HISTOIRE DE LA RÉGENCE

 

 

CHAPITRE XV.

 

 

Madame de Prye, Paris Duverney, le comte de La Marck, le duc d'Orléans. — Nouvelles intrigues avec l'Espagne ; Alberoni, Polignac. — Abdication de Philippe V, et son retour sur le trône.

 

LA faveur publique n'accueillit pas le nouveau gouvernement. Des regards prévenus s'attachèrent Sur ce théâtre dressé à la hâte où les incidents furent pressés, les acteurs rares, et la pièce-courte. M. le Duc y parut à la fois le personnage lé plus important et le moins occupé. Ce prince, jeune, avide et fastueux, que nous avons vu si hautain avec le Régent et si rampant sous Dubois, dompté maintenant par une femme, et dégradé jusque dans ses défauts, n'apportait à la première place de l'État que des passions d'emprunt et une brutalité obéissante. La marquise de Prye avait produit cet enchantement. Née dans les mœurs faciles d'une famille de traitants, arrivée à l'âge où la force de l'esprit touche encore à la fraîcheur de la jeunesse, elle s'était livrée au prince de Condé avant son ministère, par des motifs moins nobles que l'amour ou l'ambition. Quoique je sache combien les jugements de la cour sont impitoyables sur ceux qui meurent dans la disgrâce, je ne puis absoudre madame de Prye des reproches de haine et de cupidité dont toutes les voix l'accusent d'avoir souillé son crédit et caché l'opprobre sous un extérieur aussi élégant qu'ingénu. Après son élévation, cette favorite n'oublia pas assez les moyens qui l'y avaient portée, et jeta les mains sur le royaume, comme s'il eût été le butin de sa victoire. Sa politique peu généreuse s'attacha surtout à isoler .l'amant qu'elle avait aveuglé. Ce malheureux prince resta sans amis ; mais la nouvelle régente eut ses roués. Rohan y Matignon et Richelieu furent les chefs de cette seconde dynastie de corrupteurs.

Si la marquise de Prye n'eût aspiré qu'à dominer sur les intrigues de la cour, quelques seigneurs dépravés eussent suffi à ce ministère de boudoir ; mais elle voulut gouverner, et il lui fallait un véritable ministre qui eût assez peu de consistance pour dépendre de ses caprices, et assez de capacité pour embrasser l'ensemble de l'administration. Duverney, le plus jeune des quatre frères Paris, reçut cet, emploi qu'on laissa sans titre pour qu'il fût sans bornes. Cet homme nourri dans les affaires qu'il n'avait pas vues d'assez haut, en connaissait mieux les détails qu'il n'en saisissait les rapports. Son caractère brusque et rude, son imagination vive et hardie lui permettaient plus d'agir que d'attendre, de briser des obstacles que de les éviter ; cependant, calculateur moins sordide et peut être moins habile que ses frères, il n'était pas insensible à la gloire de bien faire. Il a le premier commencé parmi nous cette secte de financiers hommes d'état qui prétendit remonter à la hauteur d'où Colbert daignait quelquefois descendre, et qui malheureusement réussit plutôt à rendre le gouvernement fiscal qu'à verser dans la finance les principes d'une politique généreuse. La marquise plaça son ministre auprès de M. le Duc, étonné sans doute, s'il eût pu l'être encore de quelque chose, de se trouver sous la tutelle d'un persécuteur de Law. Tout ressortit bientôt de ce tribunal sans nom. Dodun, contrôleur-général, et Breteuil, secrétaire-d’État de la guerre, furent de simples instruments dans la main de Duverney. Morville, bien supérieur à eux, se vit aussi contraint par cette puissance secrète de faire fléchir quelquefois la marche naturellement noble et saine de son département. Au milieu de cette cour dissolue restait un homme trop fier pour prendre place dans un gouvernement clandestin, et trop intègre pour déguiser toujours la vérité. C'était le comte de La Marck, revenu de l'ambassade de Suède, après avoir tenu dans ses bras le corps expirant de Charles XII. Esprit fin, laborieux, appliqué, il connaissait à fond les mystères et les hommes des diverses cours de l'Europe, et avait suivi avec une rare sagacité tons les phénomènes du système. Consulté quelquefois, rarement écouté, il préférait les intérêts du -prince aux passions de la favorite, et prévoyait plus de fautes qu'il n'en pouvait empêcher.

Ce pouvoir ainsi distribué rencontrait des obstacles à sa complète indépendance dans le précepteur du monarque, et dans le jeune duc d'Orléans, devenu l'héritier présomptif de la couronne. Le premier, entré au conseil depuis la majorité, avait seul la puissance d'ouvrir la bouche de Louis XV et de lui prêter une volonté, ou, pour mieux dire, l'évêque de Fréjus était roi lui-même. Mais ce vieillard paraissait résolu à ne prendre pour lui que la part de royauté la plus douce et la plus conforme à la paresse de son âge, à la modération de son caractère et à l'insuffisance de ses lumières. Il assistait constamment au travail du principal ministre avec le roi, et dirigeait la distribution des emplois et des graves. Content d'une influence sans péril et sans fatigue, il était loin d'envier les travaux du gouvernement au duc de Bourbon, dont il aimait la famille et dont il venait de créer la puissance. Il n'agit autrement dans la suite que lorsqu'on eut l'imprudence de l'alarmer sur ses propres jouissances, et qu'on le força d'appeler l'ambition au secours de son tranquille égoïsme. Ce fâcheux retour fut mérité par la prompte ingratitude de M. le Duc ; car j'ai la preuve qu'un des premiers soins de son ministre fut de détourner secrètement le pape d'accorder à l'évêque de Fréjus le chapeau de cardinal que le roi avait demandé en sa faveur.

L'antipathie pour le duc d'Orléans fut plus franche. Le Régent avait péri trop tôt pour la fortune de son fils. Les deux dignités de coltine général de l'infanterie et de grand-maître de l'ordre de Saint-Lazare reposaient sans influence entre des mains de vingt ans. Tout le caractère de ce jeune prince n'était qu'ébauché. Nourri dans la piété, échappé dans les plaisirs, esclave indocile de sa mère, il se trouvait ennemi de M. le Duc et chef de parti sans être bien sûr d'avoir de la haine ou de l'ambition[1]. On sait qu'il prolongea cette enfance équivoque jusqu'au moment où, rencontrent dans un cloître sa véritable destination, il déploya les vertus d'un saint et quelque esprit scolastique. Mais, dans la crise présente, la duchesse sa mère soulevant son apathie naturelle, les princes légitimés ses oncles et le prince de Conti, outré d'être sans influence dans le nouveau ministère, formèrent autour de lui une ligue défensive contre les entreprises de M. le Duc. Ce dernier, oubliant en effet la générosité dont le Régent avait usé envers lui, ne payait au fils les bienfaits du père que par des dégoûts et des outrages. Il alla jusqu'à enlever au premier prince du sang là faculté de travailler avec le roi pour sa charge de colonel-général. Ces injustices ne se commettaient pourtant ni sans crainte ni sans remords ; car là maison d'Orléans ayant secrètement conclu le mariage du jeune duc avec une princesse de Bade, la révélation de ce mystère frappa d'une si folle terreur le conseil de la marquise de Prye, qu'il vit dans cette alliance le salaire d'un vaste complot, et ne douta pas que les armées de l'empereur ne fussent en marche pour donner au royaume un nouveau ministre. Cette aigreur des esprits ne se nourrissait pas seulement d'accidents passagers, mais de l'ordre même établi dans l'État. Comme entre les deux familles qui environnaient le trône le pouvoir s'exerçait par celle qui en était le plus éloignée, cette situation forcée produisait naturellement le dépit de l'une et les soupçons de l'autre. Le maréchal de Villars, qui, avec M. le Duc et l'évêque de Fréjus, composait seul le conseil du roi, aurait pu tempérer ces rivalités. Mais ce guerrier, accoutumé par système à parler en citoyen et à se conduire en courtisan, éluda ce devoir difficile. Au lieu d'une paix qu'aurait maintenue l'ascendant de son âge et de sa gloire, il fallut que le duc d'Antin et le comte de La Marck négociassent avec souplesse quelques trêves apparentes. On se fit de part et d'autre des concessions sans bonne foi et sans dignité. L'aversion continua au moins sous des dehors décents, et la France put rendre grâce au ciel de lui avoir donné des princes assez médiocres pour que leurs dissensions domestiques n'obtinssent pas le funeste honneur d'une guerre civile.

Il sortit néanmoins de ces démêlés un sentiment personnel qui décida de toute la politique du ministère. La mort prématurée du roi pouvait toujours appeler au trône le duc d'Orléans, et cette pensée faisait frémir le prince et la favorite. Ils ne songèrent plus qu'à prévenir une chance à laquelle tous les revers leur semblaient préférables. On se souvient que l'intrigue de Cellamare avait eu pour objet d'assurer au sang espagnol la succession immédiate à la couronne de France, et que M. le Duc s'était porté vivement à punir ce complot. Eh bien ! le même prince va renouer les fils de cette conspiration et succéder au crime de sa tante, la duchesse du Maine, dont il s'était fait le geôlier avec un cruel plaisir. Nous allons le suivre dans sa métamorphose, où, ministre infidèle et mauvais parent, il trahissait ensemble les lois de l'Etat et l'intérêt de sa maison. Il sentait le besoin d'un complice sûr et audacieux, et il ne tenta rien moins que de ramener Alberoni sur l'ancien théâtre de sa 'puissance. Mais il devait auparavant gagner pour lui-même la confiance de Philippe V, et nul ne lui parut plus propre à ce dessein que le maréchal de Tessé, qui avait commandé sous les yeux du monarque dans la guerre de la succession. Ce vieillard, oublié du monde, s'était retiré chez les Camaldules et trompait ses ennemis par une dévotion de courtisan, léger vernis qu'enlève le premier souffle de la faveur. Nommé à l'ambassade de Madrid, il reprit aussitôt les saillies d'un esprit libre et les graves d'un naturel insinuant. L'âge avait peu rouillé ces armes de la séduction dont Tessé allait recommencer l'emploi dans une cour où les bizarreries se succédaient rapidement.

D'Aubenton était mort trois jours avant le cardinal Dubois[2]. Ce confesseur français fut rem, placé par le jésuite Bermudez, do la province de Tolède, homme pieux et sévère, n'ayant point, comme son prédécesseur, l'intention de gouverner l'État, et l'art de calmer les terreurs du monarque. Il avait traduit en castillan les sermons de Bourdaloue, et s'était formé à l'éloquence sur ce grand modèle. Philippe, étonné d'entendre la parole sainte sortir de sa bouche avec sagesse et dignité, sans ce mélange de bouffonnerie et de pantomime particulier aux prédicateurs méridionaux, voulut l'attacher à sa personne. Le moine usa avec l'autorité de son caractère de l'empire que lui offrait une âme faible, et si quelquefois le roi semblait douter de ses discours il en affirmait aussitôt la vérité devant un crucifix qu'il tirait de dessous sa robe. Bermudez imagina de réformer les mœurs et fit publier, sous le titre solennel de pragmatique, une loi somptuaire qui aurait ruiné tout le commerce des Français en Espagne. L'antipathie de ce moine pour notre nation n'avait pas médiocrement contribué à échauffer son zèle. Mais le désir de plaire, dont les femmes les plus vertueuses ne peuvent entièrement se détacher, protégea nos manufactures ; et la reine ayant refusé de s'envelopper de l'espèce de vêtement monastique prescrit aux personnes de son sexe, l'ordonnance du réformateur tomba promptement en désuétude[3]. Ces secousses hâtaient cependant une révolution plus importante. Soit ennui, soit scrupule, car il serait bien superflu d'en rechercher des raisons plus nettes dans les visions d'un cerveau vaporeux, Philippe avait résolu depuis-quatre années d'abdiquer la couronne. Quarante millions de piastres, arrachés à la misère publique, avaient achevé sa retraite dans la solitude de Saint-Ildephonse. Tant que d'Aubenton vécut ; ce jésuite, ami des affaires, aida son pénitent à être encore homme et roi ; mais dès que la con, science du Monarque fut livrée aux rigueurs d'un casuiste, ce malheureux prince, se défiant, de soi-même et des autres, prit en horreur les soins du gouvernement, et toute action du pouvoir royal demeura suspendue. Le marquis de Grimaldo, resté seul ministre fut effrayé d'un abandon que sa tête finirait par payer un jour ; et, préférant sa propre sûreté aux instances de la reine, il cessa de retenir l'abdication. Le prince des Asturies, âgé de seize ans, fut appelé, et Philippe loi déclara qu'il était roi. Le jeune homme, se jetant aux pieds de son père, le conjura, les larmes aux yeux, de retirer un si pesant fardeau ; mais tout ce qu'il put obtenir fut un délai pour s'y préparer. Pendant quatre mois il ne confia ce grand secret à personne, pas même à sa femme ; rare exemple de discrétion dans un âge aussi tendre ! Enfui Philippe signa, le 10 janvier 1724, le décret par lequel il descendait, du trône pour mériter dans le ciel un royaume plus durable, et adressait à son fils une longue instruction, où, à travers mille puérilités superstitieuses, parce par intervalles la noble équité d'un souverain[4]. Cette nouvelle imprévue frappa désagréablement le conseil secret de M. le Duc, et hâta le départ du maréchal de Tessé, qui ne perdit- pas l'espérance de faire révoquer cette saillie d'un esprit malade.

Son arrivée à Balsain put aisément le désabuser. Plus de gardes, plus d'appareil royal ; cénobite tranquille et résigné sous la main de son confesseur, Philippe avait oublié le trône et jusqu'à sa passion pour la chasse. La reine affectait dans ses traits riants la sérénité du bonheur. Grimaldo descendu au rôle de confident, se flattait seul d'un reste de crédit. Les Espagnols avaient vu avec transport l'avènement de Louis Ier. Ce prince, d'une figure étrange et d'un flegme silencieux[5], était leur idole. Ils aimaient en lui l'enfant ses au milieu d'eux, imbu de leurs préjugés, passionné pour leurs mœurs jusqu'à détester les autres nations, enfin ce qu'ils appelaient dans leur jargon proverbial un roi nourri au chocolat. A la vérité, ce fils timide sembla ne vouloir régner que par les avis de son père ; mais les ministres même que Philippe lui avait donnés ne tardèrent pas à contrarier ces pieuses dispositions. L'oracle était encore à Balsain, mais on le falsifiait à Madrid et tout marchait au rétablissement des vieilles mite mes à l'aide desquelles les grands avaient dominé sous les derniers rois autrichiens. Il n'y a pas d'exemple d'un labyrinthe aussi mystérieux que l'était alors cette cour, partagée entre deux rois et deux reines d'un caractère singulier, et tourmentée par les intrigues de cinq confesseurs[6]. Tessé, reçu à Saint-Ildephonse avec confiance et tendresse, ne rencontrait au palais de Madrid qu'un accueil froid et épineux. Ah ! s'écriait-il, la patience de Grisélidis n'est pas de trop ici. Les Français y marchent sur les sables de l'Arabie, et l'on est plus. Autrichien dans celte cour que les bourgeois de la rue Saint-Denis ne sont Parisiens. Il ne me reste qu'à répéter ce que le maréchal de Créqui disait en mourant au père de Mouchy, son confesseur : Je vois bien, mon père, qu'il faut que je me jette à bride à abattue dans les ténèbres de la Providence[7].

Comment ces préventions n'étaient-elles pas repoussées d'un trône que partageait une princesse française une reine de quinze ans, tant désirée par son époux timide et crédule ? Mademoiselle de Montpensier avait passé sans guide des libertés de la maison paternelle aux ennuis d'une sévère étiquette. Philippe et se femme, rebutés par ses caprices, le jeune prince refroidi par son peu de complaisance, une cour vaine et formaliste prompte à exagérer les torts de l'enfance, l'avaient laissée en butte à la malveillance universelle. Des regards ennemis pénétrèrent dans sa vie intérieure, et y découvrirent des habitudes, sans doute plus puériles que criminelles, mais où l'oubli de toute pudeur autorisait à craindre une dépravation prochaine[8]. Enfermée pendant sir jours dans un palais particulier, elle fut en quelque sorte livrée par son mari à une pénitence publique, et cette démarche, avilissante pour tous deux, et communiquée aux ministres étrangers, ne put être que le résultat de perfides conseils. Innocente ou coupable, la reine aurait dû trouver un protecteur dans le maréchal de Tessé. Mais les adversaires de la France s'accordèrent avec son ambassadeur pour l'accabler. La haine du premier ministre se plaisait encore à poursuivre le duc d'Orléans dans la personne de sa sœur, et les fautes de cette enfant, loin d'être prévenues par les avis ou atténuées par l'indulgencie du maréchal, ne furent jamais, entre M. le Duc et lui, que le triomphe d'une joie cruelle et l'aliment d'une correspondance obscène. Elles servaient aussi de pâture aux entretiens familiers de Saint-Ildephonse, où Tessé semblait concentrer sa mission. C'est là qu'il tâchait d'échauffer encore de quelque ambition mondaine l'âme timorée de Philippe et qu'il querellait ; en se jouant, la feinte résignation de la reine[9]. Ses soins faisaient des progrès, et les deux redus convenaient que M. le Duc était le plus honnête homme de France. D'autres tentatives, dirigées vers le même but, assiégeaient ailleurs le fougueux Alberoni.

Après trois années d'un règne léthargique, le pape donné par Dubois à l'église romaine venait d'éteindre dans son dernier sommeil une vieillesse battue de voluptés. Le conclave, que nul n'avait marchandé, ne put sortir de ses propres incertitudes qu'en entreposant la tiare sur la tête décrépite du dominicain Orsini. Vous me porterez mort sur la chaire de saint Pierre, crie en vain ce vieillard, effrayé de sa nomination. Forcé de régner, il donne les somptueux ameublements du prodigue Conti, habite une cellule, conserve son habit religieux, et fait craindre aux habitans de Rome ce qu'ils abhorrent davantage, le gouvernement d'un saint. Rohan et Polignac les deux plus beaux prélats de leur siècle, avaient paru au conclave sans prépondérance. Le premier, dépositaire du secret de la cour et de vingt mille écus, manœuvra si maladroitement, que l'élection se fit par les zelanti, sans le concours des cardinaux français. Mais Polignac réunissait tant de moyens de séduire que le nouveau pontife lui voua un vif attachement, et témoigna le désir de le voir chargé des affaires de France. M. le Duc y déféra d'autant plus volontiers que, par un retour assez ordinaire dans les caractères rampants, l'abbé de Tencin ; devenu récemment archevêque d'Embrun, s'était conduit avec une telle insolence, que les officiers du Saint-Siège ne voulaient plus communiquer avec lui.

La véritable mission de Polignac, et celle qui souriait le plus à son imagination romanesque, c'était de reprendre hardiment à Rome ce complot qu'il avait furtivement effleuré dans les boudoirs de Sceaux, et de ranimer avec, Alberoni cette cause perdue pour laquelle l'un avait vu les marais d'Anchin et l'autre les bords inhospitaliers de la Ligurie. Déjà ce dernier ne languissait plus dans l'humiliation où l'avait laissé le précédent conclave. Le saint pape Benoît XIII, dont la destinée fut toujours de se passionner pour les hommes qui lui ressemblaient le moins, l'écoutait avec confiance. Il gouvernait la petite cour du roi Jacques, et avait succédé à son ennemie la princesse des Ursins sur cette scène exiguë où les grands acteurs tombés venaient ainsi se repaître d'illusions. Les conférences s'ouvrent donc entre les deux cardinaux. Polignac développe le plan de M. le Duc pour que, un cas arrivant — la mort de Louis XV —, il puisse avoir de l'Espagne le prince qu'il estimera être le plus convenable à la France ; chose qui ne saurait être empêchée quand les deux cours seront bien unies[10]. Il présente pour résultat le plus noble changement dans tout le système politique ; car rien n'est odieux, dit-il, comme de voir l'Angleterre faire et défaire la paix de l'Europe au gré de ses caprices et de son intérêt[11]. Mais pour frapper un tel coup, il faut la vigueur d'Alberoni, et il lui propose de travailler de concert avec le gouvernement français à opérer son retour à Madrid. Alberoni est touché de ces avances, mais il paraît mûri par le malheur. En approuvant les vues du prince de Condé., il désespère du concours des Castillans. L'Espagne, dit-il dans son style énergique, est un cadavre que j'avais animé, mais à mon départ, il s'est recouché dans sa tombe[12]. M. le Duc voulut néanmoins s'attacher Alberoni comme une de ces têtes d'élite que la disgrâce ne détruit jamais entièrement, et que la fortune tient en réserve pour d'autres tempêtes. Il fallait que la présence de ce fameux ministre fût contagieuse, st on en juge par l'enthousiasme dont elle remplit l'âme un peu légère du cardinal de Polignac. Quoi qu'il en soit, la France lui offrit une pension de douze mille livres qu'il refusa, et lui fit accepter un présent de trente mille. Notre entremise plus utile ménagea son raccommodement avec l'Espagne, à laquelle il vendit cher sa démission de l'évêché de Malaga et de sa grandeur passée il lui reste des rechasses, appareil doux, mais insuffisant pour les plaies de l'ambition.

Un évènement que n'avaient pas prévu les deux négociateurs, apporta tout à coup la matière de combinaisons nouvelles. Après sept mois de règne, le jeune roi d'Espagne, atteint de la petite vérole, mourut sans postérité entre les bras de cinq médecins que la cour accusa de l'avoir tué par une saignée imprudente. Suivant le décret d'abdication, la couronne devait passer immédiatement sur la tète de l'infant Ferdinand, âgé de dix ans, et la régence appartenir à cinq ministres désignés Cette disposition oligarchique plaisait autant aux Espagnols qu'elle présageait aux Français de suites fâcheuses. A la vérité, elle portait en elle-même un moyen réparateur ; car n'ayant pu être acceptée par le prince mineur, toutes les règles du droit civil autorisaient Philippe à la révoquer. Les grands se trouvaient ainsi dans une situation critique, désirant une régence avec ardeur, et craignant d'offenser Philippe dent la résolution n'était pas connue. Sur l'invitation que le président de Castille n'osa pas se dispenser de lui faire, l'ancien roi quitta Balsain avec sa femme et son confesseur, sans projet, sans désir, incertain s'il y rentrerait monarque ou sujet. Il est probable qu'une circonstance bien minutieuse décida la question. Philippe craignait extrêmement la maladie dont son fils était mort, et prescrivit une quarantaine rigoureuse à tous ceux qui savaient approché ce prince dans ses derniers jours. Par cette précaution, qui éloigna de sa personne les hommes puissants de la dernière cour, il échappa, sans le savoir, à des assauts que sa faiblesse n'aurait pas soutenus. On peut en juger par la tourmente qui l'attendait.

Le maréchal de Tessé, qui était accouru près de lui, fit parler la raison et l'intérêt des deux peuples. Mais, à son grand étonnement, l'affaire fut traitée comme elle aurait pu l'être dans la cour la plus barbare du dixième siècle. On prétendit que, le roi ayant renoncé au trône pour travailler à son salut, cette abdication tenait de la nature des vœux religieux, et qu'un traité fait avec Dieu ne dépendait plus des intérêts passagers de la terre. C'était l'opinion de Bermudez, qui, sans commander au nom du ciel, en disait assez pour effrayer la conscience du roi. Philippe, dans ses perplexités, fait consulter à la fois le conseil de Castille et une junte de théologiens[13]. Dans l'un, les courtisans timides et rusés observent et-diffèrent de répondre ; dans l'autre, les Moines phis hardis prononcent que la couronne n'appartient point à Philippe, et qu'il peut tout au plus exercer la régente jusqu'à la majorité du roi Ferdinand. Alors le conseil de Castille invite faiblement Philippe, à remonter sur le trône, et lui refuie la régence par un sophisme. Tessé, indigné de cette combinaison perfide, a recours au nonce Aldobrandin. Il lui remontre combien souffrira le Saint-Siège d'avoir en Espagne, au lieu d'un roi dévot, plusieurs grands entêtés des privilèges nationaux, et lui fait craindre que ce pays, livré à cinq régents et tombé dans l'anarchie, n'expose l'Italie sans contrepoids à l'ambition des Allemands. Le ministre de Rome, ému par ces intérêts profanes, attaque alors Philippe avec l'ascendant de son autorité sainte, et obtient que d'autres moines soient consultés. Etrange aveuglement de remettre toujours la destinée de l'État aux hommes que les devoirs mêmes de leur profession rendaient le plus incapables d'en juger sainement !

Pendant les cinq jours que durèrent ces tramés pour et contre la royauté de Philippe, ce fut un pitoyable spectacle que celui de ce prince pusillanime, ballotté entre les scrupules des casuistes et les larmes de sa famille, fuyant comme un étranger dans les détours de son palais, refusant des gardes, et ne se considérant, disait-il lui-même, que comme un roi ondoyé. L'ambitieuse Élisabeth avait jeté le masque de la dévotion ; la nourrice Laura Piscatori s'abandonnait à sa grossière audace, le jésuite, sans renoncer entièrement à la souplesse de son état[14], jouissait avec quelque orgueil du désintéressement qui lui faisait refuser de voir à ses genoux un pénitent couronné. Écoutons l'ambassadeur français, acteur aussi dans quelques scènes de ce drame unique : Je ne veux pas me damner, me dit le roi, et je m'en vais. Ils feront de mon fils et de mon royaume ce qu'ils voudront. Mais je sauverai mon âme. — Au nom de Dieu, lui répondis-je, n'y a-t-il que le père Bermudez qui sache la théologie ? Quoi ! sire, vos enfants, la reine que voilà, vos peuples qui vous demandent, vous sacrifiez tout cela pour une demi-douzaine de fripons qui vous trompent !Je n'en ferai ni plus ni moins, répliqua le roi. Toute la cour, les grands, personne ne veut de moi. Je veux me retirer. — Mais, sire, que voulez-vous que je mande en France ?Vous pouvez mander ce que je vous dis et ce que vous voyez. — Et tout cela avec une opiniâtreté, et, si j'ose le dire, avec une raison de déraison dont un théatin se serait impatienté. De son côté, la reine pressa Philippe avec plus de violence. Puisque les théologiens sont partagés, lui dit-elle, adressez-vous au pape, comme fit Charles II ; car votre père Bermudez est un fripon qui vous déshonore par les scrupules qu'il vous met dans la tête, et je le regarde si bien comme un Judas, que je vous déclare que s'il m'apportait la communion, je ne voudrais pas la recevoir de lui. Que par complaisance pour un pareil fripon vous sacrifiiez vos enfants, votre fille qui est en France, et vos peuples, je ne le souffrirai pas. La reine rapporta elle-même ce discours au maréchal de Testé, en ajoutant les paroles suivantes : Si nous allons à Saint-Ildephonse, je suis résolue d'emmener mes deux enfants. Le roi fera ce qu'il voudra de son Infant don Ferdinand, que vraisemblablement il laissera aux Espagnols, qui l'empoisonneront de Mauvais conseils et le tueront comme l'autre, en lui laissant faire tout ce qu'il a voulu. Quant aux miens, ajouta-t-elle en s'attendrissant et les larmes aux yeux, j'aimerais mieux leur tordre le cou que de leur donner un confesseur espagnol ; et, malgré le roi, je leur en donnerai un français. Au milieu de cette crise, tout prenait une voix contre Philippe, jusque dans les derniers rangs de sa maison. Valois, son valet-de-chambre, osait lui dire avec beaucoup de sens : Vous croyez vous, être confessé au père Bermudez et moi je vous dis que quand vous vous confessez à lui, vous vous confessez à soixante-dix jésuites qui sont au collège impérial. La nourrice, gardait bien moins de réserve. Laure, écrit Tessé, est un brûlot dont la reine se sert. Elle a dit en face au père Bermudez qu'il était un fripon et un faux dévot ; que c'était lui qui mettait tous les scrupules dans l'esprit du roi ; qu'elle croirait rendre un grand service au roi et à la reine de le poignarder. Elle a dit un quart-d'heure après au roi les mêmes choses. A tout cela le roi sourit, et n'en fait ni plus ni moins. Mais un tel grenadier est nécessaire[15]. Les soins de l'ambassadeur et du nonce terminèrent enfin cette pénible lutte. Quatre théologiens[16], diamétralement opposés à leurs confrères, décidèrent que Philippe devait reprendre le sceptre sous peine de péché mortel. Le conseil de Castille, qui prévit le dénouement, s'expliqua dans un second avis avec plus de chaleur et de précision. Le pieux solitaire de Bessin, plutôt vaincu que persuadé, signa, le 5 septembre à minuit, qu'il était de nouveau souverain des Espagnes.

Cet événement combla de joie le premier ministre, et jamais l'amitié de l'Espagne ne lui sembla mieux assurée. Mais avec Philippe et sa femme étaient remontés sur le trône les passions et les caprices. La lenteur des négociations de Cambrai les indignait : l'empereur y avait fait attendre plusieurs années les investitures promises à don Carlos. Le grand-duc était mort ; son fils, frappé d'une caducité précoce, également navré devoir des étrangers disposer de ses états, et le nom de Médicis s'éteindre en sa personne, avait passé des excès de la colère à une stupide apathie. Le roi d'Espagne voulait dès lors qu'une possession armée garantît à don Carlos l'héritage de l'imbécile Gaston, et il accusait M. le Duc de ne pas forcer l'empereur à y donner son consentement. Ce recours continuel à la violence est remarquable dans le caractère de Philippe V. Ce prince si timoré n'avait jamais mis la guerre au nombre de ses scrupules. Il aimait les armes, et, par une méprise assez commune, ses goûts s'étaient amalgamés avec sa conscience. Plein des souvenirs de son aïeul qu'il avait vu prodiguer le sang français sous tant de vains prétextes, il regardait comme une criante injustice que tout le royaume ne s'armât pas pour sa querelle. Il imputait cette sagesse tantôt à la perfidie du prince de Condé, et tantôt à la dégénération de nos mœurs[17]. Tessé, qu'il chérissait, ne put le calmer ; et dès ce moment, il prit la résolution extrême de traiter directement avec Charles VI, aimant mieux rechercher son ennemi que fatiguer de froids médiateurs. Il envoya secrètement à Vienne le Hollandais Riperda, dont une renommée éphémère a depuis ébruité le nom. Cet étranger, ayant abjuré sa patrie et sa religion, s'était introduit à la cour par des projets de manufactures. Assemblage de ruse et de grossièreté, moitié fou et moitié aventurier, il ne pouvait trouver que sur le trône d'Espagne des protecteurs aussi bizarres que lui.

Le roi George, que les intérêts de son électorat attachaient à l'empereur, n'était pas plus disposé que la France à servir l'impertinence belliqueuse du cabinet de Madrid. On peut même douter qu'il eût souffert dans M. le Duc des complaisances pour cette manie guerrière, tant Grande-Bretagne travaillait alors à étendre sur elle et sur ses alliés un engourdissement pacifique. A l'administration vive, fière et hardie de milord Stanhope, un nouveau favori venait de substituer un système doux et ténébreux. Opposer à la fureur des partis et à l'orgueil des vertus publiques les jouissances de la cupidité, asseoir la prérogative royale sur ses largesses, assouplir les ressorts aigres et bruyants de la constitution, calmer enfin les discordes par la corruption, de même que les douleurs physiques sont amorties par la gangrène ; telle fut l'œuvre profonde de Robert Walpole, tel fut l'artifice qui a jusqu'à ce jour maintenu la maison d'Hanovre sur un trône orageux. Mais son auteur ne pensa pas que cet assoupissement factice fût à l'épreuve d'une guerre extérieure, et le besoin de la prévenir par des moyens semblables devint sa seule politique. Réservant l'Angleterre à son génie souple et facile, il abandonna le continent aux talents médiocres de son frère Horace Walpole. Celui-ci vint résider à Paris, comme dans la ville que la force des choses rendra toujours le centre des intérêts de l'Europe. Les deux frères couvrirent ainsi le monde de ces transactions vénales, qu'il faudrait pourtant bénir si, eu épargnant quelque temps le sang des hommes, elles n'eussent trop dégradé le dernier siècle. Quoiqu'il ne subsiste aucune preuve matérielle des capitulations de madame de Prye avec les Walpole, les effets permettent peu d'en douter. Une main cachée asservit la France à toutes les volontés de l'Angleterre, malgré l'opinion et la résistance de nos ministres. Le comte de La Marck avait imaginé de fonder une grande alliance dans le nord et de la cimenter par le mariage de M. le Duc avec une fille du czar, sous l'expectative du trône de Pologne. Il entama, dans cette vue, une négociation avec le prince d'Olgoroucki. Le chancelier Ostermann la traita froidement, mais Pierre-le-Grand s'y montra plus favorable. Il exigea seulement, par haine ou par caprice, que le roi d'Angleterre ne fût point partie intégrante dans le traité, où la faculté d'adhérer lui serait néanmoins réservée. Cet incident, qui ne blessait que l'orgueil britannique, fit perdre à M. le Duc le prix des soins tout paternels du comte de La Marck.

En acceptant le joug des Anglais, M. le Duc ne rendait pas sa position meilleure en Espagne, car ces dangereux amis ne se servaient de la faveur qu'ils y avaient achetée que pour s'élever sur nos ruines. Le comte de Morville, le maréchal de Tossé, ainsi que le cardinal de Polignac à Rome, ne cessaient d'en porter des plaintes amères[18]. On avait eu, la pudeur de ne pas Mettre ces ministres dans-la confidence des marchés de madame de Prye, tandis qu'au contraire, en Espagne, l'exception dit roi et de la reine, tout le gouvernement s'était vendu à la corruption des insulaires. C'est ici le lieu de placer une observation que souvent faite. On a pu voir quelquefois en France un chef très-élevé trafiquer de sa puissance d'un moment ; mais le corps de l'administration reste toujours incorruptible, et ses membres, même les plus obscurs, y nourrissent une verve héréditaire de délicatesse et d'honneur qu'on peut sans doute trouver ailleurs, mais qui paraît naturellement attachée au caractère français. L'impudent orgueil de la favorite acheva de rompre l'intelligence des deux couronnes. A l'or de l'Angleterre et à la domination de la France elle voulut joindre les honneurs de l'Espagne. Son aveugle amant eut la faiblesse de demander la grandesse pour M. de Prye. Si vous n'étiez pas habitant des Camaldules, écrivait-il au maréchal de Tessé, je vous dirais pourquoi[19]. L'ambassadeur prévit les dangers d'une proposition qu'il comparait à des charbons ardents. Avec quelque réserve qu'il la maniât, le roi et la reine la rejetèrent comme une ignominie, et furent justement indignés qu'on s'adressât à eux pour récompenser l'adultère et la bassesse. M. le Duc sentit dès lors que ce n'est point avec le secours de l'Espagne qu'il pourrait jamais fermer le trône à la maison d'Orléans, et il termina cette tentative qui, jusqu'à ce jour, avait été ignorée, et que j'ai dû d'abord exposer parce qu'elle fut la première pensée de son ministère. Avant de dire par quelle autre voie il entreprit de satisfaire la même passion, il convient de savoir comment sa main novice avait dirigé l'intérieur de l'État. Ce n'est point par sa durée qu'on doit mesurer cette époque. Jamais un si court intervalle ne vit se précipiter tant de lois, tant d'essais téméraires. Les esprits avides de s'instruire découvrent dans ces grandes expériences un aliment plus substantiel que dans le retour monotone des évènements politiques.

 

 

 



[1] Saint-Simon raconte la conduite du duc d'Orléans à la mort de son père, dans les termes suivants : M. le duc de Chartres était à Paris, débauché alors fort gauche, chez une fille d'Opéra qu'il entretenait. Il y reçut le courrier qui lui apprit l'apoplexie, et en chemin, un autre qui lui apprit la mort. Il ne trouva à la descente de son carrosse nulle foule, mais les seuls ducs de Noailles et de Guiche qui lui offrirent très-apertement leurs services et tout ce qui dépendait d'eux. Il les reçut comme des importuns, dont il avait hâte de se défaire, se pressa de monter chez madame sa mère, où il dit qu'il avait rencontré deux hommes qui lui avaient voulu tendre un bon panneau, mais qu'il avait bien su s'en défaire. Ce grand trait d'esprit, de jugement et de politique, promit d'abord tout ce que ce prince a tenu depuis. On eut grand'peine à lui faire comprendre qu'il avait fait une lourde sottise, et il ne continua pas moins d'y retomber. (Mémoires, déjà cités.) Je remarquerai que Saint-Simon, si avide de scandale, n'a point dit que le duc d'Orléans eût été prostitué par son père lui-même à une courtisane. Cette infamie est l'invention de quelques libellistes. Le Régent avait, au contraire, confié a son fils à l'abbé Mongault, homme d'une piété sévère.

[2] Suivant l'usage, quelques oisifs de la cour d'Espagne cherchèrent, dans le temps, des causes extraordinaires à la mort du père d'Aubenton, et à l'empire de son successeur sur l'esprit du roi. Voici leur explication : Philippe V avait dans la maison du Régent un espion qui lui rendait compte de toutes les actions de ce prince, et qui, ayant été découvert, fut congédié. Philippe, soupçonnant d'Aubenton d'avoir éclairé le Régent, lui en fit de vifs reproches et le renvoya. Mais le chagrin termina en peu de jours la vie du vieillard. Philippe reconnut son injustice, se jugea coupable du meurtre du jésuite, se condamna à une pénitence perpétuelle, et chargea expressément le père Bermudez de la lui faire subir. La note manuscrite où j'ai lu ce récit ne m'a point paru assez authentique pour y voir autre chose qu'une bien vague conjecture. L'Espagnol Bollando, copié par Voltaire, prétend de son côté, que d'Aubenton fit part au Régent du projet d'abdication de Philippe, que le Régent renvoya sa lettre à Philippe lui-même, et que ce dernier l'ayant montrée à d'Aubenton, le confesseur tomba mort. Cette fable est indigne de toute croyance. Je puis assurer qu'an moment de l'abdication de Philippe, le cabinet de Versailles n'en avait aucun soupçon ; que, jusqu'à la mort de d'Aubenton, la bonne intelligence fut entière entre lui, le Régent et le cardinal Dubois ; que le Régent ne renvoya aucune lettre de d'Aubenton, et qu'aucun motif ne pouvait le porter à commettre cette perfidie, encore plus absurde qu'elle n'eût été atroce.

[3] Saint-Simon parle ainsi de cette reine dans ses Mémoires : La reine m'effraya par son visage marqué, couturé, défiguré à l'excès par la petite vérole. Elle était faite au tour, maigre alors, mais la gorge et les épaules belles, fort blanches, ainsi que les bras et les mains. La taille dégagée, bien prise, les côtés longs, extrêmement fine par le bas. Une grâce charmante, continuelle, naturelle. On concevra aisément, d'après ce portrait, la répugnance de la reine pour un vêtement qui, suivant le modèle tracé par le jésuite, ne laissait à découvert que le visage et enveloppait le reste du corps jusqu'au cou et jusqu'au poignet. (Lettre de Coulanges, du 29 novembre 1723.)

[4] Le texte de ce décret a été imprimé dans le quatrième volume des Mémoires du marquis de Saint-Philippe.

[5] La même difficulté ou timidité de parler qui prend à la gorge le roi notre maître est égale en celui-ci. Lettre de Tassé à M. le Duc, du 6 mars 1724.

[6] Bermudez, confesseur de Philippe ; Guerea, confesseur de la reine Elisabeth, conservant de secrètes relations avec Alberoni ; Marin, confesseur du roi Louis ; Laubrussel, précepteur du jeune roi et confesseur de sa femme, vieillard simple, bon et Français dans le cœur ; Ramos, confesseur du président de Castille, véritable démon d'intrigue, entretenant, à l'insu de Tessé, une correspondance d'espionnage avec M. le Duc. Le président était chargé des rapports avec la France. L'Espagne justifiait parfaitement l'ancienne définition qu'on en a donnée : Monarchie des difficultés, gouvernée par la hiérarchie des indécisions.

[7] Extrait de diverses lettres du maréchal de Tessé.

[8] La conduite de la fille du Régent n'ayant pas été sans influence sur la politique de cette époque, j'en donne quelques détails aux pièces justificatives.

[9] J'ai tiré à cette occasion quelques fragments des lettres originales dé cette Italienne, dont l'éducation avait été fort négligée, et qui n'agita pas moins notre cabinet pendant quarante années. Ils donneront une idée de la tournure de son esprit et de son aptitude à écrire dans notre langue. Le roi ne renonça à son royaume que pour être tranquille. Il ne refusa pas ses conseils à son fils, mais seulement quand il les lui demanda. Pour moi, je ne suis bonne à rien, et encore moins à cette heure, ayant perdu dans le désert, avec-les cerfs et les sangliers, ce que j'avais pu gagner à la cour, d'où je suis très-contente d'être éloignée, bien que j'aie si peu de crédit auprès de vous pour ne me pas croire. Je suis plus contente d'entendre les rossignols de notre jardin que votre bel opéra de Madrid. Lettre de la reine à Tessé, du 11 mai 1724.

Il y aura toujours des incrédules au monde ; et si un apôtre l'a été de son maître, il n'est pas extraordinaire que vous le soyez d'une pauvre femme qui ne lui reste autre chose que la figure, pour ne pas dire qu'elle est une bête. Oh ! voyez si vous vous adressez bien pour que je vous aide. Je souhaite de tout mon cœur que vous jouissiez bien des plaisirs d'Aranjuez ; mais pendant ce temps-là, n'oubliez pas ceux qui vivent dans le désert. Autre au même, du 15 mai.

Je vois que vous êtes fâché contre nous, et que vous ne voulez plus rien dire ; j'en suis très-fâchée, mais je sais que votre cœur est trop bon pour garder rancune contre de pauvres gens qui sont certainement bien de vos amis. Vous trouvez mauvais que mon pauvre mari ait demandé conseil à son fils. Mais que voulez-vous qu'il fasse ? Voulez-vous qu'il mette le couteau sous la gorge à son fils ? Autre, du 18 mai.

Je vois bien que vous me faites un tacite reproche de ce que je  ne fis point de réponse à votre dernière lettre. Mais je crus que j'aurais pu passer pour importune, et craignis que vous n'eussiez fait quelque imprécation contre moi, si je vous tourmentais avec mes lettres, et vous faisais perdre le temps à répondre à mes sottises, pendant que vous l'auriez mieux employé, et à vous garantir des terribles chaleurs d'Aranjuez. Les nôtres ont été grandes, mais aujourd'hui il a plu à verse par un orage qu'il a fait avec du tonnerre, ce qui n'a pas été un grand ragoût pour moi qui suis poltronne. Autre, du 30 mai.

[10] Mémoire des conférences avec Alberoni.

[11] Mémoire des conférences avec Alberoni.

[12] Lettre du cardinal de Polignac, du 30 octobre 1724.

[13] C'est-à-dire de six moines : deux jésuites, deux franciscains, un dominicain et un père de la Merci.

[14] Je voudrais que vous eussiez pu voir tous les tours d'oreilles de satisfaction et de remerciements que le père Bermudez a affecté d'avoir suivant les différentes conjonctures. (Lettre de Tessé du 6 septembre.) Quand le roi eut reprit le sceptre, la faveur du jésuite n'en fut point éthérée. Tassé écrivait à M. le Duc, qui ne pouvait concevoir ce prodige : Est-il possible que Votre Altesse ne connaisse pas les confesseurs ? Ils sont comme les chats qui tomberaient du haut d'un clocher, et se retrouveraient sur leurs pieds. (Lettre du 25 décembre 1724.)

[15] Ce passage et les précédents sont fidèlement transcrits sur les originaux des lettres du maréchal de Tessé. Le maréchal de Villars en avait saisi à la lecture quelques phrases qui ont été défigurées dans ses Mémoires.

[16] Le général des franciscains, le général de la Merci et les pères Pimentai et Granados. Leur consultation est au quatrième volume des Mémoires de Saint-Philippe.

[17] Voici le discours singulier que tint, à ce sujet, le petit-fils de Louis XIV au maréchal de Tessé : Monsieur, je sais que l'on me reproche en France que des scrupules de conscience me retiennent sur beaucoup de choses. Mais à mon tour je pourrais reprocher à la France que cette noblesse et milice française qui, du règne du roi mon grand-père, faisait la loi à l'Europe, parait depuis sa mort être soumise aux demoiselles de l'Opéra, à la vie molle de la musique et de la bonne chère, et que l'on préfère en France cette vie molle à l'honneur et à la dignité des armes et du royaume. (Lettre de Tessé au comte de Mornifle, du 20 novembre 1724.)

[18] Tessé écrit à Morville, le 6 mars 1724 : Stanhope fait une dépense affreuse, verse l'argent à pleines mains aux ministres, à leurs femmes, aux hôpitaux, aux mendiants, aux confesseurs. Morville lui répondit, le 21 du même mois : Quel a été le fruit de notre affection et de notre complaisance outrée pour les Anglais ? Les époques de nos nouvelles alliances avec l'Espagne ont été employées par nous à y procurer des avantages aux Anglais et à y établir, pour ainsi dire, leur prédomination plutôt qu'à y acquérir quelque crédit. Ils savent profiter de l'état où nous les savons mis, et ils s'y maintiennent par des moyens que nous ne pouvons employer. Nous n'avons point de vaisseaux annuels qui, nous rapportent un ou deux millions de piastres, puissent nous fournir cent mille écus à répandre comme fait M. Stanhope.

[19] Lettre du 16 juillet 1724. Voici le passage : Madame de Prye désire ardemment que son mari ait un rang qui contribue à l'établissement de ses enfants, et moi je le désire fort aussi. Si vous n'étiez pas habitant des Camaldules, je vous dirais pourquoi. Elle avait songé d'abord au duché, elle souhaiterait à cette heure une grandesse.