.ma religion possède assez de saints et de reliques authentiques pour que l'on dût se faire une loi d'être impitoyable pour tout ce qui, dans ce genre, est apocryphe. Revenons à l'histoire de Crotone et à l'extension de sa puissance sur la mer Tyrrhénienne au Ve siècle avant l'ère chrétienne.

Dans les territoires qu'elle conquit alors, ne s'élevait sûrement pas encore la ville de Nucria, voisine de Témésa, dont le nom s'est conservé dans celui de la moderne Nocera. En effet, dans le silence des historiens à son égard, son nom, appartenant à l'onomastique des peuples ombro-sabelliques et pareil à celui des diverses Nuceria de la Campanie, de l'Ombrie et de l'Émilie, révèle incontestablement en elle une fondation des Bruttiens. Et en effet, c'est seulement à l'âge de l'indépendance de ce peuple qu'appartiennent les monnaies de bronze signées du nom des Nucriens. A la même origine appartenait la ville de Mamertium, qui portait aussi un nom sabellique. Strabon la place dans l'intérieur des terres du Bruttium, entre Locres et la grande forêt de la Sila, et les érudits calabrais de la Renaissance l'ont identifiée à Martorano, le Marturianum du moyen âge, sur une simple analogie de nom qui est loin d'être décisive. Plus probable est l'opinion de ceux qui identifient Mamertium à Oppido, mais c'est une question sur laquelle nous aurons à revenir plus tard.

 

V

Nous avons constaté qu'à tout le moins l'occupation de Témésa par les Crotoniates avait été, du témoignage des monuments numismatiques, antérieure à la fin du VIe siècle. Ceci étant, il faut forcément la reporter avant la guerre de Crotone contre Locres, qui se dénoua par la célèbre bataille de la Sagra ; car cette guerre amena un temps d'arrêt momentané dans la prospérité ascendante de Crotone.

Il y a du reste, quelque difficulté à déterminer la date d'un fait qui compte parmi les plus considérables de l'histoire des colonies grecques de l'Italie méridionale, dont la disproportion des forces engagées rendit l'issue si extraordinaire, et que la voix populaire environna bientôt de tant de circonstances merveilleuses, que ce devint une locution proverbiale chez les Grecs de dire d'une chose invraisemblable et difficile à accepter : C'est toujours plus vrai que l'événement de la Sagra. Si l'on en croit Strabon, c'est à ce désastre et aux pertes énormes essuyées parles Crotoniates dans cette journée, qu'on doit attribuer la prompte décadente de ce peuple. Un certain nombre d'érudits modernes ont accepté cette donnée, qui rapprocherait la bataille de la Stigma à l'époque de la guerre du Péloponnèse. Mais elle est démentie par l'absence de toute mention de l'évènement dans les parties conservées jusqu'à nous de la grande composition historique de Diodore de Sicilo4 ce qui le rejette avant 480, c'est-à-dire avant l'époque culminante de la puissance de Crotone, laquelle s'étendit de la raine de Sybaris aux entreprises de Denys de Syracuse sur l'Italie. Force est donc d'admettre que, malgré son exactitude habituelle, le géographe a commis ici une erreur' et confondu avec la décadence définitive de la cité fondée, par Myscellos une éclipse temporaire et beaucoup plus ancienne dont parle Justin, l'abréviateur de Trogne Pompée, en la rattachant au désastre de la Sagra.

C'est en effet cet auteur qu'il faut prendre ici pour guide ; il est le seul dont la chronologie soit acceptable et-rentre convenablement dans l'économie générale des annales de la Grande-Grèce. D'après lui, la guerre entre Crotone et Locres suivit de quelques années la prise de Siris par la coalition de tous les Achéens d'Italie sous la conduite de Sybaris, e ;, le motif invoqué par les Crotoniates contre les Locriens fut le secours que ceux-ci avaient fourni aux gens de Siris, probablement par une diversion sur le territoire de Caulonia ou même sur la frontière méridionale de celui de Crotone. Il dit ensuite que c'est la venue de Pythagore qui releva bientôt les Crotoniates du découragement où les avait fait tomber un désastre inattendu. Tout ceci a pour résultat de placer la bataille de la Sagra vers 560 avant J.-C., date qu'ont admise Heyne et Grote, et que nous n'hésitons pas non plus à accepter.

La puissance des Crotoniates était dès lors si considérable ; tellement supérieure à celle des Locriens ; que ceux-ci furent extrêmement effrayés quand ils se virent menacés de l'attaque de la grande cité achéenne : Nos ancêtres, racontaient-ils plusieurs siècles après, au dire de Tite-Live ; quand surgit la guerre des Crotoniates, comme le temple de Perséphonê se trouvait en dehors de la ville, résolurent d'en mettre les trésors à l'abri du pillage dans l'enceinte de la cité même. Mais dans la nuit on entendit une voix sortir du sanctuaire, défendant de toucher aux trésors parce que la déesse saurait défendre son temple elle-même. On voulut alors au moins environner le temple d'une muraille, mais elle s'écroula tout d'un coup lorsqu'on l'eut conduite jusqu'à une certaine hauteur.

Locres implora le secours de Sparte, qui passait pour avoir fourni une part de ses premiers colons et revendiquait dans le besoin comme sa métropole. Mais les Lacédémoniens, no se souciant pas de s'engager dans ces querelles lointaines, se bornèrent à conseiller aux Locriens de recourir à la protection surnaturelle des Dioscures. Les ambassadeurs de Locres, suivant ce conseil, allèrent dans la ville même de Sparte offrir un sacrifice solennel dans le temple des deux jumeaux Tyndarides, et crurent en recevoir en réponse la promesse que les héros cavaliers, patrons des Doriens de la Laconie, viendraient avec eux combattre pour la cité qui les invoquait. Ils disposèrent donc à bord de leur navire une chambre magnifique où Castor et Polydeucès étaient censés résider invisibles, et rentrèrent à Lucres annonçant qu'ils ramenaient les Dioscures en personne.

Pendant ce temps, les Crotoniates envoyaient à Delphes demander à l'oracle d'Apollon les moyens de triomphe, et la Pythie leur répondait que ce seraient les vœux religieux et.non la force des armes qui assureraient la victoire. Sur cette réponse, ils vouèrent à Apollon le dixième du butin qu'ils feraient ; mais les Locriens, l'ayant appris, enchérirent sur leur vœu en promettant au dieu le neuvième du butin si c'étaient eux qui étaient vainqueurs. Tout ceci doit être historique. Ce sont bien l'esprit et !les mœurs d'Un temps profondément religieux, mais qui croyait que le vœu constituait un marché ferme entre la divinité et son adorateur.

Tout en cherchant à se rendre les dieux favorables, de deux côtés on armait activement. Les Crotoniates pensèrent terminer la guerre d'un seul coup, en écrasant leurs adversaires sous le poids des masses d'hommes qu'ils pouvaient tirer du vaste territoire soumis à leur autorité. Ils ne se contentèrent donc pas des hoplites et de la cavalerie que le recrutement de leurs citoyens hellènes pouvait fournir et qui étaient armés et disciplinés à la grecque. Ils levèrent les hommes en état de servir parmi leurs sujets œnotriens et diènes, et ils durent aussi entraîner à leur suite les forces de Caulonia leur colonie, qui reconnaissait alors leur hégémonie et dont ils devaient emprunter le territoire pour assaillir les Locriens. C'est le même système de levée en masse de toute la population grecque et indigène, que Crotone et Sabaris employèrent l'une et l'autre, un demi-siècle plus tard, dans la lutte suprême qui se dénoua sur les bords du Traeis. De cette façon dans la guerre contre Locres, les Crotoniates parvinrent à rassembler une armée dont tous les témoignages font varier le chiffre entre 130.000 et 100.000 hommes. Le commandement en fut donné à l'athlète Autoléon ou Léonyme ; car les diverses versions ne s'accordent pas sur la forme exacte de son nom. Quant aux Locriens, ils n'avaient pu réunir que 15.000 hommes suivant Trogue Pompée, 10.000 suivant Strabon, lequel ajoute, il est vrai, qu'ils étaient renforcés par un secours envoyé de Rhêgion.

Le choc eut lieu au passage de la Sagra, rivière qui formait la limite entre les territoires de Caulonia et de Locres. L'exemple de Siris montrait aux Locriens le sort qui les attendait, s'ils étaient vaincus ; ils se battirent donc avec l'énergie du désespoir, et bien qu'ils ne fussent qu'un contre dix, ils remportèrent une victoire complète après un combat long et sanglant. Il est vrai que l'inégalité réelle des forces n'était pas aussi grande qu'on pourrait le croire d'abord à l'énoncé des chiffres respectifs des deux armées. La troupe des Locriens, était de beaucoup la moins nombreuse, mais aussi la plus solide, la plus compacte et la plus égale de qualité. Elle se composait exclusivement de Grecs, de citoyens habitués à la frugalité, au maniement des armes, et endurcis par la rude discipline dorienne. Dans les rangs des Crotoniates, ils n'avaient d'adversaires dignes d'eux que les hoplites proprement hellènes, formés par les exercices de la palestre. Mais ceux-là étaient la minorité. Pour mettre en ligne autant de combattants qu'elle le faisait, Crotone avait dû rassembler une tourbe confuse, et probablement mal armée, de campagnards peu habitués au métier militaire, aux mœurs douces et pacifiques, recrutés dans la moins guerrière peut-être des races de ri-talle, celle des Pélasges Œnotriens. Les gens de Locres avaient d'ailleurs admirablement choisi, pour y attendre les Crotoniates, une de ces positions qui semblent préparées par la nature en vue de faciliter la défensive d'une poignée d'hommes résolus contre une grande armée. La Sagra — nous le montrerons plus loin en étudiant la topographie de Caulonia et de ses environs, — la Sagra ne saurait être en aucune façon comme on le croit généralement par erreur d'Alaro de nos jours, qui étale les ravages de ses crues subites dans une large vallée. C'est le Turbolo, cours d'eau un peu plus méridional, qui se précipite des montagnes dans des gorges sauvages, au milieu de roches escarpées. A son embouchure, le chemin naturel pour passer de la Cauloniatide dans le pays de Locres se trouve étroitement resserré entre les hauteurs du plus difficile accès et la mer ; ce sont de véritables Thermopyles. Sur ce terrain étroit et tourmenté, les Crotoniates ne purent pas déployer leur immense armée, ni envelopper, comme ils en avaient formé le projet, la petite troupe des Locriens, pour l'accabler ensuite sous leur nombre. Ce nombre, où ne régnait pas une discipline suffisante, devint au contraire pour eux un embarras et une cause d'infériorité quand il fallut se heurter de front dans un espace resserré, qui égalisait les forces en ne permettant d'engager que des têtes de colonne. Dans ces conditions, la supériorité effective passait au petit nombre, pourvu qu'il offrit des qualités d'élite et plus de cohésion.

L'issue de la bataille de la Sagra, qui parut si extraordinaire à la renommée lointaine et à la postérité, devient donc naturelle et logique, quand on est sur le véritable champ de bataille et qu'on réfléchit à la différence de la composition des deux armées, telle qu'elle était nécessairement par suite de leur disproportion même. Mais ces causes naturelles ne parurent pas suffisantes à l'imagination populaire, qui se plut de très bonne heure à environner la victoire des Locriens de circonstances merveilleuses, amplifiées encore avec le temps. On attribua cette victoire inattendue à l'intervention surnaturelle des dieux et des héros ; et l'on prétendit qu'ils avaient été vus de leur personne, combattant dans les rangs du peuple qui avait su s'assurer leur patronage. Un aigle, dit-on, ne cessa de planer au-dessus de la troupe des Locriens, jusqu'au moment où le succès se dessina définitivement en leur faveur. A chacune des ailes de leur armée apparut un jeune cavalier resplendissant de beauté, d'une taille gigantesque, monté sur un cheval blanc coiffé du chapeau laconien, une chlamyde de pourpre flottant derrière ses épaules, tel en un mot que l'on représentait les Dioscures. Ces deux cavaliers, chacun sur un point, menaient la charge avec une impétuosité irrésistible, et tous deux disparurent à la fin de l'action ; nul n'hésita à reconnaître en eux les fils divins de Zeus et de Léda. Soixante ans après, les Romains prétendirent, eux aussi, avoir vu dans des circonstances semblables les Dioscures guider leurs légions contre les Latins à la bataille du lac Régine.

Tandis que les Tyndarides, combattaient à la tête des ailes de la petite armée locrienne, au centre c'est le héros national de la Locride, Ajax, fils d'Oïlée, que l'on crut voir marcher en tête des bataillons, reconnaissable à sa stature surhumaine, à son visage dur et envahi en partie par une barbe courte et frisée, à son regard respirant cette audace qui n'avait pas reculé, sous les murs de Troie, devant les dieux eux-mêmes. Tel que nous le voyons figuré sur les monnaies des Locriens Opontiens, la tête couverte d'un casque à l'aigrette flottante, portant au bras gauche son large bouclier, il brandissait de la main droite sa lance faite du tronc d'un frêne. Et ce n'était pas un simple fan-toi ne, car d'un coup de sa lance il blessa grièvement, raconte-t-on, le général des Crotoniates, Léonyme. Voilà certes des circonstances bien merveilleuses ; mais la suite de la légende l'est encore bien plus. Telle que Pausanias l'entendit narrer également aux gens de Crotone et à ceux d'Himéra en Sicile, telle que Conon l'avait aussi écrite, elle nous transporte en plein domaine mythologique. Léonyme, ne parvenant pas à guérir de sa blessure, alla consulter l'oracle de Delphes. Celui-ci lui ordonna de s'en aller à l'ile de Leucê, actuellement appelée l'île des Serpents, île sacrée dans le Pont-Euxin, non loin des bouches de l'Ister, où aucun homme vivant n'avait encore osé aborder. S'y étant rendu, il y trouva Achille et Hélène régnant sur les ombres des héros morts, au milieu d'une béatitude éternelle. Ajax était dans le nombre ; il le fléchit par ses supplications et fut alors guéri. Au moment où il allait partir, Hélène lui ordonna, avant de rentrer à Locres, de se rendre à Himéra auprès du poète Stésichore et de lui dire que la cécité dont il était frappé était un châtiment des vers injurieux qu'il avait composés contre elle, Hélène ; qu'il chantât donc la palinodie et que la vue lui serait rendue. Léonyme obéit à cet ordre, et le lyrique sicilien, s'étant montré docile à l'avertissement qu'il recevait du pays des ombres, cessa d'être aveugle. Il y a quelque intérêt à remarquer que, la numismatique atteste une étroite alliance entre Locres et Himéra dans le Ve siècle, et que Stésichore (qui mourut précisément entre 560 et 556), s'il passa la plus grande partie de sa vie à Himéra et si la majorité des écrivains l'en dit natif, était suivant d'autres originaire de Metauron dans l'Italie méridionale, colonie des Locriens sur la mer Tyrrhénienne, aujourd'hui Gioja à l'embouchure du Marre, le Métaure antique.

Léonyme ou Autoléon n'avait pas été, ajoutait-on encore, le seul blessé de la lance d'Ajax dans la journée de la Sagra. Un autre des capitaines crotoniates en avait été également atteint ; c'était Phormion, au nom duquel s'attachait plus tard une grande renommée de vaillance. Lui aussi s'en alla demander à Delphes le remède à une blessure faite par la main d'un héros. La Pythie lui prescrivit de se rendre à Sparte et d'y prendre pour médecin le premier qui dans la rue, l'inviterait à souper. A peine entrait-il dans la cité laconienne qu'un jeune homme, d'une beauté miraculeuse, se présenta à lui et l'emmena dans une maison. Il lui dit l'oracle qu'il avait reçu. Alors le jeune homme prit une lance, en racla quelques copeaux et les appliqua sur la plaie, qui fut aussitôt fermée. Après souper, Phormion sortit de chez son hôte inconnu, mais quel ne fut pas son étonnement de se trouver subitement transporté à Crotone, devant la porte de sa propre demeure. A quelques jours de là comme il célébrait la fête des Théoxénia, en l'honneur des Dioscures, il fut de nouveau enlevé miraculeusement, s'en avoir le temps de s'en rendre compte, et déposé à Crène, où il vit le roi Battos II, le Riche (lequel régna de 570 à 554), puis tout à coup s'aperçut qu'il avait été reporté à Crotone, tenant à la main une tige de silphium en témoignage de la réalité de son voyage prodigieux à la côte d'Afrique.

La bataille de la Sagra est un événement historique réel, qui a eu sur les destinées de Locres une influence décisive et dont on peut déterminer l'époque. Mais on le voit, tous les détails que l'on y rattachait sont de vrais contes, dignes des Mille et une Nuits, qui justifient largement le proverbe sur le caractère incroyable des choses de la Sagra. Ajoutons qu'on racontait encore à ce sujet un dernier prodige ; mais celui-ci est répété dans l'histoire à propos d'une infinité de batailles de tous les temps. Le combat fut livré, disait-on, pendant la célébration des Jeux Olympiques : 560 avant J.-C. est, en effet, l'année de la LVe Olympiade. Or, le jour même la nouvelle en fut connue à Olympie, sans que l'on pût savoir comment elle y avait été portée. Trogne Pompée ajoutait qu'elle avait été répandue avec la même rapidité merveilleuse à Corinthe, à Athènes et à Sparte.

 

VI

Après le désastre de la Sagra, dit Justin, les Crotoniates cessèrent de s'exercer au courage militaire et au soin des armes. Ils avaient pris en dégoût cette discipline qui leur avait si peu profité. Ils allaient donc tomber dans le même luxe et la même mollesse que Sybaris, sans la venue de Pythagore. C'est vers 532 que le philosophe de Samos s'établit à Crotone. Il avait alors quarante ans, suivant Aristoxène, ce qui s'accorde avec les données adoptées par Jamblique, lesquelles le font naître vers 570. Il est vrai que d'autres témoignages reportent sa naissance de 25 ans plus tôt, d'où résulterait qu'il aurait été déjà sexagénaire quand il vint en Italie. Du moins il est certain que la prédication de sa doctrine à Crotone fut contemporaine du règne de Polycrate à Samos et de celui de Tarquin l'Ancien à Rome.

Le livre qu'Aristote avait écrit sur Pythagore et les Pythagoriciens est malheureusement perdu. Sur la vie du philosophe nous n'avons qu'un très petit nombre de renseignements de date ancienne, et encore de plusieurs générations postérieurs à sa mort. Les biographies que nous ont laissées de lui les écrivains néo-platoniciens des bas temps, comme Diogène Laërte, Porphyre et Jamblique, sont de vraies légendes pieuses, remplies de miracles extraordinaires et de circonstances absolument fabuleuses. Si l'on voulait donc se réduire à ce qui est tout à fait certain sur Pythagore, c'est à peine quelques lignes qu'on pourrait lui consacrer, et l'immense retentissement de sa doctrine, sa grande influence personnelle, la place qu'il tient dans le développement de la pensée grecque et le rôle considérable qu'il joua dans l'histoire des Hellènes d'Italie demeureraient des phénomènes inexpliqués et presque inexplicables. Mais c'est ici l'un des cas où le véritable sens de l'histoire doit se garder des excès d'une critique négative et dissolvante. La vie de Pythagore est une légende, et nous ne la connaissons que par des sources singulièrement tardives. Mais cette légende reposait sur des faits réels ; les écrivains de basse époque qui nous l'ont transmise, l'ont puisée chez des auteurs plus anciens, qui ne sont point parvenus jusqu'à nous. Bien que rédigée sous une forme suspecte et dans l'esprit du néo-platonisme, elle représenté encore assez exactement la tradition pythagoricienne sur la vie et les miracles du maitre. Au milieu des anachronismes qu'on y a introduits ; du merveilleux qui la pénètre partout, le canevas général en semble exact dans ses traits essentiels, car il s'adapte très bien au cadre du milieu dans lequel vécut Pythagore, du mouvement de pensée religieuse et philosophique, qui travaillait le monde grec au VIe siècle ayant notre ère sous l'influence de l'introduction ;des idées orientales, comme, aussi ides faits à la fois de l'ordre matériel et de l'ordre m oral qui avaient précédé et qui ont suivi. Il n'est pas jusqu'aux prodiges dont cette biographie est remplie, qui ne méritent une sérieuse attention et dont on ne doive tenir compte, au lieu de les rejeter dédaigneusement. Presque tous ces prodiges, en effet, ont une signification mythique considérable. Et d'ailleurs il parait certain que beaucoup d'entre eux ont été crus bien peu après la mort du maitre, quelques-uns même de son vivant, par ses disciples qui voyaient un être au-dessus de l'humanité. Ils donnent une idée de la disposition de mysticisme prêt à admettre toutes les merveilles, dans laquelle ses prédications les entretenaient, s'étudiait à développer en eux. Il serait difficile de contester en effet, que Pythagore n'ait été du nombre des grands hommes qui ont eu la faiblesse de recourir aux prestiges pour frapper les imaginations. Sous ce rapport, on ne peut guère admettre son entière bonne foi, non plus que celle de Mo'hammed, même en faisant la part d'un tempérament de visionnaire persuadé de sa mission. Parmi les traits les plus certains de sa vie, il en est où nous le voyons raconter sur son propre compte, à ses disciples, des merveilles sûrement calculées et préméditées. Et surtout, comme il arrive toujours en pareil cas, il laissait complaisamment croire, sans chercher à détromper, encore plus qu'il ne disait.

Il en est de sa doctrine comme de sa biographie. Pythagore n'a jamais rien écrit par lui-même. Tout ce qui circulait sous son nom dans l'antiquité, comme les célèbres Vers dorés, était apocryphe et composé longtemps après lui. Pendant plus d'un siècle, la doctrine pythagoricienne se transmit par voie orale, communiquée ou plutôt révélée sous le sceau du mystère, à la manière d'une initiation. C'est seulement Philolaos, natif de Tarente ou plutôt de Crotone, contemporain de Socrate et de Platon, dont il a en partie inspiré la Timée, qui, le premier, publia sous forme de livres les principes fondamentaux du pythagorisme en tant que doctrine philosophique. Un peu auparavant, Lysis, le maitre d'Épaminondas, avait déjà mis par écrit quelques-uns de ces préceptes, mais pour l'usage de ses seuls disciples. Archytas suivit bientôt l'exemple de Philolaos. Aristote avait composé, sur la philosophie du pythagoricien homme d'État, qui gouverna si heureusement Tarente, un traité en trois livres, qui n'a pas été conservé et où il comparait ses doctrines à celles du Timée de Platon. A dater de ce moment, la littérature pythagoricienne prit une grande étendue et fut bientôt encombrée d'écrits pseudépigraphes. Mais la façon même dont la doctrine s'était d'abord perpétuée, le mystère dont on l'entourait, le caractère sacré et même divin qu'y attribuaient ses adeptes, étaient des garanties de sa conservation fidèle. Elle était elle-même tellement à part, si originale dans ses principes et dans sa forme, si bien liée dans toutes ses parties, qu'elle portait en soi des moyens de se défendre contre les altérations qu'auraient pu y apporter des influences extérieures. On sait d'ailleurs que l'école pythagoricienne veillait avec un soin jaloux à se préserver de ces altérations de doctrine. Constituée en institut ascétique soumis à une règle fixe, elle excluait de son sein quiconque manifestait des tendances hétérodoxes. Aussi, quelque soit l'écrivain qui l'expose, la doctrine du pythagorisme se présente à nous avec une unité et une constance singulièrement remarquable, n'offrant que de très légères variations individuelles, et cela seulement sur des points secondaires ou dans l'interprétation de formules d'une grande obscurité. Cette unité est une forte preuve de conservation fidèle. Aussi tous les historiens de la philosophie s'accordent-ils à admettre que ce que l'antiquité nous a transmis comme étant l'essence de la doctrine pythagoricienne doit être accepté pour exact et authentique. Avec le cours du temps, en plusieurs siècles de durée, cette doctrine passa nécessairement par certaines phases de développement, comme c'est la loi constante de toutes les choses humaines ; mais elle avait bien sa source dans les leçons du maitre, et l'on ne saurait contester qu'il en ait posé lui-même les bases essentielles, avec leurs principales conséquences. C'était déjà l'opinion d'Aristote, et l'on n'a rien de mieux à faire que de s'en fier à l'admirable bon sens du Stagyrite. Naturellement ici il importe de faire, comme déjà l'antiquité, la distinction entre pythagorisme réel et vraiment ancien, tel que le professaient Lysis, Philolaos, Cleinias, Eurytos ou Archytas, et le néo-pythagorisme de certains contemporains de Cicéron, qui finit par s'absorber dans le néo-platonisme. Encore ce néo-pythagorisme avait il ses racines dans le pythagorisme plus ancien, dont il était une exagération et une corruption.

Pythagore était né dans Vile de Samos ; son père, appelé Mnésarque, était marchand ou, suivant d'autres, graveur de cachets. Ces deux points, qui reposent sur l'autorité d'Hérodote et d'Isocrate, peuvent être tenus pour certains. Il n'y a pas à tenir compte des dires de basse époque qui prétendent que son père se nommait Marmacos ou Démarate et que lui-même était Tyrrhénien. Surtout il faut se garder de tirer avec Ritter des conséquences à perte de vue de cette dernière assertion, qui n'a pas d'autre source que son séjour en Italie, et de supposer qu'il avait gardé l'héritage de quelque mystérieuse doctrine philosophique propre aux Pélasges Tyrrhéniens, dont il subsistait encore de son temps des colonies éparses sur différents points de la mer Égée.

Pythagore reçut les leçons de Phérécyde de Syros ; ceci ressort d'un ensemble de témoignages assez imposant pour qu'il soit difficile de le révoquer en doute. De beaucoup moindre valeur sont les récits qui le dépeignent écoutant muid Créophile, Hermodamas, Bias de Priène, Thalès de Milet et Anaximandre. Pourtant on ne saurait douter qu'il n'ait reçu la tradition des philosophes ioniens. Avant de constituer sa doctrine propre et poux s'y préparer, il voulut, dit-on, connaitre les croyances religieuses qui se partageaient les peuples. Il se fit initier à quelques-uns des mystères de la Grèce ; il alla en Crète rechercher les traces d'Épiménide. Là il se fit initier par les Crètes, prêtres des Dactyles Idéens ; qui le purifièrent suivant leur usage avec une pierre de foudre ; puis, couvert de la peau de la brebis noire qu'il avait immolée, il pénétra dans l'antre sacré du mont Ida, où il fut admis à voir le siège sur lequel on disait que Zeus était né. On raconta qu'il avait passé trente jours en méditations dans cette grotte sainte. Ce pèlerinage de Crète devint la source du bizarre anachronisme par lequel certains donnèrent à Pythagore pour disciple Épiménide, qui avait vécu bien des années avant lui et dont il avait, au contraire, cherché à suivre l'exemple.

C'était une croyance générale dans l'antiquité, que Pythagore avait passé de longues années à Voyager dans le monde asiatique pour s'instruire dans les secrets des philosophies et des religions. On le faisait aller en Égypte, en Palestine, en Phénicie, en Syrie, à Babylone, en Perse et jusque dans l'Inde, En Égypte, il avait été initié par un prêtre d'Héliopolis nommé Onuphis (Ounnofré) ; à Babylone il avait reçu les enseignements du mage Zaratas. Ce dernier nom est manifestement emprunté à celui de Zarathoustra ou Zoroastre, le législateur religieux de la Bactriane ; il implique une confusion entre les Mages de Chaldée (en babylonien emga) et les Mages de la Médie (en perse magus), lesquels n'avaient rien de commun qu'une ressemblance fortuite de titre, et cette confusion suffit à faire apprécier la valeur de la tradition dans laquelle on la rencontre. Pythagore, dit Porphyre, avait appris des Egyptiens la géométrie, des Phéniciens l'arithmétique, des Chaldéens l'astronomie, enfin des Mages iraniens les formules de la religion et les maximes pratiques de la conduite de la vie. Le voyage de l'apprenti philosophe en Phénicie et en Égypte n'a rien en lui-même que de vraisemblable ; Hérodote l'admettait, et c'est le seul au sujet duquel on ait des témoignages sérieux. Il est d'ailleurs dans les vraisemblances des mœurs du temps ; le commerce entre l'Ionie et les rives du Nil était alors actif et fréquent ; Polycrate de Samos était un des alliés d'Amasis ; et ceux des Grecs que l'étude de la philosophie attirait commençaient alors à prendre l'habitude d'aller scruter la sagesse tant vantée des Égyptiens, qu'ils n'apprenaient à connaitre, du reste, dans le pays même, que par les contes ridicules des drogmans et des guides, un peu comme la majorité de nos touristes contemporains apprennent à connaitre la Turquie, sur laquelle ils se croient ensuite le droit de raisonner avec compétence. Pour le voyage de Babylone, il n'aurait rien non plus de matériellement impossible, car depuis quelque temps déjà les Hellènes avaient commencé à fréquenter cette ville, qu'Hérodote devait visiter au siècle suivant. A la génération d'avant Pythagore, le frère du poète Alcée de Mitylène s'était illustré aux plus lointains confins de la terre, en portant aide aux Babyloniens, suivant les expressions d'un fragment du lyrique. Bérose, le prêtre chaldéen qui sous les premiers Séleucides mit en grec les annales de son pays, avait cru y trouver une mention du voyage de Pythagore, et il affirma que le philosophe de Samos avait commencé une troupe d'auxiliaires grecs au service du roi d'Assyrie Sin-a'he-iriba. C'était lui donner l'âge d'homme cent ans avant sa naissance. Mais le déchiffrement des documents cunéiformes nous a fait comprendre que Bérose, trop empressé de découvrir un point d'attache entre l'histoire grecque et celle de sa patrie, avait confondu avec le fils de Mnésarque un homonyme, Pythagoras, roi grec de Cition en Cypre, dont le nom figure dans les listes officielles des vassaux d'Asschour-a'h-idin et d'Asschour-bani-abal, et qui servit effectivement dans les armées assyriennes. En réalité, il n'y a pas même un commencement de preuve en faveur du voyage de Pythagore suries bords de l'Euphrate et du Tigre. Quant à ses pérégrinations en Perse et dans l'Inde, on peut hardiment les ranger dans le domaine des fables. Avant Scylax de Caryanda, aucun Grec n'avait foulé le sol indien.

Sans doute Pythagore paraît avoir emprunté directement à l'Orient, à la Syrie ou à l'Égypte, l'idée d'une règle de vie ascétique, qui avant lui était demeurée complètement étrangère aux Grecs et même contraire à leur génie, ainsi qu'une notable partie des prescriptions diététiques minutieuses qu'il imposa à ses disciples. Mais pour ce qui est des doctrines de philosophie religieuse professées dans les sanctuaires de l'Asie et des mythes qui en étaient l'expression, l'on est en mesure d'affirmer que Pythagore n'en a rien connu que par l'intermédiaire de l'école ionienne et de Phérécyde, et non pas sous la forme indigène originale, mais déjà digéré sous une forme hellénique par les Ioniens et par le théosophe de Syros. Même, aujourd'hui que l'on commence à bien connaître l'Égypte, la Phénicie et la Chaldée, ce qui frappe le plus dans les doctrines du philosophe de Samos, comparées à celles de ses prédécesseurs d'Ionie et de Syros, ou même de ses successeurs de la secte orphique, c'est leur originalité et leur spontanéité, sauf peut-être ce qui touche à la métempsychose ; c'est aussi qu'il se rattache bien moins qu'eux à l'Asie antique et qu'il reste avant tout et foncièrement Hellène, spéculant sur le fond de l'ancienne religion hellénique, qu'il interprète dans un esprit tout nouveau et à lui propre.

Avant le fils de Mnésarque, la race grecque avait déjà compté des philosophes qui avaient tenté de rerum dignoscere causas, par une spéculation libre et hardie sur leurs principes abstraits et par la traduction en philosophumena des antiques theologumena conçus dans les écoles savantes du sacerdoce de l'Asie euphratique, dont ils avaient eu connaissance par l'intermédiaire de l'Asie-Mineure ; des théosophes qui, soit sous forme poétique comme Hésiode, soit dans les premiers balbutiements de la prose comme Phérécyde, et toujours sous une influence asiatique plus ou moins directe, avaient cherché à classer en un système régulier et raisonné de générations et d'émanations successives, la foule innombrable et confuse des dieux helléniques, de manière à tirer de ce chaos les rudiments d'une théologie, qui fût en même temps une cosmogonie ; des téléturges réformateurs, comme Epiménide, que les cités appelaient pour régler la liturgie des sacrifices et des cérémonies en l'honneur des dieux, coordonner an un ensemble harmonieux les cultes incohérents reçus de leurs pères et le cycle des fêtes publiques qui s'y rattachaient ; des hiérophantes et des instituteurs de mystères, qui avaient cherché à pénétrer plus avant encore dans le secret des choses sacrées, et à établir par des rites augustes et secrets un lien entre l'homme et la divinité, assurant à l'homme la possession de la grâce divine et lui garantissant un sort bienheureux dans l'existence d'outre-tombe, dont le problème effrayant préoccupait si vivement les esprits ; des sages qui méditaient sur les bases éternelles de la morale et les traduisaient en maximes pratiques ; des législateurs hommes d'État, à qui les cités avaient remis l'établissement de leurs lois civiles et de leurs constitua ions politiques sur les principes de la raison, de la morale et de la justice. L'originalité de Pythagore, la nouveauté de T'œuvre qu'il osa entreprendre, consista en ce qu'il tenta le premier d'embrasser dans un même système tout ce que l'on avait jusqu'alors essaye séparément, de coordonner en une vaste conception encyclopédique, puissamment enchaînée dans tout et ses parties et déduite de quelques principes fondamentaux, l'ensemble des choses matérielles et morales, métaphysique, physique, science, religion, liturgie, morale, législation et politique, la doctrine pythagoricienne englobait tout, ramenait tout à ses principes, établissant entre ces choses diverses un lien étroit, les faisant découler les unes des autres, de manière a les concilier en une serte d'harmonieuse symphonie, à la fois théorique et pratique. Et afin d'assurer le succès de son œuvre, de donner à sa doctrine plus d'efficacité pour rendre les hommes meilleurs, ce qui était son but principal, il eut l'idée véritablement de d'emprunter à l'Orient le principe de l'ascétisme ; que les Grecs avaient jusqu'alors ignoré, dont ils n'avaient pas compris la force. Comme Samuel avait institué chez les Hébreux les écoles des prophètes ; Pythagore créa chez les Grecs un véritable institut religieux qui, devait être dans sa pensée ; et qui fut en effet un grand instrument de réforme lion morale, agissant sur ceux ternes qui ne poussaient pas h suif d'une perfection inaccessible au vulgaire jusqu'à en accepter les vigoureuses obligations. C'est là qu'est la grandeur et la puissance de l'œuvre du philosophe de Samos ; c'est là ce qui en fait une figure à part entre les Grecs, chez lesquels seul il reproduit le type d'un de ses prophètes, de ces législateurs inspirés dont l'Asie offre de nombreux exemples. Un peu plus tard, quand la secte Orphique voulut se donner dans le mythique Orphée, un fondateur presque divin, c'est sur le modèle de ce qu'avait été réellement Pythagore qu'elle se plut à en composer la physionomie. L'entreprise du fils de Mnésarque était trop vaste et trop audacieuse pour réussir empiétement. Elle échoua bientôt dans l'ordre politique et social, où l'instinct de liberté individuelle, inextinguible chez les Hellènes, lui opposa un obstacle qu'elle ne parvint pas à vaincre. Pythagore ne réussit pas à refondre la société grecque dans le moule qu'il avait conçu. Mais sa doctrine pénétra profondément dans la théologie hellénique, elle y servit de point de départ à toutes les tentatives ultérieures, elle épura le culte et la morale, et le mouvement qu'elle avait imprimé se continua jusque chez des sectes qui prétendaient ne lui rien devoir.

 

VII

Pythagore, à l'exemple de ce qu'avaient essayé avant lui les philosophes de l'école ionienne, entreprit de résoudre au moyen d'un principe unique et primordial le mystère de l'origine et de la constitution de l'univers dans son ensemble. C'est le point de départ de toute sa doctrine. De même qu'Anaximandre, il abandonna comme impuissantes et grossières les hypothèses purement physiques de Thalès et d'Anaximène, dont il serait facile de montrer la source à Babylone et dans la Chaldée, et il s'élança d'un vol hardi dans le domaine de la spéculation métaphysique. Il avait une prédilection toute particulière pour les mathématiques, qu'il avait étudiées plus à fond qu'aucun de ses contemporains et où il se révéla un génie, réellement créateur. En arithmétique, il a légué à la postérité la fameuse table qui porte son nom et dent les siècles n'ont pas trouvé à modifier l'économie. C'est lui qui a découvert les relations numériques de l'échelle des sons de la gamme musicale, et cette gloire ne saurait lui être contestée, quelque ridicule que soit l'anecdote que les compilateurs des bas temps racontent à cet égard. En géométrie, c'est.lui qui inventa et démontra le premier ces deux propositions fondamentales et fécondes, que le triangle inscrit dans un demi-cercle est rectangle et que le carré de l'hypoténuse égale la somme des carrés construits sur  les deux autres côtés du triangle. Aussi est-ce lui qui introduisit le premier les mathématiques dans la philosophie ; il professa que le nombre est l'origine et le principe de toutes choses.

Comme les nombres sont par nature les premières de toutes les choses, les Pythagoriciens pensèrent trouver des analogies nombreuses avec les choses qui existent et qui sont produites, dans les nombres plutôt que dans le feu, la terre ou l'eau ; ainsi telle affection des nombres était, pour eux justice, telle autre âme et intelligence, telle autre encore occasion et ainsi de suite. Considérant donc que lei affections et les raisons qui produisent l'harmonie sont dans les nombres, que toutes les choses semblent avoir leur nature formée sur le modèle des nombres, et que les nombres priment le reste dans la nature entière, ils supposèrent que les éléments des nombres étaient les éléments de toutes choses. C'est ainsi qu'Aristote, dans sa Métaphysique, résume la base fondamentale de la doctrine. Les nombres, étaient ainsi à la fois le principe originaire des choses et le modèle sur lequel elles étaient formées. Seuls ils pouvaient fournir des éléments certains de connaissance, et l'analogie était la vraie méthode pour y parvenir. Les nombres, disait Pythagore, sont la seule chose qui ne trompe pas et en qui réside la vérité. Ils sont le principe et l'essence de toutes choses, et la cause première de leur existence. Suivant la formule de Philolaos, le nombre est le lien dominateur et produit par soi-même de la perpétuité éternelle des choses. Mais le nombre a deux formes ou éléments, le pair et l'impair, et un troisième, résultant du mélange des deux autres, le pair-impair (artiopérisson). Ce dernier terme sert à désigner le un, qui est à la fois impair par rapport aux autres nombres qui découlent de lui, et pair par rapport à ses deux moitiés. Le un est donc l'essence même du nombre, le nombre absolu, qui, réunit en lui les deux formes ou les deux éléments des autres. Comme nombre absolu, le un est l'origine de tous les nombres, et par suite de toutes les choses ; il est donc la divinité même, dans sa conception la plus large et la plus abstraite.

Ici intervient la notion de la limite (péras) et de l'illimité (apeiron), qui dans la métaphysique de Pythagore tenait autant de place que celle de l'impair et du pair, et y était adéquate. Toutes les choses de l'univers, disait Philolaos d'après la tradition du maitre, résultent de la combinaison de l'illimité et de la limite, car si les choses étaient illimitées il n'y aurait pas d'objet de connaissance saisissable. De l'illimité se déduisent immédiatement l'espace, le temps et le mouvement. Dans les nombres, le pair est l'illimité, car il se divise à l'infini en moitiés toujours égales, tandis que l'addition de l'impair arrête cette division ; et la limite qui réside ainsi dans l'impair est identique à l'unité primordiale.

L'opposition que nous venons de relever entre le pair et l'impair, la limite et l'illimité, se reproduit dans dix couples antithétiques qu'Aristote dit avoir été définis par l'école pythagoricienne comme les éléments de l'univers :

Limite

Illimité ;

Impair

Pair ;

Un

Multiple ;

Droite

Gauche ;

Mâle

Femelle ;

Immobile

Mobile ;

Droit

Courbe ;

Lumière

Ténèbres ;

Bien

Mal ;

Carré

Oblong.

La première colonne est qualifiée celle des bons éléments ; la seconde celle des mauvais. Mais en réalité ce ne sont .pas dix couples d'éléments distincts ; ce sont des modes divers d'une seule et même opposition fondamentale, qui est aussi celle de l'affirmation et de la négation. Cette antinomie perpétuelle et universelle ne produirait que confusion et désordre si l'harmonie ne venait pas la résoudre et servir de lien entre les contraires ; et cette harmonie, par un emprunt fait aux principes de la musique, qui pour Pythagore était une branche des mathématiques, est assimilée à la consonance de l'octave. Elle réside dans le un primordial, qui réunit en son sein tous les contraires et dont tous découlent.

C'est sur la base de cette métaphysique numérale et mathématique que Pythagore construisait sa théodicée et sa théologie. Avec une admirable fermeté de pensée, il proclamait le principe de l'unité divine et le dégageait des mythes du polythéisme hellénique, qu'il maintenait au dessous de cette unité fondamentale. Dieu (ho theos), expression que le premier parmi les Grecs il a employé dans un sens absolu, Dieu est pour lui le principe, la cause suprême de l'univers qu'il a enfanté, qu'il conserve et qu'il règle, et auquel il communique sa nature éternelle et impérissable. C'est l'intelligence absolue (nous), principe qui n'est ni sujet à nos passions, ni accessible à nos sens, ni exposé à la corruption, et que l'esprit seul peut concevoir. Le fils de Mnésarque appliquait ensuite à la génération divine sa théorie de la formation des nombres. S'il déclarait insondable la nature du Dieu suprême et absolu, incompréhensible sa forme, en tant que principe il en faisait la monade, le un primordial de la série des nombres. Transportant dans la théologie les principes mathématiques, dit très heureusement M. Alfred Maury, Pythagore essayait de donner ainsi à cette science la vigueur et l'évidence de l'arithmétique. En montrant que tout dérive de l'un primitif, il forçait les esprits à admettre l'unité de Dieu pour point de départ et par la manière dont les nombres s'engendrent les uns les autres, il cherchait à expliquer comment les autres divinités avaient pu naitre du sein de la divinité primordiale. C'est de la sorte, que Pythagore était conduit à assimiler les dieux à des nombres. Tout devenait nombre pour lui, le ciel, l'âme et la création. L'unité ou monade donnait naissance à la dyade, et la dyade, en l'unissant à la monade, engendrait la triade, dans laquelle tout était contenu, parce qu'elle renferme le commencement, le milieu et la fin. On s'élevait ainsi jusqu'à la décade, qui devenait alors le symbole du principe universel. De là l'assimilation des grandes divinités aux douze premiers nombres. Zeus Sotêr demeure sans doute le dieu conservateur et créateur, mais il paraît avoir été distinct, dans l'esprit de Pythagore, de la monade engendrée, laquelle est la première manifestation du divin et que représente Apollon ; la dyade est représentée par Arthémis, l'exade par Aphrodite ; Athéné répond à la heptade, Poseidôn à l'ogdoade ; tandis que la décade figure l'être parfait (panteleia), c'est-à-dire le Dieu suprême. Ainsi celui-ci se retrouve à la base et au sommet du système ; il en est l'alpha et l'Oméga : Bien longtemps avant Pythagore, les docteurs de la Chaldée avaient assimilé les dieux à des nombres, et nous possédons des tables en écriture cunéiforme qui résument leur système à cet égard. Mais elles n'ont de commun que cette idée fondamentale avec le système du philosophe de Samos ; dans l'application de cette idée elles en diffèrent complètement et reposent sur une autre méthode de numération. Pythagore n'a donc pas emprunté aux Chaldéens cette partie de sa doctrine ; une préoccupation de même nature l'a conduit seulement à une conception analogue.

Suivant lui, le Dieu primordial et suprême est le dispensateur des biens et des maux ; c'est de lui que découle ce que les hommes appellent la fortune (tychê). Il se manifeste dans la nature, dont il est le gouverneur et le conducteur (archêgos, hégêmôn), par la puissance créative, la force (dynamis), que Pythagore appelle Héraclès, pour conserver la terminologie des personnifications consacrées de la religion hellénique. Quant à l'harmonie de l'univers, ce sont les Dioscures qui la représentent et en sont les agents.

C'est de cette façon que la formation du monde, la cosmogonie, qui continuait suivant la donnée traditionnelle à être exposée sous forme de théogonie, devenait le développement harmonique de l'un fondamental. Les dieux s'engendraient les uns les autres. Ils étaient autant d'émanations successives de l'âme universelle siégeant au centre de la sphère, tandis qu'à l'extrémité de l'échelle des êtres spirituels étaient placées les âmes humaines, les dernières et les plus imparfaites émanations de l'âme du monde. Les démons et les héros constituaient les anneaux intermédiaires de cette chaîne, où la nature des êtres devenait plus entachée d'imperfection et moins dégagée de la matière à mesure que l'on s'éloignait de la source première d'émanation. Il n'y a de souverainement bon et de souverainement parfait que le un, que Zeus Sotêr ; tous les autres êtres sont imparfaits à des degrés divers. Cependant les âmes ne sont pas condamnées à occuper perpétuellement le même échelon dans la hiérarchie des existences. L'âme est éternelle, mais ses conditions sont passagères. Les personnalités corporelles ne sont que des formes transitoires par lesquelles passent les âmes sorties de la divinité, au sein de laquelle elles rentrent plus tard.

Nous ne comprenons pas encore assez bien la métempsychose égyptienne dans les documents originaux qui nous en parlent, et nous ignorons trop complètement les croyances eschatologiques des Phéniciens ou des Chaldéo-Assyriens, pour être en état de nous faire une idée vraiment scientifique de ce que Pythagore a pu emprunter ici aux sources orientales, directement ou plutôt par le canal de Phérécyde. Il semble, du reste, que sauf le principe général de la métempsychose, ce soit ici l'un des points où le maitre avait précisé le moins nettement son système, puisque dans son école on a compris plus tard le comment de la métempsychose de deux manières différentes. Pour les uns, l'âme humaine, en sortant du corps qu'elle a habité, passe immédiatement dans celui d'un animal, d'un être vivant plus ou moins parfait, plus ou moins vil, suivant les vertus ou les vices dont elle a fait preuve ; c'est le système exposé dans le Timée de Platon. Pour les autres, cette âme, plus ou moins impure et coupable, doit, pendant un temps déterminé, aller habiter un autre monde jusqu'à ce qu'elle revienne animer un nouveau corps sur la terre. Hermès conduit les âmes pures au ciel et les coupables dans le Tartare, où elles sont tourmentées par les Érinnyes ; puis, au bout de mille ou 1200 ans, toutes sont ramenées pour reprendre la vie terrestre. Cette dernière conception, qui permettait de conserver les croyances populaires sur l'Élysée et l'Hadès, paraît se rapprocher plus que l'autre de la pensée personnelle de Pythagore. En tous cas, dans le système de métempsychose du philosophe entendu de l'une ou de l'autre manière, l'union qui se formait entre une âme et un corps n'était pas le résultat d'une rencontre fortuite ; elle avait pour base un jugement divin et une convenance préétablie entre l'âme et le corps. L'univers organique devenait ainsi le théâtre de perpétuelles transmigrations, réglées par le mérite et le démérite des créatures, et où le terme, la récompense suprême de la perfection était l'absorption dans la divinité primordiale. Pythagore n'étendait pas, du reste, la sphère de sa métempsychose à tous les êtres organiques et inorganiques ; il en excluait les minéraux et mêmes les végétaux, qui, d'après lui, n'étaient pas animés.

Lès héros et les démons avaient été dans le principe des âmes pareilles aux nôtres, et tous les hommes pouvaient, en s'épurant par la vertu, devenir des héros ou des démons. Le maitre conciliait ainsi sa métempsychose avec la vieille coutume grecque du culte de certains morts, honorés sous le nom de héros. Il parvenait à dégager aussi par là les attributs et l'histoire mythique des grands dieux de toutes les fables compromettantes pour la morale dont les poètes étaient remplis à leur sujet. Tout ce qui lui paraissait indigne de l'idée que l'on devait se faire des dieux, était d'après lui l'œuvre des démons, lesquels, conservant encore de leur vie humaine antérieure des penchants vicieux, commettaient quelquefois des actes dont les dieux avaient été donnés à tort pour les auteurs. Grâce à ce subterfuge, il écartait de l'histoire des divinités grecques les mythes immoraux et monstrueux qui s'opposaient à ce qu'on pût s'en former une notion suffisamment pure et philosophique.

Cette question de la métempsychose est, du reste, celle où il est le plus impossible de défendre l'entière bonne foi. de Pythagore. Afin d'en mieux persuader ses disciples, il alla jusqu'à soutenir qu'il se rappelait la vie antérieure qu'il avait menée, que son âme avait été celle d'Euphorbe le Troyen — d'autres disent celle de Patrocle ou celle de Midas —, et il prétendit même un jour, dans l'Hèraion d'Argos, reconnaitre le bouclier qu'if avait porté comme Euphorbe et que Ménélas avait consacré à la déesse. Il narrait aussi ce qu'il avait vu dans le Tartare, quand il y était descendu au cours de ses transmigrations ; comment il avait reconnu Homère et Hésiode châtiés pour avoir chanté sur le compte des dieux des récits indignes de leur perfection. Ce grand homme et ce noble esprit était malheureusement de ceux qui s'aveuglent au point de croire que l'élévation et la sainteté du but poursuivi légitiment tous les moyens que l'on emploie pour l'atteindre, qu'il est permis d'abuser les hommes quand c'est pour les rendre meilleurs.

Une des maximes favorites de Pythagore était qu'eu tout on doit toujours commencer par les dieux. Comme le répétait plus tard Archytas, il professait que les lois devaient régler d'abord ce qui a trait aux dieux, aux démons et à la famille, que ce qui est bon et honnête devait passer avant ce qui est utile. D'ailleurs une réforme du culte et de la liturgie se liait nécessairement à une grande tentative pour épurer l'idée qu'on se faisait des dieux.

La hiérarchie établie entre les êtres du monde surnaturel se reflétait, suivant le système de Pythagore, dans les hommages qu'on leur rendait. Honore premièrement les dieux ; honore les héros ; honore les démons du monde souterrain, disent les Vers dorés, qui sont certainement bien postérieurs au maître, mais qui résument la doctrine adoptée dans son école. Mais ce culte, dû par l'homme avec des degrés divers aux dieux, aux héros et aux démons, ne doit pas se réduire à Une vaine cérémonie ; Pythagore, et en cela il diffère de tous ceux qui l'ont précédé chez les Grecs, a l'instinct de la religion spirituelle. Les dieux olympiens, disait-il, tiennent beaucoup plus dans les sacrifices aux dispositions de l'âme qu'au nombre des victimes. Ce sont les divinités inférieures, les dieux chthoniens, qui s'attachent à la multiplicité des sacrifices, et montrent un goût particulier pour les libations, les offrandes et tous ces rites magnifiques et somptueux que l'on accomplit en leur honneur. Ainsi, sans heurter de front la foi superstitieuse qu'avait le vulgaire dans la vertu des sacrifices, des libations et des offrandes matérielles, Pythagore mettait bien au-dessus l'offrande du cœur, les sentiments de la véritable piété. Pour lui les vêtements blancs dont le sacrificateur se revêtait ne devaient être que l'image de la pureté et de l'innocence que son âme devait avoir. De là la nécessité de ne se présenter à l'autel qu'avec des sentiments de modestie et d'équité, avec la paix et le calme dans le cœur ; de s'abstenir de tout acte qui souillerait le corps ou l'âme. Aussi recommandait-il en tout temps, et particulièrement avant le sacrifice, la chasteté et la sobriété.

Les offrandes de froment, de gâteaux, de miel, d'encens et de myrrhe, étaient celles dont il prônait avant tout la pratique. Pour lui, le culte le plus parfait de toute la Grèce était celui de l'autel d'Apollon Génêtor à Délos, où l'on ne présentait que des dons de ce genre. Il considérait le sacrifice sanglant comme entaché de matérialisme et d'imparfaite grossièreté. Aussi l'interdisait-il à ceux de ses disciples qui embrassaient la règle ascétique, et qui s'efforçaient d'arriver à la perfection en la pratiquant. Mais pour le profane vulgaire il le tolérait, et par suite il était amené à le maintenir dans le culte public, rendu par la cité à ses dieux protecteurs et auquel tous les citoyens prennent part. Pour ce culte public et général il réglait même avec une extraordinaire minutie tous les détails des rites du sacrifice. Il avait établi une hiérarchie systématique des victimes, les plus nobles devant être immolées aux dieux olympiens, lek inférieures aux dieux chthoniens. Pour les premiers il fallait qu'ils fussent en nombre impair, pour les seconds en nombre pair. En outre, dans tout animal sacrifié, les parties droites appartenaient aux dieux du ciel, les gauches aux dieux des enfers. Ceci introduisait dans la pratique dit culte les principes d'arithmétique religieuse et métaphysique si chers à Pythagore. Parmi les viandes du sacrifice, il interdisait de manger certaines parties du corps, que sa physiologie considérait comme étant les sièges spéciaux de la vie, et aussi les organes qui concouraient à la reproduction. Le bois employé sur l'autel devait être de cèdre, de laurier, de cyprès, de chêne ou de myrte, l'usage de tout autre étant défendu. Toute libation était répétée trois fois de suite, et devait être faite les yeux fermés, en tenant le vase par l'anse. Il était prescrit d'entrer dans les temples par la droite et de n'en sortir que par la gauche. SI on -y laissait tomber du sang, là souillure devait en être lavée avec de l'eau de mer mêlée de poudre d'or. Ce n'était que couvert de vêtements purs et dans lesquels on n'avait pas dormi, qu'il était permis d'y pénétrer. On n'y pouvait immoler aucun animal, pas même un porc, bien que la superstition antique considérât le sang de ce quadrupède comme doué de la plus haute vertu purificatrice. Le temple était souillé si par hasard une femme venait à y accoucher.

La plupart de ces prescriptions s'appliquaient aussi au culte des héros, que Pythagore recommandait à la cité de célébrer également avec éclat, et au culte domestique envers les dieux et les démons, qui devait être régulièrement pratiqué dans chaque famille.

Les jours de fêtes sacrées, le philosophe législateur interdisait, par respect pour la solennité, de se couper les cheveux ou les ongles. En dehors des grandes fêtes religieuses de l'État, chaque jour devait être marqué par un sacrifice à un dieu particulier ; ainsi le 6 du mois était consacré à Aphrodite et le 8 à Héraclès. Ici encore on rentrait dans les combinaisons numérales. Le fils de Mnésarque faisait aussi jouer dans le culte un grand rôle à la musique, qui avait, disait-il, la vertu de calmer l'esprit et d'entretenir sa pureté, en même temps qu'elle adoucissait les mœurs. Les adeptes de la vie pythagorique chantaient tous les soirs des hymnes en commun, avant d'aller chercher le sommeil. Ils mêlaient la musique aux incantations pour guérir les maladies.

Pythagore s'était également occupé du rituel des funérailles ; et là encore ses prescriptions étaient très précises et très minutieuses. Il interdisait absolument la crémation des corps ; or devait inhumer, et c'est en effet l'usage que les fouilles nous montrent prévalant presque universellement chez les Grecs d'Italie. En outre, le philosophe ne voulait pas qu'on enterrât les morts, comme on faisait souvent, dans des cercueils de cèdre, bois réputé incorruptible.

Tout en cherchant à épurer le culte, à y introduire un élément de piété qui jusque là n'y avait pas tenu assez de place, et à relever la notion des dieux, Pythagore demeurait sous le joug de certaines superstitions, chères à l'antiquité. Il accordait une grande autorité à la divination, à laquelle il avait sans cesse recours ; il ajoutait foi à toutes les fables inventées pour justifier la confiance dans cet art imaginaire ; il tirait des présages des apparitions soudaines, des songes et jusque des paroles prononcées au hasard. Mais ici encore il faisait un choix en rapport avec son système ; il rejetait certains procédés divinatoires en désaccord avec les relations mystiques qu'il établissait entre l'homme et les dieux. Il condamnait, par exemple, l'inspection des entrailles des victimes ; à laquelle il substituait l'observation des formes que prenait la fumée de l'encens. Mais ce sont surtout les oiseaux qu'il tenait pour des messagers du ciel, et il avait toute une théorie sur cette classe d'augures, qu'il avait peut-être empruntée à l'Orient.

Aux yeux du philosophe de Samos, c'était principalement avec les démons ou dieux inférieurs que la divination mettait l'homme en rapports, car il attribuait à cette catégorie d'êtres divins les songes et les manifestations prophétiques. C'est d'eux aussi qu'il faisait venir les maladies et les châtiments divers qui affligent les hommes. Aussi les purifications et les expiations, qu'on trouve recommandées dans la doctrine pythagoricienne tout autant que dans l'orphisme, devenaient des rites pratiqués en vue des démons plutôt qu'en vue des dieux. La porte restait de cette façon ouverte à toutes les superstitions de la magie déprécatoire et théurgique.

 

VIII

Le côté vraiment admirable du pythagorisme fut sa morale. Une conception plus élevée de la divinité, dit M. Maury que nous avons pris dans tout ceci pour principal guide, permit à Pythagore d'épurer la morale religieuse, et quand on compare son enseignement éthique à celui des poètes et des gnomiques, on est conduit à reconnaître qu'il avait apporté dans la doctrine du devoir un sentiment plus pur et plus délicat, dû à une notion moins étroite des dieux. L'homme, disait Pythagore, doit révérer la divinité comme ses parents, ses amis. C'était presque prêcher la doctrine de l'amour divin. Le commerce entre Dieu et l'homme élève celui-ci sans qu'il puisse jamais cependant atteindre à la perfection divine, car Dieu seul est vraiment sage et parfaitement heureux ; nul homme ne saurait l'être ; mais en s'approchant des dieux, nous améliorons notre nature faible et peccable. L'homme qui cherche à être sage est agréable aux dieux, dit encore Pythagore, et voilà pourquoi c'est lui qu'il faut charger d'implorer pour nous la divinité, faisant ainsi de la vertu un véritable sacerdoce. Le philosophe voulait que l'homme s'abandonnât tout entier aux mains de la Providence ; aussi enseignait-il que, dans la prière, il ne faut pas spécifier les bienfaits- qu'on réclame des dieux, mais s'en remettre à la connaissance qu'ils ont des biens qui nous sont désirables. C'est par la vertu seule que l'homme arrive à la béatitude, privilège exclusif de l'être doué de raison ; en soi-même, de sa propre nature, il n'est ni bon ni heureux, mais il est susceptible de le devenir par les enseignements de la vraie doctrine.

Après la piété envers les dieux, Pythagore faisait de la piété filiale le premier et le plus sacré des devoirs. Quel temple, quel simulacre, écrit conformément à ses enseignements Pampélos, quel temple peut être plus saint, plus précieux qu'un aïeul et une aïeule vénérables et chargés d'années ? Dieu comble de bienfaits celui qui respecte et honore les auteurs de ses jours. Et Périctionê ajoute qu'il ne saurait y avoir de plus grand crime que l'ingratitude envers les parents.

Dans tout ce qui touche à la chasteté et au mariage, Pythagore était d'une pureté de principes absolument inconnue à la société grecque et que l'on pourrait presque dire digne du christianisme. Il interdit entre les deux sexes tout rapport illégitime et de pure volupté. Il menace des châtiments infernaux les maris qui ne veulent pas vivre avec leurs femmes et les femmes qui se refusent aux charges de la maternité. Il attribue la même gravité morale à l'infidélité des deux époux, et la condamne aussi bien chez l'homme que chez la femme. Il entend que le mari traite bien la compagne qu'il a prise devant les dieux, et qu'en retour l'épouse aime plus son mari qu'elle-même, lui soit en tout soumise et dévouée. Le maintien et le langage de la femme doivent être toujours décents, sa réputation intacte. Il lui recommande particulièrement la piété, et l'invite à rivaliser avec l'homme dans les hautes spéculations intellectuelles. Aussi l'école pythagoricienne est-elle la seule école de philosophie de l'antiquité qui ait admis des femmes dans ses rangs et jusque parmi ses maîtres. Les plus beaux caractères de femmes que l'hellénisme nous présente, ont été formés sous la discipline de Pythagore. Et tous les témoignages s'accordent à dire que le fils de Mnésarque était parvenu à inculquer aux femmes qui l'écoutaient, non pas seulement le pur et précieux sentiment de la chasteté, mais cette simplicité de mœurs, cette réserve, ce mérite solide et ce goût des pensées sérieuses, qui ont atteint au plus haut degré de la perfection chez certaines femmes chrétiennes.

Dans le reste de sa morale, Pythagore n'était ni moins élevé ni moins rigide. L'idée de justice dominait tous les actes de ceux qui suivaient sa doctrine. La justice, professaient-ils, est la mère et le principe de toute vertu ; c'est elle qui entretient la paix et l'équilibre dans l'âme ; elle engendre le bon ordre des cités, la concorde des époux, l'amour des serviteurs pour le maître et la bienveillance du maître pour les serviteurs. Les deux plus beaux présents que les dieux aient fait aux hommes, disait encore le philosophe, étaient la vérité et la bienfaisance. Il voulait avant tout que la parole de l'homme fût sacrée et il menaçait les parjures du Tartare.

Il est facile de comprendre qu'un tel enseignement moral ait été capable de former des hommes d'une vertu exemplaire. L'antiquité est unanime au sujet de la haute Vertu et de la simplicité de mœurs d'Archytas de Tarente. On signale surtout sa bonté exceptionnelle envers ses esclaves, qu'il traitait comme ses fils. Au milieu de ses labeurs d'homme d'État, de ses méditations de philosophe et de savant, il trouva le temps d'utiliser ses connaissances pour l'amusement de ses enfants, en inventant un fouet qui garda son nom. Cela vaut bien, ce me semble, le tour de chambre tant vanté de Henri IV. Un des caractères les plus nobles et les plus purs qui aient honoré la Grèce, Paminondas, avait été l'élève d'un Pythagoricien crotoniate, Lysis, qui était venu s'établir à Thèbes. Suivant une tradition conservée par Cicéron, Eschyle, dont les drames sont empreints d'un sentiment si éminemment moral et religieux, était aussi un des sectateurs de Pythagore.

Le maitre se plaisait à formuler les préceptes de son enseignement moral en les résumant sous forme de sentences concises et énigmatiques, auxquelles il donnait par système l'obscurité des oracles. Un certain nombre de ces sentences ont été conservées par tradition chez les écrivains postérieurs. Il ne faut pas effeuiller la couronne, voulait dire qu'on ne doit pas violer les lois, qui sont la couronne des États ; il ne faut pas remuer le feu avec le glaive, qu'on ne doit pas exciter l'orgueil et la colère par des paroles offensantes ; il faut effacer la trace de la marmite dans la cendre chaude, qu'on doit se garder de la rancune et de tout ce qui pourrait l'entretenir. C'est cette sagesse gnomique que le philosophe de Samos avait dû particulièrement enrichir dans ses voyages, en colligeant les sentences à la forme originale et frappante des différents peuples qu'il avait visités. Il est remarquable, par exemple, trouver chez lui le précepte : il ne faut pas manger son cœur, pour dire qu'on doit se garder de l'envie et du trou' hie de l'âme, et d'autre part de lire dans le Livre des morts de l'antique Égypte, quand le défunt se présente pour son jugement devant le tribunal d'Osiris et se justifie de tous les péchés qu'il n'a pas commis, ces paroles : Je n'ai pas mangé mon cœur.

Les règles ainsi formulées s'imposaient à tous. Pour ceux qui voulaient pousser plus loin la perfection morale et religieuse, s'avancer davantage dans la connaissance des choses divines et en purifiant leur âme s'élever d'un degré dans l'échelle des transmigrations, Pythagore avait imaginé une règle ascétique et presque monastique, un genre de vie particulier, des prescriptions semblables à celles d'un couvent, comprenant des formalités minutieuses et des observances diététiques sévères. C'est en cela qu'il s'était certainement inspiré de l'exemple de l'Orient, dont le génie a toujours fait une part à l'ascétisme et à la mortification dans ses diverses religions. Les anciens ont été frappés de l'analogie qui existait entre la vie des membres de l'institut pythagorique, imitée ensuite par l'institut orphique, et celle que menaient les Esséniens et les Thérapeutes, bien que ces ascètes juifs professassent de tous autre dogmes que les Pythagoriciens. A ceux-ci il était enjoint de fuir les lieux fréquentés et les bains publics : d'éviter de parler sans lumière ; de se chausser d'abord du pied droit ; de n'entrer dans les temples que pieds nus ; de s'abstenir à l'exemple du maître de toute démonstration publique de douleur et de joie ; d'éviter à l'égard des hommes les prières instantes et les supplications. Ils devaient s'abstenir absolument de vin et ne prendre le matin pour aliment que du pain et du miel ; le soir il leur était permis d'user de légumes et de viandes, à condition que ce ne fussent pas celles d'animaux que les préceptes liturgiques du maitre défendaient de sacrifier aux dieux. Encore n'était-ce là qu'une tolérance ; la perfection suprême consistait à ne se nourrir de la chair d'aucun être ayant eu vie, recommandation inspirée par la doctrine de la métempsychose. La défense absolue de certaines viandes, du poisson et de quelques légumes, comme la mauve et la fève, de même que les prohibitions analogues portées dans les mystères, tenait à des raisons mystiques et superstitieuses. Pourtant le pythagorisme admettait aussi l'idée d'un mérite attaché à l'abstinence et à la mortification pour elle-même. Il recommandait le jeûne comme un acte de piété.

Chaque repas, dans l'institut pythagorique, était précédé de libations et de fumigations, et finissait par une nouvelle libation. A certaines heures on faisait des lectures en commun. Le plus jeune lisait à haute voix ; le plus âgé présidait l'assemblée, et le soir il rappelait à chacun les principaux articles de la règle. Tout Pythagoriste — c'était le terme spécial pour les membres de la congrégation — devait faire son examen de conscience avant de s'endormir. L'influence des idées et des mœurs grecques sur cette règle autrement tout orientale, se reconnaît aux exercices gymniques et aux promenades, auxquels Pythagore consacrait une partie de la journée. Il recommandait même la danse, mais il défendait la chasse comme un meurtre.

Ici encore nous empruntons l'excellent résumé de M. Maury. Une règle de cette nature entraînait nécessairement une vie en commun ; les Pythagoristes formaient en effet des communautés de nombre et d'importance divers. En y entrant, chaque néophyte apportait ses biens, mais il pouvait les reprendre en la quittant, car les vœux n'étaient pas perpétuels. Tous les ascètes pythagoriciens étaient vêtus à peu près de même : ils portaient une tunique blanche retenue par un cordon de lin ; ils évitaient dans leur habillement l'usage du cuir. Pour être admis dans la communauté, il fallait être d'une réputation sans tache, annoncer un heureux naturel. On était d'ailleurs préparé par un noviciat, durant lequel il fallait se soumettre à des purifications et à des expiations. Il y avait trois degrés ou grades pour arriver à la connaissance complète de la loi. Pendant deux années, le novice ne devait faire qu'écouter, ne jamais parler et exercer sa mémoire à retenir ce qui lui était enseigné ; il s'appelait alors auditeur, akoustikos. Il passait ensuite dans les rangs des mathématikoi, et se livrait à l'étude de l'arithmétique, de la géométrie, de la gnomonique et de la musique. Enfin il était admis dans la dernière et la plus haute classe, celle des physikoi, où la science de la nature intime des choses, la cosmogonie, la métaphysique, étaient enseignées. Car c'était aux ascètes seuls que Pythagore communiquait la totalité de sa doctrine ; il n'enseignait au vulgaire que les préceptes exotériques en rapport avec une vie plus imparfaite. D'où la distinction de ses disciples en exotériques et ésotériques ou Pythagoriciens et Pythagoristes. Durant les cinq années du noviciat, les Pythagoristes passaient par un grand nombre d'épreuves et d'études destinées à fortifier leur vertu et à éclairer graduellement leur intelligence. Les femmes étaient aussi admises dans la communauté et y pouvaient même aspirer à un rang élevé, car si Pythagore recommandait la chasteté, il n'imposait pas le célibat. Au contraire, il avait personnellement donné l'exemple du mariage.

L'institut pythagorique subsista plusieurs siècles. Il est donc probable que pendant ce long espace de temps sa règle alla en se développant, en se surchargeant de préceptes et d'observances minutieuses. Dans le tableau que nous venons d'en tracer, et que Jamblique a emprunté à des écrivains de deux cents ans postérieurs au maitre, il y a certains traits qui paraissent étrangers à l'âge de Pythagore. Telle est la lecture en commun ; car les Grecs n'avaient presque pas encore de livres au Ve siècle avant l'ère chrétienne, et en particulier la secte ne mettait pas, nous l'avons déjà dite ses doctrines par écrit. Mais il n'en est pas moins certain, par les témoignages les plus anciens et les plus dignes de fol, que c'était le philosophe lui-même qui avait fondé l'institut ascétique décoré de son nom, et que les règles fondamentales de la communauté remontaient jusqu'à lui.

La vie en commun développait chez les Pythagoristes un sentiment très puissant et très intime de fraternité. Les communautés, même de villes différentes, s'entraidaient dans le besoin. Une brouille venait-elle à éclater parmi eux, ils ne devaient pas laisser coucher le soleil sans se réconcilier. Il était même recommandé à ceux qui, sans embrasser la vie ascétique et mettre leurs biens en commun, voulaient pratiquer dans toute leur étendue les préceptes du maître, de partager ce qu'ils avaient avec ceux des frères qui tombaient dans la misère.

 

IX

Pythagore était parvenu à l'âge de la pleine maturité virile, il avait achevé de constituer son système encyclopédique dans toutes ses parties, quand il vint se fixer à Crotone. Le moment était venu pour lui de passer de la méditation à l'apostolat, de la conception abstraite à la réalisation pratique de sa doctrine, et c'est un terrain favorable à cet apostolat qu'il allait chercher en Italie. Avant de prendre cette grande résolution, avait-il déjà commencé à répandre ses enseignements en Ionie et en Grèce ? Avait-il au moins ébauché dans ces contrées quelques essais plus ou moins réussis de son institut ascétique ? Ritter l'a pensé et a cru en trouver la trace dans quelques expressions d'Hérodote, dont il force le sens. Nous ne savons rien de positif à cet égard ; mais en réalité la mission extérieure et publique de Pythagore ne commence qu'à son établissement à Crotone. C'est cette ville qui en a été le centre et le foyer.

Tous les témoignages les plus anciens et les plus dignes de foi s'accordent à dire que Pythagore abandonna Samos, sa patrie, devant la tyrannie brutale et soupçonneuse de Polycrate, qu'il voyait se prolonger sans y espérer un terme prochain, et qui lui paraissait un obstacle insurmontable à la réalisation de ses plans. On a beaucoup disserté sur les raisons probables qui lui avaient fait choisir pour sa retraite Crotone, plutôt que tout autre lieu. La recherche est assez oiseuse, car on ne pourra jamais sur ce point émettre que des conjectures dépourvues d'une base suffisante. Il serait peut-être plus sage de se borner à constater le fait, sans chercher à l'expliquer. Pourtant les remarques que nous avons eu l'occasion de faire, à l'article de Sybaris, sur les relations commerciales intimes et suivies qui existaient aux VIIe et VIe siècles entre les cités de l'Ionie et les colonies achéennes de l'Italie méridionale, sont de nature à faire comprendre que c'est à ces colonies que devait naturellement penser pour son établissement nouveau un Ionien résolu à quitter sa patrie. Et dans le reste de l'Ionie, le fils de Mnésarque rencontrait pour son entreprise exactement les mêmes obstacles qu'à Samos. Dans toutes les cités ioniennes, l'institution de la tyrannie — entendue comme on le faisait alors au sens d'une forme déterminée de gouvernement, sans impliquer nécessairement et par soi-même l'idée de réprobation que nous attachons à ce mot ; il y avait eu des sages vertueux qui avaient été des tyrannoi, comme Pittacos à Lesbos — l'institution de la tyrannie florissait ; on n'en connaissait pas d'autre, et les rois de Perse, en s'emparant de la suzeraineté du pays, comme avant eux les rois de Lydie, en avaient favorisé l'établissement et le maintien partout. C'était ce qui cadrait le mieux avec l'organisation féodale de leur empire. En même temps, dans le domaine des doctrines, il semblait peut-être difficile au philosophe de Samos de lutter avec avantage contre le matérialisme physique de l'école ionienne dans le pays même où il avait pris naissance, et où ses racines plongeaient dans les traditions indigènes d'influence des doctrines des grands sacerdoces asiatiques. Le succès merveilleux qu'il Obtint montre qu'il avait bien choisi dans l'Italie le champ de propagation de ses idées. C'était un terrain neuf et singulièrement propre au développement de la spéculation métaphysique ; avant lui déjà les doctrines ioniennes avaient commencé à s'y répandre, mais sans s'affermir assez pour ne pas pouvoir être facilement supplantées. Pythagore devina, ou peut-être en était-il informé par les renseignements que l'on pouvait avoir en Ionie sur ces contrées, la singulière prédisposition à l'abstraction métaphysique la plus abstruse et la plus hardie, mêlée d'un certain mysticisme, qui fut dans l'antiquité l'un des traits dominants de l'esprit des Grecs italiotes et qui produisit, après l'école pythagoricienne, celle des philosophes Éléates, de même que, dans le domaine purement religieux, dont la philosophie avait fini par se séparer complètement, elle amena le succès inouï de l'orphisme dans ces contrées et l'établissement des mystères dionysiaques dont nous avons eu déjà l'occasion de parler. Cette prédisposition s'est conservée, au travers du moyen âge et des temps modernes, dans la population des provinces napolitaines comme un héritage de ses ancêtres antiques, et c'est un des caractères par lesquels la patrie de saint Thomas d'Aquin, de Giordano Bruno, de Campanella et de Vico contraste avec le reste de l'Italie, fort peu portée à la métaphysique et à l'utopie sociale. Le goût naturel de l'abstraction chez les maîtres et les disciples continue à faire l'originalité de l'Université de Naples, centre des études et du mouvement intellectuel pour toutes les provinces méridionales. Naples, écrivait en 1864 M. Taine, et ceci est encore aussi vrai aujourd'hui, Naples a toujours eu une aptitude philosophique. Dernièrement on se pressait à une exposition de la Phénoménolopie de Hegel. Ils traduisent sans difficulté les mots spéciaux, les abstractions, Dieu sait quelles abstractions. Les étudiants sont encore enfermés dans les formules et les classifications de Hegel, mais les professeurs commencent à les dépasser, à chercher leur voie par eux-mêmes, chacun à sa façon et suivant son genre d'esprit. Les idées sont encore vagues et flottantes ; rien s'est formé, tout se forme. En attendant, on peut se demander si l'aliment qu'ils prennent est bien choisi, et si des esprits nouveaux peuvent s'assimiler une pareille nourriture ; c'est de la viande mal cuite et lourde ; ils s'en repaissent, avec un appétit de jeune homme, comme les scolastiques du XIIe siècle ont dévoré Aristote, malgré la disproportion, avec danger de ne pas digérer et même d'étrangler. Un étranger fort instruit ; qui vit ici depuis dix ans, me répond qu'ils comprennent naturellement le raisonnement le plus difficile tout en les dissertations allemandes.

D'un autre côté, l'homme qui prétendait réaliser une grande réforme à la fois religieuse, philosophique, monde et politique, refondre la société dans toutes ses parties d'après un plan préconçu, devait nécessairement choisir comme théâtre de ses prédications une grande ville, un centre d'influence déjà considérable et constitué. Se tournant vers l'Italie, avait le choix entre quatre cités, Loures, Crotone, Sybaris et Tarente ; les autres étaient trop secondaires pour qu'il y pensât ; Rhêgion même ne devait prendre d'importance qu'au commencement du siècle suivant, avec Anaxilas. Malgré l'affinité que ses prédilections pour l'aristocratie en politique avaient avec les institutions traditionnelles des Doriens, Pythagore était un Ionien, et par suite devait éprouver une répugnance naturelle peur les cités de race dorienne et leur rudesse pratique. Ottfried Müller l'a trop oublié quand il a voulu trouver dans la doctrine du philosophe, où il ne tient pas assez compte du côté mystique, un idéal du dorisme. Les colonnes doriennes d'Italie n'étaient pas le champ où la plante de la nouvelle philosophie pût développer de puissantes racines. Au point de vue de la théorie doctrinale, elles n'étaient pas portées à l'abstraction ; au point de vue pratique il ne semble pas qu'elles aspirassent à une réforme de leurs lois et de leurs mœurs. Lecres se ferma obstinément aux institutions pythagoriciennes, prétendant avoir mieux dans les lois de Zaleuces, qui passaient pour avoir été inspirées par Athéné elle-même : elle s'isola du mouvement qui à un certain moment entraina toute l'Italie grecque et une partie de la Sicile à la suite du maitre. Tarente, au contraire, suivit ce grand mouvement ; mais il n'y eut qu'une influence secondaire et limitée ; au point de vue politique, Tarente, au VIe siècle, était encore immobilisée et comme pétrifiée dans les institutions spartiates, d'elle ne devait modifier que plus tard.

Restaient les deux cités achéennes, dont précisément l'alliance et les relations commerciales étaient principalement avec l'Ionie. Entre elles, le choix de Pythagore ne pouvait être douteux. Les richesses de Sybaris avaient déjà fait tomber cette cité dans un degré de mollesse et de corruption irrémédiable, qui ne permettaient plu d'espérer d'en faire avec chance de succès le Centre d'une grande tentative de réformation. Crotone, déjà atteinte aussi, l'était pourtant moins et gardait quelque chose des vieilles matas. L'événement le prouva ; il y avait de la ressourcé dans sa population, et développée avec plus de prudence, l'œuvre du philosophe aurait pu y réussir d'une façon durable. En outre, comme institutions politiques, Sybaris avait glissé dans la tyrannie appuyée sur l'esprit d'égalité et sur la complicité du parti populaire. Or, Pythagore était par essence en politique un aristocrate ; une large oligarchie basée à la fois sur la naissance et sur la fortune, était à ses yeux l'idéal du gouvernement et du bon ordre social. C'est à lui et à son école que remonte la tradition de prédilection pour l'aristocratie qui s'est perpétuée dans la philosophie grecque jusqu'à Platon. Une doctrine qui ne se communiquait sous sa forme complète qu'à un petit nombre, et qui considérait la majorité des hommes comme incapable de supporter la plénitude de la vérité, devait forcément conduire, dans l'ordre de la pratique constitutionnelle et gouvernementale, à repousser l'égalité et l'accession de tous aux mêmes droits politiques. Pour réaliser l'idéal de Pythagore à Sybaris, il eut fallu une révolution, et si le philosophe était un réformateur il répugnait absolument aux moyens révolutionnaires. C'était un conservateur dans toute la force du terme ; il greffait sa réforme sur la tradition, à la vérité de laquelle il prétendait revenir. C'était une de ses maximes favorites que dans les lois, et dans la pratique du gouvernement, il fallait se garder des innovations trop radicales et trop promptes, comme ouvrant la porte aux troubles et aux révolutions.

Bien que le flot montant de la démocratie commençât à la battre en brèche, la constitution de Crotone était restée aristocratique. L'accès aux magistratures n'était ouvert qu'à certaines classes d'eupatrides et de timuques, c'est-à-dire de citoyens de naissance noble et possédant un degré déterminé de fortune. Des conditions du même genre, mais plus larges, étaient imposées pour jouir des droits actifs de citoyen. Enfin la puissance politique effective, la direction des affaires intérieures et extérieures, le choix des magistrats, le pouvoir législatif et l'autorité judiciaire suprême étaient entre les mains du Sénat des mille, recruté, non par l'élection, mais en vertu de droits personnels, parmi les familles descendues des premiers colons amenés par Myscellos, familles qui tenaient une position analogue à celle des geômoroi à Syracuse. Il y avait peu de chose à faire pour tirer d'une telle organisation l'idéal rêvé par Pythagore. Il n'était besoin de rien innover dans la forme ; il suffisait d'y infuser un esprit nouveau et d'y renforcer la résistance au progrès des idées démocratiques.

On le voit donc, si l'on ne peut ici procéder que par conjectures, West facile de se rendre un compte plausible des raisons qui attirèrent Pythagore à Crotone, quand il sortit de Samos, et cela sans croire, avec Grote, que ce qui l'y appelait était la réputation de l'école de médecine de cette ville.

Le premier soin du philosophe, en arrivant dans la cité qu'il adoptait désormais pour demeure, fut de s'y marier.

Dans les idées et les mœurs antiques, c'était donner un gage d'établissement sans esprit de retour, c'était proclamer que l'on choisissait une nouvelle patrie, où l'on voulait vivre en citoyen. La tradition la plus générale, celle qui s'appuie sur les meilleurs témoignages, veut que Pythagore ait épousé Théano, fille de Brontinos, un des principaux notables de Crotone, et qu'il en ait eu deux fils, Télaugês et Mesarque, et deux filles, Myia Arignotê, d'autres disent un fils et une fille, Télaugês et Damio, ou bien seulement deux filles, Damio et Myia. Théano, dont d'autres récits font la fille d'un Crétois nommé Pythonax, à laquelle Pythagore aurait été déjà marié et dont il aurait eu une fille avant son émigration en Italie, Théano jouit plus tard d'une immense réputation de sagesse, de science et de vertu dans l'école pythagoricienne ; elle passa pour une des plus glorieuses disciples de son mari, digne d'avoir été associée à ses plus nobles travaux. Diogène Laërte et Clément d'Alexandrie rapportent des apophtegmes ingénieux qu'on lui attribuait. On alla même jusqu'à faire courir sur son nom des livres apocryphes. Mais ici la question se complique. D'autres traditions prétendent que la Théano fameuse comme philosophe n'était pas la femme, mais seulement l'élève de Pythagore ; qu'elle était de Métaponte et non de Crotone ; enfin qu'au lieu d'être fille de Brontinos de Crotone elle était la femme d'un Brontinos de Métaponte.

En présence de ces divergences, plusieurs anciens ont supposé qu'il y avait eu deux Théano et deux Brontinos, entièrement distincts. Rien de plus obscur peut-être et de plus confus dans l'histoire du pythagorisme que ce qui se rapporte aux premières générations des disciples du maitre, jusqu'à l'époque de Lysis, de Philolaos et de Cleinias. C'est un véritable chaos, où les écrivains de basse époque, comme Porphyre et Jamblique, accumulent les plus invraisemblables anachronismes, allant jusqu'à faire entendre directement les leçons de Pythagore par des Mannes qui out veau cent ana après lui, comme Lysis et Philolaas. Deux choses, d'ailleurs, ont contribué à compliquer la question de façon à la rendre inexplicable : c'est d'abord l'avalanche des écrits pseudépigraphes qui se pont produits à dater d'une certaine époque dans l'école pythagoricienne, et dont les auteurs ne connaissaient plus que très imparfaitement l'hier taire vraie des .premiers temps de la secte ; c'est ensuite la sorte de sentiment de dévotion qui conduisit les adeptes du pythagorisme à reprendre fréquemment pour eux-mêmes OU pour leurs enfants les noms des disciples directs du maitre, des apôtre§ de sa doctrine. Ainsi nous trouvons encore dans l'école une poétesse Théano, qui vivait à Locres au Ve siècle, et l'Arignotê de Saules, qui écrivit des livres de théologie mystique, imbus de l'esprit pythagoricien, n'avait rien de commun avec Arignotê, fille de Pythagore, que d'avoir été nommée d'après elle.

Bientôt le philosophe, profitant de la réputation qui parait l'avoir précédé à Crotone et de celle qu'il s'était acquise par ses premières relations avec les hommes les plus distinguée de la cité, capables d'apprécier sa valeur, commença l'œuvre de son apostolat. Il la poursuivit par tous les moyens tantôt dans des entretiens particuliers, recrutant les adeptes qu'il jugeait aptes à recevoir communication des plus hauts secrets de sa doctrine, et à former le noyau de l'institut ascétique dont il cherchait à faire le levain qui développerait un mouvement fécond dans la masse inerte, les réunissant à des jours réguliers et leur donnant un enseignement systématique et habilement calculé ; tantôt prêchant en public la piété, la morale et leurs devoirs, aux jeunes gens dans le gymnase, aux hommes sur l'agora, aux femmes dans l'enceinte des temples. On prétend que la première fois qu'il prit ainsi publiquement la parole, plus de deux mille auditeurs se réunirent autour de lui, attirés d'abord par la curiosité bientôt profondément remués et saisis d'enthousiasme. On raconté ainsi que les Crotoniates finirent par construire pour ses prédications une salle d'auditoire, appelée homacoeion, où hommes, femmes et enfants venaient entendre ses discours. Tout ceci est assez douteux. Ce qui appartient à l'histoire, c'est l'effet prodigieux exercé en peu d'années par la parole du philosophé. Ce fut quelque chose d'analogue à l'effet de la prédication du Bouddha dans l'Inde, une sorte de revival dont le courant fut tellement impétueux qu'au premier abord personne ne tenta d'y résister. Pythagore trouvait les Crotoniates abattus et découragés par leur récent désastre de la Sagra ; incapables, semblait-il, de tout nouvel effort viril, et cherchant dans les jouissances la consolation de leur opprobre. Il les fit rougir de cet abaissement et de cette mollesse, réveilla chez eux le sentiment de la piété envers les dieux, de là vertu et du patriotisme, remit en honneur le travail et la frugalité, apprit de nouveau à respecter les lois, arracha la jeunesse aux habitudes de dissipation et de plaisir, apaisa lés dissensions intestines et donna à tous un noble but à poursuivre. L'aspect de la cité fut changé ; un même élan s'était emparé des âmes ; c'était une conversion générale. Jusqu'alors les sages qui avaient cherché à avoir une action populaire s'étaient attachés seulement à Instruire et à guider les hommes ; ils avaient négligé ou dédaigné les femmes. Pythagore s'adressa aussi aux femmes, auxquelles il ouvrait les perspectives d'un idéal qu'on ne leur avait pas encore présenté, et cette prédication d'un genre si nouveau eut sur elles une action toute puissante. A sa voix, on vit les femmes de Crotone arborer la bannière de la sévérité et de la modestie, devenir simples dans leurs costume et dans leurs allures, se dépouiller de leurs bijoux et de leurs frivoles atours, et les consacrer à Héra, déesse des chastes mariages, dans le temple du promontoire Lacinien, comme on voit les vierges chrétiennes, au moment de prendre le voile, offrir à Marie les parures qui servaient à rehausser leur beauté.

Le fils de Mnésarque acquit ainsi sur Crotone une véritable dictature morale, qu'il conserva quinze ans. Pendant tout ce temps ce fut lui qui dirigea la cité en maitre absolu, faisant pénétrer dans la pratique des lois et dans toutes les parties du gouvernement l'esprit de la doctrine. Son influence dominait le Sénat des mille ; ses adeptes les plus fidèles occupaient les magistratures ; car son apostolat s'était surtout adressé aux classes dirigeantes, et c'est auprès d'elles que devaient principalement réussir une doctrine qui politiquement reposait sur la conception d'une société fortement hiérarchisée. Il est dans la nature humaine que les distinctions de classes entre les hommes ne plaisent qu'à ceux qui ont à en profiter. Toute théorie aristocratique ne parait logique et bien fondée qu'à ceux qui se regardent comme appelés à faire partie de l'aristocratie. Les Pythagoriciens, du reste, gouvernaient Crotone avec un grand esprit de sagesse et de justice. Ils faisaient régner dans la cité le respect des lois, la concorde et la paix sous 'une stricte discipline.

C'était, d'ailleurs, un ascendant tout moral que celui de Pythagore, et il fut toujours fidèle à une ligne de conduite qui lui maintint ce caractère exclusif. Il s'était élevé au-dessus des ambitions vulgaires de la réalité matérielle du pouvoir. Son rôle, tel qu'il l'avait conçu était plus haut ; il affectait de se mettre au-dessus de la vanité du commun des hommes, de cette vanité des apparences extérieures de la puissance, dont Empédocle se montra si puérilement avide. Il y trouvait d'ailleurs l'avantage d'éviter la responsabilité des affaires, où il eût été exposé à des échecs qui eussent pu ébranler son autorité. Il restait le philosophe — c'est lui qui le premier prit ce titre parmi les Grecs —, le maitre inspiré qui parlait au nom d'Apollon et dont la parole faisait loi comme un oracle divin. Mais il ne voulut jamais siéger au sénat ni accepter aucune magistrature. C'est en vain que le Sénat des mille lui offrit le titre de prytane, le plus élevé dans la constitution de la cité, qui lui eut donné la présidence de la haute assemblée et l'intendance suprême des choses sacrées, il refusa obstinément. Il n'accepta jamais qu'une seule commission officielle, celle du rôle de législateur sacré, analogue à celui dont les Athéniens avaient investi Épiménide après l'avoir appelé de la Crète. C'est en vertu de cette commission qu'il réorganisa le culte public de Crotone, ses fêtes, ses cérémonies, sa liturgie et la hiérarchie des honneurs qu'on y rendait aux dieux et aux héros, principalement à Apollon Pythien, à Héra Lacinia, aux Muses et à Héraclès, héros fondateurs lesquels constituaient les patrons spéciaux de la cité.

Le retentissement et l'effet des prédications du philosophe étaient si grands qu'ils ne pouvaient rester confinés dans l'enceinte de Crotone. Bientôt les autres cités de la Grande-Grèce, à l'exception de Locres, sollicitèrent l'insigne honneur d'être visitées par Pythagore et d'entendre à leur tour ses enseignements. Conservant à Crotone sa demeure habituelle et son centre d'action, il parait alors avoir porté son apostolat de ville en ville dans des sortes de tournées triomphales. A Caulonia et à Rhêgion dans une direction, à Sybaris, à Métaponte et à Tarente dans l'autre, les doctrines du philosophe se propagèrent rapidement et dans l'attrait de la nouveauté firent de nombreuses recrues ; dans toutes ces cités des communautés cénobitiques de Pythagoristes Se constituèrent, et le pouvoir passa aux mains des adhérents de l'école pythagoricienne. Sous l'influence de cette école, leurs constitutions furent modifiées de façon à s'accorder avec les règles d'une doctrine qui donnait à Crotone de si heureux fruits. La tyrannie fut abolie pour faire place à des institutions aristocratiques, ou plus exactement timocratiques. C'était au VIe siècle un progrès véritable dans le sens de la liberté, du contrôle et de la domination invariable des lois ; car le monde grec ne comprenait encore à ce-moment l'égalité politique et civile, si chère aux Ioniens, qu'abdiquant aux matins d'un tyrannos (nous dirions aujourd'hui d'un César), d'un despote viager qui faisait passer indifféremment sur toutes les têtes le niveau de son bon plaisir, s'exerçant au nom du peuple et prenant plutôt ses instruments dans le bas que dans le haut.

Crotone devint ainsi pour un temps, durant le séjour de Pythagore, une sorte d'école gouvernementale pour la Grande-Grèce. L'action de ce foyer de réformation s'étendit même à la Sicile, où la doctrine pythagoricienne jeta des racines assez profondes pour s'y être ensuite maintenue pendant plusieurs siècles et avoir exercé, en se combinant avec les doctrines physiques de l'école ionienne, une influence considérable sur la formation de la philosophie d'Empédocle, On prétend même qu'Aimera, Agrigente et Taureménion députèrent auprès de Pythagore pour obtenir qu'il révisât leurs lois. Mais il faut se défier de la façon dont la tradition amplifie complaisamment les faits et ne tient presque jamais compte des dates[1]. On finit par croire reconnaître l'influence de Pythagore dans toute législation, qui, chez les Grecs d'Italie ou de Sicile, avait acquis un nom de sagesse. C'est ainsi qu'on en vint à ranger parmi les disciples du maitre Zaleucos et Charondas, les deux fameux législateurs de Locres et de Catane, qui dans la réalité lui étaient notablement antérieurs, le premier même d'un siècle et demi.

Quoiqu'il en soit, ce fut un beau temps pour les cités grecques de l'Italie méridionale, que celui où les Achéens de Crotone, de Sybaris et des villes qui dépendaient d'elles jusqu'à Poseidonia, située près des bouches du Silaros, les Doriens de Tarente et les Chalcidiens de Rhêgion, ne firent plus qu'un seul peuple organisé fédérativement, uni par les liens d'une étroite fraternité qui respectait les droits particuliers de chacune des républiques, volontairement soumis à l'autorité toute morale d'un même législateur, ayant oublié les divisions passées et tendant une main amie aux Siciliens transportés de la même ferveur religieuse, morale et patriotique. Conciliant les traditions diverses des colonies grecques avec celles des pays où elles s'étaient établies, respectant tous les mythes, mais les épurant et les réduisant à l'unité de croyance en même temps qu'ils refondaient toutes les constitutions, les Pythagoriciens dominaient, à l'aide des souvenirs du passé, par l'utilité présente et par l'espoir d'un heureux avenir. Pendant près de quinze ans, l'influence du philosophe de Samos parvint à réaliser l'idéal d'une Grande-Grèce formant une union nationale, malgré la diversité de races des Hellènes italiotes, union dans laquelle l'hégémonie appartenait naturellement à Crotone, à la cité où le réformateur inspiré avait fixé sa résidence et le centre de son apostolat.

C'est alors, ainsi que nous l'avons déjà dit, que toutes les cités de la Grande-Grèce, à l'exception de Loues, adoptèrent, comme signe matériel de cette union, un système uniforme de monnaies, variées pour les types dans chaque ville, mais pareilles pour le poids, la valeur intrinsèque, la composition du métal et le système du revers incus, c'est-à-dire frappé en creux. L'adoption de cette combinaison aussi simple qu'ingénieuse, qui réalisait une idée déjà conçue, mais moins parfaitement, au VIIe siècle, par les cités de l'Ionie dans leur monnayage d'électrum, constituait une réforme économique et financière des plus heureuses, qui réalisait l'unité monétaire, si utile au commerce, sur une vaste étendue de territoire en respectant tous les droits et tous les intérêts particuliers des souverainetés locales. Il n'est pas possible d'en refuser l'honneur à Pythagore ou du moins aux Pythagoriciens, car les monnaies incuses ont commencé à être fabriquées et l'ont même été en majeure partie au temps où cette école avait partout le gouvernement dans la Grande-Grèce, et la seule ville qui n'y ait pas pris part est précisément celle qui s'était fermée au pythagorisme. Il est même à remarquer que l'on n'a jamais rencontré jusqu'à présent une monnaie des Grecs de Malle méridionale antérieure à cette série des incuses, qui révèle une métallurgie si savante et si sûre de ses procédés, qui résoud des problèmes de fabrication accumulés comme à plaisir. Il semble donc que ce fut Pythagore qui, de même que Solon à Athènes quarante ans auparavant, établit chez les Hellènes italiotes l'usage de faire une monnaie nationale, usage sur le terrain duquel ils n'avaient pas encore suivi l'exemple des grandes cités de la Grèce propre et d'une partie de celles de la Sicile. Les Grecs ne se sont mis qu'assez tard à raisonner sur les problèmes de l'économie politique ; mais ils en avaient le sens à un degré merveilleux, et aucun peuple peut-être n'a commis moins d'erreurs pratiques à cet égard. Avant d'être des poètes, des artistes ou des philosophes, ils étaient avant tout, et jusque dans les moelles, un peuple de marchands. Aussi chez eux les esprits les plus portés à l'abstraction se sont montrés en même temps pénétrés de l'instinct vrai des choses de commerce et de finances. Pythagore lui-même, en se lançant dans les régions de l'absolue métaphysique et en se présentant comme un révélateur divin, n'oubliait pas les leçons pratiques qu'il avait prises enfant dans le magasin de son père.

Sans doute avant lui les Grecs italiotes se contentaient, comme éléments de circulation métallique, de lingots et de monnaies étrangères importées parle commerce, les uns et les autres acceptés dans chaque transaction pour leur poids de métal vérifié à la balance. L'usage nouveau introduit sous l'influence du philosophe eut pour effet de délivrer leur trafic de ce qu'Aristote appelle si bien l'embarras de continuels mesurages. On peut même, d'après l'étalon qui fut alors adopté, juger de ce que devaient être les sortes de monnaies que le négoce apportait le plus habituellement de Grèce chez eux. Cet étalon est en effet le statère d'argent dit euboïque, norme de la fabrication des espèces que frappèrent en si grande abondance Chalcis et Érétrie d'Eubée dès le milieu du VIIe siècle, Corinthe à partir de la tyrannie de Périandre. Or, précisément les monnaies euboïques et corinthiennes étaient celles que le commerce avaient adoptées dans les relations avec l'Occident, en particulier avec l'Italie. Les statères d'argent de Chalcis et d'Érétrie ont servi de prototype aux débuts du monnayage de même métal chez les Étrusques. A Crotone, dans le commencement du Ve siècle, aussitôt après l'abandon du système des incuses, nous voyons apparaître des pièces en relief des deux côtes, qui sur une face conservent le type national, le trépied, et sur l'autre copient le type des statères de Corinthe, le célèbre Pégase qui rappelait le souvenir de Bellérophon. Remarquons, du reste, que le poids monétaire euboïque s'était déjà antérieurement implanté dans un certain nombre de villes de la Sicile, et que c'était celui qui était en usage pour l'argent à Samos, dans la patrie de naissance du réformateur de Crotone.

Il est tout naturel qu'au temps où sa parole remuait d'un bout à l'autre l'Italie grecque, l'homme qui avait su opérer de si grandes choses par l'ascendant de sa vertu et de sa supériorité intellectuelle, le révélateur qui ouvrait aux âmes de si vastes perspectives sur l'insondable, ait parti aux peuples tin être supérieur à l'humanité. Les disciples de Pythagore avaient pour lui un enthousiasme tel, qu'ils tenaient ses paroles pour infaillibles. Il l'a dit, αύτός έφα, des simples mots suffisaient pour faire cesser entre eux toute controverse, d'autant plus que le principe d'autorité en matière de dogme était fondamental dans la secte. Aux yeux de ses partisans, Pythagore était l'homme le plus sage qui eût jamais paru et dût jamais paraître sûr la terre. On alla jusqu'à en faire un héros, un démon, mi dieu même se manifestant au milieu des hommes. Il se donnait pour un envoyé d'Apollon, d'aucuns le regardèrent comme ce dieu en personne, et l'on ne voit pas qu'il se soit beaucoup occupé à lés détromper. On l'identifia donc à Apiallon des Hyperboréens, et l'on raconta qu'Abaris, le prophète de ce peuple fantastique, était venu lui rendre hommage et que par une faveur unique il lui avait laissé voir qu'il avait une, cuisse d'or. Moins de cent ans après sa mort, au témoignage d'Hérodote, les Grecs prétendaient que Zalmoxis, le grand dieu des Gètes, était un esclave affranchi par lin, qu'il avait formé à sa doctrine et auquel il avait communiqué une partie de sa puissance surnaturelle. Bref, une légende se forma par degrés qui fit du fils de Mnésarque un personnage imaginaire et dont la Grande-Grèce fut le théâtre. On disait, par exemple, qu'on l'avait vu s'entretenir le même jour avec ses disciples à Métaponte en Italie, et à Tauroménion en Sicile, bien que près dé cent lieues séparent ces deux endroits. H passait pour avoir lu les pensées cachées et deviné les projets coupables tenus les plus secrets par les auteurs. Un jour qu'on lui demandait un prodige comme signe de sa mission, une ourse blanche s'était montrée dans les environs de Caulonia. Sur la plage de Sybaris il avait accompli un miracle analogue à la pèche miraculeuse. Il avait prédit des tremblements de terre, arrêté subitement des pestes, calmé les vents, détourné la grêle et apaisé les flots. Sans doute beaucoup de ses prodiges ne sont que des imaginations bien postérieures à lui. De même qu'on l'observe dans les légendes de saints du moyen âge, le nombre des miracles que l'on prêtait à Pythagore alla toujours en grossissant à mesure qu'on s'éloignait de l'âge oh il avait vécu. Mais il est incontestable que bien peu de personnages impressionnèrent aussi vivement l'imagination des hommes ; de son vivant il était environné déjà d'une atmosphère de merveilleux. Lui-même cherchait à l'entretenir. On sait positivement qu'il employait des charmes, des incantations pour opérer des guérisons réputées miraculeuses. Et il serait difficile de contester qu'il n'ait eu recours, pour affermir sont crédit, à des prestiges analogues à ceux dont usèrent également Épiménide et Empédocle.

Un trait propre à Pythagore est la multiplicité des histoires merveilleuses que l'on raconte à son sujet et qui le montrent exerçant une action singulière sur les animaux. Auprès de Sybaris, il a, comme saint Paul, été mordu impunément par une vipère mortelle et sa parole a suffi pour la tuer. A Tarente, un bœuf qui mangeait des fèves a sur son ordre renoncé à l'aliment défendu. Chez les Damiens de l'Apulie, il a subitement apprivoisé un ours redoutable, qui, sorti des forêts, ravageait le pays, et l'animal converti par sa parole, dépouillant sa férocité native, a désormais paisiblement vécu au milieu des hommes, sans plus jamais toucher à la chair. C'est exactement, à dix-sept cents ans de distance, le pendant de l'histoire de saint François et du loup d'Agubbio, ce trait qui semble si absolument légendaire et dont pourtant les témoignages contemporains les plus formels- assurent l'authenticité. Pythagore était-il réellement doué, comme le pauvre volontaire d'Assise, le grand thaumaturge de l'Ombrie au XIIIe siècle, de ce pouvoir inexplicable et pourtant certain qu'ont, sur les animaux les plus sauvages, certains hommes enflammés d'un ardent amour pour toutes les créatures ? ou bien est-ce ici l'un des cas où il faut admettre de sa part l'emploi de prestiges destinés à impressionner le vulgaire ? En tous cas, force est d'attribuer à une partie au moins des histoires de cette catégorie une valeur qu'au premier abord on serait tenté de leur refuser, quand on voit le type des monnaies incuses de Crotone, frappées au temps où il dirigeait les affaires, faire allusion à l'aigle blanc, qui, en signe de sa mission divine, descendait des rocs sourcilleux de la montagne, où il avait son aire, pour venir au milieu du bruit de la ville se poser sur les genoux du sage de Samos et se faire caresser par lui, bien que rebelle à la familiarité de tout autre homme.

 

X

Malgré les heureux effets qu'il avait produits dans les premiers temps de ferveur de prédication de la doctrine, le système politique des Pythagoriciens portait en lui des vices qui devaient bientôt entraîner sa ruine. Il eut été facile d'en tirer les éléments d'une liberté sage et progressive sans l'esprit étroit et exclusif dont le pythagorisme, au milieu de ses succès et par l'enivrement même qu'ils produisaient chez les adeptes du maître, ne sut pas se défendre. Leur initiation, trop rigoureuse et trop abstraite, ne pouvait s'adresser à la masse de la nation dont elle laissait volontairement en dehors la majeure partie ; c'était un privilège trop restreint, qui donnait à ceux qui y avaient été admis un droit absolu de direction sur les autres, le patriciat ainsi constitué s'enfermait dans l'orgueil de sa perfection et négligeait les devoirs d'un patronage affectueux envers les plébéiens ; l'esprit de fraternité que le législateur avait su éveiller entre les membres de la secte, ne s'étendait pas au delà de son enceinte ; il se transformait en dédain et en froideur à l'égard de ceux qui n'y avait pas été admis et rompait les liens de parenté ou d'ancienne amitié pour leur en substituer de nouveaux.

Il est beau, il est même relativement facile d'éveiller chez un peuple un grand mouvement de réformation morale ; mais avec les passions de la nature humaine, il ne faut pas rêver l'idéal d'un élan de ce genre persistant sans s'affaiblir. Surtout il faut se garder de prétendre décréter la vertu, l'imposer par la loi ; on n'engendre par là que l'hypocrisie, et on prépare des réactions où le déchaînement des passions trop comprimées produit nécessairement l'excès contraire. Une société ne s'organise pas et ne se gouverne pas à la façon d'un couvent ; l'activité et la liberté humaine répugnent à un tel joug et ont besoin d'une carrière plus largement ouverte à leur expansion. C'est ce que ne comprirent pas Pythagore et les Pythagoriciens. D'une réforme morale et sociale qui, maintenue dans de justes limites, eût pu durer, ils firent une utopie trop contraire à la nature des choses pour ne pas échouer. Leur gouvernement ne sut pas éviter l'étroitesse et l'intolérance tracassière dans laquelle tombent inévitablement les gouvernements piétistes, qui confondent la loi religieuse, dont le caractère est absolu parce qu'elle s'adresse à la conscience, avec la loi civile, essentiellement contingente et relative par ce qu'elle s'applique aux faits humains de chaque jour, le péché avec le délit. L'obéissance perinde ac cadaver était une des règles fondamentales du pythagorisme comme institut ascétique et presque monastique ; il voulut en transporter la loi dans la société. Pour ceux qui avaient été reçus à un degré quelconque dans la secte, toute velléité d'indépendance fut traitée d'hétérodoxie et punie par l'expulsion des rangs des frères. C'était une véritable mise au ban public, dont la sanction, avouent ceux mêmes qui représentent la société pythagoricienne comme un état idéal, était l'affichage des noms des infidèles, ainsi notés d'infamie et désignés aux adeptes de l'école comme des brebis galeuses dont on devait éviter le contact. Une semblable coutume ne pouvait manquer de soulever en peu d'années une coalition de haines implacables, prêtes à tout pour assouvir leurs rancunes et venger leurs outrages. Et ces haines étaient d'autant plus dangereuses que leur opposition devait trouver un facile écho dans le peuple, tenu dans une sorte de servage et exclu les droits politiques, et même dans les classes dirigeantes, soit chez les indifférents que choquaient les allures dédaigneuses des Pythagoriciens, soit chez ceux que la Crotone de Pythagore eut appelé volontiers les libertins, comme la Genève de Calvin, et à qui un rigorisme outré paraissait gênant, soit enfin chez les hommes qui professaient en matière de gouvernement d'autres principes que ceux du pythagorisme. Le système de la démocratie égalitaire, couronnée et administrée par un tyran viager, avait trop longtemps régné dans une partie des cités grecques de l'Italie pour ne pas y avoir laissé de nombreux partisans, qui, déconcertés un moment par le courant irrésistible du premier enthousiasme pythagoricien, devaient bientôt relever la tête et engager la lutte contre la secte victorieuse, en groupant autour d'eux toutes les hostilités que cette secte provoquait.

Les Pythagoriciens, d'ailleurs, à mesure que leur domination s'affermissait, semblaient prendre à tâche de tout faire pour multiplier les mécontentements. Leur principal instrument de règne était le fameux synédrion de 300 membres, liés entre eux par un serment réciproque, qui tient tant de place dans tous les récits traditionnels relatifs au triomphe momentané de l'école du philosophe de Samos et à sa chute rapide. Les témoignages antiques au sujet de ce synédrion sont tous parfaitement clairs et concordants, et l'on a lieu de s'étonner de voir la plupart des écrivains modernes en si peu comprendre la nature. Les uns l'ont confondu avec la communauté cénobitique des Pythagoristes parfaits. C'est tout à fait à tort, car il s'agit d'une association que tous les récits dépeignent comme purement politique. Le synédrion était l'organisation de la classe d'adeptes que, dans la répartition des membres de l'école pythagoricienne d'après le but auquel ils consacraient leurs efforts, d'après la sphère d'action vers laquelle ils se tournaient, on appelait les politikoi, par opposition aux sebastikoi, qui étaient les pures ascètes livrés à la méditation et à l'étude. Parmi ses membres les plus considérables il y en avait, comme l'athlète Milon, à qui la nature même de leurs occupations ne permettait pas d'adopter les abstinences et les règles diététiques des ascètes. Mais l'erreur n'est pas moins évidente de la part de ceux qui ont cru que le synédrion des 300 avait été une institution officielle et légalement définie, un Sénat plus restreint établi au-dessus de celui des mille et devenu un des rouages essentiels de la constitution de Crotone, bien que cette opinion ait pour elle l'autorité des grands noms d'Ottfried Müller et de Niebuhr. Ici encore rien ne l'autorise et tout la repousse dans les témoignages anciens. Toutes les fois qu'il est question d'une décision officielle obtenue par l'influence de Pythagore et des Pythagoriciens, on ne parle que du Sénat des mille, le seul rouage délibératif de la constitution, et des émotions des citoyens rassemblés sur l'agora, mais n'ayant qu'un pouvoir d'opinion publique et non une autorité légalement déterminée ; quant au synédrion, il apparaît comme une association libre et indépendante. Grote seul, éclairé par la pratique du régime parlementaire qui lui donne généralement une intelligence des questions constitutionnelles supérieure à celle des autres historiens, a compris ce qu'était en réalité, d'après tout ce qu'on en dit, ce fameux synédrion des 300. C'était quelque chose d'analogue à ce que les Grecs ont appelé les syssities dans le gouvernement de Carthage, lesquelles ne doivent pas être confondues avec les Syssities doriennes, institution militaire dont les cadres se conservaient en temps de paix. C'était surtout quelque chose de pareil aux clubs politiques de l'Angleterre et à nos réunions de groupes parlementaires ; une association extra-constitutionnelle, et qui n'en exerçait pas moins une direction décisive sur le gouvernement. Le synédrion constituait une réunion sans mandat légal, recrutée parmi les familles dirigeantes, les membres du Sénat des mille, liée par le serment d'une étroite fraternité et d'une complicité constante, qui dans les délibérations du Sénat présentait une phalange compacte et indissoluble, donnant la direction et fournissant un noyau à la majorité aristocratique, que la communauté d'intérêts groupait autour d'elle, si elle n'était pas entraînée par un sentiment de secte philosophique aussi enthousiaste et aussi déterminé. C'est dans cette réunion qu'on arrêtait la liste des candidats qui seraient promus aux magistratures,-et qu'on préparait les délibérations sur toutes les questions de gouvernement et de législation, délibérations ainsi décidées et réglées à l'avance, qu'on venait ensuite imposer au vote du Sénat pour leur donner la sanction officielle. Nul ne pouvait prétendre aux fonctions publiques, aux charges et aux honneurs du pouvoir, s'il n'appartenait au synédrion ou s'il ne s'était fait accepter par lui. Une association aussi nombreuse et aussi serrée, qui dans toute occasion agissait, parlait et votait comme un seul homme, était un instrument de domination irrésistible et qui pendant plus de dix ans resta toute puissante. Aussi les Pythagoriciens en organisèrent-ils de semblables, sur le modèle de celle de Crotone, dans toutes les cités où ils se saisirent du gouvernement. Mais si l'on se rend facilement compte de ce que pouvait être la puissance politique d'une semblable institution, il n'est pas moins facile de deviner quel trésor de colères et de rancunes sa prépotence devait nécessairement amasser contre elle, jusqu'au jour où toute cette irritation accumulée finirait par éclater en un orage encore plus fort que la capacité de résistance des synédria.

On vit donc, au bout d'un certain temps, une opposition considérable se former dans toutes les cités contre le gouvernement des Pythagoriciens et grossir rapidement, en arborant la bannière des principes démocratiques. A Crotone même elle prit de l'importance et battit vigoureusement en brèche les disciples du philosophe de Samos. Ses deux chefs principaux dans cette ville étaient Cylon et Ninon. Le premier appartenait à la plus haute noblesse patricienne et était un des hommes les plus opulents de Crotone, puissant d'ailleurs par son éloquence et son énergie, mais d'un caractère violent et haineux, capable de tout dans ses emportements. Il aspirait, dit-on, à la tyrannie ; et les Pythagoriciens prétendirent que sa haine cent' e eux venait de ce qu'il avait voulu être admis dans leur confrérie, et que le maitre l'avait repoussé comme indigne et dangereux. Le second est représenté, dans les sources très entachées de partialité qui sont seules parvenues jusqu'à nous, comme un démagogue de la pire espèce, aimant le désordre pour le désordre, adulateur des plus vils instincts de la foule et ennemi de toutes les supériorités, en un mot un tempérament d'agitateur et de révolutionnaire du plus bas étage. Ce n'est pourtant pas à Crotone que la réaction démocratique contre les Pythagoriciens devait remporter son premier triomphe. Sa victoire ne pouvait être décisive que là au foyer même de l'influence du fils de Mnésarque, au centre de sa puissance ; mais aussi sur ce point la lutte devait être plus vive que partout ailleurs et longtemps disputée.

Sybaris était mieux préparée pour le succès d'une semblable réaction. Le luxe et la mollesse invétérés des mœurs de cette ville ne s'étaient prêtés que difficilement au rigorisme pythagoricien et cherchaient à échapper à son joug. Le système de la tyrannie démocratique y avait des partisans plus nombreux qu'ailleurs. Il s'y liait même à des traditions bien puissantes d'amour-propre et de grandeur nationale, car il représentait pour les imaginations populaires le souvenir, encore récent, de l'hégémonie si longtemps exercée par Sybaris sur tous les Achéens italiotes, et dont l'avènement des disciples de Pythagore avaient amené l'abaissement devant la suprématie de Crotone, la ville qui avait la gloire et l'honneur de posséder le maitre inspiré dans ses murs[2]. Une révolution démocratique éclata dans Sybaris, chassa les Pythagoriciens de la cité et y rétablit la tyrannie, dont elle investit Têlys, aux applaudissements du parti anti-pythagoricien de Crotone. Mais cette révolution s'emporta aux excès les plus odieux et excita vite par là un sentiment universel de répulsion dans la Grande-Grèce. J'ai dit plus haut, au chapitre de Sybaris, par quelles atrocités Têlys fournit aux Pythagoriciens de Crotone l'occasion de se faire les défenseurs des droits les plus sacrés de la justice et de l'humanité, en répondant par la guerre aux sommations insolentes de Sybaris et à son attentat contre le caractère sacré des ambassadeurs ; par quel concours de circonstances un élan général d'enthousiasme national put encore être à ce moment excité par la parole du philosophe et de ses disciples, à tel point que le parti adverse ne tenta même pas de s'y opposer. Tous les Crotoniates, sans distinction de factions, prirent les armes ; les vieilles colères contre l'orgueil insupportable des Sybarites se réveillèrent devant les outrages nouveaux ; on n'eut plus qu'une seule pensée, l'extermination de la cité altière et impie, qui parut condamnée des dieux mêmes et sous le poids de cette malédiction ne rencontra pas un seul allié. J'ai raconté les circonstances de cette guerre, qui amena en soixante-dix jours la destruction de la grande ville des bords du Crathis, guerre dont la direction, comme l'inspiration, appartient tout entière aux Pythagoriciens et où l'armée de Crotone fut commandée par l'athlète Milon, l'homme d'action et le bras du parti.

Mais j'ai montré aussi à quel excès les Pythagoriciens, oubliant leurs principes de justice, poussèrent à leur tour la vengeance contre Sybaris vaincue, quel crime véritable à la fois de lèse-hellénisme et de lèse-humanité ils commirent en anéantissant cette cité, dont la disparition laissa un vide qui ne fut pas comblé et porta un coup mortel à l'œuvre de la conquête de l'Italie méridionale à la civilisation grecque. Je n'ai donc pas à revenir sur tout ceci. Il me reste à montrer comment, par une juste rétribution, l'abus que les politiques de l'école pythagoricienne firent de ce dernier et si complet triomphe devint la cause immédiate qui précipita leur ruine d'une manière irrémédiable.

Sybaris rasée, sa population expulsée et contrainte à aller habiter des villes éloignées, car on ne lui permit même pas de se fixer dans le voisinage, les vainqueurs s'occupèrent de se partager son territoire en vertu du droit de conquête. Le peuple crotoniate s'imaginait que tous participeraient au lotissement, puisque tous avaient porté les armes et pris part à la lutte. C'était la stricte justice dans les idées des anciens, et l'on considérait comme d'une politique bien entendue de profiter des acquisitions de terres que donnait ainsi la force des armes, pour appeler les nécessiteux à la propriété et dégager la cité.des dangers, de l'accroissement de la classe des prolétaires. Mais l'aristocratie pythagoricienne qui composait le synédrion en avait décidé autrement. Il semble que l'enivrement du succès, lui et fait perdre à ce moment toute mesure et toute intelligence de la situation ; une étrange avidité d'appétits s'était éveillée chez elle, et l'emportait sur les conseils de la plus vulgaire prudence. L'influence du synédrion triompha une dernière fois dans le Sénat des mille et y fit décider que les terres de Sybaris seraient attribuées exclusivement aux riches ; les membres du parti s'arrangèrent pour obtenir les meilleurs lots. On doit, du reste, dégager la mémoire du philosophe de toute responsabilité personnelle dans cette décision aussi blâmable qu'insensée. S'il avait été présent, dirigeant lui-même son parti, il est probable qu'il l'en aurait détourné, car elle devait blesser son sentiment profond d'équité, son ferme bon sens et son mépris pour les appétits matériels. Mais tous les témoignages s'accordent à le montrer absent lors de la révolution qui suivit, s'ils varient sur les causes de cette absence, et on ne fait pas intervenir son nom dans l'affaire du territoire sybarite, tandis qu'on le montre dirigeant tout par son influence personnelle dans les préliminaires de la guerre.

Quoi qu'il en soit, une explosion inouïe de colère accueillit dans le peuple et dans une partie même des classes dirigeantes la décision que le synédrion avait inspirée au Sénat. Un revirement complet se produisit dans l'opinion publique. Le parti pythagoricien venait de se déconsidérer et de justifier toutes les accusations d'hypocrisie cachant son avidité sous un masque de vertu, pue ses ennemis lui adressaient. L'opposition démocratique se hâta d'en profiter. Trois de ses membres les plus influents, Hippasos, Diodoros et Théagês portèrent au Sénat des mille une proposition de réforme constitutionnelle admettant tous les citoyens, sans distinction de naissance et de fortune, à prendre part à l'assemblée populaire et à parvenir aux diverses magistratures. C'était une révolution complète. En vain les plus éloquents des Pythagoriciens, Alcimachos, Deimachos, Méton, et Dêmocêdês, déployèrent toute leur énergie pour combattre la proposition dans le sein du Sénat, en invoquant les intérêts de l'ordre, le respect des traditions et le danger d'innovations aussi radicales, qui allaient déchaîner les forces aveugles de la démagogie. Malgré ses tendances habituelles et sa composition aristocratique, le Sénat prit peur et faiblit. Il craignit d'être emporté lui-même par le courant révolutionnaire s'il tentait de lui résister, et ne voulut pas se rendre solidaire de l'impopularité des Pythagoriciens. La proposition qui changeait les bases traditionnelles de la constitution de Crotone et faisait passer le pouvoir des mains d'une oligarchie de nobles et de timuques à celles des masses populaires, fut votée par le Sénat. C'en était fait de la domination de l'école de Pythagore ; sa proscription allait maintenant commencer.

A la première assemblée du peuple tenue en vertu de la nouvelle constitution, Cylon et Ninon prirent successivement la parole et développèrent un acte d'accusation en règle contre les Pythagoriciens. Produisant contre eux des documents tronqués et falsifiés, leur attribuant des doctrines immorales et odieuses, ils s'attachèrent à les noircir de toutes les manières, les représentant comme des hypocrites criminels et dangereux, en conspiration permanente contre les intérêts du peuple. Dans la formation du synédrion ils voyaient un délit formel contre les lois, un fait de conjuration, et ils concluaient en demandant que les membres fussent mis en jugement. Quelques Pythagoriciens courageux essayèrent vainement de répondre, en affrontant les clameurs de la foule ; on leur enleva la parole. La mise en jugement ne semble pourtant pas avoir été votée ce jour-là par l'assemblée. Mais la populace excitée par ces déclamations haineuses s'ameuta et se rua sur les ascètes Pythagoristes réunis pour une fête des Muses dans une maison voisine du temple d'Apollon Pythien ; c'est avec peine qu'ils parvinrent à s'échapper en cherchant un refuge dans l'édifice destiné à l'hospitalité publique, lequel jouissait d'un droit sacré d'asile. L'émeute se prolongea pendant plusieurs jours, croissant constamment en violence. C'est alors que la tradition place l'incendie de la maison de Milon, où les principaux chefs du parti pythagoricien étaient rassemblés, et la mort au milieu des flammes de tous ceux qui se trouvaient là, sauf deux. Mais nous avons déjà remarqué que cette anecdote est suspecte, parce qu'on la reproduit en plusieurs endroits différents, à Métaponte comme à Crotone ; d'ailleurs ceux qui la rencontrent y introduisent un monstrueux anachronisme, en nommant comme les deux seuls membres de la réunion qui parvinrent à se sauver Lysis et Philolaos, lesquels n'ont vécu que cent ans après. Ce qui est certain, c'est que bientôt les politiques et les ascètes pythagoriciens, dont plusieurs venaient de périr dans le désordre, jugèrent que la situation n'était plus tenable pour eux dans la ville même de Crotone. Les timides s'enfuirent sous des déguisements et cherchèrent des retraites plus tranquilles ; quelques-uns quittèrent l'Italie. Les plus déterminés voulurent tenter les chances de la guerre civile et se joignirent à Dêmocêdês, qui rassembla en armes les éphèbes dont il avait la direction officielle, opéra à leur tête une retraite en bon ordre sur le bourg de Platée, et s'y retrancha. Aussitôt l'assemblée populaire, rassemblée sous l'influence de Cylon et de Ninon, déclara Dêmocêdês rebelle et hors la loi, et mit sa tête à prix pour trois talents. On donna des troupes à Théagês, avec la mission d'aller déloger les Pythagoriciens de Platée. Un combat fut livré, où Dêmocêdês, vaincu, trouva la mort. La somme promise fut partagée entre ceux qui avaient pris part à cette expédition.

Abattu à Crotone, dans son foyer originaire, le pythagorisme, comme parti politique, était déraciné dans l'Italie grecque. Toutes les cités où il s'était assis au timon des affaires, copiant la révolution de Crotone, proscrivirent la faction triomphante la veille et maintenant vaincue. Métaponte seule résista quelques années à cet entraînement : elle accueillit avec les plus grands honneurs le maitre et ses principaux disciples quand ils s'y réfugièrent. Mais la réaction anti-pythagoricienne finit par la gagner après les autres cités, et là encore, l'école du fils de Mnésarque rencontra la proscription.

 

XI

Le nom de Cylon disparait brusquement des affaires de Crotone après le renversement des Pythagoriciens du pouvoir. Il semble que la mort l'ait empêché de profiter de là victoire qu'il avait remporté. Ce n'est pas lui, en effet, c'est le démagogue Ninon que nous voyons à la tête des affaires de la cité pendant les années qui suivirent. Ce fut une période de licence effrénée, où les lois ne comptaient plus pour rien, où la violence seule prévalait et où toutes les passions, toutes les débauches comprimées par le piétisme pythagoricien, se donnèrent libre carrière. Crotone fut alors le théâtre d'un de ces débordements de désordres de tout genre, que les gouvernements trop rigoristes ne manquent jamais de produire après eux. Plus tard c'était une locution proverbiale chez les Crotoniates que de dire, lorsqu'on voyait quelqu'un vouloir se porter à des excès : Non, nous ne sommes plus au temps de Ninon.

Cependant la proscription n'avait atteint, parmi les Pythagoriciens, que les plus importants, les plus en vue. Des membres de l'école, il y en avait d'abord quelques-uns que les Cyloniens avaient volontairement dédaigné de poursuivre, comme n'étant pas assez dangereux. Tel était Milon, bras redoutable, mais pauvre tête. Il en fut de lui comme de ces Florentins qui, d'abord électrisés par les prédications de Savonarole, tombèrent après son supplice de l'enthousiasme religieux dans la débauche. Une fois qu'il n'eut plus la présence du maître pour l'élever au-dessus de lui-même, il oublia les préceptes d'austère vertu sous le joug desquels il s'était volontairement plié, et il salit ses cheveux blancs par ses honteuses complaisances pour une courtisane. Mais le pythagorisme avait conservé, même au point de vue politique, des adeptes plus fermes et plus fidèles. Le parti était désorganisé, mais n'avait pas disparu. Il tenta plusieurs fois de relever la tête et de ressaisir le pouvoir. De là des troubles incessants, qui se renouvelèrent durant plusieurs années, Enfin, las de toutes ces agitations, les Crotoniates remirent leurs discordes civiles à l'arbitrage des trois cités de Tarente, de Métaponte et de Caulonia. Les juges désignés par ces trois villes se laissèrent circonvenir par les adversaires des Pythagoriciens, et leur sentence fut que les émigrés de Crotone devaient être frappés de bannissement perpétuel et qu'on devait condamner aussi à l'exil ceux qui tenteraient de rétablir un système de gouvernement condamné par le suffrage populaire. Forts de cette décision, les démocrates de Crotone appliquèrent la sentence d'exil à un grand nombre de membres du parti adverse et à leurs familles. Les biens des expulsés furent confisqués et distribués par lots au peuple. Ceci ne put se produire que postérieurement à la révolution qui, dans Métaponte, avait enlevé le pouvoir aux Pythagoriciens et à la mort de Pythagore lui-même, c'est-à-dire après 503.

C'est bien évidemment alors qu'il faut placer le gouvernement de Cleinias, que Denys d'Halicarnasse représente s'emparant de la tyrannie à Crotone, avec l'appui des prolétaires et des affranchis, un peu avant qu'Anaxilas ne saisit le pouvoir à Rhègion, exilant les familles les plus considérables du parti aristocratique et dominant ensuite sans opposition pendant un certain temps. Une dernière tentative à main armée pour la restauration du parti pythagorique fut faite par un exilé du nom de Demarchos, qui périt dans le combat. Théagês y fut tué également, du côté opposé ; c'était le dernier survivant des auteurs de la révolution de 509. A mesure qu'on s'éloignait de ces événements, les haines s'apaisaient. Le peuple de Crotone commençait à se repentir de l'acharnement avec lequel il avait poursuivi les Pythagoriciens, et à reconnaître que les fureurs aveugles de la démocratie triomphante ne lui avaient donné ni la paix ni le bonheur. Le jour vint enfin où l'on voulut ensevelir toutes ces discordes dans l'oubli. Le rappel des exilés, proposé à l'assemblée populaire, fut voté par acclamation. En dehors de quelques vieillards accablés par l'âge, il survivait une soixantaine de ces proscrits, qui revinrent au milieu de leurs concitoyens. A quelque temps de là dit-on, les Thuriens ayant fait irruption sur le territoire de Crotone, les Pythagoriciens rentrés, quoiqu'ils ne fussent plus de jeunes gens, coururent prendre place sous les drapeaux, et leur petite troupe se fit tuer héroïquement jusqu'au dernier homme. Ému de ce dévouement patriotique, le peuple de Crotone témoigna désormais la plus grande et la plus affectueuse déférence aux adeptes du pythagorisme ; on institua officiellement un sacrifice d'expiation à la mémoire des proscrits, lequel se célébrait chaque année à la fête des Muses, établie par Pythagore.

Dans ce récit, qui se présente avec tous les caractères de l'authenticité, il y a pourtant une circonstance inadmissible telle qu'elle est énoncée : c'est la mention d'une guerre contre les Thuriens. A la date de la fondation de Thurioi, les éphèbes même qui avaient suivi Dêmocêdês à Platée auraient été octogénaires ? Mais, les deux villes ayant succédé l'une à l'autre, on voit très fréquemment chez les écrivains anciens employer le nom de Thurioi pour celui de Sybaris, et réciproquement ; et nous en avons certainement ici un exemple. Cependant les raisons de date ne permettent pas non plus de rapporter le dévouement des derniers disciples de Pythagore à la guerre dans laquelle Crotone détruisit la seconde Sybaris, six ans après sa fondation. Cette guerre ne fut, en effet, que de deux années antérieure à l'établissement de Thurioi. C'est, je crois, un passage de Diodore de Sicile, trop négligé jusqu'ici, qui donne la clé de ce petit problème chronologique. L'historien, toujours si bien informé des choses siciliennes, raconte qu'à son avènement à la tyrannie, en 478, Hiéron de Syracuse conçut une grande jalousie de la popularité de son frère Polyzêlos et craignit en lui un rival. Pour l'éloigner et lui tendre un piège où il comptait bien le voir rester, il voulut lui donner le commandement d'une expédition destinée à secourir les Sybarites, alors en guerre contre les Crotoniates. Mais Polyzêlos devina l'embûche et empêcha par un refus le départ des troupes. Que peut être cette guerre des Sybarites et des Crotoniates en 478, si ce n'est une tentative armée des habitants expulsés des bords du Crathis pour reconquérir le territoire qui leur avait été enlevé ? En se dévouant courageusement à la mort dans cette occasion, les exilés pythagoriciens, rentrés depuis peu, lavaient dans leur propre sang leur doctrine de toutes les imputations dont elle avait été l'objet ; ils se faisaient les martyrs du patriotisme, et en même temps ils donnaient leur vie pour maintenir une sentence du maitre, pour assurer l'effet des imprécations qu'il avait fait prononcer au nom des dieux contre quiconque essaierait de rétablir Sybaris. Quant aux dates, elles se combinent parfaitement dans cette explication. Un homme exilé à l'âge de 30 ans lors de la proscription de 503 ou 502 avait cinquante ans en 478 ; un proscrit du même âge lors des événements de 509 était à peine sexagénaire à cette même date. Le dévouement raconté devient ainsi parfaitement possible et vraisemblable. Et ceci m'induit à placer vers 480, trente ans après la destruction de Sybaris, le rappel des exilés pythagoriciens à Crotone.

Vers la même époque, la proscription de la secte cessa aussi dans les autres cités grecques de l'Italie méridionale. Partout l'école pythagorique recouvra, non seulement une entière liberté, mais une influence considérable. Pendant un siècle environ, siècle dans lequel la Grande-Grèce retrouva la paix intérieure avec une splendeur presque égale à celle qu'elle avait eu autrefois, la plupart des hommes appelés au gouvernement par ses diverses cités, professaient à un degré plus ou moins complet la discipline pythagorique. L'école du philosophe de Samos donna même alors à l'Italie hellénique, parmi ses adeptes les plus avancés dans la vie ascétique et parmi ses maîtres, d'admirables types d'hommes d'État, tels qu'Archytas de Tarente. Il est vrai d'ajouter qu'instruite par la dure expérience des événements la secte pythagoricienne, dans cette nouvelle génération, avait cessé d'être le parti exclusif et étroit que son rigorisme outré, l'exagération de ses tendances aristocratiques et son dédain pour les autres hommes avaient perdu. Elle ne prétendait plus refondre la société sur un plan inflexible et faire du gouvernement un privilège lui appartenant de droit divin. Se soumettant aux faits accomplis, elle acceptait désormais le règne de la démocratie, que trente années avaient affermi, mais elle s'étudiait sur le terrain politique à empêcher cette démocratie de tomber dans la démagogie. C'est seulement à la supériorité de leurs vertus, de leur intelligence et de la forte éducation qu'ils recevaient dans leurs écoles, que les Pythagoriciens y demandaient l'influence et le pouvoir. De faction aveuglément oligarchique, ils avaient su devenir un parti de conservateurs libéraux, modérés et éclairés, dont les conseils étaient ceux d'une prudence sagement progressive, appuyée sur l'expérience pratique et l'équité.

 

XII

Remarquons, du reste, ce dont la majorité des historiens n'a pas tenu assez de compte, que c'est uniquement à titre de faction politique et de congrégation ascétique jugée, à tort ou à raison, dangereuse pour l'État démocratique, que le pythagorisme fut proscrit pendant un quart de siècle. Ce ne fut pas comme théorie philosophique. La constitution de l'école fut profondément troublée alors par des violent ces ; mais dans aucune des villes de l'Italie méridionale il n'y eut interruption dans la transmission de la doctrine. Il y resta toujours un bon nombre d'adeptes qui la professaient sans se dissimuler, qui menaient même la vie pythagorique, dans toute sa rigueur. Il suffit donc, après la période des troubles, du retour d'un petit nombre d'exilés pour reconstituer l'école aussi puissamment que jamais et pour lui redonner une nouvelle floraison. C'est peut-être même dans cette génération que ses doctrines, dégagées de l'alliance avec une théorie politique trop étroite, pénétrèrent le plus profondément dans toutes les couches de la population.

De plus, comme le duc de Luynes l'a très bien reconnu et mis en lumière, même au milieu de la proscription du parti politique pythagoricien, l'œuvre religieuse et liturgique de Pythagore se maintint. Ainsi que nous l'avons dit, le fils de Mnésarque, investi d'une mission officielle analogue à celles d'Épiménide et de Solon à Athènes, avait réorganisé la religion publique de Crotone, en combinant les traditions nationales avec ses propres théories, doctrinales, mystiques et symboliques. Et c'est tel qu'il l'avait organisé que ce culte subsista tant que Crotone demeura autonome. Nous en avons la preuve formelle par les types de la numismatique crotoniate à toutes les époques. Comme toujours chez les Grecs, ces types ont un caractère exclusivement religieux ; ils sont une des meilleures sources pour la connaissance du culte de la cité. Et tous ces types, sans exception, sont en rapport étroit et direct avec le système religieux de Pythagore, avec les éléments de la symbolique qu'il affectionnait pour son expression.

Le type monétaire principal et constant de Crotone, celui qui constitue comme le blason de la ville, est le trépied. Il est là ce qu'est la chouette à Athènes, le pégase à Corinthe, la tortue à Égine, l'emblème officiel et constant de la cité, qui se combine avec d'autres types, mais que l'on n'omet dans aucun cas et qui servait d'empreinte nu sceau public comme à la monnaie. C'est sous le gouvernement des Pythagoriciens qu'il a été adopté dans le monnayage, à son origine même. Le trépied est un des emblèmes de l'Apollon Pythien les plus connus et les plus universellement admis chez les Grecs. Mais ce fut surtout la réforme religieuse de Pythagore qui fit d'Apollon le dieu principal de la cité de Crotone, de même qu'il était le prôtogonos dans sa hiérarchie systématique des générations divines. Admis partout comme symbole d'Apollon, le trépied prenait une importance et une signification toute particulière dans les spéculations de la doctrine pythagoricienne. Pour le philosophe de Samos et son école, le trépied, qu'ils appelaient triops, trône mantique où la Pythie recevait les inspirations, d'Apollon, était l'emblème de la prophétie inspirée, divine et véridique ; il représentait le nombre trois, le nombre dans lequel tout est contenu, puisqu'il renferme le commencement, le milieu et la fin ; les trois éléments physiques, terre, flamme et eau ; les trois temps, le passé, le présent et l'avenir, et le soleil qui les embrasse tous à la fois de son regard. Aussi disaient-ils que le trépied était recouvert de la peau d'Argos Panoptès ou du serpent Python.

Sur les plus anciennes incuses de Crotone le trépied figure seul, en relief d'un côté et en creux de l'autre. Un peu plus tard, mais toujours, d'après les caractères les plus positifs de l'art et du style, au temps où le philosophe exerçait le pouvoir avec ses disciples, un second type se combine avec celui-ci. Le trépied, empreint en relief, continue à occuper une des faces de la monnaie : sur l'autre on voit en creux un aigle volant. C'est l'oiseau de Zeus, le dieu suprême et primordial dans le système de Pythagore, le père dont Apollon est le premier-né et la manifestation la plus éclatante. Mais c'est en même temps, comme l'a montré le duc de Luynes, l'aigle familier de Pythagore, l'oiseau que Zeus lui-même envoyait auprès du maître inspiré comme pour attester aux yeux des hommes le caractère divin de sa mission. Qu'il faille attribuer cette signification à l'aigle représenté dans la numismatique de Crotone, c'est ce dont on achève d'acquérir la conviction, lorsque l'on observe que ce type disparaît brusquement au moment de la proscription des Pythagoriciens, pour ne reparaître qu'au milieu du Ve siècle, à l'époque du développement le plus parfait de l'art, quand l'école pythagoricienne reprend la prépondérance dans les conseils de la cité. L'aigle est alors le plus souvent posé sur un chapiteau de colonne ionique ou sur l'entablement d'un temple, ou bien il tient entre ses serres la tête d'un animal, soit du bélier immolé dans le sacrifice, soit d'un cerf qui rappelle la légende locale du chasseur Aisaros.

Un peu avant la réapparition du type de l'aigle, sur les monnaies frappées entre 475 et 450 environ, le trépied est accompagné d'une grue — et non pas d'une cigogne comme on le dit souvent dans les descriptions numismatiques laquelle, debout auprès de ce meuble sacré, semble le garder. Ici encore il est difficile de ne pas se souvenir d'un trait de l'histoire légendaire de Pythagore, qui reproduit, en la transportant à Crotone, la célèbre anecdote des grues d'Ibycos, placée d'ordinaire à Corinthe. Des enfants, raconte-t-on, avaient été noyés en pleine mer, sans qu'aucun indice révélât les meurtriers. Mais une bande de grues traversait le ciel au-dessus du lieu du crime. A quelque temps de là deux des assassins étaient assis ensemble sur les gradins du théâtre de Crotone, quand des grues vinrent à passer dans l'air. Regarde les témoins ! dit l'un d'eux à son complice. Pythagore entendit le mot, cita les deux hommes au Sénat des mille et leur arracha l'aveu de leur crime. Dans ce récit comme dans celui tout pareil que l'on faisait au sujet de la découverte des assassins du poète Ibycos, les grues ont le rôle de témoins suscités par une puissance surnaturelle pour décider la condamnation des coupables et révéler leur forfait ; elles sont dans cet office les agents du dieu lumineux à l'œil de qui rien ne reste caché. Un Vase peint à figures noires, de fabrique sicilienne, qui a été publié dans l'Élite des monuments cérantographiques comme appartenant au grand orateur Berryer (j'ignore où il se trouve à présent), représentait dans ses peintures une grue auprès d'Apollon lyricine. C'est un second exemple de l'attribution de cet animal à Apollon dans les pays où s'étendit l'influence du pythagorisme. Le dieu trouvait d'ailleurs un attribut très bien approprié dans cet oiseau dont les migrations sont un des signes du changement des saisons et qui, à époques fixes, arrive du pays des Hyperboréens en chantant ses lais, suivant l'expression si heureuse de Dante :

E come i gru van cantando lor lai,

Facendo in aere di se lunga riga.

Il est bon de s'arrêter encore aux monnaies d'argent du plus beau style, où sur une face on voit des deux côtés du trépied les figures d'Apollon et du serpent Python, que le dieu perce de ses flèches, tandis que l'autre face montre Héraclès expiant le meurtre de Croton et faisant sur son tombeau les libations funèbres. Ces monnaies, a dit le duc de Luynes, offrent une marque palpable de la religion pythagoricienne, éminemment expiatrice et qui rendait ses hommages aux sépulcres des héros ainsi qu'à ceux des dieux. En vertu du même ordre d'idées, Pythagore voulait qu'on rendit un culte spécial aux personnages mythologiques, dieux ou héros, morts dans l'enfance, comme Archémore et Mélicerte. Il y joignait Apollon, qui, disait-il, avant de vaincre le serpent Python, avait commencé par être étouffé par lui et enseveli par les trois filles de Trio-pas dans le trépied pythique. C'était la forme qu'il donnait au mythe mystique de passion et de résurrection d'un jeune dieu sauveur, que l'orphisme popularisa sous une forme différente, empruntée à la Crète, celle de la mort de Dionysos Zagreus, déchiré tout enfant par les Titans et enseveli par Apollon à Delphes, soit sous l'omphalos, soit sous le trépied prophétique, puis ressuscitant dans le Dionysos thébain. La réunion dans un même type monétaire du trépied et du combat d'Apollon et de Python, fait manifestement allusion à cette fable pythagoricienne, qui associait à l'emblème du trépied, et au mythe de la victoire d'Apollon à Delphes, la doctrine de résurrection et de palingénésie dans la mort, garantie par le sort du dieu lui-même, type du sort qui attend l'homme au delà de la tombe. Et c'est encore au même cycle d'idées que l'on doit rattacher la combinaison de types d'autres monnaies de Crotone, de date un peu antérieure, où l'on voit d'un côté le trépied d'Apollon et de l'autre le canthare de Dionysos, l'un et l'autre emblème accompagné de serpents. Pythagore, racontait-on, au moment de partir pour Crotone, s'était rendu à Delphes, et y avait demandé une dernière fois les inspirations célestes en priant auprès du tombeau divin, que les uns prétendaient être celui d'Apollon et les autres celui de Dionysos Zagreus.

Je ne fais pas ici une dissertation en règle sur la numismatique crotoniate ; je ne pousserai donc pas plus loin l'analyse de ses types religieux. Il me suffit d'avoir établi par quelques exemples bien caractérisés, et que je pourrais facilement multiplier encore, qu'à toutes les époques ces types portent l'empreinte manifeste des idées qui présidèrent à la réorganisation du culte officiel de la cité par Pythagore ; qu'ils montrent la religion publique de Crotone restant telle que l'avait constituée le fils de Mnésarque, même après la proscription des Pythagoriciens.

 

 

 



[1] La mention de Tauroménion en est un exemple frappant, puisque cette ville ne fut fondée que sous Denys l'Ancien. A moins qu'on ne veuille supposer que son nom remplace celui de Naxos, l'ancienne cité à laquelle Tauroménion avait succédé.

[2] Qu'au temps où elle était gouvernée par les Pythagoriciens, Sybaris ait reconnu l'hégémonie de Crotone, c'est ce qui me parait ressortir formellement des monnaies incuses qui réunissent les noms et les types des deux villes. L'empreinte de Crotone y occupe la face en relief, la face principale, celle de Sybaris la face secondaire et en creux. Elle y est donc dans les mêmes conditions que celles de Pandosia et de Témésa sur les monnaies où elles sont associées à l'empreinte de Crotone. Et c'est toujours un indice de sujétion par rapport à la ville dont le nom se trouve sur la face principale.