LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LITTORAL DE LA MER IONIENNE. — TOME PREMIER.

 

CHAPITRE VIII. — LA VALLÉE DU NÉAITHOS.

 

 

I

A quelques kilomètres du sud de Strongoli, on franchit le fleuve Neto, le Néaithos de l'antiquité grecque, vers le point où les Itinéraires romains marquent une station homonyme, et au delà commence la plaine de Crotone. Ce fleuve est le plus important et le plus développé comme cours de ceux qui descendent de la Sila. Comme ses sources et celles de ses affluents sortent d'épaisses forêts, il a un régime assez régulier et conserve en toute saison un volume d'eau raisonnable, qui fait croitre sur ses bords de frais ombrages. C'est un des fleuves les plus poissonneux de la Calabre ; particulièrement la portion supérieure de son cours serait un vrai paradis pour les amateurs de la pêche à la truite. Dans les environs de son embouchure, on capture souvent des esturgeons, à l'époque de l'année où ce poisson entre dans les fleuves pour y frayer. Mais l'esturgeon n'atteint ici qu'une dimension très médiocre, à côté de ce qu'il est dans le Pô, pour ne parler que des fleuves italiens. On ne se souvient pas d'en avoir pêché dans le Neto d'un poids de plus de 12 à 15 kilogrammes. Ainsi que nous l'avons déjà dit, Strabon, enregistrant une tradition locale, explique le nom de Néaithos par l'incendie des vaisseaux des Grecs, qui auraient abordé à l'embouchure du fleuve en revenant d'Ilion et auxquels les captives troyennes auraient mis le feu par vengeance. D'où Lycophron Navaithos.

Théocrite a placé dans les environs de Crotone la scène de sa quatrième idylle, que Virgile a combinée avec la cinquième, dont le théâtre est dans les montagnes qui s'étendent entre le Crathis et le Traeis, pour les imiter ensemble dans sa troisième églogue. L'idylle quatrième lui a paru sans doute un peu maigre, car cette idylle, qui semblait si peu en être une aux yeux de Fontenelle, se réduit à une simple causerie rustique, et le trait le plus saillant vers la fin en est une épine que l'un des interlocuteurs s'enfonce dans le pied et que l'autre lui retire, sujet que l'art grec n'a pas trouvé indigne de lui à l'époque où il aimait les compositions familières. Sainte-Beuve le premier en a senti tout le charme. Je voudrais, disait-il, en donner la traduction mot à mot, en tâchant d'en faire sentir le parfum champêtre et comme l'odeur de bruyère qui court à travers ces propos familiers et simples. Deux pâtres, Battos et Corydon, se rencontrent sur les bords de la plaine cultivée, à l'entrée des montagnes, le premier conduisant ses chèvres, le second ses vaches. Ils s'asseoient au pied d'une colline couverte d'oliviers et là se mettent à s'entretenir de leur vie, de leurs troupeaux et de leurs amours. Corydon, qui est au service de l'athlète Aigon de Crotone, ami et rival du fameux Milon, énumère les lieux où il a l'habitude d'errer en gardant les animaux qui lui ont été confiés. Ce sont des traits locaux que le poète de Mantoue a supprimés.

BATTOS. Voilà une génisse qui n'a plus que les os. Est-ce qu'elle ne se nourrit que de rosée, comme les cigales ?

CORYDON. Non certes. Tantôt je la fais paître sur les bords de l'Aisaros et je lui donne une belle brassée d'herbe fraîche, tantôt elle bondit sur les flancs du Latymnos aux ombrages épais.

BATTOS. Ce taureau roux est aussi bien maigre. Que les gens du bourg de Lampriade en aient un pareil quand ils vont sacrifier à Héra ! car c'est une méchante population.

CORYDON. Je le conduis pourtant au Stomalimnos, sur le mont Physcos et le long du Néaithos, où croissent toutes les bonnes herbes, la bugrane, l'année et la mélisse à la bonne odeur.

Le Stomalimnos, ainsi que son nom l'indique, est le bois marécageux, entrecoupé de flaques d'eau, qui se trouve encore aujourd'hui à l'embouchure du Neto et que l'on appelle Bosco del Pantano. Le nom du Physcos s'est conservé jusqu'à nos jours dans celui du Monte Fuscaldo, qui s'élève au sud de Santa-Severina, sur la rive droite du Neto. Quant au Latymnos, c'est évidemment ou le contrefort qui s'en détache vers l'est, en avant de Scandali, ou bien la crête qui va de ce même point rejoindre le mont Clibanos des anciens, dominant les localités actuelles de Papa-Niceforo et de Cutrô, ainsi que la source del'Aisaros, et séparant la plaine de Crotone de la vallée du Tacino. Toute cette localisation topographique des indications du poète est restée jusqu'ici lettre close pour les commentateurs de Théocrite, faute d'avoir pris la peine d'aller l'étudier sur le terrain, où elle est d'une clarté parfaite ; car, suivant les habitudes constantes de la poésie grecque, chaque mot y a la précision du langage d'un homme qui a vu les lieux avant d'en parler. Malheureusement nous n'avons aucun élément pour déterminer le site exact du bourg ou dème de Lampriade, qui était certainement un des villages dépendant du territoire de Crotone. A moins qu'on ne veuille retrouver un vestige de son nom dans celui du délicieux vallon de Lampusa.

 

II

Si l'on remonte, en pénétrant clans les montagnes, la pittoresque vallée de l'ancien Néaithos, après avoir passé au pied de Rocca di Neto ou Rocca Ferdinandea, on atteint à un peu plus de 22 kilomètres de la mer, la petite ville ou plutôt le bourg de Santa-Severina. Une autre route, mais non carrossable, longue de 29 ½ kilomètres, y conduit aussi de Crotone, en passant par Briglianello et Scandali.

Santa-Severina est actuellement une localité fort misérable, qui ne s'est jamais relevée des désastres de la peste de 1529 et du tremblement de terre de 1783. On n'y compte qu'un millier d'habitants ; niais c'est le siège d'un archevêque, qui a pour suffragants les évêques de Strongoli, Umbriatico, Cariati, Cerenzia, Belcastro et l'isola. Ce privilège de posséder une église archiépiscopale est un dernier vestige de l'ancienne importance du lieu.

Les nombreux fragments antiques que l'on rencontre, employés comme matériaux dans les constructions de Santa-Severina, suffiraient pour attester qu'elle a succédé à une ville des âges grecs et romains. Et en effet, sa position est de telle nature qu'elle a dû attirer de bonne heure l'attention des habitants de ces contrées et fixer un noyau de population. Sur la rive droite du Neto, au milieu d'un territoire singulièrement fertile quoique tourmenté, remarquable surtout par la qualité de son vin et de son huile, et par ses excellents pâturages, elle occupe un site élevé et salubre, sur le sommet d'une hauteur rocheuse, entourée de tous côtés de précipices qui en font une forteresse naturelle et presque inexpugnable. De hautes montagnes la dominent d'assez près, au sud le Monte Fuscaldo, au nord-ouest le Monte Capraro, derrière lequel se dresse le sommet, encore plus élevé, de la Serra.

Le nom antique de cette ville était Sibérénê, qu'Étienne de Byzance enregistre comme celui d'une cité des Œnotriens. Ce nom de Siberena est encore employé par l'ancien Bréviaire des chanoines de St-Jean-de-Latran, dans la légende du pape St Zacharie, natif de cette localité, que d'autres documents du moyen âge, à la même occasion, transforment en Sybaris. Au IXe siècle, la Novelle de l'empereur Léon donnant la liste des sièges archiépiscopaux et épiscopaux dépendant du Patriarcat de Constantinople, l'appelle Severiana. C'est une forme presque semblable que Pline avait employée ; car tous les critiques sont depuis longtemps d'accord pour reconnaître que, dans le passage où le naturaliste romain énumère les principaux vins de l'Italie méridionale, la leçon de ses manuscrits Servitiana vina, placée à côté de la mention des vins de Consentia (Cosenza), est le résultat d'une altération des copistes pour Severiana ou Severiniana vina, le vignoble de Santa-Severina ayant toujours été l'un des plus renommés de la Calabre. La substitution du nom de Santa-Severina à celui de Severiana ou Siberena paraît avoir eu lieu vers le Xe siècle, quand l'église cathédrale fut dédiée à Ste Sévérine, martyre. Cette sainte n'est pas calabraise ; on ne la voit honorée nulle autre part dans les provinces napolitaines ; elle semble même assez suspecte. Son choix, comme patronne, paraît donc avoir eu pour unique motif l'a ssonnance de son nom avec l'ancienne appellation de la ville.

Quoi qu'il en soit, et bien que nous ne connaissions les noms d'aucun de ceux qui y présidèrent dans la chaire épiscopale pendant les premiers siècles, Severiana ou Siberena parait avoir été déjà une métropole à l'époque où Léon l'Isaurien fit passer violemment les églises de l'Italie méridionale de l'autorité patriarcale du siège de Rome sous celle du siège de Constantinople. En effet, les empereurs byzantins ne changèrent alors rien à l'organisation ecclésiastique de ces provinces, si ce n'est leur obédience.

Au commencement du VIIIe siècle ou dans les dernières années du VIIe, car on en ignore la date précise, naquit à Severiana Zacharie, qui fut élevé au trône pontifical le 28 novembre 741 et que l'Église, à cause de ses vertus, a rangé au nombre des saints. On le qualifie de Grec, comme tous les Papes originaires de Calabre antérieurement au XIe siècle, et son père portait le nom grec de Polychronios. Mais il appartenait au clergé romain longtemps avant son élection. Les circonstances au milieu desquelles il parvint à la papauté étaient éminemment cri tiques. La population de Rome et son chef religieux, que les événements avaient conduit à assumer l'autorité suprême dans la ville, avaient rompu tout lien politique avec l'empire de Constantinople un peu auparavant, en 726, sous le pontificat de Grégoire II, par l'expulsion du duc Basile, représentant de l'empereur iconoclaste Léon. Mais après s'être soustrait à la suprématie de Byzance, devenue, hérétique, il fallait éviter de tomber sous la tyrannie des Lombards, qui chaque jour devenaient plus menaçants. Sous Grégoire III, le danger était devenu extrême par suite de l'imprudence avec laquelle les Romains s'étaient mis à soutenir la révolte des ducs de Spolète et de Bénévent contre le roi Luitprand. Celui-ci s'était emparé de quatre des principales villes du duché de Rome et continuait sa marche victorieuse contre la cité même, quand Zacharie reçut l'onction papale. Son premier soin fut d'envoyer une ambassade à Luitprand pour l'arrêter et le fléchir. Pendant ce temps il décidait les Romains à changer de parti et à envoyer des soldats au roi des Lombards pour coopérer à sa guerre contre le duc de Spolète, Thrasimond. Celui-ci une fois vaincu et ayant été obligé d'abdiquer pour entrer dans les ordres sacrés, Zacharie se rendit à Terni auprès de Luitprand, pour implorer de lui une paix définitive et la restitution des villes enlevées au duché de Rome. Il réussit dans cette difficile négociation, et le monarque lombard, conquis par la sainteté du pontife, rendit tous les prisonniers romains tombés en son pouvoir et remit le territoire de la Sabine au peuple romain et à l'Église. Zacharie obtint même encore plus. Tout en maintenant l'indépendance récemment acquise par home, il n'oublia pas qu'il était né sujet de l'empire grec ; malgré la passion dont Constantin Copronyme faisait preuve en faveur de l'hérésie iconoclaste, il s'occupa des intérêts de sa couronne et parvint à décider Luitprand à rendre à l'exarque Eutychios les territoires qu'il avait conquis sur la pentapole de Ravenne.

Zacharie tourna principalement son attention et ses soins vers la question, vitale alors pour le catholicisme, de la propagation de la foi chrétienne chez les peuples qui, dans l'Occident, demeuraient encore plongés au sein des ténèbres du paganisme, étrangers à la véritable civilisation. Il fut l'ami, le soutien, le protecteur et le conseil de Boniface, l'apôtre de la Germanie. Mais le plus grand acte de sa vie et de son pontificat fut la réponse qu'il fit, en 752, au cas de conscience politique que vinrent lui poser, de la part de Pépin-le-Bref, Burchard, évêque de Wurtzbourg, et Fulrad, chapelain du fils de Charles-Martel. Le nom de roi doit être donné à celui qui en a le pouvoir, répondit Zacharie, et c'est sur cette sentence que le dernier rejeton de la dynastie mérovingienne descendit du trône des Francs pour faire place à Pépin, que St Boniface sacra à Soissons. Le souvenir d'un pareil événement, l'un des plus décisifs de l'histoire, plane encore sur le bourg, aujourd'hui si déchu, de Santa-Severina. Il est impossible au voyageur qui visite cette aire d'aigle, cachée au milieu des contreforts sauvages de la Sila, de ne pas se sentir ému en songeant que c'est de là qu'est sorti l'homme qui a donné la légitimité religieuse à la race des Carlovingiens et osé le premier disposer d'un trône au nom de l'autorité pontificale. Lui-même eût été bien étonné peut-être s'il lui avait été donné de lire dans l'avenir les conséquences qui devaient découler de son acte, même la plus prochaine, la restauration de l'Empire d'Occident.

Zacharie a encore marqué dans l'histoire de la Papauté par la condamnation du prêtre Virgile, qui enseignait l'existence des antipodes, mais en en tirant ta conséquence qu'il y avait une autre humanité, laquelle ne descendait point d'Adam et n'avait pas été rachetée par le sang de Jésus-Christ. Il déploya la plus admirable libéralité dans ses aumônes et se fit le défenseur des droits les plus sacrés de la civilisation et de l'humanité, en prononçant l'excommunication contre les marchands vénitiens qui avaient l'infamie d'aller vendre des esclaves chrétiens aux musulmans d'Afrique. Chose rare de son temps, il cultiva les lettres, fonda le premier la Bibliothèque de l'Église romaine et traduisit en grec, qui était resté sa langue de prédilection comme sa langue maternelle, les Dialogues de St Grégoire le Grand.

Dans les environs de 840 — l'année ne peut pas se préciser davantage — Severiana fut prise par les Arabes de Sicile, qui profitèrent de cette position stratégique formidable pour y établir une colonie musulmane, à raide de laquelle ils ravageaient et dominaient tout le pays alentour. Cette colonie se maintint plus de quarante ans, et la ville ne fut recouvrée sur les infidèles qu'en 885, par Nicéphore Phocas, le général de l'empereur Basile lei. A dater de ce moment, elle ne cessa plus d'être chrétienne, et c'est dans le siècle qui suivit qu'elle reçut le nom de Santa-Severina. En effet, on connaît sans interruption la liste de ses pasteurs à partir de 981, et l'évêque Ambroise, qui, d'après une inscription très postérieure à son temps, laquelle se lit dans la cathédrale, dédia l'église à la Vierge, à St André et à Ste Sévérine, est antérieur à cette date.

Lorsque Robert Guiscard fit la conquête de la Calabre, Santa-Severina fut une des places qui tinrent le plus fidèlement pour l'empereur grec. Robert n'en obtint la capitulation qu'après un long siège. En 1096, Étienne, évêque de Santa-Severina, renonça au rite grec pour embrasser le latin et se soumit à l'obédience du Pape. Il fut le premier des prélats de la Calabre à donner cet exemple. Aussi fut-il maintenu dans son rang de métropolitain, avec augmentation du nombre de ses suffragants, parmi lesquels fut compris l'évêque de Lipari, ce que confirma de nouveau le Pape Lucius III, en 1183.

Au XIVe siècle, Ugo de Santa-Severina, prélat intelligent et lettré, fut au nombre des correspondants de Pétrarque. La ville commençait alors à décliner. A la fin du XVe siècle elle faisait partie des vastes domaines d'Antonio Centiglia, le fameux marquis de Crotone, dont nous parlerons avec développement dans un des chapitres suivants. Lorsque le roi Frédéric confisqua ses seigneuries en châtiment de ses rébellions, il donna celle de Santa-Severina, avec un titre de comte, à Andrea Caraffa, que Gonzalve de Cordoue, en 1503, confirma, au nom du roi d'Espagne, dans la possession du fief et du titre. C'est cet Andrea Caraffa qui fit construire le château, que l'on voit encore, en partie démantelé. La peste de 1529 amena une telle dépopulation de la ville, que le recensement fiscal de 1532 n'y comptait plus que 489 feux. En 1545 le nombre en remontait à 747, pour redescendre à 414 en 1561, et 307 en 1595, par suite de l'émigration des familles les plus distinguées, qui quittèrent le pays pour se soustraire à la façon tyrannique et tracassière avec laquelle les Caraffa exerçaient leur juridiction seigneuriale. En 1608, ils vendirent ce fief aux Ruffo, mais la décadence de la ville, une fois commencée, se continua, toujours aussi rapide, dans le XVIIe siècle. En 1669, les recenseurs des taxes ne relevaient que 105 feux à Santa-Severina. Ce fut le terme extrême de la chute de cette localité, et dans le cours du XVIIIe siècle, une fois que la domination espagnole a eu pris fin, on remarque un mouvement sensiblement ascendant dans la population, qui s'est continué jusqu'à nos jours.

Lors du tremblement de terre de 1783, tout le côté oriental de l'enceinte de Santa-Severina s'abîma dans le précipice par un effroyable éboulement, avec les maisons voisines et leurs habitants.

 

III

Si l'on continue à remonter la vallée du Neto, l'on arrive, à quelques lieues plus haut que Santa-Severina, au point où ce petit fleuve reçoit le Lese, un de ses principaux affluents. Sur la rive droite, le village d'Affilia, dont le nom semble remonter à l'antiquité et qui fut au moyen âge une localité de quelque importance, renversée par le tremblement de terre de 1638, surmonte une hauteur dominant le confluent. Au pied sont des exploitations de sel gemme, remarquable par sa blancheur, qui fournissent à la consommation de la contrée voisine. Les mêmes filons de sel reparaissent à quelque distance, sur le territoire de Rocca-Bernarda.

Sur un des pitons de la crête montueuse qui sépare les deux vallées du Neto et du Lese, au milieu des pâturages et des bois de chênes et de châtaigners, est bâti le village de Caccuri, qui compte environ 800 habitants et qui a fourni un titre ducal, possédé par la famille Cavalcante. C'est là que naquit, vers 1400, Angelo Simonetta, qui se mit au service de François Sforza, auquel Polissena Ruffo avait apporté en dot la seigneurie de Caccuri. Devenu le secrétaire de ce condottiere, qui avait déjà pris le titre de marquis de la Marche, Angelo Simonetta alla, en 1446, à Venise pour traiter avec la République au nom de son maître, alors engagé dans une guerre contre le pape Eugène IV et le duc de Milan. S'attachant de plus en plus à la personne de Sforza, il le suivit dans toutes ses expéditions et réussit, par l'habileté de ses intrigues diplomatiques, à paralyser les forces des États qui auraient pu contrarier les projets ambitieux de ce guerrier. Lorsque François Sforza se fut emparé du duché de Milan, il récompensa le zèle de son fidèle serviteur en le comblant de bienfaits, l'élevant à la qualité de conseiller et lui faisant accorder le droit de bourgeoisie dans plusieurs villes de la Lombardie. Angelo Simonetta conserva son crédit sous le gouvernement de Galéaz-Marie et mourut en 1472 à Milan, où il fut enterré dans l'église des Carmes. Il avait fait venir de Caccuri ses deux neveux, qui partagèrent sa faveur et sa fortune à la cour des Sforza.

L'aîné, Cecco Simonetta, né en 1410, suivit François Sforza dans toutes les vicissitudes de sa carrière de guerres. En 1448 il combattait à ses côtés à la bataille de Caravaggio, gagnée sur les Vénitiens : la même année il reçut de René d'Anjou le titre purement honorifique de président de la Camera della Summaria, ou Chambre des comptes, dans son royaume in partibus de Naples, et quelque temps après il fut nommé, ce qui était plus effectif, gouverneur de Lodi. Dès que François Sforza fut duc de Milan, Cecco Simonetta fut pourvu de plusieurs fiefs dans le duché, entre autres de la terre de Sartirana dans la Lomelline. Sa fidélité, ses lumières et la généreuse protection qu'il accordait aux lettres et aux arts, en avaient fait le personnage le plus influent de l'État ; aussi sa situation souleva-t-elle la jalousie des courtisans, qui essayèrent, mais inutilement, de le perdre dans l'esprit du duc. Après la mort de François Sforza, Cecco Simonetta continua ses fonctions sous Galéaz-Marie ; et lorsque celui-ci fut assassiné, en 1476, il eut grand part au maintien de l'ordre et à l'avènement de Jean-Galéaz. Il assista de ses conseils la duchesse veuve, Bonne de Savoie, qui administra pendant la minorité du jeune duc, son fils ; et il fit preuve de fermeté et de prévoyance, en profitant de l'exemple de la révolution excitée à Gènes par les Fieschi, pour bannir de Milan ceux qui se préparaient à les imiter. Et c'était vraiment chose extraordinaire, dans ces principautés de l'Italie du XVe siècle — particulièrement à Milan, où Jean-Galéaz Visconti, cent ans auparavant, avait décrété que le supplice infligé aux ennemis du duc devait être lent et raffiné — c'était chose extraordinaire que de se borner à exiler des rivaux politiques, au lieu de les mettre à mort.

Mais Cecco Simonetta ne l'avait emporté sur des ennemis puissants que pour devenir la victime des intrigues d'un ignoble adversaire. Un certain Tassini, de Ferrare, ancien valet de chambre de Galéaz-Marie, devint l'amant de la duchesse régente. Simonetta le méprisa d'abord, et ne s'aperçut du danger qu'il lui faisait courir que lorsque le favori eut obtenu le rappel des bannis, entre autres de Ludovic le More, le plus dangereux de tous. C'est alors qu'il dit à Bonne de Savoie : Je perdrai ma tête, mais vous ne conserverez pas le gouvernement de l'État. En effet, peu après le retour de Ludovic, ce ministre intègre et fidèle, le seul honnête des hommes politiques italiens de son temps, fut arrêté et emprisonné au château de Pavie. On commença par le dépouiller de ses propriétés, que se partagèrent ses accusateurs. Puis, après avoir été mis plusieurs fois à la torture, il eut la tête tranchée le 30 octobre 1480. Son tombeau se trouve dans l'église de San-Domenico, à Pavie.

Son frère cadet, Giovanni Simonetta, eut également part à la faveur de François Sforza. Ferdinand, roi de Naples, lui donna, en 1460, l'investiture des fiefs de Roccella et de Rocca di Neto, dans la Calabre, sa patrie. Milan et Gênes luidécernèrent la bourgeoisie, et le duc Galéaz-Marie lui fit présent de la terre de San-Giorgio, dans la Lomelline. Après la mort de François Sforza, dont il avait été le secrétaire intime, Giovanni Simonetta se consacra exclusivement à écrire son histoire. Elle parut à Milan, au commencement de 1480, sous le titre : De rebus gestis Francisci Sfortiae, Mediolanensis ducis, libri XXXI, et fut réimprimée dans la même ville en 1486, toujours dans le format in-folio. Notre Bibliothèque nationale de Paris possède l'unique exemplaire tiré sur peau de vélin de l'édition princeps ; c'est celui que l'auteur destinait à Louis XI et qu'il offrit à Charles VIII. Elle renferme aussi l'exemplaire sur peau de vélin de la traduction italienne que Cristoforo Landino en fit paraître en 1490, à Milan, exemplaire exécuté pour Ludovic le More, avec son portrait en miniature. A la fin de 1480, Giovanni Simonetta fut enveloppé dans la disgrâce de son frère Cecco, mis à la torture et finalement exilé à Verceil ; car Ludovic le More n'avait pas osé envoyer à l'échafaud l'historien qui avait célébré la mémoire de son père. On ignore la date exacte de la mort de Giovanni Simonetta, mais on a son testament, daté de 1491. Son tombeau existe à Milan, dans l'église Santa-Maria delle Grazie, et l'épitaphe qu'on y lit prouve que Ludovic avait fini par le laisser revenir d'exil.

Les deux cardinaux Simonetta, Giacomo, évêque de Pérouse, et Luigi, évêque de Pesaro, puis de Lodi, étaient le fils et le petit-fils de Giovanni Le second fut légat au Concile de Trente et doit surtout son illustration à son intime amitié avec St Charles Borromée. Il y a encore aujourd'hui à Caccuri des paysans du nom de Simonetta. Ils appartiennent évidemment à la même famille ; mais ils ne se doutent guère de l'illustration de leur nom.

A mesure que l'on s'élève dans la vallée du Neto, les aspects alpestres de la nature se multiplient et deviennent plus grandioses. Tantôt ce sont des gorges désolées et sauvages, resserrées entre des rochers dénudés, tantôt des pentes revêtues de vertes prairies qu'entrecoupent des bouquets d'arbres, tantôt enfin des bois épais aux arbres gigantesques. Au-dessus du confluent du fleuve avec le Lese, on remonte la partie de son cours où, formant un coude très accentué, il coule du sud-ouest au nord-est, et l'on arrive ainsi à Cotronei, bourg de 1.500 âmes, assis sur une hauteur isolée entre le Neto et le Tacino, qui à cet endroit sont fort rapprochés, Cotronei est le résultat d'une altération de Crotonei, par une métathèse pareille à celle qui de Crotone a fait Crotone. Nola-Molisi, d'après le savant Camillo Lucifero dont il avait consulté les écrits, malheureusement aujourd'hui perdus, a judicieusement fait ressortir l'importance historique et géographique de ce nom, qui reste comme un témoin de l'antique extension du territoire propre des Crotoniates jusqu'à l'entrée du vaste amphithéâtre que forme le plateau supérieur de la Sila.

Passé Cotronei, la pente de la vallée, que l'on remonte presque exactement vers le nord, devient de plus en plus rapide ; les sapins couronnent les sommets environnants. Là commencent les solitudes majestueuses de la haute montagne, qui ne s'animent que dans les mois d'été,'1orsque les habitants des localités inférieures y émigrent avec leurs troupeaux. Ainsi que nous l'avons déjà dit, dans tout ce plateau étendu et accidenté, qu'arrosent le haut Neto et l'Apellino, son affluent, il n'y a qu'un centre d'habitation permanent. C'est San-Giovanni in Flore, petite ville de plus de 5.000 habitants, qui a commencé à se former au XVIe siècle, autour d'un ancien monastère, lequel joue un rôle de premier ordre dans l'histoire religieuse de l'Italie méridionale au XIIe siècle. C'est le célèbre Monasterium Floriacense, berceau d'une réforme particulière de l'ordre de Cîteaux, connue généralement sous le nom d'ordre de Flore.

Le fondateur en fut le bienheureux Jean Joachim, visionnaire mystique, né vers 1111 à Celico près de Cosenza. Après avoir fait ses études, il fut admis parmi les pages du roi Roger ; mais l'affection que lui témoignait ce prince ne fut pas capable de l'arrêter longtemps à sa cour. Ayant pris la résolution de fuir le monde, il partit d'abord comme pèlerin pour Jérusalem, et après s'être arrêté quelque temps à Constantinople, où il se dévoua à soigner les pestiférés, il visita les Lieux Saints avec la plus ardente ferveur. Revenu en Calabre, il entra dans l'abbaye cistercienne de Sambuccino, en s'y contentant par humilité de l'emploi de portier. Dévoré d'un zèle inquiet, Jean Joachim en sortit, au bout de quelques mois et parcourut les campagnes voisines, prêchant sur les chemins et sur les places pour engager les pécheurs à changer de conduite. Mais ayant réfléchi qu'il s'arrogeait une mission réservée aux prêtres, il alla confier ses scrupules à l'abbé de Corazzo, près de Gimigliano, qui l'engagea à rester dans le monastère et à y prendre l'habit de l'ordre de Cîteaux. Quelques années plus tard, il y fut lui-même nommé abbé, et après quelque résistance il dut accepter sur l'ordre formel de l'évêque de Cosenza. La sainteté du nouvel abbé, sa charité, la sagesse de ses conseils et surtout les merveilleuses prédictions qu'on lui attribuait, répandirent au loin sa réputation. Des princes, des grands seigneurs, des rois même vinrent le consulter dans son monastère, et, dit-on, s'en retournèrent émerveillés de lui. Ce fut à cette époque qu'il forma le projet de commenter dans un sens mystique et prophétique le Psautier, les Prophètes et l'Apocalypse. Mais l'abbé Joachim ne crut pas devoir entreprendre ce travail sans avoir obtenu l'assentiment du Pape, auquel il demanda en même temps la permission de résigner son abbaye afin de vaquer plus tranquillement à l'étude. Lucius Ill approuva ses motifs ; il ne lui permit cependant que de déléguer l'administration de l'abbaye à un religieux pendant une absence temporaire. Sur cette autorisation, il se retira, en 1185, dans la solitude de Casamare, où il passa trois ans, partagé entre le travail et les exercices de la piété. En 1187 il revint à Corazzo, où sa présence était devenue indispensable. Enfin Clément III, lui ayant enjoint de terminer son Commentaire de l'Apocalypse, lui permit en même temps de se démettre de son abbaye.

Jean Joachim s'en alla donc, en 1189, habiter le désert de Pietralata, pour échapper à l'importunité des curieux qui venaient en foule le visiter. Un peu après, il s'enfonça davantage dans les solitudes de la Sila et vint au lieu appelé Fiore, sur les bords du Neto supérieur. C'est là qu'il établit, avec quelques disciples, le monastère de San-Giovanni in Fiore ou Floriacense, consacré à l'un de ses patrons. Il y établit une règle nouvelle, empruntée en partie à celle de Cîteaux, mais plus rigide encore. Approuvé par Célestin III, le nouvel ordre de Flore se propagea rapidement dans la Calabre, où il fit une concurrence victorieuse à celui de Cîteaux, qui d'abord y avait eu de grands succès et y avait été le principal agent de la latinisation du pays poursuivie avec ardeur par les Papes et par les rois de la dynastie Normande. Aussi l'ordre de Cîteaux montra-t-il toujours un grand acharnement contre l'ordre de Flore et contre la mémoire de son fondateur. L'abbé Joachim mourut en 1202, pendant une visite qu'il faisait au monastère de San-Martino di Canale, et son corps fut reporté à San-Giovanni in Fiore. Il a laissé d'assez nombreux écrits, prophétiques pour la plupart, dont les principaux ont été imprimés très incorrectement à Venise, entre 1507 et 1517 ; mais les prédictions sur les Papes, publiées sous son nom à Cologne, en 1570, et à Venise, en 1589, sont certainement apocryphes et doivent être attribuées à quelque Franciscain du XVe siècle. Plusieurs des écrits de l'abbé Jean Joachim ont été condamnés, pour d'assez graves erreurs de doctrine, entre autres sur l'essence de la Trinité, par Innocent III, au Concile de Latran, par Alexandre IV, et par le Concile d'Arles, tenu en 1260. Mais comme l'auteur avait signé avant de mourir une rétractation de toutes les erreurs qu'il avait pu commettre, la condamnation ne fut pas étendue à sa personne. Au contraire, Honorius III, dans une bulle de 1221, lui donna le titre de serviteur de Dieu. Aussi la sainteté de la vie de ce thaumaturge, tenu pour inspiré par ses disciples, bien que ses prophéties ne se soient aucunement réalisées, les miracles que l'on dit s'être produits sur son tombeau et auxquels dom Gervaise, dans une histoire publiée à Paris en 1745, prête une croyance absolue, décidèrent le pape Clément IV à ordonner en 1350, sur la demande de l'ordre de Flore, les informations canoniques préliminaires à sa béatification. Elles n'ont jamais été poussées jusqu'au bout ; mais sans prendre de décision formelle et sans l'inscrire définitivement sur ses diptyques, l'Église romaine a toléré l'établissement du culte du bienheureux Jean Joachim dans la Calabre, où on célèbre sa fête le 26 mai, jour sous la rubrique duquel sa vie est insérée dans la grande collection des Bollandistes.

Le fondateur de l'ordre de Flore avait, dit-on, annoncé que sa congrégation ne durerait pas longtemps, et en effet elle fut, dans les premières années du XVIe siècle, réunie à l'ordre de Cîteaux, dont elle était un démembrement. L'abbaye de San-Giovanni in Fiore fut alors mise en commande par les vice-rois espagnols. En 1536, elle était à ce titre aux mains de Salvadore Rota, patricien de Naples. Il eut alors l'idée d'y ouvrir, sous la protection du nom vénéré du bienheureux Jean Joachim et avec la permission du vice-roi don Pedro de Tolède, un asile pour ceux qui voudraient fuir la dureté des juridictions baronales. Ce fut l'origine de la ville. En compulsant les registres des taxes, on voit que la période de son principal accroissement fut entre 1595 et 1648. Les effroyables souffrances qui amenèrent le grand soulèvement de 1647, rendaient alors tout particulièrement précieux et désirables les privilèges dont jouissait cette terre d'asile.

 

IV

Dans la vallée du Lese, sur une hauteur de la rive droite de la rivière, à peu de distance de Caccuri, se trouve Cerenzia, très ancienne ville épiscopale dont le diocèse fut supprimé en 1342 et réuni à celui de Cariati. Au XIIIe siècle elle a compté parmi ses évêques le bienheureux Bernard, de l'ordre de Flore, disciple de l'abbé Jean Joachim de Celico. Aujourd'hui ce n'est plus qu'un village de 500 âmes à peine.

Le duc de Luynes, dans un très savant mémoire, a cru retrouver aux environs de Cerenzia le site de la Pandosia sous laquelle mourut Alexandre le Molosse, et qu'il importe de ne pas confondre avec son homonyme, la Pandosia des environs d'Héraclée. L'emplacement véritable de cette ville, qui tînt un rang important parmi les colonies des Achéens en Italie, soulève une des questions les plus controversées et encore aujourd'hui les plus obscures de la géographie de la Grande-Grèce. Il importe de l'examiner ici, d'autant plus que toutes les solutions qui en ont été proposées jusqu'à présent me semblent erronées, et que je me crois en mesure de leur en substituer une plus exacte et plus satisfaisante.

Pandosia, nous dit Strabon, était la capitale des rois des Œnotriens. C'était une des villes les plus antiques de cette portion de l'Italie. Il y avait une autre Pandosia dans la Thesprotie épirote, et celle d'Italie, comme celle d'Épire, était située sur un fleuve Achéron. Ces analogies frappantes ont depuis longtemps semblé aux critiques de nature à faire penser que la Pandosia bruttienne avait dû son origine aux Chênes, établis antérieurement à la venue de l'émigration œnotrienne sortie de l'Arcadie, laquelle se superposa et s'unit à eux en partageant de leur territoire, au dire de la tradition. Ces Chênes étaient, en effet, un rameau du même peuple que les Chaones de l'Épire, limitrophes des Thesprotiens.

La Pandosia bruttienne fut ensuite occupée par une colonie d'Achéens. C'est ce qu'atteste sa numismatique, et le passage où Scymnos de Chios mentionne le fait s'applique incontestablement à cette ville : Quant au dire de la Chronique d'Eusèbe, répété par le Syncelle, que Pandosia et Métaponte furent fondées dans la même année, je ne saurais le rapporter qu'à la Pandosia lucanienne, voisine d'Héraclée. Entendu ainsi, le renseignement a le meilleur caractère, à. condition toutefois que l'on écarte la date infiniment trop haute et tout à fait absurde à laquelle Eusèbe a inscrit ce fait. La fondation de la Pandosia des bords du Siris rentre, en effet, exactement dans l'exécution du même plan que la fondation de Métaponte par les Sybarites, pour environner la ville de Siris de colonies achéennes et en préparer la prise de possession.

La date précise de l'établissement des Achéens dans la Pandosia bruttienne reste ainsi incertaine. On ne peut en dire de positif que deux choses : cet établissement eut lieu avant l'époque de Pythagore et il fut l'œuvre des Sybarites. Ceci se déduit de ce fait que le nom de Pandosia se lit sur une pièce de la série des monnaies dites incuses et que le type de la ville y est le taureau debout retournant la tête ; symbole propre de Sybaris, adopté également dans deux de ses colonies qui restèrent soumises à sa suprématie tant qu'elle subsista, Laos et Siris.

A la chute de Sybaris, Pandosia passa sous la suprématie de Crotone. C'est à ce moment que fut frappée la monnaie, appartenant encore au groupe des incuses, et où l'on voit d'un côté le trépied et le nom de Crotone, de l'autre le taureau et le nom de Pandosia. Le type de Crotone y est en relief, c'est-à-dire sur la face principale, comme le type de la ville qui tient le premier rang ; celui de Pandosia est en creux, comme celui d'une ville sujette.

La prospérité de Pandosia comme cité entièrement grecque, pendant le Ve siècle av. J. C. et la première moitié du IVe, est attestée par ses admirables monnaies d'argent. Au moment culminant du grand style de l'art grec et quand l'alphabet archaïque achéen était encore en usage, c'est-à-dire entre 440 et 410 environ, les types sont pleinement indépendants. Dans les alentours de 370, sur les monnaies dont une porte la signature du graveur Malys, un des types, celui de la face principale, est un type crotoniate ; c'est la tête, vue de face, de Héra Lacinia. Ceci parait indiquer qu'alors Pandosia, très menacée par les Lucaniens, cherchait un appui en se mettant sous la tutelle de la puissance de Crotone.

En effet, bientôt après Théopompe et l'auteur du Périple inexactement mis sous le nom de Scylax de Caryanda, indiquent Pandosia comme tombée au pouvoir des Lucaniens, évènement qui coïncide avec la cessation de son monnayage autonome. Lorsque les Bruttiens se constituèrent d'une manière indépendante, elle fut englobée dans leur territoire, et elle était une place frontière entre eux et les Lucaniens lorsqu'Alexandre, roi d'Epire, y vint chercher la mort, en 326. Ce que Strabon et Tite-Live racontent de ce dernier événement mérite d'être cité ici intégralement, car ces deux passages renferment les éléments les plus décisifs pour la détermination du site de Pandosia.

Voici d'abord celui de Strabon :

Après Térina vient Consentia, métropole des Bruttiens, et, un peu au-dessus de Consentia, Pandosia, place très forte, sous les murs de laquelle Alexandre, roi des Molosses, trouva la mort. Ce prince s'était mépris, lui aussi (comme les gens de Laos), sur le sens d'une réponse de l'oracle de Dodone : invité par cet oracle à se tenir prudemment éloigné de l'Achéron et de Pandosia, il avait cru que le dieu lui désignait les lieux de Thesprotie qui portent ces noms, et il était venu mourir ici dans le Bruttium, devant cette autre Pandosia dont l'enceinte embrasse (aussi) les trois sommets d'une même montagne, et se trouve baignée par une rivière appelée également Achéron. Quelque chose, d'ailleurs avait contribué à l'abuser, c'est qu'un autre oracle avait dit : Pandosia aux trois collines, tu coûteras la vie à beaucoup d'hommes. Et il s'était figuré que la prédiction menaçait l'armée des ennemis, non la sienne,

Écoutons maintenant Tite Live :

Lorsque les Tarentins l'appelèrent en Italie, Alexandre fut averti (par l'oracle de Jupiter Dodonéen) d'éviter les eaux de l'Achéron et la ville de Pandosia, parce qu'il y trouverait la fin de sa destinée. Il précipita donc son départ pour l'Italie, afin de s'éloigner le plus possible de Pandosia d'Épire et du fleuve Achéron, qui descend du pays des Molosses dans les étangs infernaux du golfe de Thesprotie. En voulant fuir sa destinée, on court au devant. Après avoir mis en fuite, à beaucoup de reprises, les légions des Bruttiens et des Lucaniens, après avoir pris Héraclée, colonie de Tarente, Consentia des Lucaniens, Siponte[1], Acerina, colonie des Bruttiens et d'autres villes des Messapiens et des Lucaniens, et envoyé en Épire trois cents familles des principales, qu'on lui avait livrées comme otages, il vint occuper près de la ville de Pandosia, qui domine les confins de la Lucanie et du Bruttium, trois collines à quelque distance les unes des autres, et d'où l'on pouvait faire des incursions dans toutes les parties du territoire ennemi. Il avait auprès de lui environ deux cents exilés lucaniens, auxquels il accordait sa confiance ; mais, comme il arrive généralement avec de semblables esprits, leur fidélité était variable avec la fortune. Des pluies continuelles, inondant tous les terrains bas, séparèrent les trois camps entre lesquels l'armée était répartie. Les deux postes où n'était pas le roi furent surpris et détruits à l'improviste par les ennemis, qui vinrent ensuite l'assiéger lui-même. Alors les exilés lucaniens envoyèrent traiter avec leurs compatriotes, et, ayant obtenu leur rappel, promirent de livrer le roi vivant ou mort. Alexandre, avec une poignée de gens choisis, tenta un coup d'audace. Il fit une vigoureuse sortie, attaqua corps à corps le chef des Lucaniens et le tua ; puis, ralliant ses hommes qui fuyaient dispersés, il parvint à une rivière où les ruines récentes d'un pont emporté par les eaux indiquait le chemin. Tandis que sa troupe traversait ce gué incertain, un soldat, accablé par la fatigue et la crainte, maudissait le nom de mauvais augure du cours d'eau, et s'écriait : C'est à bon droit qu'on te nomme Achéron ! A cette exclamation, le roi s'arrêta ; le destin qui lui avait été annoncé revint à sa mémoire ; il balançait incertain s'il passerait sur l'autre rive. En ce moment, Sotinos, un de ses serviteurs, le voyant hésitant dans un danger si pressant, lui demanda ce qu'il attendait et lui montra les Lucaniens qui cherchaient à le surprendre. Le roi les voyant arriver en troupeau, mit l'épée à la main et poussa son cheval dans le fleuve. Il touchait à l'autre bord, quand un des exilés lucaniens le perça de loin avec une javeline. Tombé de cheval avec le dard fixé dans la blessure, le fleuve emporta son corps jusqu'aux postes des ennemis. Là son corps fut lacéré d'une indigne manière. Coupé eu deux parties par le milieu, un des morceaux fut envoyé à Consentia, l'autre fut gardé dans le camp pour servir de jouet aux vainqueurs. Pendant qu'ils s'exerçaient à l'atteindre de loin à coups de pierres et de javelots, une femme, se mêlant à la foule furieuse, les conjura de s'arrêter et leur dit, en versant des larmes, qu'elle avait son mari et ses fils prisonniers en Épire, et qu'elle espérait pouvoir les racheter avec le corps du roi, quelque mutilé qu'il fût déjà. Ainsi finit la lacération. Ce qui restait du corps fut brûlé à Consentie par les soins de la femme, puis les os remis à Métaponte[2] entre les mains des Grecs. De là on les conduisit en Epire, où ils furent remis à Cléopâtre, femme du roi, et à Olympias sa sœur, celle-ci mère et celle-là sœur d'Alexandre-le-Grand.

Tzetzès, dans son Commentaire sur Lycophron, extrayant un ancien écrivain grec dont il ne cite malheureusement pas le nom, raconte qu'il y eut un roi de Macédoine du nom d'Alexandre, proche parent d'Alexandre-le-Grand, qui vint en Italie faire la guerre aux Romains. Il eut d'abord de grands succès et fit prisonnier le général romain Tarpinius. Mais ensuite la fortune tourna contre lui ; il fut tué, et l'on n'obtint son cadavre, resté aux mains des ennemis, qu'en l'échangeant contre la personne vivante de Tarpinius. Telle qu'elle est ainsi racontée, l'histoire est absurde. Mais il est facile de reconnaître que c'est une double confusion du grammairien byzantin qui l'a rendue telle, en faisant du prince grec tué en Italie un roi de Macédoine au lieu d'un roi d'Epire, et de ses adversaires les Romains au lieu des Lucaniens ou des Bruttiens. Mais en dégageant le récit de ces deux erreurs, qui sont manifestement le fait de Tzetzès, nous y retrouvons une narration de la mort d'Alexandre, fils de Néoptolème, fort ancienne et fort précieuse, en ce qu'elle nous fait connaître le nom du chef des Bruttiens qu'il avait pris à Consentia et contre lequel son corps fut échangé. On sait que les Bruttiens et les Lucaniens parlaient le même idiome que les Osques ; or, une des particularités phonétiques qui caractérisent la langue osque est la substitution d'un p au qu du latin. Tarpinius est donc le nom qui dans cette langue correspond au latin Tarquinius. C'est une forme qui n'a pas pu être inventée par des écrivains de basse époque, et qui porte en elle-même l'attestation de sa sortie d'une source authentique.

En 1820, on découvrit à Saponara, l'antique Grumentum, une des principales villes des Lucaniens, sur le fleuve Aciris, dans l'enceinte d'un temple, les débris d'une cuirasse de bronze dont les deux épaulières, décorées de reliefs représentant les deux Ajax combattant contre des Amazones, demeurent jusqu'à présent les deux plus merveilleux spécimens que l'on ait rencontrés de l'art grec appliqué au travail du bronze repoussé. Brœndstedt les recueillit et en 1833 les vendit au Musée Britannique pour la somme de 1.000 livres sterling ; on les paierait aujourd'hui le double. Ces admirables fragments, connus sous le nom des bronzes du Siris (bien que Grumentum ne soit pas sur ce fleuve), ont été acceptés alors et publiés par Brœndstedt comme provenant de la cuirasse que portait Pyrrhos à la bataille d'Héraclée. Il est difficile de ne pas croire, en effet, que semblable armure ne fût pas celle d'un prince, ou tout au moins d'un grand général ; la nature des sujets figurés sur les épaulières était de nature à convenir à un prince de la famille des Éacides plutôt qu'à tout autre, car ils étaient consacrés à glorifier l'origine de cette race royale ; enfin l'analogie de style et de travail de ces fragments de cuirasse avec un de même nature que M. Constantin Carapanos a exhumé récemment dans ses belles fouilles des ruines du temple de Dodone, est un fait qu'il faut tenir ici en grande considération. Mais les bronzes du Siris n'appartiennent pas à l'école de Lysippe, comme le pensait Brœndstedt ; aujourd'hui que l'histoire de l'art grec est mieux connue, il ne saurait pas y avoir d'hésitation pour les rattacher à l'école de Scopas, dont ils offrent tous les caractères. Ceci induit à penser qu'ils ont dû appartenir à la cuirasse d'un guerrier de la génération antérieure à celle de Pyrrhos. D'un autre côté, si l'on Lient compte des circonstances de la découverte, il est clair que l'armure faisait partie d'un trophée dédié par les Lucaniens vainqueurs dans un de leurs sanctuaires nationaux. C'est un morceau des dépouilles opimes d'un chef grec de haut rang, tué dans un combat contre les Italiotes barbares. Ceci peut s'affirmer comme positif et ruine l'inadmissible système qui voyait dans les bronzes trouvés à Saponara les débris de la cuirasse de Pyrrhos, vainqueur à Héraclée. Mais si l'on veut absolument sortir du certain pour entrer dans la voie des conjectures, et baptiser avec quelque probabilité ces morceaux d'un grand nom historique, celui d'Alexandre fils de Néoptolème, ou d'un de ses principaux capitaines, est seul possible à prononcer. Les objets sont précisément du temps de ce prince, et les circonstances de sa mort furent telles que ses armes et celles des officiers de son état-major tombèrent aux mains des Lucaniens, qui, d'après les usages antiques, durent les consacrer en trophées à leurs dieux. A celui qui, en contemplant ces splendides reliefs dans les vitrines du Musée Britannique, laisserait son imagination se complaire à se les représenter décorant les épaules d'Alexandre le Molosse dans le dernier combat où il périt, en essayant de traverser l'Achéron, il serait impossible de répondre par une négation formelle, pas plus, du reste, qu'il ne pourrait donner, en faveur de sa manière de voir, de preuves de nature à emporter la conviction.

Après l'événement dont nous venons de rapporter les récits, Pandosia n'est plus mentionnée qu'une seule fois dans l'histoire. C'est en 205 av. J. C., clans les dernières années de la deuxième Guerre Punique. Il raconte qu'après que le consul P. Sempronius Tuditanus eut repris Pétélia de vive force, Consentia, Pandosia et plusieurs villes sans importance abandonnèrent le parti des Carthaginois et se donnèrent spontanément aux Romains. Les termes mêmes dont se sert Tite-Live à cette occasion montrent que c'était encore une ville d'un certain rang.

Strabon, qui vivait sous Auguste et dans les premières années de Tibère, parle de Pandosia comme existant encore de son temps. Un demi-siècle plus tard, Pline n'en fait mention que d'après Théopompe, mais quand il énumère les localités de cette portion de l'Italie, il donne place dans son énumération à Achérontia et au fleuve Achéron, en passant absolument Pandosia sous silence, malgré sa renommée historique. Ceci a fait soupçonner à la plupart des critiques que cette ville avait dés lors disparu, ou du moins était presque réduite à néant. Et ce qui semble le confirmer, c'est que son nom n'est plus ensuite prononcé nulle part. On a cependant prétendu prouver qu'elle avait, subsisté jusqu'au XIIIe siècle, en s'appuyant sur un passage de Niccolô di Jamsilla, qui, dans le récit des événements de l'année 1253, parle d'une localité de Pantoso dans le voisinage immédiatement de Cosenza. Mais ce passage se rapporte manifestement à l'endroit où subsiste encore aujourd'hui la source de Pantusa, entre Castelfranco et Mendicino ; et nous verrons dans un instant que ce nom n'a, dans la réalité, rien à voir avec celui de la Pandosia des anciens.

Le duc de Luynes a prétendu retrouver l'Achéron dans le Lese, Achérontia dans Cerenzia et les trois collines de Pandosia dans les hauteurs de Spinello, le Grazie et Belvedere di Spinello, au pied du mont Tripona. Ce système, bien que défendu avec science et talent, n'a recruté aucun adhérent et, en effet, il est inconciliable avec les données des témoignages anciens. Ce n'est pas, cependant, que les antiquaires calabrais de nos jours aient eu raison de croire y opposer une objection invincible en alléguant, sur la foi de Barrio, que Cerenzia ne s'appelait pas antiquement Achérontia, mais Pumentum. Ceci est une erreur matérielle tellement forte que l'on s'étonne de la rencontrer encore sous la plume d'un homme de la valeur de M. Marincola-Pistoja. Il n'a jamais existé de localité du nom de Pumentum. Barrio a pris ce nom dans un passage de Strabon où tous les critiques sérieux, depuis Xylander au XVIe siècle, ont unanimement reconnu que Pumentum était une faute de copiste pour Grumentum. Son autorité est tout à fait nulle quand il s'agit de la nomenclature antique des localités, qu'il distribue avec un arbitraire de haute fantaisie, sans jamais donner de preuves à l'appui de ses attributions, par la bonne raison qu'il n'en avait pas une seule. Dans le cas spécial qui nous occupe, il a lu le texte de Strabon d'une façon vraiment bien singulière, puisqu'il ne s'est pas aperçu de ce que le prétendu Pumentum était placé par la géographie dans le cœur de la Lucanie, et qu'il a cru en même temps y voir que cette ville avait été fondée par Philoctète. Rien de tout cela n'est sérieux, et il faut en finir avec d'aussi misérables méprises, que la science ne devrait plus avoir besoin de réfuter. La réalité est que Cerenzia est appelée dans les documents du XIIe et du XIIIe siècle Cerenthia ou Geruntia. Au IXe siècle, la novelle de l'empereur Léon mentionne parmi les suffragants du métropolitain de Severiana l'évêque d'Acerentia, qui ne peut être que celui de Cerenzia, relevant de l'archevêché de Santa-Severina. Cerenzia était donc bien positivement une ville d'Acérontia ou Achérontia, et par suite le Lese probablement un fleuve Achéron. Mais ce ne sont pas l'Acherontia ni le fleuve Achéron de Pline, celui qui passait sous Pandosia. En dehors de l'Achérontia de l'Apulie (aujourd'hui Acerenza), il y avait dans la Grande-Grèce deux villes d'Achérontia et deux fleuves Achéron, comme il y avait deux Pandosia, et deux villes de Témésa.

La véritable et décisive raison qui condamne le système du duc de Luynes, est que l'Achéron de Pandosia était un affluent du Crathis. Nous en avons la preuve par la belle monnaie d'argent qui porte d'un côté la tête de la nymphe Pandosia, accompagnée de son nom, et de l'autre la figure du fleuve Crathis, représenté sous les traits d'un jeune homme et ayant également son nom écrit à côté de lui. Et ceci s'accorde avec la façon dont Pline met son Achérontia et son Achéron dans l'intérieur des terres, auprès de Consentia. Strabon dit aussi que Pandosia et le fleuve Achéron étaient situés un peu au-dessus de cette ville, c'est-à-dire dans un des deux massifs de montagnes qui la dominent à l'est et à l'ouest, la Sila ou la chaîne des Apennins.

Ces données s'accorderaient mieux avec le système auquel les écrivains calabrais se sont attachés, depuis Martirani et Barrio jusqu'à MM. Greco, Corcia et Marincola-Pistoja, mettant Pandosia à Castelfranco, à Mendicino, ou entre les deux, à l'endroit où est la fontaine de Pantusa. Écartons Mendicino de la question, car cette localité, certainement antique, est la Ménécina qu'Étienne de Byzance mentionne, d'après Hécatée, comme une des villes des Œnotriens dans l'intérieur des terres, et elle en conserve le nom à peine altéré. Mais le système de Castelfranco, bien qu'on n'y trouve aucun vestige d'antiquité, et surtout de Pantusa, parait au premier abord très séduisant, et je ne m'étonne pas qu'il ait rallié la majorité des géographes. Pourtant il doit être aussi rejeté, car il est en contradiction absolue avec l'ensemble des indications anciennes sur la situation de Pandosia.

Les indications dont je veux parler sont toutes concordantes, et de telle nature qu'il suffit, me semble-t-il, d'en énoncer bien nettement les points essentiels pour toucher du doigt la solution du problème.

Voici, en effet, les propositions auxquelles elles se ramènent :

1° Pandosia se trouvait exactement sur la frontière de la Lucanie et du Bruttium, c'est-à-dire sur une ligne tirée transversalement à la péninsule, de l'embouchure du Laos à celle du Traeis.

2° Elle était à distance presque égale des deux mers, de telle façon que le Périple du prétendu Scylax a pu la mentionner en suivant le littoral de la mer Tyrrhénienne, et en empiétant un peu sur l'intérieur des terres, Scymnos de Chios en suivant le littoral de la mer ionienne et en pénétrant aussi quelque peu clans les terres.

3° En suivant la première direction et en marchant du nord au sud, le pseudo-Scylax la rencontre entre Laos et Platées, nom auquel on substitue d'ordinaire celui de Clampetia (San-Lucido), mais qui me parait n'avoir besoin d'aucune correction et dans lequel je reconnais l'appellation antique de Paola.

4° En suivant la seconde direction et en marchant du sud au nord, Scymnos la place entre Crotone et Thurioi.

5° Pandosia était voisine de Consentia et située à une certaine hauteur dans l'une ou l'autre des montagnes entre lesquelles se trouve Cosenza.

6° Elle n'était pourtant pas une des villes de la vallée du haut Crathis que Tite-Live énumère de la manière suivante dans son XXXe livre : Uffugum (Fagnano), Besidiæ (Bisignano), Hetriculum (Lattarico), Sypheum (Montalto), Argentanum (San Marco Argentaro).

7° Une rivière passait au bas de cette cité et portait le nom d'Achéron ; sur les bords de cette même rivière était une ville d'Achérontia.

8° L'Achéron avait donc un cours assez développé pour donner place au territoire de deux villes.

9° Ce n'était pas un simple torrent se précipitant presque verticalement du haut des montagnes, et se gonflant en quelques heures pour redevenir aussi rapidement à sec, comme tous ceux qui descendent de l'arête de l'Apennin, sur la rive gauche du Crathis. C'était une vraie rivière, difficilement guéable et susceptible de produire, pendant les grandes pluies de l'hiver, des inondations persistantes pendant un certain temps.

Un seul des affluents du Crathis est dans ce dernier cas et présente ces particularités caractéristiques, c'est le Mucone, rivière d'un certain développement et d'une trentaine de kilomètres de parcours, formée de la réunion de différents ruisseaux qui sortent du Monte Fallistro et du Monte dei Tartari, deux des sommets de la Sila. Or, il suffit de se reporter à une bonne carte pour constater que la vallée du Mucone est précisément le seul canton qui réunisse, sans qu'une seule y manque, les conditions que nous venons d'énumérer d'après les sources antiques pour le site de Pandosia et de l'Achéron, conditions dont presque aucune n'est remplie par Castelfranco et par les lieux environnants.

A 12 kilomètres au-dessus de sa jonction avec le Crati et assez près de Bisignano, la ville d'Acri, sur la rive droite du Mucone, semble bien correspondre, comme l'a déjà reconnu Forbiger, à l'Achérontia de Pline. Son nom peut parfaitement s'expliquer comme une altération de cette appellation antique, surtout si l'on tient compte de la forme Acerina, que donnent les manuscrits de Tite-Live et que les éditeurs ont eu tout à fait tort de prétendre corriger en Terina, puisqu'il s'agit de la dernière ville qu'Alexandre d'Épire prit avant de venir à Pandosia. Le nom géographique manifestement altéré dans le passage de l'historien latin, que nous avons rapporté un peu plus haut, est celui de Sipontum, qui appartient à une toute autre région. Mais si on y substitue, comme nous l'avons déjà proposé, Sipheum, correction peu considérable et qui n'a rien que de naturel, l'énumération des localités touchées par la dernière campagne du roi des Molosses est chez Tite-Live de la précision géographique la plus satisfaisante. Il prend Cosentia, et de là, descendant d'abord la vallée du Crathis, puis remontant celle du Mucone, il passe par Sypheum (Montalto), Acerina ou Achérontia (Acri) pour atteindre Pandosia sur la partie supérieure du cours de la rivière Achéron. Je n'hésite donc pas a reconnaître cette rivière dans le Mucone, et si elle a changé de nom dans l'antiquité, je trouve encore un indice bien significatif de son ancienne qualité d'Achéron, de sa consécration aux divinités infernales, dans l'appellation de Li Tartari, qu'a conservée la montagne qui ferme sa vallée au sud-est et d'où descend une partie de ses eaux.

Je n'ai pas visité la haute vallée du Mucone et je ne crois pas qu'aucun antiquaire l'ait jamais parcourue. Il m'est donc impossible de préciser davantage, soit par des observations personnelles, soit d'après les indications d'autrui, le point exact où s'y trouvaient et la hauteur au triple sommet qui portait Pandosia et les trois collines isolées les unes des autres (et qui en étaient distinctes) où Alexandre avait établi ses camps. Mais j'affirme que c'est là qu'il faut chercher Pandosia, là qu'on en retrouvera l'emplacement. Elle n'a pu être que là et nulle part ailleurs.

Pandosia touchait donc à la grande forêt de la Sila. C'est ce qui avait fait son importance et sa richesse. Elle était la cité où se concentraient, pour être ensuite exportés, les produits des innombrables troupeaux de la haute montagne et ceux des exploitations forestières, la cire des abeilles sauvages, la poix si estimée de la Sila et les bois de constructions navales, qui descendaient au moyen du flottage par l'Achéron et le Crathis. Acri, qui lui a succédé dans ce rôle, a été toujours une localité riche, commerçante et populeuse. Au moyen âge, elle était une ville de sérieuse importance, qui a joué un rôle dans les guerres civiles du XIVe et du XVe siècle ; comme l'un des principaux foyers du parti angevin dans la contrée. Aujourd'hui encore elle compte près de 8.000 habitants et entretient un commerce considérable.

Cette situation ainsi reconnue pour Pandosia, explique la présence de l'image du dieu Pan comme type de la plupart de ses monnaies. Il n'est pas là, comme l'ont dit la plupart des numismatistes, en tant que le dieu de l'Arcadie, berceau traditionnel des Œnotriens. Car on ne possède aucun indice du culte de Pan chez ce peuple ; leur dieu national paraît avoir été d'une autre nature, ce dieu chthonien à figure de taureau, dont nous avons eu l'occasion de parler à l'occasion de Métaponte et de Sybaris. Pan, dans la numismatique de Pandosia, est le dieu hellénique des pâturages et des forêts de la montagne. C'est celui qui préside aux vastes bois de la Sila, qui y a sa résidence, qu'y adorent les pâtres et les bûcherons, et qui, d'après une légende locale que nous avons enregistrée plus haut, y passait pour né des amours bizarres du jeune berger Crathis.

L'auteur du traité des Récits merveilleux, si faussement mis sous le grand nom d'Aristote, parle d'une empreinte gigantesque du pied d'Hercule, que l'on montrait auprès de Pandosia de Japygie et qui y était l'objet de la vénération publique. Ce renseignement ne peut avoir trait à la Pandosia lucanienne, mais à la Pandosia lucanienne qui touchait presque à la frontière du territoire de Tarente, c'est-à-dire de la Japygie, clans laquelle on a quelquefois compris Métaponte. Et ceci se confirme par la tradition du passage d'Héraclès dans ces cantons, qui fut certainement pour quelque chose dans le choix du nom d'Héraclée, donné par les Tarentins à la colonie qu'ils fondèrent entre le Siris et l'Aciris.

 

FIN DU TOME PREMIER

 

 

 



[1] Il faut probablement substituer à ce nom celui de Sypheum, qui était dans le proche voisinage de Consentia et de Pandosia, et sur la route de l'une à l'autre. Le texte est ici très profondément corrompu, et l'on ne peut en obtenir la seule leçon qui soit géographiquement raisonnable qu'en le rétablissant en : Heracleam Tarentinorum coluniam, Consentiam, Sypheumque ex Lucanis, Bruttiorum Acerinam.

[2] Justin dit à Thurioi, ce qui est beaucoup plus vraisemblable, car Thurioi était la ville grecque la plus voisine. Tite-Live semble avoir ici confondu la Pandosia bruttienne avec la Pandosia lucanienne, qui était effectivement voisine de Métaponte.