HISTOIRE DE LA RÉGENCE

 

 

CHAPITRE XXII.

 

 

CEUX qui ne veulent mesurer le progrès des sciences que par l'éclat de quelques noms doivent juger défavorablement la régence. Sans doute la France, à cette époque, n'avait rien à opposer aux étrangers contemporains, tels que Newton, Leibnitz et Boerhaave ; elle semblait même dégénérée de ce qu'elle avait été au temps de Fermat, de Descartes et de Pascal. Mais si les sciences n'étaient pas alors une monarchie gouvernée par des maîtres, elles formaient, pour ainsi dire, une république où les citoyens travaillaient au bien commun sous le joug de l'égalité. Le dépôt des connaissances et actes s'enrichissait, par les veilles de nombreux tributaires[1]. Castel, Senac, Maupertuis, Jean Helvétius apportaient les essais de leur ardente jeunesse. L'héritage de Tournefort passait sans déchoir dans la famille de Jussieu. Les anatomistes Dionis et Duverney, chargés d'années et de travaux, se virent revivre dans Petit, Winslow et Morand. Un simple moine de Lyon, Sébastien Truchet, développait le génie mécanique dont la nature l'avait doué ; et Réaumur, appliquant aux arts la sagacité de son esprit[2], méritait les magnifiques récompenses du Régent. Mais la chimie, dégagée de ses fables par Humberg et Lémery, languissait, ainsi que la, physique générale, sous la tyrannie des cartésiens, qui ne pouvaient pardonner aux affinités de ressembler l'attraction. Le cartésianisme : et le jansénisme furent deux infirmités particulières aux Français, qui les retinrent en arrière dans quelques marches de l'esprit humain. C'est même un préjugé de notre nation de croire que l'hypothèse des tourbillons facilita la défaite des scolastiques ; car las étrangers, qui n'admirent point le rêve du philosophe français, n'en furent que plus prompts à saisir les nouvelles vérités. En général, les sciences naturelles n'étaient guère cultivées an commencement du siècle que par des professeurs de médecine ou de pharmacie. Mais enfoncés dans la routine, et fascinés par l'esprit de corps, ils étaient encore, sous la régence, tels que Molière les avait peints. Le mouvement des mœurs n'avait pu dérider leur gravité pédantesque[3]. En vain, dans toute l'Europe, Sydenham et Bagliri, Hoffman et Stahl répandaient des théories, qui peut-être manquaient de justesse, mais qui donnaient de l'essor aux esprits, et produisaient ces vues supérieures sans lesquelles on ne possède point l'ensemble d'un art. Les médecins français s'isolaient de ce concours général, et toute lumière nouvelle les effarouchait. La postérité aura peine à leur pardonner le froid mépris avec lequel ils restèrent témoins de la plus heureuse conquête qui eût jamais été faite pour la santé des hommes ; je veux parler de l'introduction de la petite vérole artificielle.

Ces torts disparaissaient devant la haute considération qu'avait obtenue l'académie des sciences. Respectée dans le monde savant pour la constance et la variété  de ses travaux, consultée par le parlement sur la plupart des objets d'administration qu'il s'attribuait sans relâche, regardée comme le premier  dépôt du savoir et des inventions utiles, il ne lui manquait qu'un  peu de cet éclat de la mode, de cette fleur de renommée dont, en France, la gloire même ne peut se passer. Louville, Renau et Malezieux purent  bien lui préparer ce triomphe par  leurs habitudes à la cour ; mais Fontenelle et Mairan l'achevèrent. Ces deux hommes aimés du Régent, favoris des académies et désirés dans le monde, atteignirent, par un cœur sage et des mœurs douces, aux dernières limites de la vie humaine et à la portion de bonheur la plus complète dont elle soit susceptible. Doués l'un et, l'autre de plus de grue que de profondeur, et de plus de sagacité que d'invention, ils portèrent dans tous les domaines de la science un esprit juste et clair ; un langage correct et poli. Charmé de comprendre tant de doctes confidences, le monde s'émut, et l'attention publique se fixa sur des matières abstraites devant qui venaient de tomber les barrières du pédantisme. Quand. les savants s'aperçurent qu'ils ne formaient plus une colonie étrangère dans le monde, ils voulurent plaire par leurs écrits, et cette ambition fut, plus qu'on ne croit, avantageuse à la science ; car dans une langue ennemie, comme la nôtre, de toute diffusion, il n'y a point de style sans l'ordre et la clarté des idées. D'un autre côté, dès que les travaux scientifiques ouvrirent une route à la célébrité ; des princes s'y jetèrent à l'exemple du Régent. Cette occupation est au reste plus séante que la littérature, aux personnages dont il convient que la considération ne soit point endommagée ; car la science tient des palmes en réserve pour la patience des hommes médiocres, tandis que les prétentions littéraires n'ont presque jamais attiré que des ridicules sur les rois auteurs. Telle fut l'origine de cet ascendant que les sciences prirent sur les lettres, soit dans l'opinion des hommes, soit dans la protection royale. Le caractère des savants et le talent des lettrés durent se ressentir de l'alliance ou plutôt du déplacement qui s'opérait entre eux. La fusion qui se fit dans les idées communes de tant de vérités positives empruntées de l'Observation de la nature, dut bien aussi modifier dans la nation la forme habituelle de ses jugements. La suite nous révélera cet enchaînement d'effets dont le premier anneau seulement s'attaché à la régence.

La littérature avait suivi la fortune de Louis XIV dans sa grandeur et dans son déclin. A la mort du monarque, une génération d'écrivains inférieurs remplaçait les créateurs et les modèles. Le goût du public n'était pas même assez formé pour que la réputation de ceux-ci fût bien assurée dans leur propre patrie. Quant au reste de l'Europe, la guerre et les ressentiments religieux en avaient fermé l'entrée aux muses françaises. Nos productions littéraires y étaient ignorées, à l'exception de quelques pièces de Corneille et de Molière, et du Télémaque, qu'on y admirait autant par haine que par justice : La régence n'aggrava point cette décadence. Elle fut au contraire pour les lettres un état de verve et de régénération. Mais avant de parler de ses travaux, je dois dire combien elle honora les grands écrivains du règne précédent. Elle les traita, pour ainsi dire, comme eux-mêmes avaient traité les anciens, et fixa leur gloire trop ébranlée par la jalousie des contemporains. Profitant aussi des rapports qu'une politique plus modérée avait ouverts entre les contrées de l'Europe, elle fit connaître à l'étranger les chefs-d'œuvre de nos maîtres et les rendit classiques dans le monde policé. Le sent reproché qu'elle ait peut-être mérité, est d'avoir, dans un petit nombre de cas, porté son culte à un degré d'enthousiasme que la postérité aura peine à soutenir. Ainsi le dix-huitième siècle n'eût pas l'indigne bassesse de déchirer le siècle qui l'avait précédé.  Il lui imposa le nom de Louis XIV, et força les nations d'adopter cette apothéose française ; puisse-t-il à son tour recevoir du siècle qui le suivra la justice dont il a laissé l'exemple généreux !

Au moment où le gouvernement passait d'un monarque absolu à un conseil de régence, le sceptre de la littérature était tenu, comme à Sparte, par  deux rois d'un pouvoir limité, Fontenelle et Lamotte. La postérité a placé au-dessus d'eux trois hommes qui n'égalèrent point leur influente, le terrible Crébillon, Rousseau le lyrique et l'oratorien Massillon. Le premier, poète sans goût et de peu de jugement,  n'offrait plus que les restes d'un génie barbare qui déjà s'était épuisé dans Atrée et dans Rhadamiste. Le second, tour à tour obscène ou sacré, sublime ou burlesque, haï pour son caractère, et banni par un arrêt, traînait chez l'étranger des malheurs mérités et un talent immortel. Le dernier, dans qui les Grecs eussent senti l'admirable union d'un Démosthène et d'un Isocrate, proférait des harangues divines qui, durant sa vie, appartenaient au temple, et ne pouvaient qu'après sa mort entrer dans le trésor littéraire de son siècle. C'était donc sur Lamotte et Fontenelle que reposait le dangereux emploi de représenter le siècle de Louis XIV au milieu de la régence. Des succès variés, des mœurs aimables, et un esprit infini qui, sans être le talent, en imitait toutes les formes, les rendaient propres l'un et l'autre à maintenir la république des lettres dans une ingénieuse et tranquille médiocrité. Mais l'apparition des deux jeunes gens marqués par la nature du sceau des grands homes était incompatible avec des destinées aussi communes. On pressent que je veux parler du président de Montesquieu et d'Arouet Voltaire[4]. L'un, d'un extérieur réservé, d'un état imposant, et connu seulement jusqu'alors pour avoir fourni les fonds d'un prix d'anatomie ; l'autre, plein de feu et d'audace, et lancé du collège et de la bourgeoisie où il est né, dans des sociétés où s'alliaient, non sans scandale, l'état du rang et la licence des mœurs. Par un contraste assez imprévu, le grave magistrat débuta dans le monde littéraire par deux ouvrages d'une causticité légère et d'une molle galanterie ; tandis que l'écolier libertin livra à l'admiration publique une tragédie d'un ordre sévère et un poème vaste et solennel que dénoue la conversion du héros à la foi catholique. Pendant que ce nouveau règne se préparait, quelques partis agitèrent la république. La querelle se renouvela sur la prééminence entre les anciens et les modernes avec un succès fort différent de la première guerre, où l'imprudent Perrault s'était fait terrasser par l'auteur du Lutrin. De ce choc jaillirent de vives lumières. Le tact fin et réfléchi qui dominait à cette époque saisit la question sons toutes ses faces. La vérité qui a surnagé dans ce débat, c'est que le dédain pour les anciens était aussi absurde que leur imitation servile eût été funeste. On apprit à étudier avec amour et discernement ces grands interprètes de la nature et à se servir de leurs leçons pour tenter de les vaincre. A peine ce trouble s'apaisait, qu'une faction se déclara contre la poésie française. Cette agression ne mérite ni louange ni colère. Si ce ne fut qu'un jeu d'esprit, le choix n'en était pas heureux ; et si les ennemis des vers conspirèrent de bonne, foi, il fallait plaindre de pauvres rebelles privés d'un sens et d'un plaisir.

La première nouveauté de cette époque, qui mérite d'être observée, est le changement qui s'opéra dans la prose française. Formée dans un siècle trop voisin du règne des érudits, elle cherchait encore en hésitant son véritable caractère. On s'aperçut, vers le temps de la régence, que, chargée d'articles et d'auxiliaires, et privée d'inversions et de désinences sonores, elle suivait avec désavantage le système périodique des langues anciennes, et qu'il lui fallait une marche phis vive et plus analogue au génie de sa construction et au naturel du peuple qui la parlait. Cette réforme ne s'opéra pas sans contradiction. Le savant Jean Leclère la compara au commencement de décadence que la langue latine éprouva sous Tibère[5] : les jansénistes ont la phrase longue, a dit ensuite Voltaire. Enfin, on vit l'académie de Soissons, qui se nommait fille de l'académie française, adresser à sa mère une accusation en forme contre la nouvelle concision du style. Cependant, comme cette révolution n'était pas l'entreprise de quelques hommes, mais le progrès naturel des choses, les obstacles furent vaincus. Notre prose s'arrêta au point où, n'étant ni hachée, ni périodique, elle devint l'instrument de la pensée le plus souple et le plus élégant, et acquit, sous la plume des grands écrivains du dix-huitième siècle, la même perfection où Racine et Boileau avaient élevé la langue poétique. Je dois pas taire que, sous l'influence de Fontenelle et Lamotte, la littérature fut affligée d'une manie passagère. Le jargon des précieuses sembla renaitre dans les livres. La mignardise et l'affectation dominèrent. On rechercha les empressions neuves et les tournures étranges ; ce fut une véritable maladie, que la mode rendit épidémique, et dont le retour s'est peut-être pas impossible. Cette contagion fut arrêtée par la. satire intitulée Dictionnaire néologique, qui eut un succès prodigieux[6]. La malignité plus que le goût en avait inspiré les auteurs, qui ne proscrivaient pas seulement ce qui était mauvais, mais tout ce qui était nouveau. Le temps a fait justice de ces décisions partiales, et, en approuvant celles qui frappaient d'orgueilleuses puérilités, il a sauvé une foule d'expressions belles, justes, et nécessaires, que le Dictionnaire néologique avait flétries sans discernement. Au reste, cette fameuse moquerie trompa ses auteurs. Ils n'avaient voulu qu'être méchants, et ils furent utiles. Leur injustice rendit les écrivains plus attentifs et les novateurs plus sages, de même que la navigation se perfectionne sur dei mers infestées de pirates :

Le prévention juge ai légèrement toutes les parties de la régence, que ce sera presque une témérité de dire combien sa littérature fut brillante et laborieuse : Cependant ne vengea-t-elle pas la France de l'anathème prononcé contre ses poètes épiques ? La vengeance aurait pu sans doute être plus complète. La Henriade y sujet triste et récent, d'un merveilleux faux et d'un intérêt borné, ne s'anime pas du grand délire de l'inspiration. Mais quelle perfection dans les détails ! quelle sûreté de goût ! quelle majesté de style ! quelle pureté de morale ! Les muses françaises y ont appris l'art difficile de raconter noblement ; la gloire du héros s'en est certainement accrue ; et c'est encore le plus magnifique monument de notre poésie : Voltaire employa sa vie à le polir au lieu d'oser le refondre. Il était trop jeune quand il le composa, et il eut le tort de croire son siècle trop raisonnable. Aguerri par l'expérience, il eût mieux senti que le poète est un enchanteur, maitre de la nature et des hommes, et que s'il a inventé une fable attachante, il nous fera toujours assez enfants pour la croire. Il n'a peut-être manqué à l'auteur de la Henriade pour atteindre les deux poèmes modernes qu'on préfère généralement, que de reporter dans le sien un peu de cette demi-barbarie qui est le levain de l'épopée. Voltaire, qui, dans la carrière épique, avait fait triompher la régence du siècle de Louis XIV, eut encore l'avantage de relever la tragédie dégénérée entre les mains des successeurs de Racine. Quarante années s'écoulèrent entre la Phèdre et l'Œdipe ; ce grand désert où Athalie fut étouffée, où Manlius, Absalon et Rhadamiste offraient seuls des points de reconnaissance, aboutit enfin à des plages plus heureuses. Œdipe, fortement empreint des beautés antiques ; Hérode et Marianne, dont les vers harmonieux semblèrent avoir réveillé la lyre de Racine ; Marius, qui donna tant d'espérances ; et Inès de Castro, qui fut baignée de tant de larmes, annoncèrent avec éclat la Melpomène du dernier siècle. Mais à cette époque les jeux de la scène devinrent orageux, et les ouvrages y furent jugés avec un tumulte et des circonstances jusqu'alors inconnus. Le système de Law avait amassé dans Paris une foule étrangère aussi avide de plaisirs que prodigue d'argent. Les amusements dramatiques, réservés aux gens de lettres et à l'élite de la société, entrèrent dans les habitudes populaires. Si la France n'avait eu déjà un théâtre classique, imité des anciens et consacré par des chefs-d'œuvre, il est probable que, à l'exemple des Anglais, elle se fût alors créé un théâtre national. Cependant, malgré l'autorité du passé, il était impossible que le changement arrivé dans les spectateurs n'influât pas bientôt sur le choix des ressorts destinés à les émouvoir.

Les dernières années de Louis XIV virent un contraste parfait entre les mœurs qu'on affichait dans le monde et celles qu'on exposait sur le théâtre. Dancourt et Legrand, professeurs de la scène, y faisaient régner une licence pire que l'ancienne grossièreté des Scarron et des Montfleury ; et, comme si un tel scandale n'eût pas suffi, on dressa dans le même temps les tréteaux de l'Opéra-Comique en l'honneur de la parade graveleuse et de l'impure équivoque. Le parti dévot gouvernait alors, et vraisemblablement il permit ces excès dans l'espoir que les honnêtes gens, ne trouvant plus au théâtre qu'un plaisir indigne d'eux, s'éloigneraient enfin de ces assemblées toujours suspectes au rigorisme évangélique. Peut-être aussi le gouvernement voulut-il distraire le peuple des malheurs publics par cette espèce de corruption dont les aristocraties italiennes ont usé plus d'une fois. Je ne saurais expliquer d'une autre manière comment le comédien Dancourt a pu, dans sa pièce des Curieux de Compiègne, livrer les officiers de l'armée à une diffamation que n'auraient pas supportée les démocraties les plus effrénées. Les choses ainsi établies se prolongèrent quelque temps par nécessité ; mais les écrivains de la régence, Destouches, Marivaux, Boissy et Saint-Foix, couvrirent Thalie d'un vêtement plus modeste, tandis que La Chaussée épiait le moment de la traiter en veuve larmoyante. Lorsque nous verrons le talent de ces auteurs dans sa maturité, nous jugerons ce que l'art a dû perdre ou gagner à leurs productions. Il suffit de remarquer que déjà leurs essais prêtaient à la comédienne marche plus maniérée et plus décente. Une certaine délicatesse d'esprit et une volupté mieux étudiée, qui s'accréditaient alors, ne furent pas étrangères à cette réforme. On sait que, pendant son ministère, le duc de Bourbon fit épurer le répertoire des théâtres. Ces scrupules d'un prince débordé n'étonnent pas plus que les contradictions de Charles IX, qui porta des lois terribles contre le blasphème, et  fut  le plus forcené blasphémateur de son royaume. L'art dramatique eut d'ailleurs sous la régence deux auxiliaires bien différents. Les uns furent les jésuites qui, menacés dans leur crédit politique, redoublèrent leurs efforts littéraires. La Thalie des collèges ne fut pas indigne du regard des connaisseurs quand elle eut pour guides les La Rue, les Porée, les Du  Cerceau. Réduite à peindre les scènes de la vie dans des cadres étroits qui n'admettaient ni l'amour, ni les femmes, elle y versa quelquefois à pleines mains la verve, le sel et l'enjouement. Les autres furent ces Italiens que rappela le duc d'Orléans. Un jeu vif et pittoresque, des caractères singuliers, des situations neuves, et variées, firent applaudir leur adoption. Ce théâtre ultramontain, bientôt ouvert aux pièces françaises, devint le berceau de plusieurs écrivains, piquants et délicats. On ne peut lui reprocher que d'avoir ramené la parodie. Ce genre, bas et parasite, enfant de l'envie et du burlesque, dégrade l'art sous prétexte de venger le goût, et n'est pas sans danger pour une nation déjà trop disposée à saisir le côté ridicule des hommes et des choses qu'ils lui serait le plus utile de vénérer.

Les travaux littéraires de la régence gagnent à être approfondis.  C'est, pour ainsi dire, une liqueur substantielle dont les frondeurs n'ont goûté que l'écume. Jamais en moins d'années on ne produisit un plus grand nombre de ces ouvrages imposants, qui prouvent autant la constance et la gravité des écrivains qui les composent, que le goût des études et l'avidité des connaissances dans la nation qui les encourage. Mais, sans parler des monuments d'érudition, nommons quelques-uns des livres que la régence vit naître, que le temps a consacrés, et que nul esprit. cultivé ne peut désormais ignorer : le Petit-Carême de Massillon, chef-d'œuvre tombé du ciel comme le Télémaque, leçons douces et sublimes que les rois doivent lire, que les peuples doivent adorer ; les Synonymes de Girard, manuel inséparable de la langue française, idée neuve, exécution parfaite, alliance mémorable de ce que l'esprit a de plus fin et de plus juste ; les Révolutions Romaines, où la plume de Vertot, trempée dans les sources antiques, a tracé un tableau vrai, animé, rapide, dont nous ne possédions aucun modèle, et qui a bien surpassé les fictions trop vantées de Saint-Réal ; les Fables de Lamotte, allégories ingénieuses, où quelques taches d'un goût peu sûr sont rachetées par une morale saine et une invention agréable ; où, loin des traces de La Fontaine, le bon sens de l'auteur s'est surtout montré en n'essayant pas d'imiter ce qui est inimitable ; le Traité des études, don précieux du bon Rollin, code des sages doctrines, dont l'autorité croit en vieillissant, mais qui, à sa naissance, scandalisa les vieux colons du pays latin, parce que ce fut le premier livre sur l'instruction sorti de l'université en langue vulgaire ; les Lettres persanes, véritable jeu d'Hercule, où badine la force et sourit le génie, où des flots de pensées neuves, hardies, profondes, sont jetées avec profusion dans un cadre emprunté et dans une, fiction sans naturel ; ouvrage qui, par ses défauts et par ses beautés, a séduit et vivement remué les esprits du dix-huitième siècle ; le Temple de Cnide et la Comtesse de Savoie, les deux seuls romans qui remplissent cet intervalle où Le Sage n'écrivait plus et où l'abbé Prévost n'écrivait pas encore ; le premier, d'un genre faux et pénible, que Montesquieu devait laisser faire à Marivaux ; le second plein de passion et de délicatesse, que madame de Fontaine semble avoir dérobé à madame' de Lafayette. Ajoutons à ces titres littéraires de la régence que, dans le même temps, le célèbre Cochin purgeait l'éloquence judiciaire du luxe pédantesque dont elle était encore bigarrée, et qu'Adrienne Lecouvreur, instruite par Dumarsais, ramenait la déclamation théâtrale à un ton de naturel et de vérité qu'elle n'avait jamais connu.

Tout conspirait alors à la prospérité des lettres. Les plus hautes dignités n'en étouffaient ni le goût utiles jouissances. D'Aguesseau, d'Argenson, Dubois, Polignac, Noailles, Tessé, Law, Bouillé, Morville, étaient ornés d'une vaste littérature. Quatre courtisans fondaient les académies de Lyon, de Bordeaux, de Marseille et de Pau. Le duc de Bourbon lui-même protégeait les travaux de l'esprit par une sorte de tradition de famille. Son ministère fut d'ailleurs livré à une femme, et l'on sait par combien de motifs les maîtresses des princes affectionnent l'indulgente religion des muses. Mais qui pourrait disputer à Philippe d'Orléans d'avoir été le premier Mécène de son siècle ? Quelle partie .des sciences, des lettres et des arts n'a-t-ii pas protégée avec hi magnificence d'un roi, le discernement d'un connaisseur, la noble familiarité d'un ami ? Souvent il donna plus en un jour que Louis XIV en une année, et les dons d'un prince aussi éclairé avaient le charme de la gloire. Il savait parler à chaque homme de lettres son langage. Plusieurs étaient logés dans son palais ou dans celui de sa fille, et je citerai parmi eux Fontenelle, Vertot, Longepierre, Mairan, Mongault, Girard. Il tâcha de rendre à sa patrie J.-B. Rousseau[7] ; et ses bienfaits allèrent chercher, dans les rangs de ses ennemis, le génie naissant de Voltaire. Il honora d'un nom plus convenable l'académie des inscriptions et médailles, fonda les deux universités de Dijon et de Pau, et dota l'instruction publique dans celle de Paris. La bibliothèque du roi n'avait été jusqu'alors qu'un meuble du trône et un faste stérile. A la mort de Colbert ; Louis XIV l'avait mise dans les attributions de Louvois, ministre de ta guerre ; et ce barbare, ayant arraché par ses violences la démission du bibliothécaire[8], ne rougit pas d'en conférer la charge à son propre fils, âgé de neuf ans. Les livres, empila dans deux vieilles maisons de la rue Vivienne, sur des planchers soutenus par des étais, dépérissaient sans emploi. Le Régent donna la vie à ce corps inanimé. Par ses ordres, la bibliothèque s'ouvrit au public, rentra sons la surveillance de Bignon et occupa le vaste hôtel de Nevers, où nous la voyons encore aujourd'hui. Ce fut une expiation ingénieuse que d'avoir transformé en un temple paisible de l'étude ce théâtre si avare et si turbulent de la banque et du papier-monnaie. Le Régent ne se contenta pas de confier à des savants distingués le service de cet établissement ; il voulut encore qu'une colonie de gens de lettres y fût attachée par des pensions, comme dans une sorte de prytanée, manière aussi utile que délicate de payer  le zèle et de faciliter les grands travaux. Le gouvernement lui-même se ressentit de la puissance des lettres. Quand on arrive aux dépêches de cette époque, on est frappé de la pureté, de l'élégance, je dirais presque de l'urbanité athénienne, avec laquelle sont traitées les affaires du cabinet de la régence. On s'aperçoit qu'un astre plus doux a réchauffé l'âpre, climat des bureaux. Dans les cas importants, Philippe et ses ministres ne dédaignaient pas d'emprunter à la littérature les plumes les plus exercées, et, de temps en temps, la politique eut parmi, ses interprètes Fontenelle, Vertot, Longepierre, ramone, Destouches, Terrasson, Pecquet, Dubos et Louis Racine. Un reste de préjugé féodal ne permettait pas, en France, de rentre aux talents et à l'esprit un culte plus étendu. L'auteur de Caton d'Utique et du Spectateur venait d'être élevé au rang des ministres du roi Georges, et notre envoyé à Londres écrivait au maréchal d'Uxelles : M. Addisson est homme d'esprit et très-poli ; mais imaginez-vous ci ce qu'on aurait dit en France, si l'on eût fait M. Racine secrétaire d'état[9].

La régence fut l'âge d'or des gens de lettres. On n'en vit aucun fuir sa patrie ; la vieillesse ne ralentissait pas leur émulation. Un caractère de sagesse et de civisme est empreint dans leurs écrits. On ne saurait citer un seul livre pernicieux de cette époque ; car je ne pense pas que même des esprits sévères voulussent flétrir de ce nom les Lettres persanes, dont quelques railleries trop vives perdent beaucoup de leur venin dans la bouche d'un musulman. La régence du duc d'Orléans ne fut pas moins exposée que celle d'Anne d'Autriche aux chansons satiriques. Ce fléau, qui tient aux mœurs et non à la littérature, est aussi naturel à la' France que les sauterelles à l'Afrique. On remarque cependant que si les noëls et les philippiques de la minorité de Louis XV ne sont pas plus chastes que les couplets des Blot et des Marigny, ils n'ont pas du moins l'ostentation d'impiété dont se piquaient les chansonniers de la Fronde. Cette différence pouvait avoir des causes politiques, car dans les débats de 1718 le parti séditieux se composait des dévots de la vieille cour ; et d'un autre côté, le Régent et l'abbé Dubois avaient trop de raison pour ne pas sentir de quelle utilité sont pour le trône les principes religieux renfermés dans leurs saintes limites. L'esprit général des lettres se conformait sans peine à cette direction. La philosophie spéculative, qui souvent prête ses livrées à l'erreur, resta profondément oisive pendant les dix années que je désigne par le nom de régence. Le consul Maillet, qui promenait alors ses rêveries sur les bords du Nil, ne les a point publiées lui-même. Malebranche, accablé par l'âge, ne voyait point de successeur s'élancer dans les régions idéales que son imagination avait tant parcourues, car la métaphysique ne saurait avouer quelques écrits obscurs du père Buffler. Les opinions sceptiques étaient concentrées dans un petit nombre de sociétés voluptueuses, où la dissipation obscurcissait la foi, bien plus que l'incrédulité n'invitait au désordre[10]. Mais quel qu'ait pu être l'égarement des mœurs, les livres n'en furent point complices et jamais la littérature ne représenta moins fidèlement, la situation de la société. Le Régent et Dubois avaient fait entrer les lettres dans le gouvernement ; et les lettres se montrèrent dociles et reconnaissantes. Elles sont pour l'autorité royale un allié d'autant plus sûr que le prince a plus de prise sur la vanité, et que la vanité est un ressort national plus parfait dans les gens de lettres. Dans la suite, on négligea ce levier de l'opinion publique ; et cette faute, eut des conséquences profondes.

L'indépendance qui fit alors la gloire des lettres ne saurait s'étendre aux beaux-arts, serviteurs obligés de la mode et de la richesse. Ils avaient reçu du siècle précédent un caractère de grandeur plutôt que de perfection. Les faveurs n'y furent pas pour les talents vrais et naturels, et n'allèrent chercher ni Le Poussin, ni Lesueur, ni Le Puget, ni Claude Lorrain. L'architecture, qui cache la plupart de ses fautes sous l'étendue des masses, eut le moins à souffrir de ce système exagéré ; mais la dette publique et le ressentiment contre la mémoire du feu roi dégoûtaient le nouveau règne des colosses de Mansard, Les constructions imposantes furent donc rares sous la régence, et, par un choix bizarre, on n'y bâtit dans un style élevé que les écuries de Chantilly. Cependant le Château d'Eau sur la place du Palais-Royal, une partie de l'église Saint-Sulpice et le Palais-Bourbon commencé par la mère de M. le Duc sur les dessins élégants de Girardini, ne déshonorent point cette époque[11]. Le Régent, par des lettres-patentes du mois de février 1717, assure l'existence de l'académie d'architecture, où Robert de Cette, Gabriel père et Boffrand professaient les principes qu'ils avaient puisés à l'école de Blondel et de Mansard. Mais il laissa détruire, sous de légers prétextes, deux constructions assez récentes, l'arc de triomphe du faubourg Saint-Antoine et la magnifique rotonde de cent pieds de diamètre que Catherine de Médicis avait adossée à l'église de Saint-Denis pour la sépulture des Valois. Ici l'on remarque involontairement le soin religieux que cette branche de nos rois avait pour les restes de ses aïeux, tandis que parmi les quatre monarques de la maison de Bourbon qui sont morts sur le trône, aucun d'eux n'a reçu de la piété de son successeur un monument pour sa cendre. Le raffinement des mœurs, le progrès de l'égoïsme, la qualité des riches demandèrent alors à l'architecture des habitations, non pour représenter, mais pour jouir, non pour unir la famille, mais pour isoler les individus. Afin de résoudre ce problème, on diminua les proportions de l'édifice et on multiplia ses divisions. L'architecture consacrée aux dieux et aux monarques s'humanisa, pour ainsi dire. L'art tout nouveau des distributions fut créé ; les bains devinrent un accessoire vulgaire, et le beau luxe des glaces fut substitué aux lourdes décorations des cheminées. Le bon sens, qui est le vrai génie de l'architecture, ne peut blâmer ces commodes nouveautés. Il est vrai qu'Oppenord, architecte favori du Régent, introduisit dans les ornements un goût fantasque qui contribua dans la suite à altérer la pureté de l'art. Il est vrai que la multiplicité des pièces de l'habitation a favorisé dans toutes les classes la mollesse et la 'personnalité, ainsi que la prodigieuse consommation du bois, dont le prix a été triplé depuis un siècle[12]. Les conséquences de ce dernier fait sont d'autant plus frappantes que de la Fronde jusqu'à nos jours, le prix commun du blé n'a pas varié. Or, comme les forêts étaient la propriété exclusive du roi, du clergé et des grandes familles, il en est résulté, dans la distribution des richesses, une rupture d'équilibre très-défavorable à la foule agricole4les petits  propriétaires. Cette inégalité fût devenue plus monstrueuse, si les progrès du commerce n'eussent en même temps un peu relevé la classé moyenne des citoyens.

Les arts du peintre et du sculpteur sont les vassaux de l'architecture, et de plus ils obéissent comme elle à la direction générale des mœurs. Quoique la sculpture monumentale n'eût pas atteint, sous Louis ibn, à l'admirable délicatesse où 'lavait portée le ciseau de Jean Goujon et de Germain Pilon, la statuaire y brilla d'un grand lustre et peupla de ses marbres les palais du monarque. Girardon était mort le même jour que Louis XIV ; mais il restait des artisans nombreux — car on employait encore cette expression sous la régence — et parmi eux on citait des noms célèbres : Le Poutre, Le Gros, les trois Courton, Maizières, Charpentier, Bardon et bien d'autres. L'emploi de tant de maîtres habiles consista moins dans des entreprises nouvelles que dans la suite de travaux commencés ; il faut du temps pour que le luxe des particuliers s'élève aux dons de la sculpture, et pour que la sculpture se prête aux fantaisies des goûts privés. Peu de citoyens ont le pouvoir d'imiter ces prélats opulent de Strasbourg et de Metz qui remplirent des chefs-d'œuvre de l'art les pompeuses retraites de Saverne et de Frascati. La régence n'occupa point assez, mais ne corrompit pas la sculpture. L'artiste qui lui appartient particulièrement, celui dont elle vit naître et forma le talent, fut Bouchardon, homme de mœurs simples et d'un génie homérique. C'est de l'école des Lemoine que sortirent dans la suite les fausses idées et l'ambition puérile d'obtenir, en tourmentant le marbre, quelques effets réservés à l'illusion des couleurs.

La peinture, avec un domaine plus varié et des matériaux moins chers, s'accommode mieux à l'inconstance des goûts. Le Brun l'avait bissée sur un théâtre d'apparat ; Mignard la fit descendre de quelques degrés, et Watteau lui-même, qui ne possédait que le pinceau d'un Flamand petit-maitre, obtint grave dans les dernières années de Louis XIV. Quatre familles de peintres, les Boullongne, les Hallé, les Coypel et les Detray, unissent les deux règnes et en confondent le passage. Mais on ne peut nier qu'entre leurs mains, le choix d'une nature moins élevée et un style factice n'aient de plus en plus éloigné l'art de la sublime naïveté des bonnes écoles d'Italie. Les premiers temps de la régence virent terminer la carrière de trois autres peintres : le coloriste Lafosse, qui versa dans ses fresques le feu et la lumière ; l'impétueux Jouvenet, que fit revivre Restout son élève ; et Santerre, le Corrège français, qui mourut dans les bras du Régent, comme Léonard de Vinci dans ceux de François Ier. Oudry et Parrocel s'ouvrirent d'autres routes ; Nattier, Vivien, Lorgillière et Rigaux excellèrent dans le portrait, riche exploitation à une époque où abondaient les parvenus. Mais le vrai peintre de la régence, comme Bouchardon en était le sculpteur, fut François Lemoine, à jamais célèbre par son salon d'Hercule. Son imagination vive et poétique, sa manière légère et brillante lui donnèrent dans les arts la place que prenait dans les lettres Voltaire adolescent. Ses qualités séduisantes touchaient à des défauts que n'évita pas la génération suivante. L'encouragement et les lumières ne manquèrent cependant point aux arts. Si la France avait perdu son Auguste, elle vit s'élever une tribu de Mécènes et d'amateurs, à l'exemple de l'Italie et de la Hollande. Il faut placer à leur tête le duc d'Orléans, qui créa sa belle galerie, et qui, dans l'année même où il prit les rênes de la monarchie, publia une édition du roman de Daphnis et Chloé, avec des estampes dessinées de sa main. En 1726, le prince de Condé grava aussi lui-même des dessins du comte de Caylus. Antoine Coypel, qui avait été le maitre du Régent, donna au public ses conférences dans l'académie de peinture ; l'abbé Dubois fit imprimer ses réflexions critiques, et nous eûmes la gloire de devancer les Allemands et les Anglais, qui se sont le plus illustrés dans la philosophie des arts. Ces secours furent vains contre une corruption inévitable. Le changement des mœurs et des fortunes précipita dans des goûts nouveaux l'architecture, la sculpture et la peinture. En plaignant les artistes qu'entraînait cette cause unique et invincible, nous aurons lieu d'admirer dans quelques armes saines les efforts d'une bonne nature.

La musique, plus inconstante que les arts du dessin, resta néanmoins immobile sous la régence. Elle avait été perdue pendant les guerres de religion, lorsque Cambert et Lulli la retrouvèrent, et que le dernier surtout lui donna un charme et un caractère qui enivrèrent la nation. Ses disciples ne furent que ses imitateurs, et, ignorant les grands travaux des Italiens, ils se bornèrent à étudier ses partitions, les seules qui eussent été écrites en France. Cette école se partagea entre deux chefs, Campra et Mouret. Le dernier, qui est, à proprement parler, le musicien de la régence, se distingua par la grâce, et l'on répète encore de lui des chansons charmantes qui ne vieilliront jamais. On observa que, depuis la mort de Lulli, l'exécution de ses ouvrages devenait lente et efféminée ; la durée des danses, très-prolongée, occupait un quart de la représentation, et les mœurs des sujets de l'opéra se familiarisaient avec des scandales, que le despotisme du Florentin en avait rigoureusement écartés. Cette musique des lullistes, facile, expressive, bien prosodiée, ravissait toutes les classes de la nation. Les meilleurs esprits du temps n'en ont parlé qu'avec enthousiasme. Elle demandait plus d'inspiration que d'étude, et l'on vit le mousquetaire Destouches composer un opéra qu'il ne sut pas noter. Elle eut, sous la régence, un peuple de compositeurs[13]. Exécutée sans effort, elle n'usait point ses chanteurs, et les actrices, blanchies par l'âge, triomphaient jusqu'à la mort. Des opéras ambulants parcouraient les provinces, et, s'ils ne pouvaient jouer les pièces entières, ils unissaient les fragments de plusieurs. Lyon, Marseille, Bordeaux, Strasbourg, Orléans, Tours, d'autres villes d'une médiocre population, possédaient des académies .de musique et des salles de concert. Des femmes qualifiées, des hommes considérables chantaient sans inconvenance dans des assemblées publiques. Dès le commencement du dix-huitième siècle, les instruments à cordes s'étaient introduits dans le chant des églises. On y employa ensuite des acteurs des théâtres, et même, dans quelques couvents, des comédiennes cachées derrière un rideau, que leur coquetterie entr'ouvrait souvent. Cette licence doit d'autant moins surprendre que les églises, jalouses d'attirer la foule, et privées de musique sacrée, dont la France était alors fort indigente, s'empressaient d'adapter aux paroles saintes les airs le plus à la mode et le plus propres à réveiller des idées profanes. La passion de la musique excusait tout. On chantait plus en France qu'aujourd'hui, et l'on chantait plus par goût que par ton. Pour me servir des expressions du temps, le chant avait quelque chose de dégagé et de cavalier qui plaisait à la noblesse. Si la musique était moins enseignée que de nos jours dans la classe bourgeoise, elle faisait une partie essentielle de l'éducation dei personnes de qualité. Sous la régence, le luth vieillissait et le téorbe encore plus. Le clavecin et la basse de viole étaient les instruments favoris. Un préjugé éloignait du violon et de l'accompagnement, qu'on regardait comme la ressource des gens du métier. La difficulté de l'un et de l'autre pouvait bien au fond être la cause réelle de ce dédain ; car on ne saurait se dissimuler que la science ne fût' alors peu commune. Des sonates de Corelli étant arrivées à Paris en 1718, le Régent ne trouva point de violon en état de les faire entendre, et il envoya Batiste à home pour étudier sous ce maître et pour revenir nous aplanir les difficultés de la composition italienne. Un siècle a bien changé le rôle des deux nations.

Quelque attachement que la France eût alors pour sa musique, un petit nombre de transfuges avait passé dans le parti ultramontain[14]. Les ouvrages de l'abbé Raguenet, de l'abbé Dubos et de Bonnet-Bourdelot offrent les premières hostilités de cette guerre qui se renouvela plusieurs fois entre les chanteurs des deux côtés des Alpes. On peut juger de la chaleur de ces querelles par la vivacité avec laquelle chaque peuple recevait à sa manière les accents de ses virtuoses. En France, dès que commençait un air de Lulli, il n'était pas rare de voir le parterre, emporté par le plaisir, s'unir à l'acteur et l'accompagner jusqu'à la. fin avec ses mille voix discordantes. En Italie, C'était d'abord un silence profond, puis de l'extase, des soupirs, une volupté concentrée arrivant par degrés à ce point aigu où elle se change, pour ainsi dire, en une douleur exquise et se soulage par des cris. Si l'opéra de Paris ressemblait quelquefois à l'orgie d'une taverne, celui de Naples figurait encore mieux un hôpital de fous. Il fallait, au reste, que la musique française fût spécialement propre à notre langue et à notre caractère, car tous les étrangers se déclaraient pour sa rivale. En 1719, le roi Georges établissait à Londres un opéra italien, et envoyait le célèbre Handel lui chercher de belles voix dans toute l'Europe. Charles VI, encore plus passionné pour les sons italiques, composait lui-même, d'un style bizarre, et plus d'une fois oubliait les soucis de l'empereur dans les fonctions d'un maître de chapelle. Il est vrai qu'en ce temps-là les trois élèves de Scarlati, Léo, Duranti et Pergolèse prêtaient aux sirènes de l'Italie un charmé et une expression jusqu'alors inconnus. La régence portait bien aussi dans son sein le germe d'une révolution musicale. Rameau publia, en 1722, son Traité de l'Harmonie. Mais que peut contre.les habitudes d'un peuplé le livre d'un inconnu ? Ce fut quinze ans plus tard que ce réformateur, sans inspiration et sans grâce, mais doué d'une volonté forte, d'un savoir profond, comme dit J-J. Rousseau, d'une tête bien sonnante, mit ses préceptes en exemples et disciplina notre musique. Je parlerai, quand le moment sera venu, de cette révolution qui porta dans le chant toute la puissance de l'orgue, et ne demanda aux Français que des oreilles de corne et des poumons d'airain.

Qu'on ne s'étonne point de la place que les travaux et les délassements de l'esprit occupent dans les histoires modernes. Les progrès de la civilisation ont formé au sein de chaque état, une multitude d'hommes riches, vains, oisifs, inquiets et ennuyés. C'est une faction importune et permanente que le gouvernement est obligé de distraire pour sa propre sûreté. Les anciens n'avaient qu'une populace rejetée à l'extrémité du corps social, et qu'ils satisfaisaient avec des distributions d'huile et de blé. Mais nous en avons une de plus, qui, voisine des rangs supérieurs, ne se contente pas à si peu de frais. Les sciences, les lettres et tous les arts, même les plus frivoles, sont employés à cette salutaire captation, et se rattachent ainsi à la hante police des empires.

Tandis que les grammairiens et les rhéteurs y poursuivent des perfections idéales, la politique y désire surtout de la vogue et de la mobilité. Sous ce double aspect, la régence n'eut point à e plaindre, et les créations de l'esprit ne lui annoncèrent ni dépravation ni lassitude. En général, les deux règnes nous offrent, pour ainsi dire, les vues opposées d'une même montagne. D'un côté, sous les feux du midi, une nature forte, hardie, coupée de pics arides et de plaines d'une fécondité extraordinaire, sont l'emblème de l'époque de Louis XIV. De l'autre côté, et sous les brises du levant, un paysage varié, pittoresque, rompu en bonds capricieux, d'une culture moins riche, et d'un séjour plus commode, nous représente la fantasque régence. Mais déjà le sol a des mouvements moins brusques. Un vieillard d'un aspect calme et doux y parait, conduisant par la main un jeune homme beau et timide. C'est sur leurs pas que le lecteur doit maintenant chercher à suivre l'administration du cardinal de Fleury.

 

FIN DE L'HISTOIRE DE LA RÉGENCE

 

 

 



[1] Jacques Cassini, La Hire, Varignon, Sauveur, Renaut, Louville, Ozanam, Rolle, Lagny, Saurin, les trois Delisle, Parent, Prévôt de Molières.

[2] La France lui dut à cette époque la fabrication du fer-blanc et de l'acier fondu, ainsi que l'établissement de la manufacture de Cosa. Je dois cependant dire que, dès le 20 décembre 1730, la femme du fameux comte de Bonneval, au nom de son mari, avait offert au Régent et à la compagnie des Indes de leur vendre, moyennant un million cinq cent mille livres, et une pension de cent mille livres, le secret de convertir le fer en excellent acier, avec engagement d'en fabriquer annuellement vingt millions, sans autres frais que trois livres par quintal. Dans le même temps, Gauthier, médecin de Nantes, inventa la machine qui rend potable l'eau de la mer.

[3] J'excepte de cet arrêt une thèse où perce la frivolité du siècle, et où Sauvages, bien jeune encore, examina si la passion de l'amour peut être guérie par des remèdes tirés des plantes. Le docteur Jacques composa aussi, en 1722, une thèse sur les maladies qui proviennent de la continence ; mais la Faculté de Paris la supprima.

[4] A la mort de Louis XIV, Fontenelle avait cinquante-huit ans, Lamotte quarante-trois, Montesquieu vingt-six et Voltaire vingt-et-un.

[5] Bibliothèque ancienne et moderne, tom. XVI, page 228.

[6] Cette critique fut l'ouvrage de plusieurs personnes. On lit sur l'exemplaire de la troisième édition, qui est à la bibliothèque de l'Arsenal, une note de la main du marquis de Pauliny, qui en attribue la principale part à l'abbé Desfontaines et à un M. Bel, conseiller au parlement de Bordeaux.

[7] Rousseau ayant exigé que l'arrêt de son bannissement fût réformé, la bonne volonté du Régent, qui l'avait rappelé à Paris, devint inutile.

[8] M. Bignon, étant de retour chez lui, après cette scène cruelle, versa des larmes à la vue de son fils, et lui demanda pardon de s'être laissé dépouiller. Éloge de M. l'abbé Bignon, Mémoire de l'Académie des sciences, année 1743.

[9] Lettre de M. d'Iberville, du 3 mai 1717.

[10] Les sociétés philosophiques de Sceaux, du Temple et du Palais-Royal remontent au temps de Louis XIV. Elles forment, avec quelques nuances, un contrepoids à l'intolérance du parti dévot, de même que les esprits forts d'Angleterre (free thinken), qui ressemblaient beaucoup aux habitués du Temple, prirent naissance au règne pédantesque de Jacquets Ier. La lettre d'Hippocrate à Damagete attribuée au comte de Boulainvilliers, qui est le premier ouvrage français ouvertement destructeur du christianisme, parut en 1700, pendant la domination des confesseurs du roi. La régence ne produisit rien de pareil, parce que son joug plus léger ne poussa pas les esprits à ce degré d'irritation. Si le clergé avait eu la prudence de ne pas continuer le scandale de ses divisions, il est probable que la religion fût sortie plus considérée et plus affermie des voluptés passagères de la régence que de l'hypocrisie tracassière du règne précédent.

[11] On construisit dans le même temps l'église des Prémontrés, celte de l'Abbaye-au-Bois et le pont de Juvesy. L'architecture compte, parmi ses maures, Aubert, Le Blond, Lassurance, Aubry, et Mulet qui bâtit, en 1718, le bel hôtel Beaujon.

[12] Déjà le parlement de Paris, dans son arrêt de règlement sur le commerce des combustibles, disait, le 24 juillet 1725, que la consommation du bois avait doublé à Paris, de ce qu'elle y était en 1669.

[13] Voici seulement les noms de ceux qui firent jouer des opéras nouveaux dans les dix années : Bertin, Mouret, Montéclair, Campra, Gervais, Destouches, Batistin, Lalande, Desmarets, Collin de Blamont, de Lacoste, Rebel, Aubert, Francœur.

[14] Ils entretenaient à Paris un concert fort obscur, où l'on entrait par souscription, et où l'on entendait dix-huit joueurs d'instruments et deux vieilles cantatrices romaines, rebut de l'Italie.