HISTOIRE DE LA RÉGENCE

 

 

CHAPITRE XIV.

 

 

Caractère, éducation et sacre du roi. — Retour de la cour à Versailles. — Exil de Villeroi. — Dubois et ensuite le duc d'Orléans premiers ministres. — Mort et caractère de l'un et de l'autre.

 

TANDIS que la fortune des favoris de la régence ne réveillait dans la nation que la surprise ou la malignité, un intérêt bien plus général s'attachait à l'unique rejeton de Louis XIV. On cherchait à lire les longues destinées de la patrie dans les premiers penchants de leur frêle dépositaire, et l'on nous pardonnera sans doute le récit de quelques faits minutieux à leur source, mais importants dans leurs conséquences. S'il est un élément particulier dont se forment les rois, on peut assurer qu'il n'en fut pas mêlé une parcelle à lime de Louis XV. Il naquit, pour ainsi dire, avec l'antipathie du trône, et montra dès le berceau un goût exclusif pour les détails les plus humbles de la vie privée. Un jour qu'il avait été contraint à quelque acte de représentation, il en fut excédé, et la duchesse de Ventadour, sa gouvernante, écrit à madame de Maintenon : Il lit ensuite son potage lui-même, et trouva du soulagement à ne plus faire le roi. Cette disposition presque farouche semblait même être organique dans sa personne. Il a des vapeurs, ajoute la gouvernante ; et il en a eu au berceau ; de là ces airs tristes, et ces besoins d'être réveillé. Naturellement il n'est pas gai, et les grands plaisirs lui seront nuisibles, parce qu'ils l'appliqueront trop[1]. Ses plus beaux jours furent ceux où, retiré au parc de la Muette avec les ustensiles d'une laiterie, et une vache d'une petitesse extraordinaire que lui avait donnée une intrigante de ce temps-là, appelée mademoiselle de la Chausseraie, il put se croire destiné à la vie d'un pâtre. Pour la première fois peut-être il manifesta sa joie par des éclats, en recevant de la part du roi de Sardaigne, son grand-père, une pioche et des petits chiens destinés à la recherche des truffes. Le maréchal de Villeroi, son gouverneur, vieillard frivole et sans discernement, dur dans ses caprices ou bas dans ses complaisances, fit violence à ce naturel sauvage ; et parce que Louis XIV avait dansé sur le théâtre, il força son successeur à l'imiter, et redoubla son aversion pour toute démarche publique.

L'évêque de Fréjus, plus adroit on plus répréhensible, suivait une route opposée. Doué d'une physionomie douce, d'un esprit tranquille, et de manières simples, il séduisait l'enfant par ses caresses et son indulgence, offrait à sa timidité l'abri d'une confiance toute puérile, et lui laissait à peine apercevoir qu'il fût sorti des mains des femmes. Fénelon, armé de la double force du patriotisme et du génie, avait osé enter des vertus sur les défauts du duc de Bourgogne ; Fleury ne songea qu'à modérer ceux de son élève par l'assoupissement de ses facultés. Les études du roi furent molles et presque mécaniques ; il reçut la religion et la morale, comme il convient aux enfants du peuple, sous forme de préjugés. On l'isola de tout ce qui pouvait élever l'âme ou l'esprit, et la défiance du précepteur s'étendit jusqu'aux mystères de la confession. Le roi l'écrivait de sa main, et lorsqu'elle avait été revue par l'évêque de Fréjus, il la récitait au confesseur ; celui-ci prononçait quelques mots d'exhortation, et le renvoyait aussitôt sans oser lui adresser une question[2]. J'eus l'imprudence, dit Voltaire, de demander un jour au cardinal de Fleury s'il faisait lire au roi le Télémaque : il me répondit qu'il lui faisait lire de meilleures choses, et il ne me le pardonna jamais[3]. L'idole était ainsi façonnée au profit du statuaire. Hors du cercle de ses familiers l'enfant se montrait muet et fâcheux. La comédie et les délassements spirituels le fatiguaient ; son dédain pour les hommes perçait de toutes parts, et sa joie le trahit à la vue d'un ballet que la duchesse de la Ferté eut l'indignité de faire exécuter devant lui par des enfants déguisés eu chiens. Dès l'âge de six ans on semblait avoir pris à tâche de dessécher en lui la source des bons sentiments. Dirai-je sans colère par quels plaisirs d'imbéciles valets de cour réveillaient sou âme mélancolique ? Dans une vaste salle remplie d'un millier de moineaux, des oiseaux de la fauconnerie, lâchés en sa présence, en faisaient un facile carnage, et lui donnaient en divertissement l'effroi, les cris, la destruction des victimes, et la pluie de leur sang et de leurs débris[4]. Les impies ! ils faisaient commencer Louis XV comme Louis XI avait fini[5]. Quelle profanation des mœurs d'un enfant ! et quel crime, si cet enfant est un roi ! Ces hideux spectacles dérobés à l'éducation des animaux de proie, devaient certainement imprégner un âge aussi tendre de cruauté ou d'insensibilité ; heureusement pour les corrupteurs eux-mêmes, ils ne firent de Louis XV qu'un maitre insensible. Le seul plaisir des unes vides avait droit de l'émouvoir ; il connaissait tous les jeux de cartes, et y jouait le matin et le soir de fortes sommes avec une affligeante âpreté[6]. Les transports qu'excita sa convalescence n'allèrent point jusqu'à son cœur, et le duc d'Antin, le plus indulgent témoin des vices de la cour, ne put s'empêcher de dire : Le roi n'est pas touché de l'amitié qu'on lui a montrée dans cette occasion ; il ne sera sensible à rien. Mais la multitude, qui juge par ses sens, ne partageait pas l'augure des courtisans, et dans la beauté de l'enfant voyait déjà la grandeur du prince.

Sa faible constitution faisait néanmoins toujours douter s'il atteindrait sa majorité. Sur cette incertitude entre la mort et la vie du roi, le Régent, ou plutôt Dubois avait établi son système de gouvernement, réglant toute la politique étrangère pour la première supposition, et foute l'administration intérieure pour la seconde. La sagesse de ce plan était admirable ; car la mort prématurée de Louis XV n'eût laissé craindre au Régent que la rivalité de l'Espagne, et cette crainte avait disparu par l'alliance des états maritimes, par l'union de l'empereur, et par le triple mariage qui mettait aux mains d'une princesse d'Orléans le sceptre de Castille, et donnait à la France une infante pour otage. Au contraire, la majorité du roi prévenait les tempêtes extérieures, et c'est aux pieds du trône que les dangers devaient naître. Les lois qui d'un enfant de treize ans font un roi ne sauraient en faire un homme. La volonté de droit reste séparée de la volonté de fait, et cette fausse majorité n'a que deux issues, l'anarchie ou la continuité de la régence sous un nom différent. Tous les efforts du gouvernement furent donc dirigés vers ce passage critique, où il s'agissait de rester maître de la volonté royale. L'abolition des conseils avait été le premier pas, et nous allons voir que toutes les opérations de Dubois s'enchaînèrent au même principe. Par ce système conçu avec sagacité, et suivi dans ses deux branches avec une rare constance, le Régent et son ministre mirent sous leurs pieds tous les orages et conservèrent jusqu'au dernier soupir une puissance absolue et tranquille.

Un événement imprévu seconda les vues de Dubois au-delà de ses espérances. Le cardinal d e Rohan revint de son ambassade au commencement de l'année 1722, et fut, ainsi que sa famille, comblé des bienfaits de la cour. Je ne répéterai pas sérieusement, d'après quelques méchantes chroniques, que Dubois s'était engagé à lui céder son ministère, parce qu'il y aurait eu dans une telle promesse trois absurdités, à la faire, à la croire, et à la tenir[7]. Mais je dirai qu'à l'exemple du duc de Saint-Aignan et du maréchal de Berwick, il fut appelé au conseil de régence pour prix de ses services et de sa docilité. Il y fit son entrée le 8 février, et le Régent lui indiqua sa place entre les princes et le chancelier. Les ducs de Noailles, de Saint-Aignan, d'Antin et de Villars réclamèrent contre cette préséance ; le Régent leur répondit qu'elle était conforme aux anciennes ordonnances, et la séance continua paisiblement.

Les questions d'étiquette sont un grave soulagement à l'oisiveté des cours. Si elles se décidaient par les conseils de la raison, il paraîtrait peu douteux que des prêtres ; revêtus d'une dignité étrangère, ne dussent céder la main au chancelier et aux pairs du royaume. Mais dans de telles matières, vides en elles-mêmes de bons sens, l'autorité de la possession peut seule faire loi et assurer la paix. Sous ce point de vue, la prétention des ducs auxquels se réunirent les maréchaux comme grands-officiers du royaume était inconsidérée. On s'assembla trois jours après la séance, chez le chancelier, qui avait fait d'exactes recherches jusqu'au règne de Louis XII. La préséance des cardinaux fut universellement reconnue ; on découvrit seulement dans la collection de Depuis que le connétable de Lesdiguières avait obtenu de Louis XIII un écrit qui réservait ses droits lorsqu'il céda le pas au cardinal de La Rochefoucault. Quoiqu'aucun des réclamants ne fût connétable, leurs députés allèrent offrir au Régent de reconnaitre la préséance des cardinaux, moyennant un ordre pareil à celui de Louis XIII, et le Régent, avec sa facilité ordinaire, chargea le chancelier de le faire rédiger. Mais dans l'intervalle, les cardinaux lui prouvèrent que le prétendu écrit de Lesdiguières n'avait été qu'un projet qui ne fut point expédié, et que Brienne lacéra par ordre du roi. Aussi le -chancelier et les ducs, à leur retour auprès du Régent, se virent repoussés avec une extrême sécheresse. Comme nous continuions, dit d'Antin, à le presser vivement, il nous dit que nous pouvions ne point aller au conseil, si nous voulions. Nous primes la balle au bond, et nous lui demandâmes, s'il ne le trouverait point mauvais ; à quoi il répondit que non ; et nous mous retirâmes. Cette scène de dépit termina tout. Les opposants, au nombre de quinze, ne reparurent point au conseil de régence, l'exception du maréchal de Villeroi, qui se tint sur un tabouret derrière le roi. Dubois, qui jusqu'alors laissait un autre frayer la route, ne s'était pas montré[8], vint le lendemain 22 prendre sa place sans contestation, et sans que le duc de Noailles ait ni pu, ni dû lui dire que son entrée au conseil serait fameuse dans l'histoire par la désertion des grands du royaume, ainsi que l'a imaginé cette rapsodie mensongère, connue sous le titre de Mémoires de la Régence.

Le chancelier D'Aguesseau paya dans cette occasion un nouveau tribut à la faiblesse de son caractère, et, contre, sa propre opinion, il suivit la retraite des ducs. Un exil le rendit à sa terre de Fresne, qu'il dut se repentir d'avoir trop légèrement quittée. Les sceaux passèrent aux mains peu estimées de Fleurian d'Armenonville, à qui succéda dans sa charge de secrétaire-d’État le comte de Morville, son fils, notre ministre en Hollande, jeune homme plein de feu, de talent et d'intégrité. On ne saurait nier que la prétention des ducs ne fût alors une nouveauté intempestive, et leur défection une ridicule étourderie, qui combla les vœux du Régent et du cardinal ministre. Si les grands comptèrent sur l'appui du roi d'Espagne, dont la fille entrait alors à Paris au milieu des plus brillantes fêtes, ils s'abusèrent ; car ce monarque, nourri des maximes de Louis XIV et des traditions de despotisme qui fleurissaient à Madrid, fut indigné que des sujets eussent osé disputer avec leur maître sur les places qu'il daignait leur assigner autour de lui[9]. Il est vraisemblable que, dans les premiers temps de la régence, les membres du conseil eussent balancé plus d'un jour à le déserter. Mais l'éclat de ce poste avait peu duré, soit par l'usurpation des ministres, soit par la multitude des conseillers qui s'était accrue jusqu'à trente. Dubois définissait fort bien ce corps en le nommant le public de la régence. A la vérité, le roi y assistait depuis deux ans, mais sans ouvrir la bouche, sans témoigner ni intérêt ni curiosité, et se bornant à jouer avec un jeune chat qu'il apportait avec lui et que le caustique Saint-Simon ne manque pas de comprendre dans le nombre de ses collègues.

Il entrait dans les vues de la politique nouvelle de resserrer progressivement le cercle des communications avec le roi, et le retour à Versailles fut résolu. Après sept années d'épreuves, la puissance souveraine échappa aux familiarités de la capitale[10]. Mais le palais, où Louis XIV avait si récemment englouti tant de trésors, effraya déjà par son délabrement précoce ; et les grandes sommes qu'il en coûta pour le remettre dans un état propre à être habité apprirent combien la nature des matériaux, la négligence des constructions, et l'inimitié du climat, rendent difficile et dispendieux en France le luxe des monuments[11]. Mais rien n'arrêta Dubois que pressait mi important motif. Il était temps de soustraire aux regards du roi la vie licencieuse du Régent, parce qu'on devait craindre que celui-ci, élevé dans une extrême pureté de mœurs, et poussé par la sévérité trop ordinaire aux vertus de la jeunesse, ne se dégoûtât bientôt d'un tuteur scandaleux. La décence ne fut pas prêchée en vain par l'ambition : le règne des maîtresses en titre prit fin ; Dubois eut assez d'empire sur son ancien disciple pour obtenir que madame Bregy d'Averne, qui avait succédé dans son intimité à la marquise de Parabère, ne parût pas aux fêtes du sacre[12]. Versailles ne vit point d'orgies, et celles que le prince, réconcilié avec la duchesse d'Orléans, alla quelquefois chercher à Paris, furent rares et furtives. L'isolement de la cour était d'ailleurs nécessaire à un coup d'état qui devait précéder la majorité.

Le maréchal de Villeroi n'avait su dissimuler ni ses fâcheuses dispositions pour la régence, ni l'opiniâtreté qu'il mettrait à les suivre. Plusieurs fois il s'était écrié que pour le séparer du roi il faudrait l'arracher par les pieds. Le choix de Louis XIV, son âge de soixante-dix-neuf ans, le faste de son zèle et de sa fortune, ne laissaient pas de l'investir dans le public d'une certaine grandeur d'apparat. Quatre générations successives d'hommes de probité clans sa famille lui donnaient aussi un genre d'illustration assez rare. Mais l'esprit hautain et borné du maréchal per, mettait à ses ennemis de calculer tous ses mouvements avec autant de certitude que ceux d'une pièce de mécanique. Il fut donc facile de l'attirer dans un piège. Le 10 août, le Régent, après sa visite d'usage, propose au jeune roi de passer dans un arrière-cabinet où il doit l'entretenir d'affaires secrètes. Le gouverneur veut suivre ; le Régent s'y oppose ; Villeroi insiste. Mais le Régent, au lieu d'Une explication qui eût été naturelle dans une circonstance aussi douteuse, lance sur le maréchal un regard menaçant ; profère quelques mots d'un ressentiment simulé, et se retire aussitôt. Villeroi stupéfait passe promptement de l'excès de la confiance à celui de la crainte, et fait demander au duc d'Orléans la faveur de lui présenter ses soumissions. C'est ce qu'on avait prévu. Le maréchal arrive dans l'embuscade où tout était prêt pour une seconde nuit de Crémone, la lettre de cachet, la chaise à porteurs, la voiture de voyage, et les mousquetaires. Il est en un instant enlevé par une fenêtre, et transporté à Villeroi, sans autres témoins de ses imprécations que ses ravisseurs. On l'envoya quelques jours après dans son gouvernement de Lyon, où la considération publique aurait assuré à un vieillard plus sage une retraite aussi douce qu'honorable. Le Régent se justifia de cette violence, soit par une apologie dans les cours étrangères[13], soit par le choix du nouveau gouverneur conforme, disait-on, aux intentions du duc de Bourgogne. En effet le due de Charost, dévot mondain et courtisan indécis, avait passé sa jeunesse dans la mystérieuse intimité des Beauvilliers, des Chevreuse et des Fénelon ; mais son meilleur titre était un naturel modéré pétri de goûts subalternes. Fleury ; délivré par ce changement de la tyrannie d'un bienfaiteur incommode, se crut obligé à quelque apparence de deuil. Le 17 août, il disparaît de Versailles à quatre heures du matin. Dans le cours de la journée, une lettre de sa main annonce au Régent que sa tête fatiguée a besoin du repos de la campagne, mais ne révèle plu le lieu de sa retraite. La désolation du roi et l'inquiétude du Régent furent vives. et de courte durée. Le précepteur avait peu soigné le mystère de sa fuite, et s'était arrêté, sans, se cacher, à six lieues de Versailles dans la terre du président de Lamoignon Bellisle et Pelletier Desforts y coururent ; la négociation fut prompte. Le roi, écrivit à l'évêque le billet suivant : Vous vous êtes assez reposé ; j'ai besoin de vous ; revenez donc au plus tôt[14]. Et Fleury revint sans résistance et sans explication. Cette comédie maladroite fut la risée de la cour, et indigna le maréchal, en l'honneur de qui elle avait été jouée. Entre les personnages qui figurèrent dans cette occasion, le comte de Bellisle mérite d'être distingué. Non -seulement il ramena l'évêque de Fréjus, mais il disposa la manœuvre pour le rapt du maréchal. Je l'avais déjà vu affamé d'intrigues, tantôt servir les amours du marquis de la Fare, et tantôt diriger l'espionnage dans la campagne de 1719. Petit-fils du fameux Fouquet, il semblait résolu de faire violence à la fortune qui avait trahi son aïeul, et il traçait dans la boue les sentiers de sa grandeur.

Peu de jours après ces événements, le cardinal Dubois fut déclaré ministre principal dans les mêmes termes que l'avait été le cardinal de Richelieu. Ce titre n'ajouta rien aux fonctions qu'il remplissait dès longtemps ; mais c'était le complément du système dont quatre innées auparavant Chavigny avait apporté l'ébauche ; car un premier ministre est aussi nécessaire à un rai de quatorze ans, que l'est un Régent à tin. roi de treize ans. La vanité du duc d'Orléans hésita néanmoins à publier cette promotion ; mais les raisons de s'y décider étaient si évidentes, que le garde-des-sceaux d'Armenonville, qui fut chargé rie le lui faire sentir, y réussit avec sa médiocre éloquence. En effet, si le prince trouvait pour lui-même le fardeau insupportable, pouvait-il mieux le confier qu'à une créature aussi fidèle, et aussi facile à détruire que Dubois ? Si, au contraire, cette charge n'avait rien qui l'effrayât, ne convenait-il pas d'en faire un premier essai sur un ministre déjà miné par l'âge et les, infirmités, et d'accoutumer les esprits à cette espèce de vizirat, inconnu depuis Mazarin et inouï entre les mains d'un prince du sang, héritier présomptif de la couronne ? Ces motifs prévalurent. Dubois resta modestement caché pendant que le garde-des-sceaux et les deux ministres d'Angleterre et de Saxe endormirent l'orgueil de son maître, et déconcertèrent les jalousies du prince de Condé. Le Régent ne retint que la présidence du conseil et la distribution des fonds. Les choses. reçurent un ordre que ne dérangea point la majorité ; on vit le gouvernement s'enfermer dans une sorte de trinité royale et indivise, où Louis XV eut le titre, le duc d'Orléans la puissance, le cardinal Dubois l'action et la volonté.

Ce dernier hâta les cérémonies du sacre, et y déploya son nouveau caractère avec l'empressement d'un parvenu, le goût et la magnificence d'un prince. La splendeur des fêtes contrasta fort avec les dix millions de dettes des prisonniers qui, suivant l'usage, sollicitèrent alors leur liberté, On avait examiné dans le conseil si on ne retrancherait pas des cérémonies du sacre l'attouchement des écrouelles, tel qu'il se pratiquait à Reims. Plusieurs milliers de malades étaient rangés à genoux, sur deux lignes d'une immense étendue, et le roi avait l'obligation de les touiller tous l'un après l'autre, tandis que, pour sa sûreté, leurs mains étaient tenues par le capitaine des gardes et leurs têtes par le premier médecin. Quelques personnes craignirent pour la santé du jeune prince cette longue et fatigante journée, pendant laquelle la vue et l'odorat avaient beaucoup à souffrir. Elles proposèrent d'abolir une prérogative chimérique, que les souverains d'Angleterre prétendaient partager, et que le dernier Stuart venait de rendre ridicule en France par l'usage immodéré qu'il en avait fait à Saint-Germain. La majorité du conseil ne fut point touchée de ces raisons spécieuses. Elle considéra que, par sa grossièreté même, cette vieille coutume offrait un témoignage de la pieuse antiquité du trône dont il ne convenait pas de le dépouiller, et que la multitude ; pour qui ces illusions sont faites, y était bien plus frappée de l'attribution surnaturelle du roi, que choquée de la constante inefficacité du remède. On sentait vaguement, quoiqu'on n'osât pas l'avouer, la nécessité de soutenir par dus prestiges une royauté que Louis XIV avait détachée sans prudence de ses appuis nationaux. La guérison miraculeuse des scrophuleux fut donc encore tentée, ainsi que cela s'était pratiqué depuis Philippe Ier[15]. Elle donna lieu cette fois à un léger incident que je rapporterai à cause de sa singularité, et lui atteste bien la toute-puissance du cardinal Dubois. Suivant l'usage, la cérémonie doit se faire quelques jours après, le sacre, à Corbeny, devant les reliques de saint Marcou, ou à Reims, après qu'on y a transporté le corps du saint, dont la présence parait essentielle à cette superstition. Le jeune roi voulait aller à Corbeny, et se promettait un vif plaisir de ce pèlerinage. On avait en conséquence réparé les routes et jeté un pont sur la rivière de l'Aisne. Mais la fatigue de ce déplacement contrariait beaucoup le premier ministre, qui probablement avait laissé échapper quelque indice de son mécontentement. Au milieu de ses perplexités, il reçoit la lettre suivante : J'ai l'honneur de prévenir Votre Eminence que Le voyage de Sa Majesté n'aura pas lieu. Le pont qui a été construit pour son passage sera emporté par la rivière dans la nuit du 27 de ce mois. La faute retombera tout entière sur l'intendant de la province. Orry, qui avait signé cette lettre, était lui-même cet intendant offert en victime. On se doute bien qua le désir du monarque fut sacrifié à celui du ministre, et que l'administrateur capable de telles ressources ne vieillira pas dans l'obscurité d'une intendance.

Au retour du sacre, l'instruction politique du roi, qui, avait commencé après l'exil, de son gouverneur, fut suivie avec plus d'assiduité. On devait à Dubois l'idée de ces conférences destinées initier le jeune monarque dans la science du gouvernement Par ce soin auguste et touchant, la régence accomplissait un devoir aussi sacré envers le peuple qu'envers le prince. Les leçons se donnaient avec une sorte d'appareil plus conforme à l'importance du sujet qu'aux inclinations de l'élève. Le roi, sur fauteuil, devant, une petite table, avait le Régent à sa droite et le duc de Bourbon à sa gauche ; vis-à-vis étaient assis sur des pliants le cardinal Dubois en avant, et plus loin le duc de Charost, et l'évêque de Fréjus. Le cardinal lisait l'instruction, et de temps en temps le Régent prenait la parole sur quelque point du texte et le commentait de vive voix avec sa grâce ordinaire. La politique, la guerre et les finances formaient trois cours différents ; le premier avait été composé par Ledran chef du dépôt des affaires étrangères ; le second par Briquet, premier commis de la guerre ; et le troisième par Fagon et d'Ormesson, intendants des finances. L'esprit de ces cours est en général ferme, positif, sévère, fondé sur la base d'une puissance illimitée, indifférent à toute perfection chimérique ; et on ne reprochera pas aux précepteurs de Louis XV d'avoir voulu en faire le roi imaginaire d'une utopie. Par exemple, sur la matière dés impositions, on ne lui prescrit d'autre règle que de les proportionner aux facultés des sujets, et comme ces facultés sont inconnues, il faut, ajoute-t-on, se restreindre à examiner quelles ont été les plus fortes impositions sur les peuples, sans que leurs fortunes en aient été altérées, et comparer le temps de ces impositions avec le temps présent[16]. Quelques séances furent consacrées à faire la revue des parlements, des conseillers d'état, maîtres des requêtes et intendants des provinces. Les hommes supérieurs paraissent déjà bien clairsemés dans les rangs de l'administration. La mollesse, qui assiégeait de toutes parts les études, faisait prévoir pour la suite une plus grande disette.

Je dois dire avec regret que ces entretiens si respectables furent profanés par une invective de trois jours contre le maréchal de Villeroi. Ce ne fut point une attaque imprévue que peut amener la mobilité de la conversation, mais un véritable acte d'accusation, empreint de toutes les recherches de la haine, et que le Régent lut en son propre nom. Il y remonte aux premières années du maréchal, et le représente comme un homme élevé ou plutôt gâté à la cour, dont il se fit chasser pour ses vues insolentes sur mademoiselle de la Vallière ; son incapacité, son arrogance, ses ridicules ne sont point épargnés ; on lui reproche de calomnier fréquemment le caractère du roi, procédé peu étonnant dans un vieillard chagrin, accoutumé à diffamer ses propres enfants, et à divulguer les secrètes turpitudes de sa maison. Vient ensuite une mention légère des outrages qu'il a prodigués au premier ministre en présence du cardinal de Bissy, et ce mot prouve qu'il y a un fond de vérité dans cette scène dont le duc de Saint-Simon a fait, sans l'avoir vue, une peinture si dramatique et si vive qu'on peut la regarder comme le chef-d'œuvre de son imagination satirique. Le Régent passe à des accusations plus graves, tt je transcris les-propres termes de sa harangue : M. le maréchal imagina qu'il fallait former une liaison avec le parti parlementaire, et ce parti n'est point un fantôme, car il y a nombre de gens qui ont en tête de diminuer l'autorité royale, et M. le chancelier, nourri dans les principes du parlement ; est à la tête de ce parti avec le duc de Noailles. C'est dans le même esprit que M. le maréchal a cherché les suffrages du peuple et de la halle, et que pour imposer à la multitude, il a constamment affecté de reprendre Votre Majesté en public, presque toujours mal à propos..... Dans l'affaire de votre confesseur, il ne cessa de conseiller à Votre Majesté des coups d'autorité, à dessein de causer du trouble et de porter le cardinal de Noailles à quelque excès..... Le retour du maréchal ne serait employé qu'à donner des bornes à l'autorité royale dans un royaume qui ne peut se soutenir, eu égard au caractère des sujets, qu'en restant absolument monarchique, sous un roi bien né et bien instruit de ses devoirs..... Je puis encore être nécessaire à Votre Majesté pour le maintien des alliances étrangères et pour la restauration des finances ; mais je ne saurais habiter en même lieu avec M. de Villeroi. Je ne suis point haineux ni vindicatif, tout homme le sait ; mais je suis incompatible avec M. de Villeroi, parce que M. de Villeroi est incompatible avec le bien de votre royaume. Le duc d'Orléans finit d'un ton solennel et propre à frapper l'imagination timide du roi, en peignant les dangers d'un commencement de majorité, et en rappelant que Louis XIV était majeur, lorsqu'en 1652 il fut réduit à fuit de sa capitale. Louis XV ne répondit point ; ses traits immobiles ne firent même rien connaître de ce qui s'était passé dans son âme. Le Régent put se repentir cette fois de lui avoir trop bien appris à dissimuler[17].

Cependant l'inquiétude de Dubois et de son maître était extrême. Le jour de la majorité approchait, et mettait fin légalement à l'exil du maréchal. En supposant même que le roi confirmât cette mesure sévère, il devait se trouver un intervalle entre l'expiration de la régence et le moment où l'ordre nouveau seyait modifié ; si le maréchal était homme, de résolution, il pouvait, pendant cette lacune de l'autorité arbitraire, partir de Lyon, se présenter hardiment à la cour et reprendre son ascendant sur son timide élève. On jugera de la frayeur qu'en eurent ses ennemis par les précautions coupables qu'elle leur inspira. Six capitaines et quatre sergents affidés furent appelés à Lyon et, apostés comme des sicaires italiens, assiégèrent en armes l'hôtel du gouvernement. Le chevalier de Marcieux ne perdait pas de vue le maréchal, et devait, au premier indice du départ, lui signifier une nouvelle lettre de cachet ; s'il refusait d'obéir, un autre ordre en, joignait à tous les officiers de guerre et de justice de l'arrêter, et aux troupes et au peuple de prêter main-forte. De pareilles embuscades l'attendaient sur la route, et son signalement y figurait partout comme celui des grands criminels. Quoiqu'aucun de ces ordres n'autorisât les atteintes à la vie du maréchal, il est évident qu'elle al été fort compromise par sa résistance. Mais on avait trop présumé d'un courtisan abattu ; il laissa passer l'époque où un coup de vigueur pouvait le relever, et demeura sans courage et non pas sans colère au milieu des dangers qu'il ignorait. Le 16 février, Philippe, quittant le titre de Régent de France, remit au roi le dépôt apparent de l'autorité souveraine[18] ; et par un sinistre présage, le premier emploi qu'en fit le monarque adolescent fut de signer le même jour l'exil de son gouverneur. Une légère indisposition retarda jusqu'au 22 le lit de justice où il déclara sa majorité. Ce délai suscita l'étrange nouvelle que le roi avait été empoisonné en communiant le jour de la fête de la purification. Tous les efforts de la police ne purent pénétrer aux sources de ce bruit, qui fut pour ainsi dire magique, universel. Mais on y reconnut les derniers adieux de la calomnie furieuse de voir enfin l'événement confondre ses horribles prédictions.

Le calme du royaume nous permet de jeter un coup-d'œil sur l'administration du cardinal Dubois. Déjà maître des relations politiques, il s'empara, pendant le naufrage des finances, du gouvernail de l'état, qui ne lui fut alors ni donné ni contesté. Sa vigueur fonda un nouvel établissement dans les décombres du système. Le trop faible La Houssaie, s'étant réfugié auprès des autels de Saint-Victor, sans même songer à se démettre du contrôle-général, fut remplacé par Dodun, tiré du parlement, et portant au moins les rudes enseignes de la fermeté. Environné de tant de désordres, Dubois affecta le règne d'un justicier. On connaît sa rigueur dans le via et dans la capitation des enrichis. La banqueroute du trésorier de la guerre y donna tin nouvel aliment ; il le fit poursuivre ; et les informations ayant compromis le ministre. Le Blanc, il exila sans pitié cet ancien ami[19], si indulgent et si magnifique, à qui les fripons et les parasites, arbitres éphémères des bruyantes réputations, avaient prêté comme autrefois à Fouquet celle de grand administrateur. Obligé de rétablir la vénalité des offices municipaux, et quelques impositions supprimées, le cardinal apprend que le parlement s'y oppose ; quoique malade, il se fait aussitôt transporter à Paris, mande auprès de lui les chefs de ce corps, et les menace, s'ils n'obéissent sur-le-champ, de les mettre au-dessous du dernier bailliage. Le parlement alarmé sur la conservation de son ressort se résigna humblement et n'osa plus dans la suite lutter contre un ministre si adroit à découvrir le côté vulnérable de son ennemi. Cependant alors le parlement imagina une formule injurieuse d'enregistrement, où il stipula son improbation des édits, et promit d'en demander en tout temps la révocation. La cour ne daigna pas remarquer ces chicanes ; et les lois circulèrent, portant avec elles leur propre flétrissure, inconséquence que les autres nations auront peine à comprendre. Dubois aspira comme tous les grands ministres, à l'égalité des contributions, et il eut le projet d'arriver par un détour à l'évaluation des terres sous prétexte du service des ponts-et-chaussées. On lui doit particulièrement les pépinières d'où sont sorties les belles, plantations de nos routes. Il avait partagé le royaume à dix argus, espions suprêmes épars dans les provinces, inconnus entre eux, chargés d'interroger l'esprit public, et de veiller sur les fonctionnaires de l'Etat. Ces délateurs, aussi humbles dans leurs correspondances que bien payés de leurs services secrets, étaient tous des hommes considérés par leur naissance, leurs décorations et leurs emplois. Je ne confonds point avec eux l'oracle que Dubois consultait dans les grandes circonstances, et dont le choix annonce déjà dans celui qui le fait une âme vigoureuse. C'était ce terrible Basville redouté des ministres de Louis XIV, intendant despote sous un monarque absolu, qui remplit le Languedoc des travaux de son génie, et y eût laissé une mémoire sans reproche, s'il eût suivi de moins près les traces du féroce Montluc, qui se vantait de convertir cette province avec une brasse. de corde. Le vieillard plein des pensées du grand règne, et banni des affaires publiques par ses infirmités, ne fut point insensible à la recherche de Dubois. Je regrette, lui écrivait-il[20], de n'avoir pas autant de lumière que j'ai de zèle ; autrement je serais le premier homme du monde à consulter.

De tous les conseils de Basville, le meilleur était l'exemple de sa retraite. Mais Dubois, malade et presque septuagénaire, cardinal, archevêque et premier ministre, éprouve encore toutes les fureurs de l'ambition. Il s'empare de la feuille des bénéfices ; il dépouille Torci de la surintendance des Postes ; il préside l'assemblée du clergé, et son orgueil s'asseoit dans un fauteuil de l'Académie française. Six abbayes déjà réunies sur sa tête annoncent qu'il atteindra Richelieu qui en a possédé vingt, et Mazarin vingt-deux. Il s'irrite de n'être point chancelier, et des jurisconsultes délibèrent par son ordre sur les moyens de destituer D'Aguesseau, ou de renouveler son office[21]. Le siège épiscopal de Cambrai n'a plus de prix à ses yeux, tant que la souveraineté du territoire n'y sera pas jointe ; et il ose employer nos ambassadeurs à rechercher dans Vienne et dans Madrid les titres qui pourront la ravir au roi. Les plus savants d'entre les jésuites, Daniel et Tournemine, travaillent sais relâche à tirer de la poussière les prérogatives du ministre principal, ses droits, ses attributs, la garde de sa personne, et ils ne s'arrêtent que quand leur plume vénale à exhumé les maires du palais. L'insouciant Philippe sourit aux envahissements de son vieux précepteur comme aux amusements d'un maniaque. Mais l'envie indignée proclame partout qu'un cardinal immonde va souiller tous les honneurs de la France. Une ligue plus dangereuse se forme contre lui : tous les ministres humiliés s'unissent aux mécontents de la cour, et parmi ces derniers on compte Leduc de Chartres, fils du Régent, le vicomte de Nocé, son bouffon exilé, mademoiselle de Charolais, le marquis de La Fare et madame Du Deffand son amie, le fastueux cardinal de Rohan et jusqu'à Bellisle messager de tous les complots. Le genre de cette conjuration était parfaitement neuf et fondé sur le caractère de l'ennemi commun. Il s'agissait simplement d'abandonner Dubois à sa propre frénésie, de lui renvoyer toutes les affaires sans exception, et de le laisser périr sans guide et sans secours, sous le faix amassé par lui-même. Ce perfide manège, fidèlement suivi par les ministres précipita les jours du cardinal. Accablé de travaux il épuisa ses forces ; effrayé de sa solitude, il se crut perdu ; mille furies assaillirent son âme ; quelquefois, dans des écrits en désordre il déposa les terreurs dont elle était bourrelée, et j'ai lu ainsi plusieurs papiers noircis de ses funestes visions. Sa fortune, si enviée, ne lui apporta qu'un long supplice, et c'est un devoir de l'historien de montrer ce malheureux attaché sur la roue de l'ambition où il expira en blasphémant[22]. Sa renommée resta en proie à ses nombreux ennemis qui tous lui survécurent. Ses funérailles furent contre l'usage privées d'oraison funèbre ; mais à la nouvelle de sa mort, les actions de la compagnie des Indes baissèrent de trois cents francs, et ce témoignage, rendu par voix inflexible de l'intérêt à ce qu'il y eut de vraiment louable dans le gouvernement de Dubois, valut bien les formules d'un panégyrique.

On raconte fort diversement l'impression de cette catastrophe sur le duc d'Orléans. Des relations assurent qu'il donna des larmes à la perte de Dubois, et d'autres qu'elle fut le sujet de ses railleries. Mais son caractère fanfaron ne concilie que trop bien la vérité des deux récits. Le temps était loin où la mort du sévère Saint-Laurent, son premier précepteur, le jeta dans ce profond désespoir dont Racine nous a laissé une touchante description. Quoi qu'il en soit, Philippe, en succédant à Dubois dans le titre de principal ministre, n'eut-pas l'orgueil de faire mieux ; et suivit fidèlement ses traces. L'influence anglaise continua de dominer ; car ceux qui ont prétendu que dans les derniers temps le cardinal, las du joug britannique, s'était rapproché des puissances du Nord, ont manqué d'exactitude ; et l'on peut assurer que jusqu'à la fin il sacrifia les avances du czar ; aux passions du roi d'Angleterre. Le congrès des négociateurs se consumait à Cambrai en futilités[23], issue trop ordinaire de ces solennels rendez-vous, où la politique se garde bien d'envoyer ses véritables pensées. Les fermes générales, qui depuis la chute de Law avaient été revivifiées par les soins d'une régie, furent alors la matière d'un bail de cinquante-cinq millions, c'est-à-dire, de vingt millions de plus qu'en 1710. La compagnie des-Indes reçut aussi un dernier arrangement, et la vente exclusive du café à cinq francs la livre fut ajoutée à ses concessions. On délibéra si pour assurer l'exploitation de ce privilège on ne détruirait pas tous les cafiers des Antilles. Ce moyen violent, très-conforme d'ailleurs au génie du monopole, ne fut rejeté que parce qu'on craignit une révolte des colons de la Martinique. Ce motif prouve combien sous la main ferme de Dubois le gouvernement avait inspiré de confiante, puisque peu d'années auparavant il avait fallu que l'autorité empêchât les planteurs de l'île Bourbon de renoncer d'eux-mêmes à cette riche culture. Au reste le monopole du café ne put se maintenir ; parce que la consommation n'en devint pas assez populaire. Le fisc négligea pour cette boisson la ruse qu'il avait employée pour la nicotine, lorsque, faisant au peuple des distributions gratuites de tabac, il lui donnait un besoin pour lui arracher un impôt.

Le duc d'Orléans se traînait avec dégoût sur ces détails fastidieux sans vouloir les abandonner à des ministres qu'il méprisait, et sans pouvoir y donner une attention dont il n'était plus capable. Privé du maître qui régnait pour lui, il ne sut pas mieux survivre à Dubois que Louis XIII à Richelieu. Sa marche appesantie, ses yeux chargés de nuages, son intelligence même engourdie une partie de la journée, lui firent de sa propre vie une espèce de fardeau que le travail rendait accablant et que les plaisirs ne pouvaient soulever. Son médecin Chirac ayant voulu l'alarmer sur ces signes précurseurs d'une apoplexie, il en accepta la menace avec joie et loin d'en détourner le coup, il s'attacha dès lors à le provoquer par un régime meurtrier. Ennuyé d'une existence dont il avait épuisé tout l'intérêt, et convaincu par ses études particulières, que les lentes angoisses d'une hydropisie de poitrine en devaient être le terme naturel, ce prince vit dans une mort foudroyante la dernière faveur de la nature. Cette résolution n'échappait point à l'élite des courtisans ; et de même que Philippe avait disposé de l'héritage de Louis XIV mourant, il se promenait à son tour comme une ombre entre les distributeurs de ses propres dépouilles. Il eût pu facilement apercevoir leurs manœuvres, si son âme usée eût daigné y prendre encore intérêt. Soit amour de la patrie, soit goût pour l'intrigue, le duc de Saint-Simon fut le plus impatient de lui préparer un successeur. Après avoir promené sur toute la cour ses regards dédaigneux, il les arrêta enfin sur l'évêque de Fréjus, dont le choix lui parut possible et supportable. Il alla donc avertir le prélat de la -fin prochaine du duc d'Orléans, et lui proposa de s'assurer la place de premier ministre au moment qu'elle deviendrait vacante. Je trouvai, dit-il, un homme très-reconnaissant en apparence de cet avis et de ce désir, mais modeste, mesuré ; qui trouvait la place au-dessus de son état et de sa portée. Il me dit qu'il y avait bien pensé et qu'il ne voyait qu'un prince du sang qui pût être déclaré premier ministre, sans envie, sans jalousie et sans faire crier le public. Je me récriai sur le danger d'un prince du sang qui foulerait tout aux pieds, et dont les entours mettraient tout au pillage ; j'ajoutai qu'il avait eu le loisir depuis la mort du roi de voir avec quelle avidité les princes du sang avaient pillé les finances, avec quelle audace ils s'étaient en toute manière accrus ; que de là il pouvait juger quelle serait la gestion d'un pince du sang premier ministre, et surtout de M. le Duc en particulier, qui joignait à ce que je venais de lui représenter une bêtise presque stupide, une opiniâtreté indomptable, un intérêt insatiable, et des entours aussi intéressés que lui, avec lesquels toute la France et lui-même auraient à compter, ou plutôt à subir les volontés uniquement personnelles. Fréjus écouta ces réflexions avec une paix profonde, et les paya de l'aménité d'un sourire tranquille et doux. Il me répondit seulement qu'il y avait du vrai dans ce que je venais de lui exposer ; mais que M. le Duc avait du bon, de la probité, de l'honneur et de l'amitié pour lui ; et qu'il devait le préférer par reconnaissance de l'estime et de l'amitié que feu M. le Duc lui avait toujours témoignées ; qu'au fond, de M. le due d'Orléans à un particulier la chute était trop grande, et qu'elle écraserait les épaules de celui qui lui succèderait. Je m'en retournai bien persuadé que Fréjus n'était arrêté que par sa timidité, et qu'il n'en était pas moins avide du souverain pouvoir, et qu'il voulait se rendre maître de tout à l'aide d'un prince du sang inepte, premier ministre de nom et d'écorce[24].

Tout fut préparé suivant la détermination de Fleury, et l'on attendit tranquillement la catastrophe. Lorsque en effet le duc d'Orléans expira le 2 décembre, on put dire que jamais mort subite n'avait été moins imprévue, et que jamais mort naturelle ne fut si voisine du suicide. Il rentrait dans son cabinet, tenant à la main par une singularité remarquable la dédicace d'un livre[25] que l'auteur lui adressait de son lit de mort. L'apoplexie le frappa devant sa cheminée, et sa tête tomba sur les genoux de la duchesse de Falari, qui était assise auprès lui. Cette jeune femme épouvantée remplit le palais de ses cris, s'enfuit à Paris à travers le tumulte qui succéda[26]. Dans la foule qui accourut, il ne se trouva pas un seul homme de l'art, et ce fut un laquais qui ouvrit inutilement les veines du cadavre. La Vrillière, qui faisait épier l'événement, en informa aussitôt l'évêque de Fréjus et M. le Duc. Les seigneurs qui se trouvèrent à Versailles se rendirent dans le cabinet du roi. Ce jeune prince avait l'air triste et les yeux humides. Ce n'est pas que les larmes fussent toujours de sa part une expression de sensibilité, car dans les actions d'éclat sa timidité lui en arrachait ordinairement. Mais on peut croire en cette occasion à la sincérité de sa douleur. Le Régent n'avait cessé d'user avec lui d'un respect inaltérable, tempéré par la grâce et l'intérêt. Cet hommage délicat, si supérieur aux bassesses domestiques, gagnait le cœur du roi, difficile et observateur comme tous les enfants valétudinaires. Aussi louis XV qui plus qu'aucun homme garda jusqu'au tombeau les impressions du premier âge, parla toujours avec une tendre estime de son tuteur déchiré par tant de préventions. Lorsque le duc de Bourbon entra dans le cabinet, Fleury élevant la voix dit au roi : Que dans la grande perte qu'il faisait de M. le duc d'Orléans, Sa Majesté ne pouvait mieux faire que de prier M. le Duc là présent de vouloir bien se charger du poids toutes les affaires et d'accepter la place du premier ministre, comme l'avait M. le duc d'Orléans. Le roi sans dire un mot regarda fixement l'évêque Fréjus, et consentit par un signe de tête. La Vrillière avait prête la formule du serment, et même la patente de nomination. Tout fut consommé, et un moment transporta le gouvernement de la France d'un prince d'Orléans au chef de la maison de Condé.

Le Régent ne fut regretté que par ceux, qui connaissaient bien son successeur. L'existence de ce prince se confondait tellement avec celle de son favori, que la postérité semble devoir une renommée solidaire à ces deux hommes qui, rapprochés par quelques traits communs, se servirent encore plus par des qualités opposées. Ils ont été jugés avec une rigueur outrée y. et il faut les blâmer plutôt que les plaindre de cette injustice, puisqu'ils la provoquèrent eux-mêmes, par leur mépris de l'opinion publique. Accordons cependant à leur mémoire une impartialité qu'ils ne daignèrent pas désirer.

Philippe, parti de haut, avec des talents rares et de grandes vues, hésita toute sa vie, et parut constamment déchoir ; Dubois, sorti du néant avec des disgrâces naturelles, eut, dans la volonté ; la hardiesse que son maître eut dans l'esprit, et s'éleva toujours. Dans la pratique du gouvernement, tous deux méprisaient les hommes, mentaient sans honte et promettaient sans bonne foi. La cynique indépendance du prince, et l'inquiète vivacité du ministre ne purent s'assujettir aux devoirs de la représentation et leur cour ne cessa d'être un campement en désordre. Louis XIV, qui employa si utilement l'art de s'occuper avec méthode, et de louer avec grâce, ne légua point ces deux secrets à son neveu ; car ce prince, ami des vaines audiences, fut toujours la proie des importuns, et jamais n'encouragea d'un seul éloge ses plus précieux serviteurs, tandis que, par un excès contraire, le cardinal se montrait économe de son temps jusqu'à l'indécence, et prodigue de louanges jusqu'à la grossièreté. Quand l'ingénieur Brancas disait : Nous avons un Régent qui gouverne en espiègle, il définissait exactement la politique de ce prince, qui, contente de brouiller, n'allait pas jusqu'à diviser. Pour Dubois, brusque, pressé, il marcha toujours en avant, ne laissa debout aucun obstacle, réussit dans tout ce qu'il entreprit, et ne dut point de succès au hasard ; conquit tout, hors la considération ; et par un dernier prodige accoutuma au joug un maître vain, défiant et spirituel, mille fois plus difficile à dompter que le roi débile ou la femme bornée dont se jouèrent Richelieu et Mazarin.

La haute naissance du Régent lin fit imputer des ; crimes, imaginaires ; la basse extraction du favori autorisa l'envie à exagérer ses vices. L'un et l'autre entourés d'ennemis et d'outrages dédaignèrent la vengeance, celui-là par sa pente naturelle, celui-ci par un calcul d'égoïsme[27]. Maîtres absolus de tous les trésors de la France, le premier laissa sept millions de dettes, et le second une simple succession nobiliaire qui n'égalait pas deux années de son revenu. La nécessité bouleversa leur règne par des nouveautés étranges qu'aucun d'eux n'aimait, le duc d'Orléans parce qu'il se défiait de sa constance à les soutenir, et l'archevêque de Cambrai parce qu'il se sentait assez fort pour s'en passer. La mort les saisit aux sommets de la puissance ; mais tandis que le prince laissa tomber sans regrets des jours abreuvés de délices, le parvenu disputa jusqu'à la fureur une vie pleine de tortures. Si Dubois, sans modèle et sans imitateurs dans sa carrière politique, n'eut point les faiblesses de l'âge avancé, et couvrit les défauts de l'homme par l'application de l'administrateur ; l'indolent, le scandaleux Régent orna le pouvoir qu'il ne sut pas exercer des charmes d'une bonne nature, de l'ascendant si puissant parmi nous de la gloire militaire, et des étincelles de cet esprit supérieur qui avait été donné à quelques princes de sa race. En supposant ces deux hommes privés de leur mutuel secours, on peut conjecturer que le gouvernement de Philippe eût fini par une sanglante anarchie, et celui de Dubois par un ignoble despotisme. Mais le précepteur et le disciple, tempérés l'un par l'autre, formèrent une sorte de souverain mixte, tolérable pour tes peuples, et peut-être convenable à ces temps de relâchement où les hommes de génie sont disproportionnés, où les gens de bien ne font que des fautes, et où l'arrangement public ne comporte pas de meilleures vertus. Si la régence doit être reconnue à ces derniers traits, ce sera déjà un grand reproche qu'elle aura mérité. Nous ne tâcherons pas moins, après avoir décrit le ministère du prince de Condé, dont elle fut pour ainsi dire le moule, de juger plus profondément son caractère et son influence. On remarquera peut-être comme un jugement de la Providence le sort des trois monuments qui subsistent de l'administration de M. le Régent. Il acheta. le diamant de Pitt auquel son nom demeure attaché ; il fonda dans la Louisiane la Nouvelle-Orléans ; il occupa Pile de France, et fit de cet écueil stérile un port et une colonie. Lite de France a passé dans la main des Anglais ; la Nouvelle-Orléans est au pouvoir des Américains ; mais nous avons gardé le diamant.

 

 

 



[1] Lettre de la duchesse de Ventadour à madame de Maintenon, de l'année 1716.

[2] La tyrannie des confesseurs sous le dernier règne excusait peut-être cette précaution. Mais les temps étaient bien changés. Le premier confesseur de Louis XV fut ce vieillard célèbre, auteur de l'histoire ecclésiastique. La princesse Éléonore de Bourbon, religieuse, lui écrivit un jour comme elle aurait fait au père Le Tellier, pour lui demander le prieuré de Langon en faveur d'un ecclésiastique qu'elle protégeait. Il renvoya sa lettre au Régent avec cette note ingénieuse : Je suis fort édifié de voir combien cette princesse ignore le cours des affaires de ce monde. (26 juin 1719.)

[3] Voltaire, tom. 61, p. 515, édition de Keil, in-8°. J'ajouterai aux paroles citées par Voltaire deux passages de lettres du cardinal de Fleury empreints du même esprit. On sait que l'Écossais Ramsay, très-aimé de Fénelon, avait écrit la vie de ce prélat et composé sur le modèle de Télémaque un poème moral des voyages de Cyrus. Il était précepteur des enfants du Prétendant, et voici ce que Fleury répondit au cardinal de Polignac, qui lui avait demandé sa bienveillance pour cet écrivain : J'ai déjà trouvé dans Ramsay trop de légèreté et de vanité. Il a fait une vie de feu M. de Cambray Fénelon, où il y a certainement bien des choses répréhensibles..... Ramsay donne un peu dans la chimère, et ces sortes de gens peuvent être fort dangereux auprès des princes. Lettres du cardinal de Fleury au cardinal de Polignac, des 15 avril et 1er juillet 1725.

[4] Mémoires de Dangeau, 18 avril 1716.

[5] On lit en effet dans l'histoire du père Daniel, qu'au Plessis-lès-Tours, pour amuser ce tyran malade, on apportait dans son appartement une multitude de gros rats, qu'on faisait devant lui poursuivre et dévorer par des chats.

[6] Il hasarda un jour une sommé excessive ; le chevalier de Pezé, qui tenait la banque, hésite un moment, et lui dit avec douceur : mon mettre, vous voulez donc me ruinera Le roi de dix ans lui répond par un soufflet, sans que le maréchal de Villeroi ni M. de Saumery puissent lui arracher un remords ni une excuse. (30 mai 1720, correspondance du duc de Saint-Simon.)

[7] La fausseté du fait est d'ailleurs démontrée par cette lettre du cardinal Dubois au cardinal de Rohan, du 7 août 1721 : La seule représentation que son Altesse Royale me permit de lui faire, regarde le conseil de Régence. Je lui exposai que je ne pouvais y assister qu'en prenant mon rang au-dessus du chancelier, et par conséquent au-dessus de tous les titres qui y sont appelés, et que M. le cardinal de Noailles s'étant abstenu d'y aller en sa qualité de chef du conseil de conscience, il paraitrait extraordinaire que je voulusse en faire plus que lui ; que je pouvais m'en abstenir sans aucun inconvénient, ni pour le ministère ni pour la qualité de cardinal, parce que je ferais remettre mon portefeuille entre les mains du secrétaire du conseil, ce qu'elle approuva, et a été ainsi exécuté.

Malgré l'exemple de M. le cardinal de Noailles, j'aurais tenté l'aventure. Mais, M. le prince de Rohan, M. Le Blanc, et M. de Bellisle s'étant informés des mouvements que les grands voulaient faire, et ayant des preuves qu'ils ne voulaient me traverser que pour rendre les accès de Votre Éminence plus difficiles, ils furent d'avis que je fisse semblant de suivre par modestie l'exemple de monseigneur le cardinal de Noailles, afin que si, à votre retour, Son Altesse Royale jugeait à propos d'appeler Votre Éminence au conseil de régence, les envieux n'y fussent pas préparés, et j'ai déféré à leur avis.

Tout l'air retentissait aussi des difficultés que Son Altesse Royale trouverait à me conserver les fonctions de secrétaire-d'État. Cependant personne n'a soufflé, et j'en ai continué tout l'exercice sans aucune contradiction.

[8] Le cardinal de Rohan est entré au conseil de régence. Il y a apparence que je le suivrai de près, et que j'aurai ouvert aux cardinaux la porte dans le conseil du roi, que le feu roi leur avait fermée pendant tout son règne, depuis la mort de Mazarin. (Lettre de Dubois à Tencin, du 10 février 1722.)

[9] Le roi me fit hier l'honneur de m'appeler à sept heures du soir, pour me prescrire la réponse que je devais faire à la lettre de V. E. Sa Majesté m'a ordonné de faire savoir à V. E. qu'elle n'approuve en aucune manière la conduite de ceux qui, après s'être opposés à la préséance de M. le cardinal de Rohan dans le conseil de régence, se sont retirés de ce conseil, quoique le roi y assistât en personne. S. M. ajouta qu'elle était fort surprise de ce que des personnes si sages aient désobéi à leur maitre. Lettre du père d'Aubenton au cardinal Dubois, du 14 mars 1722.

[10] 15 juin 1722.

[11] Le même fait s'est vérifié de nos jours. Bonaparte ayant eu le dessein de rendre habitable le château de Versailles, le célèbre architecte Gondoin employa, par son ordre, seize mois à faire les plans et devis de ce rétablissement, dont il porta la dépense à cinquante-deux millions. Napoléon se contenta d'assigner trois millions par an pour commencer les réparations urgentes, et prévenir la destruction dont le palais était menacé. Environ sept millions y furent alors dépensés. Depuis la restauration une somme à peu près égale a été employée à Versailles, non à continuer les grosses réparations, mais à faire des embellissements partiels ; en sorte qu'aujourd'hui, après une avance de treize à quatorze millions ; le château n'est ni solide ni habitable, et l'on n'a ni la folie de l'achever, ni le courage de le détruire.

[12] Cette disgrâce de madame d'Averne donna lieu à la lettre suivante du duc de Bourbon au cardinal Dubois, qui jette quelque jour sur les intrigues du temps. On me mande, monsieur, que le congé est donné à Madame d'Averne, et on me mande en même temps que le bruit court que c'est mademoiselle de Charolais qui la remplacera. Votre Éminence pense bien que je n'ajoute pas foi à cette nouvelle. Mais comme cependant j'ai vu arriver tant de choses extraordinaires, je crois que d'y faire un moment d'attention rie peut jamais flaire de mal. C'est ce qui m'engage à vous en écrire pour vous dire que ma sœur est au milieu de la cabale que vous connaissez, que c'est la plus acharnée de toutes contre vous, moi, et les nôtres ; que de plus, si cela arrivait, madame la duchesse et moi ne le pourrions pas souffrir, sans un grand mécontentement de M. le Régent ; qui apparemment me brouillerait tous ensemble. Ainsi, je prie Votre Eminence de me mander si ce bruit a quelque fondement, et de prendre des mesures pour l'empêcher, s'il en a ; n'imaginant rien de si contraire à l'union d'où dépend, selon moi, la perte ou le salut de l'État. Un mot de réponse, s'il vous plaît, car, comme ma sœur est bien folle, et que M. le Régent n'est pas trop raisonnable sur les dames, cela ne laisse pas de me donner un peu d'inquiétude. Il ne me reste qu'à assurer Votre Éminence que les sentiments qu'elle me connaît pour elle ne finiront jamais.

L. H. DE BOURBON, à Chantilly, ce jeudi matin.

Le cardinal Dubois lui répond : La dame qui est venue à Versailles a été priée de n'y plus venir. Cet événement a fait naître le bruit qui est venu jusqu'à V. A. S. ; mais je vous assure qu'il n'a aucun fondement, et vous pouvez avoir l'esprit en repos sur les mauvais effets de cette liaison imaginaire. Tout se passe très-uniment, et précisément comme vous le pouvez désirer, etc.

[13] Voici un passage de cette pièce : Il (Villeroi) voulait, pour ainsi dire, s'élever un trône particulier, pour s'opposer à la régence, comme si l'autorité royale pouvait être divisée. Sans toutes ces prétentions, qui n'attaquent point la probité du maréchal, nous aurions encore la satisfaction de le voir auprès du roi. Mais les bonnes intentions ne suffisent pas dans les places importantes. Il faut encore mesurer ses démarchés et se soumettre à l'esprit d'un gouvernement. Dubois écrivait en même temps à Madrid, le 8 août, que Villeroi avait trouvé l'Infante laide et petite, et s'était opposé à toute familiarité entre elle et la roi. Le duc d'Antin, qui avait reçu l'Infante à son arrivée, la peint ainsi dans une lette au Régent : Elle est jolie, sans être belle, blanche, beaux cheveux blonds, vive, aimante, parleuse.

[14] Le cardinal de Fleury avait conservé ce billet, apparemment comme une justification de son retour. C'est la seule lettre du roi que j'aie trouvée dans Ms papiers jusqu'en 1730.

[15] Quelques jours après le sacre de Louis XV, un curé de village prétendit qu'un de ses paroissiens avait été guéri par l'attouchement du roi, et envoya à la cour un procès-verbal du miracle. Mais soit que le gouvernement craignit le ridicule de cette prétention, ou soupçonnât le prêtre d'être un intrigant, il lui imposa silence.

[16] Ces maximes, qui semblent inhumaines, sont une conséquence toute simple du gouvernement absolu. Du moment qu'un peuple est une propriété, c'est le droit et l'intérêt du propriétaire d'en tirer tout le produit possible qui n'altère pas le fonds. Mais quand le peuple est administré et non possédé, il doit seulement l'indemnité nécessaire à ceux qui le gouvernent. Dans le premier système, les améliorations profitent au prince, et dam le second au peuple. Massillon prêchait bien à Louis XV que les rois sont faits pour les peuples ; mais ses courtisans lui soutenaient avec plus de succès que-les peuples sont faits pour les rois. Toute vérité morale ou politique, qui n'aura d'appui que la religion, doit succomber, parce gue le zèle inconsidéré des prêtres, à force de tout exagérer et de tout confondre, a, par malheur, accoutumé tee, esprits droits et modérés à ne voir dans leurs paroles les plus respectables que des conseils et non des préceptes.

[17] Il avait dit au roi, dans une séance précédente : J'ai la consolation de voir que Votre Majesté est capable du secret, qui est la qualité la plus essentielle à un roi pour se faire craindre et respecter. Il avait ordonné à l'Académie française de faire de la discrétion des princes le sujet d'un concours, et aux ambassadeurs, d'insérer l'éloge de cette vertu dans leurs dépêches, qu'il faisait lire au conseil de régence. Mais on pouvait à cet égard se reposer sur la jalousie de Fleury, qui, ayant la confiance du toi, ne travaillait qu'à en fermer l'avenue à tout autre.

[18] Le duc d'Antin raconte le fait en ces termes : Le 16 au matin, le lendemain de la naissance du roi, ayant treize ans et un jour M. le duc d'Orléans vint au réveil du roi. Il n'y avait que M. le Duc, M. le duc de Tresme et moi. Il dit à Sa Majesté, qu'il venait lui remettre le soin de l'État qu'il avait bien voulu lui confier ; qu'il avait le bonheur de lui rendre tranquille en dehors et en dedans ; qu'il avait fait de son mieux, et continuerait toute sa vie ses services avec le même zèle et la même affection ; et qu'il était présentement le maitre absolu. Le roi ne répondit rien, Car il ne répond rien à personne ; il fut même assez sérieux dans son lit ; mais quand il fut levé et retiré dans son cabinet, il parut fort gai et fort content. Une puce l'incommodait ; M. de Fréjus lui dit : Sire, vous êtes majeur, vous pouvez ordonner de sa punition. Qu'on la pende, dit-il ; j'ai pris cette réponse, toute simple qu'elle est, pour un présage de sévérité. Je souhaite me tromper, car la clémence est une grande vertu pour les grands rois, quand elle est accompagnée de la justice. Cette petite anecdote de M. d'Antin n'est que puérile ; mais, si Louis XV, fût devenu un Néron, sa puce serait aussi célèbre que les mouches de Domitien.

[19] Lepelletier Desforts ayant demandé à Dubois la permission d'aller visiter Le Blanc dans son exil, le ministre y consentit en donnant des étages à la fidélité de son amitié, et il ajouta : Je préférerais la mort à tout ce que j'ai essuyé ou souffert depuis sept ou huit mois à son occasion. (Lettre de Dubois à Desforts, du 7 juillet 1723.)

[20] Lettre de Basville à Dubois, du 27 janvier 1719, à l'occasion de la rupture avec l'Espagne.

[21] Lettre de M. d'Harcourt de Longueville au cardinal Dubois, du 7 février 1723.

[22] Le cardinal Dubois mourut le 10 août 1723, à la suite d'une opération nécessitée par un abcès au col de la vessie. Il avait ressenti les premières atteintes de ce mal en 1716, dans son voyage de Hollande. Dès ce moment, sa vie, jusqu'alors fort dissolue, devint extrêmement chaste et sobre, et ne fut plus consumée que par l'excès du travail et les angoisses de l'ambition. Telle est la vérité, qu'il ne faut pas chercher dans les libelles du temps.

[23] La seule chose qui pût y piquer la curiosité fut le magnifique palais de bois de l'ambassadeur de Portugal : il l'avait fait fabriquer à La Haye ; la mer et l'Escaut l'apportèrent à Cambrai, où les pièces en furent promptement assemblées. Sauf le danger d'être brûlé vif au premier accident, Taroucha se trouva, sans comparaison, le mieux logé des ministres du congrès.

[24] Mémoires imprimés de Saint-Simon. Voir la table des matières.

[25] Histoire générale de la Danse sacrée et profane, par Bonnet. Ce fut l'abbé Richard qui remit l'épître dédicatoire de ce livre de la part de l'auteur mourant au prince, qui, un moment après, n'existait plus.

[26] La duchesse de Falari, jeune personne d'une rare beauté, était née à Saint-Marcellin en Dauphiné, marquise d'Arancourt par son père, et Falcoz de la Blache par sa mère. On l'avait mariée, en 1715, à un gentilhomme appelé d'Entraigues qui, en considération du cardinal Valençay, son parent, avait obtenu du pape Clément XII un titre de duc de Falari. C'était un homme dépravé, qui abhorrait les femmes, maltraitait la sienne, et passait le temps où il n'habitait pas les prisons avec des faux monnayeurs et des voleurs de grand chemin. J'ai lu, à l'occasion de ses brigandages, une correspondance tenue en 1721 entre son père et M. Le Blanc, ministre de la guerre, ce qui me porte à croire que Duclos s'est trompé lorsqu'il prétend que le père du duc de Falari est un financier dont Boileau a parlé soixante ans auparavant dans sa première satire. Ce duc parcourut plusieurs cours de l'Europe, vêtu en mendiant, et s'annonçant avec le plus étrange cynisme comme une victime de l'incontinence du Régent. Après la mort de ce prince, il parvint à faire demander sa réintégration en France par le pape Benoît XIII ; mais M. le Duc ne put la lui accorder. Par l'impossibilité d'anéantir les jugements qui avaient prononcé contre lui des peines capitales. Dans le cours de ses brigandages il s'érigea même en apôtre. Ce fou de Falari, écrivait de Rome le cardinal de Polignac, le 8 mars 1730, est revenu avec des luthériens, qu'il prétend avoir convertis. J'ai voulu le faire sortir comme l'autre fois, mais on m'a dit qu'il avait pris une patente de l'empereur. C'est le recours de tous les malheureux qui veulent demeurer ici par force. On eut de ses nouvelles en 1733, par une lettre écrivit des prisons de Nuremberg au roi Stanislas, pour lui demander de l'argent, et lui offrir d'être son espion dans la maison du primat de Pologne. Le ministère français, consulté par Stanislas, le recommanda bien de ne pas répondre à ce bandit, et la duchesse de Béthune, sa sœur, trompée dans l'espoir qu'elle avait eu de sa mort, sollicita son extradition dans une prison d'état. On lit dans les mémoires manuscrits du duc de Luynes que es protégé de deux papes mourut enfin parmi les Turcs en 1741 ; mais cette assertion n'est pas exacte, et la fin de ce personnage fut encore plus romanesque. Il avait gagné la confiance du duc de Mecklembourg, lorsque la fille de ce dernier fut mariée, par la czarine au prince de Brunswick. C'est la même qui devint peu de temps après mère du malheureux Ivan et régente de Russie. Le duc de Mecklembourg, à l'occasion de ce mariage, se servit de Falari pour envoyer à sa fille quelques présents et des lettres secrètes. Le fameux Biren, qui régnait alors sous le nom de la czarine, fut informé de ce message, qui lui parut suspect. A son arrivée à Riga ; Falari se vit entouré par une escorte, qui, moitié par honneur et moitié par force, le détourna de la route de Pétersbourg, et le conduisit à Saint-Alexandre de Neuski, où il fut dépouillé et interrogé. On le mena ensuite à Moscow, où il fut consigné au secret, et à la garde d'officiers, dans une maison de la Stabode allemande ou faubourg des étrangers. Comme l'ordre était donné de le servir à son gré, il demanda du millet, sous prétexte de le faire sécher et de le manger, mais dans le fait pour le répandre sur sa fenêtre et attirer les pigeons du voisinage. Il saisit de cette manière un assez bon nombre de ces volatiles, et les relâcha ensuite après leur avoir attaché aux pattes et aux ailes de petits billets où il avait écrit que le duc de Mecklembourg était détenu à Moscou, dans telle maison qu'il indiquait. Cette fausse nouvelle, ainsi répandue, produisit d'étranges rumeurs, et parvint jusqu'à la cour. On condamna au knout les gardiens de Falari, et il fut lui-même plongé dans un cachot, où il ne tarda pas à périr, le 10 septembre 1740, laissant le vulgaire bien persuadé qu'il était le duc de Mecklembourg indignement assassiné. Le marquis de la Ghétardie démêla tout cet événement, et adressa au ministre des affaires étrangères l'acte authentique du décès de Falari. J'ai lu cet acte que M. Amelot envoya, le 23 juin 1741, au duc de Béthune, beau-frère de ce misérable aventurier. Plusieurs personnes vivantes ont connu la duchesse de Falari. Elle étalait encore, dans une extrême vieillesse, les fruits de l'éducation de la Régence. Elle était al couverte de fard, que, par une allusion aux beaux vers de Racine dans le songe d'Athalie, on la nommait vulgairement la reine Jézabel. Sénac de Meilhan nous apprend, que, par un autre jeu de mots, les courtisans appelaient un pauvre gentilhomme provincial, soldait pour le service de sa chambre, le taureau de Phalaris.

[27] Au fond, le but de toutes les démarches est le succès. La vengeance, si douce qu'elle soit, n'est qu'une consolation, et on ne peut l'exercer sans se nuire un peu à soi-même. (Lettre de Dubois à Tencin, du 11 juillet 1721.)