LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LITTORAL DE LA MER IONIENNE. — TOME PREMIER.

 

CHAPITRE III. — HÉRACLÉE ET SIBIS.

 

 

Au-delà du Basiento, la plaine s'étend vers le sud pendant six ou sept lieues encore, entre les montagnes à l'ouest et la mer à l'est, et avec la plaine le désert. On franchit deux rivières qui courent rapidement vers la mer, la Salandrella et l'Agri, que les Grecs nommaient Aciris. La Salandrella ou Salandra est appelée Chelandra dans trois diplômes du XIIe siècle, où sont énumérées les limites du territoire de Santa Maria di Scanzana, donné au monastère basilien de Carbona. Il n'y a donc pas de doute que cette rivière ne soit l'Acalandrus de Pline, situé entre l'Aciris et le Casuentus. Mais ce n'est pas l'Acalandros de Strabon, appartenant au territoire de Thurioi ; ce dernier doit être reconnu dans le Raganello d'aujourd'hui. La multiplicité des cours d'eau de même nom, même voisins les uns des autres, est un fait qui se reproduit souvent dans l'ancienne Grande Grèce. Presqu'immédiatement après l'Agri, le chemin de fer s'arrête au pied du mamelon qui porte l'ancien couvent de Policoro. C'est la première station après celle de Torremare.

Si l'on met à part le temple de Métaponte et celui de Héra Lacinia, près de Crotone, ce sont des emplacements plutôt que des ruines que l'on trouve à visiter sur le littoral de la Grande Grèce. Il semble qu'un châtiment particulier de la Providence se soit appesanti sur toutes ces villes, jadis si florissantes, qui ont eu pendant plusieurs siècles un rôle prépondérant dans le développement de la civilisation hellénique, mais qui s'énervant ensuite dans la mollesse et dans la volupté, avaient fini par devenir autant de foyers d'intense-corruption. La destruction s'est acharnée à faire disparaître leurs derniers vestiges de la surface du sol, comme ceux de Sodome, à tel point que pour plus d'une d'entre elles, dont le nom est fameux dans l'histoire, on hésite à déterminer sur quel site elles s'élevaient réellement. Pourtant, en dehors de la grande leçon philosophique qui ressort de cette destruction même, l'exploration des emplacements des cités de la Grande Grèce offre encore un intérêt de premier ordre. Les récits des écrivains, quand on les lit sur le terrain, prennent une vie, un relief, une réalité, dont partout ailleurs ils sont dépourvus. La vue des lieux est nécessaire pour se reporter complètement par l'imagination au milieu des hommes qui y ont vécu jadis et des évènements dont ils ont été les acteurs.

Aucun emplacement, dans toutes ces contrées, n'est plus certain que celui d'Héraclée, à 24 stades de la mer et sur la rive droite de l'Aciris.

La ville n'était pas sur la colline même de Policoro, mais sur le plateau allongé qu'un vallon en sépare et qui, du côté du nord, descend par une pente atténuée vers la rivière. C'est là que l'œil distingue, dès le premier examen, des traces incontestables d'une occupation du temps des anciens. Sur ce plateau il est impossible de remuer la terre sans rencontrer des fondations de murailles enfouies sous le sol à une faible profondeur, sans découvrir des médailles ou d'autres menus objets. Jamais, du reste, on n'y a fait d'excavations régulières, dans un but scientifique.

Ce n'est pourtant point ici, mais à un endroit appelé Luce, à mi-chemin entre Héraclée et Métaponte, dans le lit de la Salandrella, limite des anciens territoires des deux villes, qu'ont été découvertes en 1732 les Tables d'Héraclée, si célèbres dans les études d'épigraphie et de droit. Ce sont deux grandes tables de bronze, brisées en plusieurs morceaux, de la nature de celles où les anciens avaient l'habitude de graver le texte des lois et des décrets, pour l'exposer aux regards du public et le rendre inaltérable. Celles dites d'Héraclée, que l'on conserve au Musée National de Naples et qui, depuis leur première publication par Mazocchi, ont été bien des fois rééditées et commentées, sont opisthographes, c'est-à-dire qu'un texte grec y fut inscrit d'abord sur un côté vers le dernier quart du IIIe siècle avant notre ère ; trois cents ans environ plus tard, cet ancien texte grec n'offrant plus d'intérêt pratique, on en utilisa le vieux cuivre en le retournant, pour y inscrire une loi en latin. Ce second texte n'est rien moins qu'une grande partie de la lex Julia municipalis, c'est-à-dire de la loi promulguée en 46 av. J.-C. par César, dictateur, pour régler le régime municipal des villes de l'Italie. C'est donc le document fondamental pour la connaissance de cette partie du droit romain. Le texte grec antérieur n'est guère moins intéressant pour l'étude du droit hellénique, sur lequel on possède infiniment moins de renseignements. C'est l'acte, rédigé par des commissaires spéciaux élus parle peuple, de la délimitation et de la location de terrains consacrés à Dionysos et à Athéné, que des particuliers avaient usurpés. On y mentionne les démarches faites, dans l'assemblée des citoyens, pour rendre le sol sacré à sa pieuse destination, la nomination des commissaires, leurs travaux pour en fixer le bornage et pour expulser les possesseurs illégitimes. Enfin l'acte établit sous quelles conditions les temples pourront désormais en percevoir les revenus, et donne le cahier des charges que devront accepter ceux qui prendront à ferme ces terres d'église. Tout y est prévu avec les plus minutieuses précautions : la manière dont elles doivent être cultivées, les sécurités à exiger des tenanciers, le plan et le nombre des constructions que ceux-ci sont tenus d'élever, l'étendue des plantations permises en vignes et en oliviers, enfin les améliorations à faire sur la propriété.

Un autre trait des usages grecs a été aussi révélé par les Tables d'Héraclée. Le nom de chacun des magistrats qui y sont mentionnés, et aussi de chacun des commissaires délégués, est suivi de l'énoncé du symbole gravé sur son cachet. Ceci montre l'importance légale de la constatation de l'empreinte adoptée par tout fonctionnaire en charge pour son sceau personnel, dont l'apposition au bas des actes publics tenait lieu de cc que la signature est dans nos mœurs. Cette empreinte était enregistrée aux archives pour faire foi et servir de moyen de contrôle. Elle constituait de véritables armoiries, qui ne différaient de celles du moyen âge qu'en ce qu'elles étaient exclusivement personnelles, au lieu de constituer un héritage de famille. Les petits types accessoires, si fréquemment placés dans le champ des monnaies grecques, sont les emblèmes du cachet des magistrats préposés à la fabrication. Ils étaient tenus de les apposer à la monnaie, dont ils dirigeaient l'émission, comme une signature, établissant leur responsabilité personnelle au cas où l'on constaterait une altération des espèces.

L'histoire d'Héraclée est courte et d'une importance secondaire. Nous en avons indiqué déjà quelques-uns des principaux faits en parlant de Tarente, sa métropole. Nous avons dit alors comment elle fut fondée en 432 av. J.-C., à la suite des contestations entre les Tarentins et les gens de Thurioi pour la possession de la Siritide. Sa population fut en partie formée des anciens habitants de Siris, en partie de colons venus de Tarente. La position de sujétion tempérée par une large part de liberté municipale, que la cité mère fit à sa nouvelle colonie, se traduit dans la part de droit de monnayage qu'elle lui laissa exercer au début de son existence. Cette question de l'étendue plus ou moins complète du droit monétaire : a toujours une importance capitale quand il s'agit de déterminer exactement la position politique des villes grecques. Il ne paraît pas y avoir eu en cela de règle fixe ; les faits ont varié suivant l'esprit de la politique de la cité souveraine envers ses colonies. Quelquefois la ville souveraine a interdit tout monnayage à la ville dépendante ; d'autres fois elle l'a restreinte à ne frapper que des espèces de cuivre. C'est ce que fit Athènes pour les colonies de cléruques qu'elle établit à Égine, à Naxos et à Mélos. Par contre, on observe des cas où la ville dépendante possédait la plénitude du droit monétaire et frappait des monnaies de même valeur que celles de la ville dominante. C'est la condition exceptionnellement favorable que Rhodes paraît avoir toujours accordée aux villes qui reconnaissaient sa suprématie. Un système plus habituel, et d'un caractère mixte, réservait à la ville souveraine la fabrication exclusive des espèces d'or et des pièces d'argent les plus fortes, laissant seulement à la ville soumise à son autorité le droit d'émettre de très petites pièces divisionnaires de ce dernier métal. C'est celui qu'avait adopté la politique de Tarente et que nous lui voyons suivre à l'égard d'Héraclée, dans les premiers temps de son existence, et aussi à l'égard des Pitanates, colonie des Tarentins dans le Samnium, qui resta toujours subordonnée politiquement à la mère patrie.

Héraclée, les monuments numismatiques le prouvent, n'acquit la plénitude du droit monétaire, la permission de frapper à son nom le nomos ou pièce de 2 drachmes, qui était la plus haute taille d'argent dans le système du monnayage tarentin, qu'à l'époque où Archytas fit d'elle le siège du conseil fédéral des Grecs Italiotes. Les privilèges de son self-governrnent municipal furent alors augmentés dans une large mesure. Pourtant elle était toujours sujette de Tarente, puisque ce fut seulement Alexandre le Molosse qui, lors de sa brouille avec les Tarentins, la rendit pleinement indépendante. La masse principale des monnaies d'Héraclée date de ce moment ; c'est celui où furent émises les belles pièces qui portent d'un côté la tête de Minerve au casque décoré d'une figure de Scylla, comme dans le monnayage de Thurioi, de l'autre Hercule étouffant le lion. Mais cette période d'indépendance absolue fut de courte durée, et bientôt après la mort du roi d'Epire, Héraclée tomba sous la sujétion des Lucaniens. Le texte grec des tables de bronze dont j'ai parlé tout à l'heure, est un document qui appartient précisément aux années pendant lesquelles la ville avait cessé de dépendre de Tarente et n'était pas encore courbée sous le joug des barbares du voisinage. Nous y apprenons que le premier magistrat d'Héraclée portait alors le titre d'éphore, emprunté à Sparte.

Sous la domination temporaire des Lucaniens, les Grecs d'Héraclée ne paraissent pas avoir été jamais réduits au même degré d'hilotisme que ceux de Poseidonia. ils gardèrent leurs mœurs et les institutions de leur cité. Quand les Romains intervinrent dans les affaires de cette portion de l'Italie, ils se déclarèrent leurs protecteurs, les délivrèrent du joug des barbares et s'étudièrent à attacher Héraclée à leur cause. Après la guerre de Pyrrhos, ils la reçurent au nombre des villes fédérées. Mais tandis qu'ils imposaient à Tarente les plus dures conditions, ils comblaient Héraclée de faveurs, de manière à la séparer absolument de son ancienne métropole. Un traité spécial mit cette cité dans l'alliance de Home à des conditions tellement exceptionnelles que Cicéron appelle ce traité prope singulare fœdus. C'est ce qui avait été fait également pour Néapolis de Campanie (Naples), et quand, à la fin de la Guerre Sociale, la loi Plautia-Papiria vint donner le droit de cité romaine aux habitants de toutes les anciennes villes fédérées de l'Italie, ces deux cités essayèrent, mais vainement, de se soustraire à un bienfait qui pouvait être réel pour les gens d'autres provinces, mais auquel elles trouvaient leur condition antérieure bien préférable. Quelle avait été, du reste, l'attitude d'Héraclée pendant la Guerre Sociale ? Avait-elle suivi l'exemple des Lucaniens, ses voisins, en embrassant le parti des révoltés italiotes ? ou bien était-elle demeurée fidèle à Rome ? On ne sait rien de formel à cet égard, mais la seconde hypothèse me paraît plus vraisemblable. En tous cas, la ville s'était un moment trouvée mêlée à la lutte et en avait considérablement souffert, puisque Cicéron nous apprend que ses archives avaient été alors complètement détruites dans un incendie.

Devenue malgré elle un municipe de citoyens romains, Héraclée parait s'être assez rapidement latinisée ; Strabon ne la compte pas au nombre des villes demeurées de son temps fidèles à l'hellénisme. Pour Pline c'est encore une ville importante, et nous voyons le nom d'Héraclée continuer à figurer dans les Itinéraires, être même cité à l'époque des guerres des Goths. Mais à partir du IIe siècle de notre ère, ce n'était plus qu'une localité secondaire, une bourgade en pleine décadence. Nous en avons la preuve par ce double fait que le géographe Ptolémée, qui écrivait sous Marc-Aurèle, néglige de mentionner Héraclée et que son nom ne se trouve pas sur les listes des évêchés de l'Italie dans les premiers siècles chrétiens. La destruction définitive de la ville fut très probablement due aux ravages des Sarrazins. Le peu d'habitants qui y restaient alors se retira dans les montagnes, du côté de Sant' Arcangelo.

Ces lieux, retournés depuis si longtemps à la solitude, ont-ils vu naitre, il y a vingt-trois siècles, un des princes de la peinture grecque, celui qui, suivant l'expression de Pline, franchit le premier les portes du sanctuaire de l'art, que ses prédécesseurs n'avaient fait qu'entrebâiller. On aimerait à en avoir la certitude, qui assurerait son plus beau fleuron à l'école des artistes tarentins. Mais il plane à ce sujet des doutes qui ne seront peut être jamais complètement éclaircis.

Zeuxis, qui le premier, parmi les peintres hellènes, sut donner à ses figures le relief de la nature par un emploi savant des ombres et du clair-obscur, qui, par son exemple, contribua plus qu'aucun autre à substituer l'habitude des tableaux exécutés sur panneaux de bois à celle des grandes fresques à teintes plates, telles que les peignaient Polygnote et piton, Zeuxis était natif d'une ville d'Héraclée. Mais on ne précise pas laquelle, et il y avait des villes de ce nom dans toutes les parties du inonde hellénique. Les critiques modernes sont généralement d'avis que sa patrie était notre Héraclée italienne. On fait valoir à cet égard le nom de son premier maitre, Démophile d'Himéra, de Sicile, et les travaux importants qu'il avait exécutés dans la Grande Grèce et en Sicile avant d'aller se fixer à Athènes, d'où il se rendit à la cour d'Archélaos de Macédoine et finalement à Ephèse, où il termina ses jours. On citait, en effet, parmi ses œuvres les plus fameuses, l'Alcmène, qu'il avait peinte pour Agrigente, et qui était probablement le même tableau que son Hercule au berceau étouffant les serpents, où la figure d'Alcmène est signalée comme particulièrement belle et expressive, et surtout son Hélène, dédiée dans le temple de Héra Lacinia, tableau pour lequel les jeunes filles de Crotone, par suite d'une décision du peuple, durent se présenter nues devant l'artiste, afin qu'il choisit parmi elles ses modèles. En dehors de ce tableau fameux, que le peintre Nicomaque considérait comme l'un des ouvrages les plus parfaits qui eussent jamais été produits, et qui fournit à Zeuxis l'occasion de la première exhibition d'une œuvre d'art à prix d'argent — d'où cette Hélène reçu le nom populaire de La Courtisane — Cicéron parle encore d'autres peintures du même maitre que renfermait le temple de Héra, sur le Promontoire Lacinien, près de Crotone. Tout ceci donne beaucoup de poids à l'opinion qui le fait sortir de l'Héraclée, tarentine ou Héraclée de Lucanie. La chose ne serait pas douteuse s'il était bien positif que, comme le dit Pline, l'éclat de la carrière de Zeuxis en Grèce commença dans la quatrième année de la XCVe olympiade, c'est-à-dire en 393 av. J.-C. Il pourrait, en effet, dans ce cas, parfaitement être né dans une ville fondée en 432. Si Mais il n'en serait plus de même si, conformément à un dire que combat l'écrivain latin, il avait fait ses débuts dans la LXXXIXe olympiade, en 424. Le Scholiaste d'Aristophane prétend aussi qu'il y avait à Athènes, dans le temple d'Aphrodite, un héros couronné de fleurs, peint par Zeuxis en 426. Si cette donnée est vraie, ce n'est pas dans l'Héraclée italienne qu'il peut être né ; car à supposer même que sa naissance ait suivi de très près la fondation de la ville et qu'il ait été fort précoce, s'il était venu au monde dans cette cité, sa carrière n'aurait pas pu matériellement commencer avant 410. Il y a malheureusement ici, dans les témoignages des écrivains antiques, une confusion qui pour nous est inextricable. Vers la fin de la guerre du Péloponnèse et dans les années qui suivirent, il y avait à Athènes, en même temps que Zeuxis, un peintre du nom de Zeuxippos, natif d'une autre Héraclée, dont Platon et Xénophon vantent le talent. L'analogie entre les noms de ces deux artistes, jointe à ce que leurs patries étaient homonymes, a conduit les compilateurs plus récents de plusieurs siècles à brouiller les renseignements qui se rapportaient à l'un et à l'autre, ou plus exactement la grande renommée de Zeuxis, ayant seule survécu, a absorbé celle de Zeuxippos, et les travaux des deux maîtres ont fini par passer sous un seul nom. De là ces problèmes chronologiques que l'on n'arrive pas à dénouer, et qui laissent flotter un doute sur la patrie véritable de Zeuxis, malgré la force des arguments en faveur de son origine italienne.

 

II

C'est sous la domination byzantine que l'emplacement de l'ancienne Héraclée reçut le nom grec de Polychôrion, d'où l'on a fait Policoro. Mais au XIIe siècle, où un diplôme de Bohémond II parle de la fons Policorii, ces lieux paraissent avoir été déserts, sans doute par suite des ravages des Sarrazins. Après un très long abandon, ils vinrent à la fin du XVIe siècle aux mains des Jésuites. Ce sont eux qui construisirent alors le couvent de Policoro, vaste édifice conçu pour abriter dans ses murs une communauté nombreuse. A la suppression de la Compagnie de Jésus, la propriété en fut confisquée et acquise par un grand seigneur.

Aujourd'hui tout le vaste espace compris entre les montagnes et la mer, dans un sens, les deux fleuves de l'Abri et du Sinno, l'Aciris et le Siris des anciens, dans l'autre sens, c'est-à-dire la majeure partie du territoire de la Siritide, forme un seul domaine, propriété du prince de Gerace. La superficie en est d'environ 140 kilomètres carrés ; c'est le latifundium, tel que depuis la fin de la République romaine il a été l'obstacle à tout progrès de l'agriculture italienne et l'un des plus puissants facteurs de la dépopulation du pays. L'ancien couvent est maintenant un château délabré, que le propriétaire ne vient jamais visiter ; c'est là qu'habite l'intendant, qui exploite la terre en son nom. Vingt-cinq mille têtes de bétail, des buffles en majeure partie, paissent dans les prairies marécageuses qui s'étendent du côté de la mer. Pour les parties du domaine qui sont en labour, leur exploitation emploie 4.000 hommes au temps des grands travaux, et 250 seulement le reste de l'année. Ce dernier chiffre est celui de la population qui habile dans les différentes massarie répandues sur l'étendue du domaine. Au moment des labours et à celui de la récolte, les montagnards descendent par bandes de la Basilicate et viennent se faire embaucher comme ouvriers pour la durée des travaux. Sur leur route, ils gîtent dans de véritables caravansérails, aussi rudimentaires, aussi barbares et aussi repoussants de saleté que ce qu'on peut voir de pire en Orient sous ce rapport. J'engage le voyageur curieux des traits de mœurs, qui voudrait s'en faire une idée, à visiter celui qui se trouve un peu plus loin sur la route de Calabre, au bas de la bourgade de Trebisacce. On peut le prendre comme un type ; mais il faut se cuirasser contre le dégoût avant d'y pénétrer. Nulle part bouge plus infect n'abrite des créatures humaines.

Au moment des labours, qui est précisément celui où je parcours ces contrées, on voit dans les champs jusqu'à vingt ou trente charrues marchant en ligne, ou bien un front de plusieurs centaines d'hommes qui s'avancent en retournant la terre avec la houe. Le fattore, l'intendant, et ses agents sont à cheval, parcourant incessamment le front de bandière des travailleurs, les excitant à la besogne, les dirigeant, pressant et gourmandant ceux qui faiblissent. On dirait une troupe sur le champ de manœuvre, commandée par ses officiers montés. Rien de pittoresque comme ce spectacle ; c'est la culture entreprise à la façon d'une expédition militaire. Dans les grosses chaleurs, lorsqu'on fait les moissons, c'est une véritable campagne, aussi meurtrière que s'il fallait y affronter le feu de l'ennemi. L'agriculteur est ici un soldat, qui livre un combat en règle contre les influences hostiles de la nature ; et il ne se passe pas de journée sans que quelqu'un des travailleurs ne tombe pour ne plus se relever sur le champ même qu'il moissonne, foudroyé par la fièvre paludéenne ou frappé par l'insolation. Je laisse à penser ce que sont les ravages de la mal'aria lorsque le soir, après une journée pénible, les contadini mal nourris, trempés de sueur, n'ont pour coucher que des hangars mal clos ou des appentis de feuillages, où pénètrent librement le froid de la nuit et les exhalaisons humides des marais.

L'Italie a jusqu'à présent un développement industriel trop peu considérable, pour que la question du paupérisme des ouvriers de manufactures puisse, avant longtemps, devenir pour elle ce qu'elle est pour les pays de grande industrie. Mais, en revanche, on ne saurait se dissimuler que la misérable condition de ses paysans, trop oubliée jusqu'ici de ses hommes politiques, ne crée pour elle un problème aussi grave et aussi difficile. Bien des indices révèlent sur ce point un danger imminent, et commencent à imposer à tous les esprits sérieux dans ce pays la préoccupation de la question agraire. C'est le progrès de l'internationalisme dans la population rurale de certaines provinces, comme les Romagnes, fait jusqu'à présent unique en Europe. Ce sont des incidents du genre de celui d'Arcidosso, où l'on a vu, il y a deux ans, en pleine Toscane, c'est-à-dire dans une des parties de la Péninsule où l'on eut cru que la souffrance devait être la moindre, plusieurs milliers de paysans s'attrouper un beau jour à la voix d'un illuminé. qui se donnait pour un nouveau Messie et leur promettait le partage des terres.

Les causes qui produisent cette cruelle misère des campagnes sont nombreuses et s'enchainent d'une façon presque fatale. Elles découlent butes du régime des latifundia, c'est-à-dire du petit nombre des propriétaires, de l'immensité exagérée de leurs domaines, du manque presque complet de la petite et de la moyenne propriété, en dehors de certaines provinces privilégiées, où la pratique déjà ancienne du Code civil français a produit un autre état de choses. A ceci se joint l'absentéisme général de l'aristocratie territoriale, qui vit dans les grandes villes, dans les anciennes capitales ou dans les villas somptueuses qui les entourent, et au lieu de s'occuper du soin de ses propriétés rurales, évite de les visiter et en laisse le soin à des intendants. Dans ces conditions, l'unique souci du grand propriétaire est de tirer un revenu fixe de ses domaines, sans avoir à s'en occuper autrement que pour en toucher la rente, que souvent son luxe besogneux lui fait chercher à anticiper, pour soutenir une vie de dépenses au-delà de ses ressources réelles. Surtout il tient à n'avoir aucune avance coûteuse à faire pour l'amélioration de propriétés auxquelles il ne s'intéresse aucunement. C'est là ce qui le fait s'en tenir à un système d'exploitation qui donne la prédominance au pâturage sur la culture, qui laisse la plus grande partie de la terre en friche, et, s'il a pu être commandé par le manque de bras, perpétue la dépopulation des campagnes et s'oppose à toute espèce de progrès.

Ainsi s'est formée cette classe des fattori ou mercanti di campagna, qui prennent à bail, moyennant une redevance fixe, l'exploitation des grands domaines et ont su s'imposer partout comme les intermédiaires indispensables entre le propriétaire et les paysans. Ils sont là ce que la ferme générale était sous l'ancien régime entre l'État et les contribuables, et de même ils s'engraissent aux dépens des uns et des autres. On cite des intendants de propriétaires aristocratiques qui, à ce métier, sont devenus rapidement millionnaires. Ce que rend la terre à son propriétaire, avec ce système d'exploitants intermédiaires, le domaine de Policoro peut nous en faire juger. Avec sa superficie de 140 kilomètres carrés, c'est à peine s'il produit au prince de Gerace 296.000 francs par an. Même dans l'état d'imperfection de sa culture, administré directement, il donnerait un bien autre revenu. Mais il faudrait pour cela secouer une paresse incurable, s'occuper sérieusement et savoir s'arracher à la molle vie de Naples, pour aller passer une partie de l'année dans un pays dont le séjour paraîtrait, à un raffiné d'élégance mondaine, un exil au milieu des sauvages.

Quant au paysan, ce n'est le plus souvent qu'un simple ouvrier agricole, plongé dans la plus dure pauvreté, vivant misérablement au jour le jour, sans qu'un salaire trop minime lui permette d'espérer même d'améliorer sa condition par l'épargne. Ou bien par le fait attaché à la glèbe, ou bien habitué à une vie nomade qui exerce sur lui une influence démoralisante, c'est à peine s'il possède ses instruments de travail, et pour ainsi dire jamais il n'est propriétaire de la demeure insalubre et insuffisante qu'il occupe, dans les bourgs infects où la longue insécurité du pays l'a condamné à s'entasser. Car dans les provinces méridionales, telle chose que nos villages est inconnue, et avec le village les conditions favorables qu'y fait au paysan la vie dans la maisonnette qu'accompagne un petit potager. Les contadini de la majeure partie de l'ancien royaume de Naples habitent, à la façon de l'Orient, par villes de plusieurs milliers d'âmes, dont l'agglomération assurait, dans une certaine mesure, une protection réciproque contre les brigands et les pirates. Ces villes, dans une vue de défense, se sont généralement établies dans des lieux difficiles d'accès, et que sépare d'ordinaire une journée de marche. A part quelques maisons bourgeoises, le bourg est possédé tout entier par un grand propriétaire, en général celui dont les habitants cultivent les domaines. A son égard ils sont des tenanciers sans bail fixe, sans garantie d'aucune sorte, que la simple volonté du propriétaire ou de son intendant peut, du jour au lendemain, expulser de leur demeure et jeter dehors sans feu ni lieu, sans travail et sans ressources.

La condition est la même dans la majeure partie de l'Italie. Mais il est beaucoup de provinces où la douceur des mœurs, le voisinage plus rapproché des propriétaires, certaines habitudes de patronat et de conduite paternelle dans les rapports réciproques du maitre ou de ses agents avec les paysans, en atténuent les effets et font à la population rurale une vie supportable. Ici les mœurs sont dures, la violence brutale est passée dans les habitudes, à la suite de longs siècles qui n'ont connu d'autre loi que la volonté du plus fort ; il n'y a pas cent ans que le régime féodal régnait dans ces contrées avec autant d'implacable rudesse que dans le premier moyen âge. Tel grand seigneur terrien des Calabres à la fin du XVIIIe siècle, comme le vieux prince de Scilla, qui périt d'une façon si dramatique dans le tremblement de terre de 1783, était encore un vrai baron du Xe ou du XIe siècle, faisant peser sur les populations le même joug de fer. Le paysan de ces contrées est donc toujours l'animal farouche dont parle La Bruyère, noir, livide et tout brûlé du soleil, attaché à la terre qu'il fouille et remue. C'est de lui qu'on peut dire, sans exagération, qu'il se retire la nuit dans des tanières où il vit de pain noir, d'eau et de racines.

Sous prétexte qu'il est incapable d'apprendre quelque chose de plus perfectionné, de se servir des moyens de transport et des instruments de l'homme civilisé, mais en réalité par une sordide économie, on le fait travailler de la même façon que les fellahs égyptiens. Et encore en Égypte le travail agricole est relativement doux, le climat parfaitement sain. Il ne s'agit pas, comme ici, d'ouvrir un sol dont les vapeurs développent la maladie, de remuer des vases liquides dans des marais empestés. Qui pourrait jamais croire, sans être venu dans ces contrées, qu'il existe en Europe, dans un grand royaume civilisé, des cantons où l'on peut voir curer les fossés des prairies marécageuses en n'ayant que des paniers pour enlever les vases, en employant au lieu de bêtes de somme de pauvres femmes, des jeunes filles et des enfants, littéralement noyés sous la houe qui découle de l'osier disjoint sur leurs têtes et leurs vêtements. C'est un spectacle de misère et de dégradation au delà duquel tien ne peut aller, et qui, lorsqu'on en a été témoin, ne s'efface plus du souvenir.

Que si le paysan s'élève à la condition de métayer, de maître d'une massaria, sa souffrance est moins grande, sa vie, bien que dure encore, devient supportable, il peut s'assurer quelques bénéfices, se mieux nourrir et se bien vêtir, se laisser même aller, pour les jours de fête, à ce goût de la parure qui est inné chez les populations méridionales et auquel elles sacrifient toutes leurs économies. Mais c'est à la condition d'être l'homme-lige, le serviteur absolument obéissant des moindres caprices de celui à qui le propriétaire a confié l'exploitation de son domaine ou des agents de celui-ci. Malheur au métayer qui voudrait, en quelque chose, garder une ombre d'indépendance, qui hésiterait à obéir à un ordre quelconque du fattore, qui montrerait la velléité de résister à une de ses exigences. Car rien ne garantit sa situation, rien ne lui assure une durée fixe de possession de la massaria, en vertu d'une convention réciproque. Le fattore ou mercante di campagna prend à ferme du propriétaire l'exploitation de sa terre, mais le paysan n'a pas de bail à terme déterminé, formulé régulièrement par un acte écrit et qui fasse foi en justice. Ou bien c'est une faveur récente et chèrement achetée qui l'a choisi, parmi les simples ouvriers, pour l'installer dans la métairie, ou bien, ce qui est le cas le plus habituel, il tient celle qu'ont occupée ses pères de temps immémorial, de telle façon qu'il en arrive à se persuader qu'il a en équité un droit légitime d'usufruitier, sous de certaines conditions. Mais sa possession est essentiellement précaire, par ce qu'elle ne repose sur aucun titre et qu'elle se perpétue seulement par voie de tacite reconduction, qui n'y assigne pas une durée fixe. Et chaque année, à des époques que la coutume a déterminées, le propriétaire ou son représentant peut exercer contre lui un pouvoir d'éviction sans recours. C'est le régime agraire de l'Irlande, avant qu'on n'eût tenté d'y porter remède par des réformes encore insuffisantes.

Si le propriétaire administrait lui-même ses terres, la pratique serait forcément moins dure. La permanence de ses intérêts l'obligerait à ménager ses paysans, à tout le moins en vertu des mêmes raisons qui font que l'on ménage son bétail. Mais le fattore n'est que de passage sur la terre ; à la fin de son bail il peut toujours être remplacé par un autre, qui sera venu offrir de meilleures conditions au propriétaire. Il n'a donc rien à ménager, et il s'inquiète peu d'épuiser la population. Comme le pacha turc, il n'a qu'une chose en vue, s'enrichir le plus vite possible pour pouvoir s'en aller ensuite mener dans les villes la vie d'un gros bourgeois, électeur influent. Pour cela il pressure le paysan à outrance et le fait travailler sans merci, dans les conditions qui lui rapportent, à lui-même, le plus fort profit avec le moins de dépense. Aussi, à part de rares et honorables exceptions, comme il y en a heureusement partout, le fattore est-il en général, par une conséquence presque fatale de sa propre position, un tyranneau rural, qui fait peser sur le paysan un despotisme sans limites et sans contrôle.

A ceci s'ajoutent les effets du relâchement des mœurs et des ardeurs du climat.

Si, dans une famille de métayers ou de simples paysans, il s'élève une jeune fille dont la beauté ait le malheur d'attirer les regards du fattore ou d'un de ses agents, les parents seront mis dans l'alternative de la lui livrer ou d'être évincés, chassés de la terre, réduits à un dénuement sans remède. C'est alors que le drame rural se dénoue souvent dans le sang. Un beau soir on rapporte le fattore frappé d'un coup de couteau par derrière ou d'une balle partie d'un buisson. C'est un frère ou un fiancé, qui, dans sa vengeance personnelle, a incarné celle qui couvait au cœur de tous ses compagnons. Le procureur du roi peut venir avec les gendarmes, faire une enquête sur le crime, emprisonner la majeure partie des paysans, l'instruction n'amènera aucun résultat. Personne ne parlera, personne ne révélera l'assassin, que pourtant tout le monde connaît. Et si quelque indiscrétion le manifeste, tous les paysans se feront ses complices pour l'aider à gagner les parties sauvages de la montagne, où il défiera les recherches de la justice ; tous se feront les manutengoli bénévoles du bandito, que l'occasion, le besoin, les mauvaises rencontres, l'endurcissement dans la révolte contre une société dont il n'a connu que les misères, feront peut-être bientôt glisser dans le brigandage.

D'autres fois, le désespoir de voir jamais s'améliorer sa cruelle position saisit la population entière d'une bourgade et devient plus fort que l'attachement au sol natal. Ils ont entendu l'écho des belles promesses des agences d'émigration établies à Gènes et à Naples ; dans les veillées on a fait au fond de leur province des récits merveilleux, pareils à des contes de fées, sur ces contrées de l'Amérique méridionale où tant d'Italiens, partis misérables, ont fait fortune. On ne leur a pas dit les souffrances de la vie d'émigrant, ni le nombre de ceux qui y succombent à la peine, pour quelques-uns qui réussissent. Ils se laissent prendre aux décevantes perspectives d'un fantastique Eldorado, et pleins d'espoir, réalisant leur pauvre petit pécule, se soutenant réciproquement avec une admirable fraternité, les moins malheureux aidant les plus déshérités, ils partent pour La Plata. J'ai rencontré dans ce voyage, sur la route de Salerne à Pæstum, un de ces exodes des paysans ; c'était des gens de la Basilicate qui s'en allaient s'embarquer à Naples. Une longue file de charrettes portaient les coffres de famille, où étaient enfermées leurs hardes, des paquets de couvertures, des sacs de provisions, des berceaux. Par-dessus cet amoncellement de choses hétérogènes étaient étendus, car on ne laissait personne en arrière, les vieillards, les femmes et les enfants, tandis que les hommes faits et les jeunes gens conduisaient les chars et marchaient à pied en les entourant. Tous les visages respiraient l'espérance, et comme un sentiment de liberté reconquise. La route, longue et pénible sous un soleil brûlant, au milieu des flots de poussière, se faisait en chantant. Le cœur se serrait en voyant cette gaîté d'enfants et en pensant aux déceptions, aux souffrances qui attendaient ces pauvres gens si confiants, livrés sans défense à l'exploitation d'agences véreuses, soit sur les bâtiments où on les entasse pour la traversée dans les conditions les moins hygiéniques, soit à leur arrivée sur une terre inconnue, où il leur faudra surmonter tant d'obstacles avant de prospérer. Comment ne cherche-t-on pas à attirer ce courant d'émigration vers notre Algérie, et à lui y offrir des conditions meilleures avec un moindre éloignement ?

Jusqu'ici l'Italie nouvelle n'a rien fait pour porter remède aux souffrances de sa population rurale. Les révolutions politiques, d'où est sortie l'unité nationale, ont plutôt, au contraire, aggravé la situation. Quelque légitime qu'elle ait été, surtout dans ces provinces du sud sur lesquelles pesait un des plus détestables gouvernements qu'un pays chrétien et civilisé ait eu à supporter, la révolution italienne s'est trop peu préoccupée des intérêts populaires. Faite par la classe moyenne, que déprimaient systématiquement les anciens pouvoirs, c'est à cette classe seule qu'elle a profité. Jusqu'à  ce jour elle est restée exclusivement bourgeoise. Le peuple, surtout celui des campagnes, n'en a connu jusqu'ici que les charges, l'énorme aggravation des impôts, le fardeau de la conscription, le renchérissement universel des choses, le cours forcé d'un papier monnaie déprécié. Certes c'est beaucoup que la satisfaction du sentiment national ; mais l'homme n'est pas un pur esprit, qui vive uniquement de satisfactions de ce genre, surtout quand il s'agit de classes qui n'ont pas acquis les droits politiques qui forcent de compter avec elles ; il lui faut aussi du pain, et des conditions de vie matérielle qui lui permettent de ne pas mourir de faim. Appartenir à un grand État, qui prétend tenir une place importante dans le monde, est une chose qui coûte cher ; ce n'est que le strict devoir de cet État de donner à ses paysans, par une active sollicitude pour leurs intérêts, par une meilleure législation, par des réformes légitimes et devenues nécessaires, une compensation aux sacrifices qu'il leur impose.

Forcément d'ailleurs, à mesure que la civilisation se répand dans le pays, que les idées du siècle pénètrent dans toutes ses parties avec les chemins de fer, que l'isolement réciproque des différentes provinces prend fin, l'habitant des campagnes sent davantage ses souffrances. Il fallait, pour les lui faire supporter avec une résignation inerte, l'état d'abrutissement profond dans lequel le maintenait systématiquement l'ancien gouvernement napolitain. Aujourd'hui, au contraire, il suffirait des jeunes gens qui reviennent de l'armée, de ce qu'ils disent sur ce qu'ils ont vu et entendu ailleurs, pour dissiper cette torpeur découragée du paysan, pour lui apprendre qu'il a droit à un sort meilleur et comme homme et comme citoyen. Aussi commence-t-on à sentir dans les campagnes italiennes ce frémissement avant-coureur des grandes crises. Il ne fait que débuter à peine, et il est temps de l'arrêter en remédiant au mal. Mais il importe d'étudier à fond le problème, d'y chercher une solution équitable et de se mettre à l'œuvre sans retard avec une résolution virile.

Aujourd'hui comme au temps des Gracques, le seul remède est une loi agraire. L'Italie en a déjà fait une, spéciale à une seule province, quand elle a mis fin au pâturage forcé qui écrasait le Tavoliere di Puglia, et le maintenait dans la barbarie, quand elle y a donné au paysan la possibilité d'acquérir, dans des conditions favorables, les terres dont le domaine public se réservait exclusivement la propriété. Elle peut voir maintenant, après quinze ans de pratique de cette loi, votée en 1865, combien les effets en ont été bienfaisants ; ils ont changé la face de la province à laquelle elle s'appliquait et régénéré moralement sa population, déracinant, dans les cantons où se faisait la transhumance obligatoire, le brigandage qui y était endémique. Il faut aujourd'hui arrêter les bases d'une grande mesure d'un caractère général, analogue à celle à laquelle l'empereur Alexandre II a eu la gloire d'attacher son nom en Russie, à celle par laquelle la Grèce, en prenant possession des Iles Ioniennes, a résolu pacifiquement et légalement, à Corfou, une question agraire qui avait la plus étroite ressemblance avec celle de l'Italie. Il est indispensable de donner des garanties à la situation des paysans, de les intéresser directement au progrès de la culture et à l'amélioration des terres, en leur accordant, sous certaines conditions et de manière à ne pas léser les intérêts des propriétaires actuels, la propriété d'une part du sol qu'ils cultivent. Voilà quel est le but à poursuivre, et il n'est pas douteux qu'on ne puisse sans trop de difficulté, si on veut bien la chercher sincèrement, trouver une combinaison' qui permette de le réaliser, en procurant un avantage réel aux deux parties. C'est aux Italiens qu'il appartient de choisir les voies et moyens et ils auraient le droit de trouver présomptueuse, de la part d'un simple voyageur étranger, la prétention de les conseiller à cet égard. Mais j'ai cru remplir le devoir d'un ami sincère de l'Italie, en jetant ici, après d'autres, le cri d'alarme, et en montrant à nu, sans en rien déguiser, une plaie invétérée qui, chaque jour, s'envenime, et pour avoir été trop longtemps négligée, menace de produire les plus grands dangers.

Sans doute ce serait une étrange illusion que celle qui consisterait à croire que les crises qui peuvent sortir un jour de la misère rurale seraient de nature à mettre en péril l'unité nationale, et en particulier, dans l'ancien royaume de Naples, favoriseraient quelque tentative de restauration du passé. Il y a encore des papalins à Rome, et même en assez grand nombre ; il n'y a plus de bourboniens dans le royaume des Deux-Siciles. On peut le parcourir tout entier sans arriver à entendre l'expression d'un regret du passé. Car je ne saurais prendre au sérieux le bourbonisme platonique qu'affectent encore quelques individus de la haute noblesse napolitaine, comme une opinion bien portée dans l'aristocratie européenne. Le temps n'est plus où un Cardinal Ruffo pouvait soulever les paysans des Calabres au nom du roi légitime et les précipiter en armes sur la bourgeoisie des villes, pour rétablir l'ancien régime. Les tentatives de Vendée napolitaine dont se sont leurrés, après 1860, les partis réactionnaires, ont échoué misérablement. Ce n'est pas la réaction, c'est la démagogie socialiste qui peut un jour profiter, dans ces pays, des difficultés de la question agraire. Par nature, le Napolitain est essentiellement enclin à l'esprit d'utopie, soit en matière philosophique, soit en matière sociale. Aussi bien clans le midi de l'Italie que dans l'Andalousie, le collectivisme révolutionnaire trouvera dans les campagnes un terrain singulièrement favorable à son développement. Sa propagande et ses affiliations, voilà ce qui menace de devenir un jour le péril social clans ces provinces, portées, dès à présent, aux opinions les plus avancées, et d'où est déjà sorti le régicide Passanante. C'est sous le drapeau rouge de l'internationalisme que peuvent s'y produire, si l'on n'améliore pas par des mesures décisives la condition du paysan, des insurrections du désespoir, de ces luttes que les anciens appelaient des guerres plus que civiles. Je ne crois dans aucun pays au succès, même temporaire, de la commune socialiste et collectiviste, et je ne doute pas que l'établissement actuel, en Italie, ne fût en mesure de réprimer énergiquement des mouvements de ce genre, qui d'ailleurs ne sont pas encore à la veille de s'y produire. Mais une crise sociale est toujours funeste à la liberté politique ; la société, quand elle se sent menacée, est prompte à renforcer le pouvoir outre mesure. Quand on veut conserver la liberté constitutionnelle, dont l'Italie est si justement fière et à laquelle sa bourgeoisie s'est montrée si apte, il est nécessaire de couper court aux périls du socialisme par de hardies et fécondes réformes. Il faut savoir écouter à temps les Gracques pour éviter d'en venir à se jeter dans les bras de César. Mais les Gracques sont autre chose que les Catilinas, et les vrais réformateurs ne se trouvent pas toujours dans ceux qui recherchent avidement la popularité.par tous les moyens, et font sonner le plus haut leurs opinions avancées.

Que si, d'ailleurs, comme je l'espère, les choses ne sont pas destinées à en venir à de semblables extrémités, n'y a-t-il pas dans le seul mouvement d'émigration qui tend à s'accroître dans les classes agricoles de l'Italie, et qui menace d'achever la dépopulation des campagnes, lesquelles déjà manquent de bras, un fait suffisant pour s'imposer à l'attention des hommes d'Etat et des économistes, et pour leur montrer que, dans l'intérêt du pays, la question agraire est une de celles qui doivent êtres mises à l'étude les premières et le plus sérieusement ?

 

III

C'est entre Héraclée et [le fleuve Siris que fut livrée la première bataille de Pyrrhos contre les Romains, événement d'une importance exceptionnelle dans l'histoire militaire de l'antiquité, car il mit pour la première fois aux prises la tactique grecque et la tactique romaine, et fit aussi, pour la première fois, essuyer à cette dernière l'épreuve du conflit avec les éléphants.

L'emploi des éléphants, comme instruments de guerre, était alors une innovation toute récente chez les Grecs. Dans l'Inde, il remontait à une haute antiquité ; mais jusqu'à Alexandre-le-Grand l'usage n'en était pas sorti de cette contrée. C'est le conquérant macédonien qui, ayant rencontré des éléphants dans les armées des rois de la Pentapotamie indienne, qu'il avait vaincu, comprit tout le parti que l'on pouvait tirer de ces énormes animaux, si forts et si intelligents, comme auxiliaires dans les combats. En quittant l'Inde, il eut soin de ramener avec lui un train nombreux d'éléphants tout dressés, avec leurs cornacs, et en donna le commandement à Cratère.

Quand Alexandre mourut, il laissa plusieurs centaines d'éléphants de guerre organisés et équipés, avec des officiers dressés à leur maniement. Les généraux qui se disputèrent les lambeaux de son empire, et s'y taillèrent des monarchies nouvelles, n'eurent rien de plus pressé que de mettre chacun la main sur les dépôts de ces animaux qui se trouvèrent à leur portée, et quelques-uns d'entre eux, comme Eumène et Séleucos, en tirèrent de l'Inde en grande quantité. C'est ainsi que se forma un stock d'environ 1.500 éléphants, inégalement répartis entre les différentes royautés grecques de l'Asie, qui alla toujours en diminuant parles pertes des combats, des maladies et de la vieillesse, et qui ne parait pas, après ce moment, s'être sérieusement renouvelé par de nouveaux convois, amenés de l'Inde pour combler les vides qui se produisaient ; car un siècle et demi plus tard, il n'y avait plus qu'un très petit nombre de ces animaux dans les armées des Séleucides, mieux à même pourtant que d'autres de s'en procurer. Seuls, les Lagides d'Égypte et les Carthaginois surent maintenir au complet leurs régiments d'éléphants pendant une durée assez longue, en pliant à l'éducation l'espèce africaine, qui s'y montrait plus rebelle, et en organisant des chasses régulières dans les forêts où elle vivait à l'état sauvage.

L'ère de l'emploi militaire des éléphants par les Grecs fut donc très courte. Elle eut son moment culminant dans les guerres des Diadoques ou généraux d'Alexandre. On vit alors figurer sur les champs de bataille un nombre de ces animaux tel que, depuis lors, autant n'ont jamais plus été rassemblés dans aucun pays du monde. Séleucos Nicator décida la bataille d'Ipsos par une charge de 400 éléphants, tandis que ses adversaires, Antigone et Démétrios, n'en avaient que 75 à lui opposer. Antigone, qui périt dans le combat, eut le temps de voir, avant sa mort, ce que valaient les plaisanteries des flatteurs de sa cour, qui croyaient tourner Séleucos en ridicule, en l'appelant le grand éléphantarque.

C'est par le choc de sa masse que l'éléphant était surtout redoutable dans une bataille ; les Grecs le comprirent vite, et en général ils évitèrent de surcharger cet animal de la sorte de tour en bois, que les indiens avaient inventé de placer sur son clos, et où montaient trois ou quatre soldats armés d'arcs et de javelots. En revanche, ils s'étudièrent à lui cuirasser la poitrine, pour renforcer l'impénétrabilité de sa peau, et à allonger ses défenses avec des pointes d'acier aiguisées. Avant d'engager ces animaux, on avait soin de les enivrer avec du vin aromatisé, pour augmenter leur élan et le pousser jusqu'à la fureur. Une charge d'éléphants était irrésistible pour une infanterie combattant à la façon des hoplites grecs, formée en ordre profond et compact, présentant ainsi une masse très peu mobile, et munie uniquement d'armes de hast. La phalange dont ils parvenaient à aborder le front était inévitablement rompue, écrasée sous leurs pieds et jetée dans un désordre irréparable. La formation mince de la légion romaine leur offrait beaucoup moins de prise. Sans doute, ils en enfonçaient également les lignes dans le premier choc ; mais ils y faisaient moins de ravages ; leur élan furieux les emportait vite au delà, et les rangs se reformaient après leur passage, tandis que leurs cornacs, qui ne les maîtrisaient plus, se débattaient en vains efforts pour les faire revenir en arrière. Même les légionnaires apprirent au bout de quelque temps à ouvrir les rangs devant les éléphants, de manière à les laisser traverser la ligne de bataille presque sans y faire de dégât, et à rendre leur choc sans effet. Mais le résultat qu'un général habile s'efforçait surtout d'obtenir quand il était menacé d'une charge d'éléphants, c'était de les tenir à distance de ses lignes de bataille au moyen d'un rideau de troupes légères, dispersées en tirailleurs, chargées de les harceler et de les effrayer. La chose n'était pas impossible, et Curius Dentatus y réussit particulièrement contre ceux de Pyrrhos à la bataille de Bénévent. On voyait alors ces formidables animaux, que leur état d'ivresse rendaient sourds à la voix de leurs conducteurs, rebrousser chemin brusquement, affolés, et porter leur fureur sur les troupes qui les suivaient, en rompre l'ordonnance, écraser les bataillons auxquels ils devaient ouvrir la voie et les précipiter dans la déroute. Les éléphants étaient clone un instrument de guerre plus dangereux qu'efficace, d'un emploi incertain, qui exposait aux plus cruels mécomptes et souvent se retournait contre la main qui avait cru en tirer parti. Dans la guerre du roi d'Épire en Italie, ses éléphants lui donnèrent la victoire à Héraclée, furent sans influence sur le succès à Ausculum et consommèrent son désastre à Bénévent. Aussi les Romains, instruits par cet exemple et par ceux que leur fournirent les Guerres Puniques, n'adoptèrent pas l'usage de cette arme à deux tranchants. Depuis la journée d'Héraclée, ils eurent fréquemment l'occasion de combattre et de vaincre des années où figuraient des éléphants ; mais il n'y eut guère parmi eux que T. Quinctius Flamininus et Paul-Émile qui tentèrent de les employer dans les guerres de Macédoine, et cela encore plutôt dans les transports que sur les champs de bataille. Pour ceux qui tombaient entre leurs mains à la suite de leurs victoires, ou qu'ils se faisaient livrer par les vaincus pour les désarmer, ils se bornèrent à en faire les ornements de leurs triomphes ou bien ils les donnèrent à des rois leurs alliés, comme les éléphants de Philippe V de Macédoine à Attale de Pergame, plutôt que de les garder pour eux-mêmes.

Ce sur quoi comptaient le plus ceux qui faisaient usage des éléphants à la guerre, c'était l'effet moral que produisait leur attaque. Il fallait, en effet, des troupes singulièrement aguerries et solides, des cœurs exceptionnellement trempés, pour attendre de pied ferme le choc d'une ligne serrée de ces colosses du règne animal, s'avançant d'un trot pesant et régulier comme des montagnes vivantes, avec une force d'impulsion qui semblait irrésistible. Aussi s'efforçait-on d'augmenter leur apparence bizarre et terrible, par la façon dont on les caparaçonnait, avec des housses rouges et de grands panaches. On leur peignait le front et les oreilles en blanc, en bleu ou en rouge ; car on avait remarqué que, lorsque les éléphants entrent en fureur, ils dressent leur trompe et étalent d'une manière effrayante leurs larges oreilles, et l'on voulait, en revêtant ces parties de couleurs éclatantes, les rendre plus apparentes et en augmenter l'effet. Même après la guerre de Pyrrhos, ce fut une chose difficile que d'habituer les troupes romaines à regarder de sang-froid les éléphants. Au temps de la première Guerre Punique, les consuls qui commandaient en Sicile durent se résigner à abandonner la plaine pendant trois campagnes, parce que les légionnaires, frappés de crainte, ne voulaient plus camper que sur des hauteurs inaccessibles à ces animaux. Surtout le cheval éprouve pour l'éléphant une répugnance instinctive, dont il est extrêmement difficile de venir à bout. La vue, les cris et l'odeur du géant des pachydermes épouvantent les chevaux, dont le premier mouvement, à son aspect, est de prendre la fuite. Presque toutes les batailles gagnées dans l'antiquité à l'aide des éléphants, l'ont été par suite du désordre qu'ils ont répandu dans la cavalerie ennemie.

Pyrrhos, à l'âge de quinze ans, avait l'ait ses premières armes à la bataille d'Ipsos, dans l'armée des vaincus. Il y avait été témoin de la fameuse charge des éléphants de Séleucos, et il en avait rapporté l'impression de la puissance irrésistible de ce moyen de guerre. L'exemple du premier train de 70 de ces animaux amené en Europe par Antipatros, et anéanti en quatre années seulement entre les mains de Polysperchon dans les épreuves des sièges de Mégalopolis et de Pydna, aurait dû l'avertir de ce que ces animaux, aptes à manœuvrer dans les grandes plaines de l'Asie, devenaient sans emploi dans les contrées montagneuses du bassin de la Méditerranée, de ce qu'il était difficile d'y trouver des champs de bataille où l'on put les utiliser avec avantage. Il eut dû comprendre aussi combien le climat de l'Europe, où on ne les amenait qu'avec des frais énormes, leur était peu favorable et combien on avait de peine à s'y procurer le fourrage suffisant à ces gros mangeurs. Quand il se résolut à passer en Italie, sur l'appel des Tarentins, un de ses principaux soins fut de se monter un équipage considérable d'éléphants. Il en possédait déjà dix, qu'il avait conquis quelques années auparavant sur Démétrios Poliorcète ; Ptolémée Céraunos, qui régnait alors en Macédoine et qui avait mis la main sur les principaux dépôts de Séleucos Nicator, après l'avoir assassiné, lui en céda 50 autres. C'est sur ces soixante éléphants qu'il comptait principalement, nous dit-on, pour vaincre les Romains. Il espérait porter le théâtre de la guerre dans les plaines de 1'Apulie, si propres à leur emploi, et il se figurait pouvoir l'y terminer en une ou deux batailles. Mais il ne put d'abord en faire passer que vingt avec lui à Tarente, et dans toute sa première campagne il n'en eut pas un plus grand nombre à mettre en ligne.

Nous n'avons malheureusement pas, sur la bataille d'Héraclée, de récit suffisamment détaillé pour contenter notre curiosité ; et toutes les narrations qui en sont parvenues jusqu'à nous se trouvent dans des auteurs de seconde main, éloignés des événements de plusieurs siècles. Cependant ils s'accordent assez sur les traits essentiels pour qu'on puisse les tenir pour certains. Avant de se porter sur l'Apulie, qui fut le théâtre de la seconde campagne, il fallait d'abord déloger du littoral de la mer Ionienne le consul P. Valerius Lævinus, qui était venu camper avec son armée entre Thurioi et Héraclée. On se heurta donc entre cette dernière ville et le fleuve Siris, au bord de la mer, dans un terrain en plaine, les Épirotes venant du nord et les Romains du midi. L'armée consulaire franchit le Siris, malgré la résistance des Épirotes, grâce à un mouvement tournant de sa cavalerie, qui avait été passer le fleuve un peu plus haut. Lançant ensuite cette cavalerie sur les lignes de l'infanterie de Pyrrhos, le consul essaie de l'enfoncer par une vigoureuse attaque. La cavalerie grecque chargeant à son tour celle des Romains, il en résulte une mêlée confuse de quelques moments. Le roi d'Épire, combattant à la tête de ses cavaliers, faillit être tué par un officier des auxiliaires Frentans, nommé Oplacus Volsinius, qui paya de sa vie son audace. Mais Pyrrhos, au milieu de la chaleur du combat, est précipité à terre, et les escadrons grecs croyant leur roi mort, tournent bride et laisse la place aux escadrons romains. Mais déjà Pyrrhos s'est relevé : il court à son infanterie, en prend le commandement, et phalanges et légions se heurtent avec fureur. Sept fois de part et d'autre on revient à la charge sans arriver à un résultat décisif. Mégaclés, un des meilleurs lieutenants du roi, qui avait revêtu son armure, est tué, et pour la seconde fois les Grecs s'imaginent que Pyrrhos est mort. Leurs rangs commencent à flotter ; le désordre les gagne ; et le consul, qui croit enfin tenir la victoire, jette toute sa cavalerie sur leur flanc. Mais Pyrrhos est indomptable ; il ranime le courage ébranlé des siens en parcourant tête nue toutes leurs lignes. Jusque là les éléphants n'avaient pas pris part à la lutte. C'est seulement à la fin de la journée, quand Pyrrhos avait déjà perdu 4.000 hommes de ses vieilles bandes épirotes et macédoniennes, avec ses plus vaillants officiers, lorsque lui-même était grièvement blessé, que son armée pliait décidément et perdait le champ de bataille, c'est seulement alors qu'il put engager ses éléphants. Leur apparition changea soudain la face du combat ; les chevaux de la cavalerie romaine, épouvantés, tournèrent bride sans qu'on parvint à les maitriser. Se précipitant sur l'infanterie, ils en bouleversèrent les rangs, que les éléphants achevèrent d'enfoncer. Profitant de ce désarroi, Pyrrhos fit charger les légions par sa cavalerie thessalienne. Dès lors ce ne fut plus que terreur et tumulte dans l'armée du consul, qui toute entière prit la fuite. Un brave soldat romain, C. Minucius, premier hastaire de la quatrième légion, parvint cependant à ralentir la poursuite en blessant et en renversant un des éléphants. Grâce à l'étonnement que 'cet exploit causa aux Épirotes, il rendit possible aux débris de l'armée de repasser le Siris. Le vainqueur trouva 7.000 cadavres romains sur le champ de bataille ; il avait fait 2.000 prisonniers et enlevé 22 enseignes militaires. Les Romains eux-mêmes, en y comprenant ceux de leurs blessés qu'ils avaient pu ramener avec eux, évaluèrent leurs pertes à 15.000 hommes mis hors de combat. Celles du roi d'Épire montaient à 13.000 hommes, dont plus de 4.000 morts.

Quelque téméraire que fût Pyrrhos, on ne peut admettre qu'il eût gardé si longtemps ses éléphants en réserve, s'il les avait eu sous la main dès le commencement de l'action. La chevaleresque imprudence de vouloir vaincre les Romains à armes égales, en évitant autant qu'il le pouvait d'employer le moyen sur lequel il faisait le plus de fond pour assurer sa supériorité militaire, n'était pas dans son caractère. Il ne se fût pas exposé de gaîté de cœur, s'il eût pu faire autrement, à ces pertes énormes qui lui faisaient dire le soir de la bataille : Encore une victoire pareille, et je retournerai seul en Épire. Il faut donc que l'action se soit engagée quand il n'avait pas encore ses éléphants à portée, et ceci fait bien comprendre pourquoi ce furent les Romains qui attaquèrent. Ils savaient d'avance qu'ils allaient avoir affaire à ces monstres inconnus, qui n'avaient pas même de nom dans leur langue et qu'ils appelèrent des bœufs de Lucanie, faute d'une meilleure désignation. Florus dit même, évidemment d'après le texte aujourd'hui perdu de Tite-Live, qu'ils s'attendaient à lui en voir mettre en ligne un plus grand nombre. Tout les portait donc à profiter de ce que le train des éléphants se trouvait en arrière du reste de l'armée, pour forcer Pyrrhos à la bataille dans des conditions défavorables, avec l'espoir de la gagner avant l'arrivée de ce secours qui modifiait toutes les conditions de la lutte à son avantage. On dit, en outre, qu'ils commençaient à manquer d'approvisionnements et qu'il leur fallait se retirer ou combattre.

Des écrivains de basse époque, comme Orose, prétendent que Pyrrhos consacra un trophée de la victoire d'Héraclée élans le temple de Zeus à Tarente, avec une inscription en deux vers qui auraient dit : Ceux que personne n'a vaincus, ô père du grand Olympe, — je les ai vaincus ; et eux aussi m'ont vaincu. C'est là une légende tout simplement absurde. Comment croire, dit avec un parfait bon sens M. Mommsen, qu'il ait ainsi rabaissé sa propre gloire devant le public ? Politiquement parlant, peu importait le haut prix payé pour la victoire. Gagner la première bataille était tout. Ses talents de général s'étaient manifestés au grand jour sur un terrain nouveau ; et vainqueur à Héraclée, il rendait aussitôt l'union et l'énergie à la coalition défaillante des Italiotes. L'inscription authentique d'un des trophées dédiés aux dieux avec les captures de la bataille d'Héraclée, se lit sur une plaque de bronze découverte par M. Constantin Carapanos dans ses belles fouilles de Dodone. Voici en quel termes fiers et simples elle est conçue : A Zeus Naïos, — le roi Pyrrhos, fils d'Aiacidês, — les Epirotes et les Tarentins,(dépouilles) des Romains et de leurs alliés.

 

IV

Aujourd'hui l'emplacement où se heurtèrent Romains et Grecs, pour se disputer la possession de l'Italie Méridionale, est occupé par la magnifique forêt du Pantano di Policoro, large de plusieurs kilomètres et s'étendant en longueur de la mer aux montagnes, sur la rive gauche du Sinno. Dans ces terrains arrosés, où la fraîcheur des sources et du fleuve combat l'action dévorante du soleil, la végétation se développe avec une force et une abondance incroyables. C'est une véritable forêt vierge, qui a remplacé les cultures d'autrefois et qui, depuis des siècles, ne connaît pas la hache. L'arbousier, le lentisque, le myrte, le laurier-rose et l'olivier sauvage y atteignent à des dimensions extraordinaires, et forment des maquis impénétrables, où s'enchevêtrent les ronces, les lambrusques et les lianes de toute espèce. Du milieu des fourrés émergent, de distance en distance, de grands arbres qui dressent leur tête, montant droit et haut pour épanouir leurs cimes dans l'air et dans la lumière, ou tordant leurs troncs et leurs branches en formes bizarres, avec l'apparence d'une extrême vétusté. L'yeuse, le chêne-liège, le platane, le tilleul, le frêne, le micocoulier, sont les géants de cette forêt. Par endroits ils y forment de véritables futaies naturelles, dont les dèmes de verdure épaisse tamisent les rayons du soleil et les laissent filtrer en plaques d'or sur le sol couvert de grandes fougères, qui poussent à l'abri de cette ombre. Ailleurs ce sont des pins parasols d'une admirable venue, qui se groupent, en étendant presque horizontalement en cercle, autour du sommet de leur tronc, leurs rameaux chargés d'une verdure perpétuelle, et ombragent des tapis de mousse et d'herbe fine, où croit en abondance à l'automne l'Agaricus deliciosus, le plus délicat de tous les champignons comestibles.

Une exploitation régulière de cette forêt donnerait de beaux revenus à son propriétaire ; mais elle a été jusqu'ici impossible, faute de bras et surtout de moyens de communication. C'est à peine si l'on y compte quelques huttes de charbonniers, qui cumulent avec ce métier la récolte des rhizomes du réglisse. Car cette plante, qui forme des buissons d'un mètre environ, présentant dans la saison de jolies grappes de fleurs violettes, pullule dans les clairières de la forêt. A partir d'ici jusqu'à l'extrémité des Calabres, elle devient une des espèces caractéristiques de la flore frutescente du pays, et elle fournit un de ses articles d'exportation les plus importants. Presque tout le bois de réglisse et le suc de réglisse en bâtons qui se consomme en Europe provient des Calabres, et surtout dans la région qui s'étend de la frontière de la Basilicate à Crotone, il n'est presque pas de bourgade qui n'ait ses chaudières de réglisserie.

Pyrrhos, quand P. Valerius Lævinus vint lui offrir la bataille était campé, nous dit-on, dans la plaine entre Héraclée et Pandosia, ayant devant lui le fleuve Siris. Les Tables d'Héraclée parlent aussi d'une ville de Pandosia, dont le territoire était limitrophe de celui de la colonie tarentine. Cette Pandosia de Lucanie, que l'on ne doit pas confondre avec la Pandosia plus importante du Bruttium (nous aurons plus loin l'occasion de nous occuper de la situation de cette dernière), était donc sise auprès du Siris. Tous les géographes, depuis Clavier et Mazocchi, sont d'accord pour en reconnaître l'emplacement, au lieu où, sur la rive gauche du Sinno, au nord de la forêt dont nous venons de parler, à 13 kilomètres de la mer et à 7 ½ de Policoro, Santa Maria d'Anglona, église du XIe siècle, intéressante, mais fort délabrée, s'élève solitaire au milieu de ruines presque effacées sous les broussailles. Dans ces ruines, les débris antiques se mêlent aux maçonneries des bas temps et du premier moyen âge.

Là fut, jusqu'au XIVe siècle, une ville d'abord importante, qui déclina graduellement et finit par une brusque catastrophe. On l'appelait Anglona, et elle était le siège d'un fort ancien évêché. Comment avait-elle échangé son ancienne appellation de Pandosia contre celle d'Anglona ? A quelle date exacte avait commencé la série de ses évêques ? Quelles avaient été ses vicissitudes pendant les siècles des invasions barbares et sous la domination byzantine ? C'est ce que l'on ignore absolument. D'après une tradition assez vague, Ughelli prétend qu'elle avait été une première fois ruinée dans les guerres des Goths contre Bélisaire ; mais ceci ne repose sur rien de sérieux. Ce qui est plus vraisemblable, c'est que la ville, qu'elle s'appelât encore Pandosia ou eût reçu déjà le nom d'Anglona, fut, dans le lx' ou le xe siècle, réduite en cendres par les Sarrazins, qui s'étaient installés dans la localité voisine de Tursi, le Turiostum de la Table de Peutinger, où ils avaient bâti le château-fort qui s'appelle encore l'Arabatana, et où ils se maintinrent pendant quelque temps.

Dans toute la région entre le Bradano et le Crati, frontière de la Basilicate et de la Calabre Citérieure, un grand nombre de noms géographiques attestent la multiplication des postes tenus à demeure par des bandes sarrasines, au temps où les musulmans de Sicile possédaient Bari et Tarente. C'est le village de Castel Saraceno, dans le cœur des montagnes méridionales de la Basilicate, entre les vallées de l'Agri et du Sinno, non loin du San-Quirico et de Carbone ; le Monte Saraceno, à l'ouest de Rocca Imperiale ; le fleuve Saracino et la Torre Saracina sur le bord de la mer, au sud d'Amendolara ; le village de Saracena près de Castrovillari. Un peu plus au midi encore, dans les contreforts nord-est de la Sula, les cartes du XVIIIe siècle marquent une Torre Saracena, qui n'existe plus aujourd'hui, entre Longo-buco et Bocchigliero.

Même après que les Byzantins furent rentrés en possession de Bari, et que Nicéphore Phocas eut refait une ville grecque à Tarente, les incursions sarrazines continuèrent, jusqu'au commencement du XIe siècle, à infester cette région, par des bandes qui débarquaient sur la côte du golfe de Tarente et se mettaient à courir le pays en le pillant, parfois en y séjournant quelque temps dans une retraite fortifiée. C'est l'état de choses que nous décrit la vie de St Luc de Demona, écrite en grec par un de ses disciples. Né en Sicile de parents nobles, Luc se consacra de bonne heure à la vie monastique et entra dans le couvent basilien de St Philippe d'Argira. Bientôt il passa sur le continent pour aller, dans le voisinage de Reggio, se faire le disciple de St Élie le Spéléote, ermite fameux qui résidait à Melicocca près de Seminara. C'est ce maitre qui lui ouvrit les plus hauts secrets de la vie contemplative. Favorisé de révélations divines, Luc fut averti des affreuses dévastations qui allaient fondre sur la Calabre, et dont nous verrons un peu plus loin le détail, en étudiant la vie de St Nil, au chapitre de Rossano. Il se réfugia donc à Noja dans la Basilicate, près d'Anglona et de Tursi, et il y vécut sept ans, priant le jour et dormant la nuit dans une basilique, dont il avait fait son asile. Luc s'établit ensuite sur les bords de l'Agri, où il fonda le monastère de San-Giuliano, chef-lieu des établissements de l'ordre de St Basile, que son apostolat multiplia bientôt dans toute la contrée voisine. Il y demeura un certain temps, partageant sa vie entre la prière et l'exercice de la charité envers les pauvres et le soin des malades, et marquant partout sa trace par des miracles, nous dit son biographe. Mais plus tard, les courses des bandes allemandes que l'empereur Othon Ier, en querelle avec Nicéphore Phocas, lança, en 968 et 969, dans la Pouille et la Basilicate pour les dévaster, le forcèrent à quitter San-Giuliano avec ses moines et à se réfugier dans un château voisin. Cependant bientôt, honteux de vivre dans la maison d'un laïque, il choisit auprès d'Armento un site protégé par son élévation et son escarpement, et y fonda un nouveau monastère. C'est là qu'il passa la fin de sa vie, dirigeant, en même temps que son abbaye de moines, un couvent de femmes fondé par sa sœur Catherine, qui était venue de Sicile le rejoindre. Il mourut en 993, et son premier maitre du couvent d'Argira, St Saba, déjà presque centenaire, vint lui-même le déposer dans la tombe. Peu après l'établissement de Luc à Armento, une bande de Sarrazins était venue piller le pays voisin. Elle était occupée à saccager et à profaner une chapelle située au-dessous du couvent, quand le saint hégoumène, saisi d'un transport de généreuse indignation, arma ses moines et, saisissant la croix processionnelle en guise de drapeau, les conduisit au chant des psaumes contre les musulmans, qu'ils mirent en pleine déroute.

A la même époque, un autre moine basilien de Sicile, St Vital, condisciple de St Luc de Demona au monastère d'Argira, fuyait aussi son pays natal pour échapper à la domination des infidèles. Après avoir été à Rome, il se faisait ermite auprès de Santa-Severina en Calabre, retournait en Sicile vivre dans une solitude sur les flancs de l'Etna, était obligé de repasser en terre-ferme, et, après avoir pris à Armento les instructions de son ancien condisciple, fondait le monastère de Sant'-Adriano près de Basidia, puis celui de Rappola. Tandis qu'il était à Sant'.-Adriano, un parti d'Arabes envahit le couvent ; tous les moines avaient pris la fuite, à l'exception de Vital. Les musulmans voulurent le tuer, et déjà il était agenouillé pour avoir la tête tranchée quand la foudre frappa celui qui levait sur lui son cimeterre. Ce prodige le sauva en épouvantant les Arabes, qui s'enfuirent au plus vite.

En 1003 encore, une grosse armée de Sarrazins assiégea Montescaglioso, et la victoire que remporta sur elle, en délivrant la ville, le Catapan Grégoire Trachaniôtês, fut comptée comme un des plus beaux exploits militaires des Grecs en Italie.

Quoi qu'il en soit de la conjecture que nous émettons au sujet de sa première destruction, au XIe siècle Anglona possédait le rang de cité et avait son évêque ; Tursi était déjà une localité aussi peuplée, mais elle en dépendait ecclésiastiquement et féodalement ; elle n'était encore que la Torre di Tursio, comme le pape Alexandre II l'appelle dans une bulle de 1068. Cependant, en 1077, nous voyons par une charte du monastère de Carbona que Siméon, évêque d'Anglona, avait fixé sa résidence à Tursi et s'intitulait indifféremment episcopus Anglonensis ou episcopus Tursitane sedis. Dès ce moment commençait, entre les deux villes, la rivalité furieuse qui devait se terminer par la destruction d'Anglona.

Celle-ci était encore assez considérable dans la seconde moitié du XIIe siècle pour que son évêque ait pu emmener, en se joignant à la croisade d'Étienne du Perche, oncle de la reine Marguerite, 6 chevaliers et 40 hommes d'armes de la ville. Vers le même temps, l'évêque d'Anglona reçut du roi Guillaume II la terre de Nucara. Pour la ville même, le fief en était alors tenu par Guillaume d'Anglona. L'empereur Frédéric II en donna la seigneurie à son évêque, mais de son temps la localité d'Anglona avait déjà tellement décliné que dans l'acte de cette concession il la traite simplement dé casai. Charles d'Anjou reprit à l'évêque la seigneurie d'Anglona et, la divisant par moitié, en gratifia d'une partie Riccardo, fils de Pietro Anibaldo, de Rome, de l'autre Robert de Chastillon.

Cependant Tursi grandissait à mesure qu'Anglona tombait en décadence. Les habitants de la première poursuivait la seconde d'une haine implacable. Ils ravageaient son territoire par des incursions incessantes, et ruinaient son commerce en détroussant les marchands qui se rendaient à ses foires annuelles. Vainement les évêques d'Anglona invoquaient la protection royale pour mettre fin à ces brigandages ; les diplômes qu'ils obtinrent de Robert le Sage, en 1325 et 1332, et de Jeanne Ire, en 1342, pour réprimer les exactions des seigneurs justiciers de la Basilicate, qui faisaient cause commune avec les gens de Tursi, demeurèrent lettre morte. Bientôt même, profitant de l'anarchie que les crimes de la reine Jeanne avaient fait naître dans tout le royaume, Tursi put réaliser le projet odieux que ses habitants nourrissaient depuis longtemps. Ceux-ci prirent les armes, assiégèrent Anglona, la réduisirent parla famine, en firent sortir les habitants, y mirent le feu et rasèrent la ville, à l'exception de sa cathédrale.

A cette destruction violente succéda une guerre de chicane qui dura deux siècles. Les évêques d'Anglona, réfugiés dans le voisinage, poursuivaient devant la justice royale la reconstruction de leur ville épiscopale et le châtiment de Tursi. Les Tursitains soulevaient incidents sur incidents, pour prolonger le litige et rendre nulles les sentences royales, telles que celle de Ferdinand Ier, rétablissant en 1468 les foires d'Anglona sur la requête de l'évêque Louis Fonoblet. Ils multipliaient les mémoires pour prouver que Tursi était plus ancienne qu'Anglona et l'avait tenue primitivement dans sa dépendance ; l'érudition naissante, et encore imparfaitement en possession de ses procédés, se mêlait à sa façon à cette querelle ardente, où l'on n'épargnait pas les documents falsifiés, et dont on retrouverait facilement des échos jusque de nos jours chez les écrivains locaux du midi de l'Italie. On finit pourtant par s'en lasser. Tursi était devenue une ville de plus de 4.000 âmes, et les évêques n'étaient pas parvenus à relever leur ancienne cité. Une bulle de Paul III, rendue en 1546, transféra à Tursi l'évêché d'Anglona, et cette dernière localité resta définitivement au désert.

 

V

Le chemin de fer traverse le Pantano di Policoro et le délicieux vallon de la Conca d'Oro pour atteindre le Sinno, près de la station de Nuova Siri. Le Sinno est le dernier des cinq grands cours d'eau permanents, presque aussi larges et aussi profonds que la Seine, qui traversent parallèlement la plaine de Métaponte et de la Siritide et descendent porter à la mer le tribut des hautes montagnes lacaniennes. Si par une colonisation intelligente on repeuplait le canton qu'ils arrosent, il redeviendrait bien vite ce qu'il était dans l'antiquité, un pays d'une fécondité agricole inouïe, capable de rivaliser avec la Terre de Labour elle-même.

Le nom de Sinno se rattache à une appellation antique, que le fleuve portait parallèlement à celle de Siris. Lycophron l'appelle, en effet, Sinis. Sur la Table de Peutinger nous voyons enregistrer, à quatre milles de distance d'Héraclée, une station désignée par le nom de Semnum, qui est évidemment une corruption de Ad Simnum, ou Sinnum.

C'est à l'embouchure du fleuve Siris, sur la rive gauche, que s'élevait dans une haute antiquité la ville de -Siris. L'emplacement en est marqué par la Torre di Sinno, bâtie avec des matériaux antiques. Mais il n'en subsiste plus aucun vestige visible ; tout a été enseveli sous les alluvions du fleuve. La recherche de la nécropole de Suris, dont le site demeure jusqu'à présent inconnu, mériterait une grande campagne de fouilles dans les envions, quand même elle demanderait des dépenses considérables avant de donner aucun résultat. L'exploration des sépultures de Siris et de Sybaris est, en effet, dans l'état actuel, un des plus grands desiderata de la science archéologique. C'est là qu'il faut aller chercher, à l'abri de remaniements postérieurs et dans la fleur de son épanouissement le plus complet, le plus luxueux, toute une époque ancienne du développement de la civilisation grecque, sur laquelle les notions sont trop insuffisantes. L'entreprise est des plus importantes, et ne peut manquer de finir par être féconde. Si les ressources financières malheureusement limitées, du royaume d'Italie ne lui permettent pas d'aborder la tâche sur une échelle suffisante, et dans des conditions de réussite, il y a de quoi tenter le zèle avide de renommée et l'intelligente libéralité d'un Schliemann ou d'un Carapanos. Pourquoi même quelqu'un des grands États de l'Europe n'entreprendrait-il pas ici des excavations dans le pur intérêt de la science, comme celles que l'Allemagne poursuit depuis quelques années à Olympie ? Nos rivaux d'outre-Rhin se sont grandement honorés par ces travaux, et il en a rejailli sur eux une véritable gloire. J'aimerais à voir la France, stimulée par cet exemple, ne pas rester en arrière et attacher à sa naissante École d'érudition de Home l'honneur de l'exploration approfondie de Siris et de Sybaris.

La tradition faisait remonter l'origine de Siris aux Sicules On racontait que Siris, fille du roi Morgès et femme de Scindos, héros complètement ignoré d'ailleurs, avait donné son nom au fleuve Siris et à la ville que la tribu pélasgique des Chônes fonda sur ses bords. Une légende qui avait cours à Athènes au temps des Guerres Médiques, et dont Thémistocle invoqua l'autorité dans une circonstance décisive, prétendait qu'une colonie athénienne s'était établie dans cette ville avant le siège de Troie. On y faisait ensuite arriver une nombreuse émigration de Troyens, fuyant devant les Grecs après la prise de leur cité natale, et l'on prétendait qu'une grande partie des habitants de la ville et de ses alentours se rattachaient à cette origine troyenne. C'était, disait-on, la colonie venue d'Ilion qui y avait établi le culte de l'Athéné Polias, et du temps de Strabon l'on soutenait encore, dans le pays, que le vieux simulacre de la déesse honoré à Siris était le véritable Palladion de Troie. La ville passait pour avoir porté dans un temps le nom troyen de Sigeion.

Entre 675 et 665 av. J.-C., Gygès, roi de Lydie, meurtrier de Candaule et fondateur de la dynastie des Mermnades, entreprit la soumission des villes grecques d'Ionie. Une des premières dont il s'empara fut Colophon. Les plus énergiques des habitants de cette cité, ne voulant pas se plier sous le joug des Lydiens, émigrèrent vers l'Occident, comme devaient faire un peu plus d'un siècle après les Phocéens, devant l'invasion perse. Montant sur leurs vaisseaux, ils firent voile vers les côtes d'Italie, où ils occupèrent Siris, au témoignage d'Aristote et de Timée de Tauroménion. Ils donnèrent alors à la ville le nom de Polieion, qui ne parvint pas à prévaloir sur celui qui avait été plus anciennement adopté et qui était emprunté au fleuve voisin.

La nouvelle colonie ionienne s'éleva aussi rapidement que la ville achéenne de Sybaris, fondée une quarantaine d'années auparavant, à un degré singulier de prospérité et de splendeur. Le poète Archiloque, qui florissait vers 660 et mourut en 635, en parlait comme du pays le plus riche et le plus heureux de la terre. Siris fut la rivale de Sybaris en opulence, en luxe et en mollesse. Ce furent, prétend-on, les colons ioniens de cette ville qui introduisirent, en Italie, l'usage des riches ceintures et des tuniques brodées de fleurs ou constellées de paillettes de métal, luxe asiatique qu'imitèrent les Sybarites et dont héritèrent les Tarentins, à l'imitation desquels il fut aussi adopté par la riche aristocratie indigène de l'Apulie.

Il ne faut pas, du reste, se représenter les Grecs du VIIe et du VIe siècle d'après ce que nous sommes habitués à voir dans les œuvres de l'art classique de la grande époque, d'après ce qui s'est ensuite stéréotypé dans les types consacrés de la sculpture et de la peinture gréco-romaines. Leur accoutrement était encore tout autre à cet époque ; il restait oriental ; c'était celui que nous voyons dans les décors peints des plus anciens vases de Corinthe et des iles de l'Archipel, ainsi que dans les plus vieux morceaux de sculpture parvenus jusqu'à nous, celui qui n'avait pas changé depuis la composition des poésies homériques, et à certaines parties caractéristiques duquel M. Helbig a récemment consacré un mémoire aussi neuf qu'ingénieux. Que l'on se représente, au lieu de la chevelure courte et laissée i la liberté de son mouvement naturel, qui ne fut adoptée à Athènes que dans le cours du Ve siècle, des cheveux ceints d'un bandeau souvent orné par-devant d'un bijou, d'une sorte d'agrafe rondé. Ces cheveux formaient sur le front une frange soigneusement frisée en tire-bouchons, puis, sur le haut de la tête, étaient longs et rejetés en arrière, tombant jusque sur les épaules en une masse épaisse, emprisonnée dans une spirale de métal qui l'ondulait en étages horizontaux, ou bien nouée en crobyle, c'est-à-dire en catogan, aurait-on dit à la fin du siècle dernier. Pour accompagner cet arrangement étudié de la coiffure, la barbe était de moyenne longueur, artistement frisée et taillée en coin. On ne la laissait croître que sur le tour des joues et le menton, rasant avec soin la moustache et la lèvre inférieure jusqu'au menton, de manière à dégager complètement la bouche. Comme vêtement, une robe ou chiton très étroite, descendant jusqu'aux pieds ; tantôt faite de lin et alors empesée et plissée au fer à petits plis, exactement comme le surplis de nos prêtres ; tantôt d'étoffe de laine, et dans ce cas tombant sans un pli, brochée ou couverte de broderies et de paillettes, souvent semée de fleurs et d'ornements divers, ou bien offrant des bandes de décors géométriques, grecques, damiers, enroulements, d'autres fois des zones superposées de figures et d'animaux sur un semis de rosaces. Par-dessus cette tunique, une chlaina ou manteau d'une laine très épaisse, étroitement ajustée autour du buste, passant sur l'épaule gauche et laissant le bras droit à découvert, ou bien un péplos plus ample et plus souple, décoré souvent d'autant de broderies que le chiton. Tel était dans la vie civile un Hellène des temps antérieurs aux Guerres Médiques, un riche citoyen de Siris ou de Sybaris. Thucydide nous apprend que les vieillards athéniens conservèrent fidèlement ce costume, abandonné des jeunes gens, jusqu'à l'époque de la guerre du Péloponnèse. A Sparte, jusqu'à une date très tardive, en vertu d'une disposition des lois de Lycurgue, les Éphores, en entrant en charge, rendaient un édit prescrivant, entre autres choses, à tous les citoyens d'avoir à couper leurs moustaches et à se conformer aux lois. Et avant de livrer leur suprême combat, Léonidas et ses trois cents compagnons eurent soin de peigner, de parfumer et d'attifer soigneusement leur longue chevelure, pour mourir en parure de fête.

L'opulente et molle félicité des Siritains d'origine ionienne fut contemporaine de celle qui régna à Sybaris et à Crotone. En 534, Damasos de Siris, fils d'Amyris surnommé le Sage, se rendit à Sicyone avec le Sybarite Smindyridês, pour se ranger parmi les prétendants à la main d'Agaristê, fille du tyran Cleisthénês. Amyris, son père, était-il le même que le Sybarite Amyris, dont on nous parle comme ayant vainement cherché à détourner ses compatriotes de leur impiété habituelle, et comme s'étant enfin décidé à fuir une ville où on le poursuivait d'outrages, en le traitant de fou, une ville que l'oracle d'Apollon déclarait vouée à une catastrophe sans exemple ? En ce cas, la menace de l'oracle aurait tardé à se réaliser plus de temps qu'il ne croyait.

Ce n'est pas, en effet, Sybaris, c'est Siris qui touchait alors à un effroyable désastre. Pendant longtemps la ville ionienne parait avoir vécu en bonne intelligence avec ses voisins achéens. Mais un jour vint où ceux-ci virent d'un mauvais œil la prospérité d'une colonie d'autre race, enclavée au milieu de leurs domaines. Sybaris, qui avait l'hégémonie sur les autres Achéens d'Italie, conçut le projet de détruire l'indépendance de Siris et de mettre la main sur son fertile territoire. Assistés des Crotoniates et des Métapontins, leurs fédérés subordonnés, les Sybarites attaquèrent les Ioniens de Siris, prirent leur ville et s'y établirent. J'ai déjà parlé des circonstances révoltantes qui marquèrent cette prise de Siris. Il parait qu'une partie de la population indigène de la Siritide, que l'on disait d'origine troyenne, fit cause commune avec les Sybarites. Aussi Lycophron fait-il prédire à Cassandre le massacre des Ioniens de Siris, représenté comme une vengeance des Troyens, prenant les Achéens pour auxiliaires. Strabon semble, au contraire, dirent que les victimes égorgées dans le temple d'Athéné Polias furent des Troyens, et que ceci se passa lors de l'occupation de Siris par les émigrants d'Ionie qui fuyaient devant la conquête lydienne. Mais son texte est en cet endroit très mutilé, et ce n'est que par conjecture que les critiques modernes l'ont complété de manière à lui donner un sens suivi.

Le récit le plus clair et le plus exact de ces événements est manifestement celui de Trogue Pompée, abrégé par Justin. C'est aussi celui qui en détermine la place chronologique. Il y est dit que presque aussitôt après la peste qui châtia le sacrilège du massacre dans le temple, et que Crotone et Métaponte firent cesser par leurs offrandes expiatoires, éclata entre Crotone et Locres la querelle qui devait se terminer par la bataille de la Sagra, vers 560. La cause de cette querelle, suivant l'historien, fut la diversion que les Locriens avaient tentée en faveur de Siris pendant qu'elle était assiégée par les Achéens. Ceci devrait faire placer approximativement la chute de l'indépendance de Siris entre 570 et 565, date qui s'accorde parfaitement avec l'enchaînement général des annales de la Grande-Grèce, Trogue Pompée, du reste, en sa qualité de Massaliète, était en position d'avoir des documents particulièrement exacts sur l'histoire d'une colonie ionienne de l'Occident, dont la ruine n'avait eu lieu qu'après la fondation de Massalie.

Devenue ainsi par la conquête une ville achéenne, Siris, après avoir passé sous l'hégémonie de Sybaris, conserva quelque importance. Nous en avons la preuve par la part qu'elle prit, dans la dernière moitié du vie siècle, au monnayage uniforme et fédéral des pièces d'argent dites incuses. Les espèces qu'elle émit alors dans ce système, et qui portent son nom tracé en caractères de la paléographie achéenne, offrent une particularité intéressante et soulèvent un petit problème historique. Elles révèlent une union particulière et plus étroite entre deux cités dans le sein de la confédération générale, comme celles que d'autres monuments de la même série attestent entre Métaponte et Poseidonia, Sybaris et Crotone, Crotone et Pandosia, Crotone et Témésa. Cette union est contractée entre Siris et Pyxus sur la mer Tyrrhénienne, le Buxentum des Romains, aujourd'hui Policastro ; les noms des deux villes sont inscrits en noème temps sur les deux faces opposées des mêmes pièces. Mais Pyxus n'est mentionnée dans l'histoire que comme fondée par Micythos, tyran de Messène, en 471 av. J.-C., cinquante ans environ après l'époque où avait cessé la fabrication des espèces incuses. Force est ici de suppléer d'après les monuments numismatiques au silence des historiens et d'admettre que Pyxus avait été probablement au nombre des vingt-cinq villes établies par Sybaris dans l'Œnotrie et sur lesquelles elle exerçait une suprématie ; que Micythos, au lieu d'en être le premier fondateur, ne fit que la relever des ruines où elle était tombée à la. suite de la destruction de sa puissante métropole. L'union monétaire spécialement intime entre ces deux villes, atteste aussi l'existence d'une route commerciale activement fréquentée, qui faisait communiquer d'une mer à l'autre au travers de la péninsule, assez étroite à cet endroit, en remontant la vallée du Siris jusqu'à sa source, franchissant la crête des montagnes par le col le plus voisin de Lagonegro et descendant par l'autre versant directement sur Pyxus. Une grande route suit encore la majeure partie de ce trajet, déterminé par la nature elle-même, comme celui des chemins qui de Sala et de l'adula, sur le versant ouest de la chaîne, mènent dans la vallée de l'ancien Aciris. L'union analogue entre Métaponte et Poseidonia reliait aussi les deux villes situées aux extrémités d'une autre route, plus longue et fréquentée de tout temps, de la mer Ionienne à la nier Tyrrhénienne, colle qui suivait dans toute leur longueur les deux vallées du Casuentus (appelé sans doute des Grecs Casœis) et du Silaros, en passant les montagnes qui les séparent dans le voisinage de Potentia (Potenza). Le trajet de cette route est celui qui a été encore adopté pour le chemin de fer en construction de Torreniare à Salerne, lequel reliera bientôt directement Naples à la Terre d'Otrante et aux Calabres.

Un récit parle ensuite d'une flotte de Samiens, qui, se rendant à Sybaris, essaya de débarquer à Siris avec l'intention de surprendre la ville. Mais le mauvais présage offert par des perdrix qui s'envolèrent bruyamment suffit, disait l'historien Hégésandre, pour les frapper d'une crainte superstitieuse et les faire se retirer en toute hâte. La date approximative de ce fait est déterminée par l'établissement temporaire des Samiens à Zanclê en Sicile, d'où Anaxilaos, tyran de Rhêgion, les chassa en 497 pour y établir à leur place les réfugiés Messéniens, qui changèrent le nom de la ville.

C'est en 480 qu'eut lieu la bataille de Salamine. Dans le conseil qui la précéda, Thémistocle, voyant l'indécision d'Eurybiade, lui déclara que, s'il refusait de combattre en homme de cœur dans cette occasion où allaient se jouer les destinées de la liberté hellénique, les Athéniens embarquant leurs familles, allaient se retirer à Siris en Italie. Cette ville est nôtre depuis longtemps, lui fait dire Hérodote, et nous rappelle que des oracles ordonnent aux Athéniens de l'habiter.

Cette prétention, fondée sur la légende d'une très antique colonie athénienne à Siris, est bien évidemment celle qu'un peu plus tard les Thuriens, en tant que colons d'Athènes, cherchèrent à faire valoir sur le territoire de la Siritide.

En 432, ainsi que nous l'avons déjà dit, les Tarentins, reconnus comme maitres de la Siritide par leur traité avec les gens de Thurioi, transportèrent les habitants de Siris à l'intérieur des terres, dans leur nouvelle ville d'Héraclée, dont la position avait été choisie de manière à intercepter aux incursions des Lucaniens le débouché de la vallée de l'Aciris. Mais ils laissèrent à Siris des établissements maritimes, qui y maintinrent le port d'Héraclée. Il est donc probable qu'il y avait là, soit un bassin creusé de main d'homme, comme celui de Métaponte, soit une petite anse de la côte à l'embouchure du fleuve, qui fournissait aux vaisseaux un abri de quelque sûreté et que la marche rapide des atterrissements a depuis longtemps comblé.