HISTOIRE DE LA RÉGENCE

 

 

CHAPITRE XI.

 

 

De la Peste de Marseille et de la Provence, pendant les années 1720 et 1721.

 

CE fut au moment où chancelait l'édifice du système, qu'un autre fléau non moins extraordinaire eu pressa la ruine. Marseille sortait du sein des fêtes qui avaient signalé le passage de mademoiselle de Valois, mariée au prince de Modène. Le chevalier d'Orléans, né des amours du Régent et grand-prieur de Malte, revenait de Gènes où il avait conduit sa sœur. A côté de ses galères, encore décorées de guirlandes et chargées de musiciens, flottaient quelques vaisseaux apportant des ports de la Syrie la plus terrible calamité : on croit communément que la peste était dans l'un de ces navires, commandé par le capitaine Chataud, parti de Seyde le 31 janvier 1720, avec patente nette, et arrivé le 25 mai à la vue du château d'If, après avoir touché à Tripoli, Chypre et Livourne, et perdu six hommes dans les quatre mois de sa traversée. La désinfection de ses marchandises causa dans les infirmeries la mort de quelques employés, sur qui les gens de l'art ne reconnurent aucun signe pestilentiel. Cependant les intendants de la santé ordonnèrent, pour le bâtiment et sa cargaison, une quarantaine de rigueur[1], et n'accordèrent l'entrée de la ville aux passagers qu'au bout de vingt jours, et lorsqu'ils auraient reçu les plus forts parfums. Par une singularité bien étrange, le sort de ces passagers est resté entièrement inconnu, et on leur attribue la contagion de la Provence, moins par certitude que par l'avidité qu'ont les hommes de tout expliquer[2]. Ces choses se passèrent durant le mois de juin, et dans Je profond secret qui préside aux travaux du lazaret.

Le mois de juillet développa d'autres accidents. Les échevins sont instruits que, dans un quartier populeux, des symptômes de maladies suspectes ont paru. Ils font aussitôt transporter aux infirmeries les morts, les malades, et ceux qui les ont approchés, et murer la porte des maisons qu'ils habitaient. Parmi les médecins qu'ils consultent, ceux du lazaret persistent à démentir toute apparence de contagion, et ceux de la ville ne voient clans la maladie commune que des fièvres vermineuses, causées par la misère et les mauvais aliments[3]. Les échevins ne continuent pas moins de séquestrer les personnes et les maisons soupçonnées. Toutes ces expéditions se font la nuit, et ils n'en remettent à des subalternes ni la fatigue, ni le péril. Cependant des médecins, qui ne partagent pas l'opinion de leurs confrères, proclament la peste et rompent le mystère dont les consuls couvraient cet effrayant problème. Un officier municipal, irrité d'une telle indiscrétion, Leur reprocha de vouloir se faire d'une maladie imaginaire un nouveau Mississipi, parole dure et injuste qui anima la populace contre les médecins, et les médecins contre les magistrats. La division dont elle fut la source dut être fatale aux citoyens, et a corrompu jusqu'à la fidélité des relations qui nous ont transmis cette catastrophe.

C'était la dix-huitième fois, depuis Jules-César, que la peste entrait dans les murs de Marseille ; et soixante-dix ans, à peine écoulés depuis sa dernière invasion, n'en avaient pas effacé tout souvenir : la peste est une expression vague et terrible qui bouleverse l'imagination des hommes ; les prêtres de tous les siècles et de tous les cultes, les poètes et les rhéteurs se sont plu à en augmenter l'épouvante : il n'est pas jusqu'aux historiens qu'on a vus se piquer du bizarre honneur de décrire une belle peste. Si l'abrutissement des Orientaux les familiarise avec ces fléaux, qui sont, à proprement parler, des maladies de Barbares, leur apparition imprévue chez les peuples policés y jette une terreur frénétique plus meurtrière que le venin lui-même. Le bien public demande, disait alors le chancelier d'Aguesseau, que l'on persuade au peuple que la peste n'est point contagieuse, et que le ministère se conduise comme s'il était persuadé du contraire. Chirac, médecin du Régent, adressa aux échevins un mémoire conçu clans le même esprit, et que d'autres docteurs n'ont tant blâmé que parce qu'ils n'envisageaient eux-mêmes qu'une face de la terrible question qu'il s'agissait de résoudre : ce fut de nos jours, par une politique semblable, qu'à la vue de l'armée française, en Egypte, le médecin Desgenettes feignait de s'inoculer la peste, et que le général en chef préludait à sa destinée extraordinaire en touchant les pestiférés de Jaffa. Les échevins avaient au reste deviné la sage maxime de d'Aguesseau, et peut-être eussent-ils étouffé dans l'ombre l'ennemi captieux qu'ils suivaient en silence. Je vais dire quel abîme de maux creusa une révélation malheureusement secondée par les progrès de l'épidémie.

Le premier effet de la peur fut d'éloigner de la ville ceux qui, par leurs lumières, leurs richesses, leurs professions et leurs emplois publics, y eussent été le plus nécessaires. Tout à coup le lazaret se trouva sans intendants, les hospices sans économes, les tribunaux sans juges, l'impôt sans percepteurs. La cité n'eut ni pourvoyeurs ni officiers de police, ni notaires, ni sages-femmes, ni ouvriers indispensables. L'émigration ne se ralentit que le 31 juillet, lorsque le parlement eut tracé la ligne qui enfermait Marseille et son territoire[4], et prononcé la peine de mort contre ceux qui la franchiraient. Le viguier et les quatre échevins restèrent seuls, avec 1.100 livres dans la caisse municipale, au sein d'une société dont tous les éléments étaient confondus, et à la tête d'une immense populace, sans travail, sans frein et sans subsistance. La disette fut le second effet de la peur. Le blé, la viande et le bois manquèrent ensemble à l'empressement du peuple alarmé. Dès le 3 août, le premier cri du besoin suscita une émeute. Les consuls obtinrent une entrevue au milieu d'un champ avec les procureurs de la province, et l'on convint, à l'aide d'un porte-voix, de l'établissement de marchés entre des barrières, à deux lieues de la ville. Marseille attendit chaque jour son existence de la pitié des laboureurs et de la cupidité des marchands[5]. Enfin il faut regarder comme le dernier et le plus inévitable produit de la terreur l'altération qu'elle apporte dans l'homme tout entier : au moral, un égoïsme féroce qui rompt les liens de la nature, du devoir, de l'amitié, et proscrit le malade comme un ennemi public ; au physique, un affaissement de la force vitale, qui provoque la contagion, et la rend infailliblement mortelle, comme si une loi vengeresse eût voulu ne pas séparer dans le cœur du lâche le crime et la peine. Ces vérités allaient être gravées dans des pages bien sanglantes.

C'est un malheur attaché à ces crises violentes, d'empoisonner les institutions les plus salutaires. Marseille florissait, aux extrémités du royaume, dans une espèce de république municipale ; l'intérêt du commerce et d'anciens usages protégeaient sa liberté jalouse. Ses échevins, magistrats temporaires, élus par la bourgeoisie, n'étaient que des tribuns sous le titre de protecteurs et défenseurs des privilèges. En vain l'orage les presse ; au lieu d'un despotisme sauveur, ils n'ont à exercer qu'un pouvoir paternel et mitigé, qu'il ne leur est permis ni d'abdiquer ni d'étendre. L'arsenal et les galères forment un gouvernement séparé, qui ne leur prête qu'à regret de légers secours ; la garnison, retranchée dans les forts, ne leur obéit point, et ils sont même contraints de la nourrir pour éviter le pillage dont elle les e menacés. Le parlement d'Aix, d'autant plus jaloux de son influence administrative qu'elle est usurpée, ne manque pas d'accroître les embarras du moment par ses lentes formalités et ses tracasseries hautaines. Déjà il a retardé l'établissement des marchés en voulant autoriser l'entrevue des procureurs de la province et ratifier le concordat. On le voit ensuite faire survivre son orgueil à son courage, et, fuyant d'Aix à Saint-Remi, harceler encore le commandant de la province par des prétentions si déraisonnables qu'elles irritent d'Aguesseau, le plus patient des ministres. De son côté le commandant de la province, fuyant encore plus vite devant la peste, qui semblait le poursuivre, semait dans sa déroute des ordonnances aussi nombreuses qu'impraticables. Le conflit des pouvoirs aggravait le mal ; et le parlement ayant autorisé des Marseillais à se retirer dans le lazaret de Toulon, des felouques armées leur en défendirent l'approche, et répondirent aux arrêts par des coups de canon.

Mais, tandis que tout conspire contre les échevins, ceux-ci vont montrer jusqu'où la nécessité peut élever des hommes renfermés jusqu'alors dans des habitudes vulgaires : deux surtout, Estelle et Moustier[6], déploient un caractère admirable. Plus de repos, plus de sommeil, plus de soin de leur vie ; leurs pensées, leurs exemples, leurs paroles sont un héroïsme de tous les instants, et l'ingratitude, qui leur a reproché quelques fautes, oublie que le moyen de les éviter était réellement au-dessus des forces humaines. Un volontaire s'élance de la foule pour partager leur fardeau : c'est le chevalier Roze, génie inventif, homme d'exécution, âme aussi généreuse qu'aucun siècle et ait jamais produit. A leurs côtés marchera cet évêque illustre, que de lâches conseils essaient en vain d'éloigner du péril. Une taille colossale, une éclatante piété, une charité noble et austère le rendent imposant à la multitude. Son zèle, supérieur à ses lumières et à son caractère, moins fort qu'impétueux, trouveront dans le désastre public un plus digne aliment que les querelles de l'Eglise, où il s'est jeté sans mesure. Soit par défiance de lui-même, soit peut-être aussi par un saint orgueil, il se propose pour modèle la conduite que tint dans la peste de Milan le fameux archevêque Charles Borromée. Les yeux attachés à ce but sublime, qui lui cacha quelquefois ce que la différence des temps et des lieux eût exigé, Belzunce va suivre sans se détourner les traces que lui a laissées depuis deux siècles ce grand prélat, blâmé par le peuple et canonisé par Rome. C'est aux mains de ces quatre hommes que la Providence, fuyant de Marseille, semble en remettre la destinée.

La maladie qui désola cette ville, et qui ensuite étendit ses ravages au-delà du Rhône, rappelle dans beaucoup de ses traits la peste décrite par Thucydide, moins terrible cependant, puisque ceux qui en guérirent n'eurent pas, comme les Athéniens, les extrémités du corps mutilées par la gangrène. La ressemblance est plus entière avec le fléau qui, en 1770, emporta cent mille habitants de la ville de Moscou, et qui, sorti de la guerre des Turcs, était un des premiers fruits de l'ambition de Catherine II. A Marseille, la contagion attaque de préférence les enfants, les femmes, les indigents. Sa violence est inouïe dans les constitutions fortes ; mais elle dédaigne les vieillards décrépits, les fous détenus dans tes hospices, et les êtres de rebut en proie aux difformités, aux ulcères et aux affections cutanées[7]. Sauvé d'une première atteinte, on n'est à l'abri ni d'une seconde ni d'une troisième. Si cette peste est un venin, il échappe à l'œil, à l'esprit, à l'analyse, et n'agit pas comme les autres poisons par des effets uniformes. Aucun symptôme ne le, signale qui ne soit commun aux deux espèces de fièvres que le vulgaire nomme improprement putrides et malignes. Il paraît n'être lui-même qu'un composé de leurs qualités perverses, exalté au plus haut degré de virulence[8]. Les écrivains qui ont cru peindre ce Protée nous ont trompés, tant ses formes furent mobiles et opposées.

La durée de ses atteintes n'eut point de règle ; et, depuis le début par la mort subite jusqu'au septième jour, il frappa indistinctement ses victimes. Les symptômes ne se ressemblèrent ni dans deux malades, ni souvent deux heures de suite dans le même. Les uns ont le visage livide, et les autres enflammé ; ici un morne silence, là une effrayante loquacité ; ceux-ci périssent sans douleur dans une indolence invincible ; une atroce frénésie tue ceux-là sans convulsions ; quelques-uns traînent des regards ternes et languissants ; le plus grand nombre roule des yeux d'hydrophobes pleins de fureur et d'épouvante. Si de la foule des récits il m'est permis de tirer quelques caractères plus généraux, voici ceux que j'oserai annoncer comme distinctifs de la contagion de 1720. Une apparition presque générale de tumeurs et de charbons, funestes ou salutaires, suivant l'époque et la place où ils se déclarent ; une odeur douceâtre, sans être fétide, qui s'exhale des malades, et s'attache aux tissus voisins avec ténacité ; un trouble de l'aine et une peur si profonde, que les secours spirituels manquent rarement de précipiter la mort ; un désespoir accompagné de larmes et de regrets, qui s'élève brusquement dans les plus résignés, et précède leur dernier moment[9] ; enfin le trait le plus singulier de ce fléau, et celui que les historiens de fantaisie ont négligé, c'est, si j'ose le dire, son étrange partialité. Tandis qu'il foudroie les deux tiers des malades, l'autre tiers est à peine effleuré. Quinze à vingt mille pestiférés[10] voient éclore leurs bubons sans être obligés de s'aliter, et sans qu'aucunes de leurs fonctions organiques soient dérangées. Ils promènent impunément dans les rues des plaies aussi bénignes que le bouton d'Alep. Ces heureux privilégiés sont, pour la plupart, des mendiants et des vagabonds, méprisés en quelque sorte par la peste comme par le reste des hommes. Tels étaient les caprices de l'ennemi indéfinissable qu'il s'agissait de combattre.

L'art essaya en vain contre lui des remèdes de toute nature[11]. Les plus simples furent seulement les moins meurtriers. L'imagination mobile des Français du midi rend plus rare parmi eux ce courage froid et ferme, qui diminue le danger en le mesurant. Les hommes instruits qui auraient pu fixer leurs idées s'en acquittaient mal, si on en juge par cette lettre de l'archevêque d'Aix à l'abbé Dubois : Le matin nous avons la peste ici, et le soir nous nous portons bien. On devrait abolir les médecins, ou ordonner qu'ils soient plus habiles et moins poltrons. La crainte les a si fort saisis, qu'ils voient tout peste, et c'est une grande misère. Fidèles, en effet, aux traditions du lazaret, les médecins du pays visitaient les malades le corps enveloppé d'un sarreau de toile cirée, les pieds élevés sur des patins de bois, la bouche et les narines couvertes, enflant la voix pour être entendus de loin, et moins semblables à un consolateur utile qu'au spectre de la mort qui ordonne aux moribonds de le suivre. L'un d'eux croit avoir lu qu'Hippocrate fit allumer des feux durant la peste d'Athènes ; aussitôt, à un signal donné, d'innombrables bûchers s'embrasent à la fois autour de Marseille, sur toutes ses places, devant chaque maison, et même dans l'enceinte de plusieurs. Cette énorme conflagration, dans une saison si chaude, redoubla la rage de la maladie ; le médecin Sicard, auteur de ce conseil, prit la fuite avec son fils. Cet exemple fut perdu pour Toulon, qui, quelque temps après, fit la même épreuve et s'en trouva aussi mal.

Sur les cendres de cet incendie, arrivent enfin les médecins de Montpellier, envoyés par la cour[12]. Soit politique, soit conviction de l'école, ceux-ci étonnent les esprits pat une assurance bien nouvelle : Quel délire vous égare ? disent-ils à la foule qui se presse autour d'eux ; le mal qui vous assiège n'est point venu de Syrie entre les plancher d'un vaisseau ; il est né parmi vous de causes naturelles, tel qu'on l'a vu cent fois dans des pays inconnus au commerce du Levant, tel qu'il a récemment assiégé plusieurs villes de France, après l'hiver de 1709. Il s'éteindrait bientôt si la terreur et la famine, qui sont votre ouvrage, ne lui prêtaient une énergie étrangère. La main de Dieu ne frappe pas vos malades, mais votre cruel abandon les tue. Nous cherchons ici la contagion de la peste, nous n'y trouvons que la contagion de la peur. Cessez de craindre pour vous-mêmes ; retournez au lit de vos parents et de vos amis ; et, si vous doutez de nos paroles, voyez nos actions. En effet, sans crainte, sans précautions, ils abordent les malades le sourire sur les lèvres ; ils s'asseyent sur leurs lits, causent avec eux, et touchent tranquillement leurs corps, leurs vêtements et leurs plaies. Cet exemple a d'heureux effets ; les médecins et chirurgiens qui accourent des divers points de la France imitent cette intrépidité. Un jeune matelot de Toulon, qui les a vus opérer, s'érige en chirurgien, et obtient les succès que mérite son courage. La compagne d'un empirique allemand montre son habileté chirurgicale dans les hôpitaux et les réduits les plus infects. On ignore son nom et sa patrie. A sa taille svelte, à son extrême beauté, à sa fraîcheur, si remarquable au milieu des mourants, elle apparaît comme un être inconnu qui n'a rien de mortel. L'imagination, si crédule dans les grandes terreurs, se berce en effet de mille visions sur cette femme mystérieuse, dont le typhus épargne l'incroyable audace. Les médecins du pays se dépouillent aussi de leur craintive réserve, et sont d'autant plus dignes d'éloges qu'ils doutent moins du péril. L'un d'eux, nommé A don, qui s'était servi de la pomme de sa canne pour s'assurer de la santé d'une jeune fille, est livré à d'implacables railleries, sorte de justice française dont les plus affreux désastres n'ont jamais arrêté le cours. Ce malheureux, désespéré, cherche et rencontre enfin la mort si facile à trouver : ce fut d'ailleurs une circonstance bien précieuse à recueillir que, de tous ces téméraires étrangers, il n'en eût pas péri un seul si, par une bravade extravagante, le plus jeune d'entre eux n'eût voulu se coucher, à Aix, dans le lit d'une femme pestiférée, qui venait d'expirer[13].

L'aspect de la ville apprit bientôt que la résolution de quelques hommes était insuffisante dans de si grands malheurs. Jusqu'au 20 août ce fut une morne solitude ; tout commerce suspendu ; les temples, les tribunaux, les écoles fermées ; le silence à peine troublé par l'enlèvement des morts, auquel les nuits ne suffisaient plus ; dans l'intérieur des maisons les souffrances, le désespoir, la famine, tous les crimes de l'égoïsme. Enfin l'époque arriva où le soleil devait éclairer tant d'horreurs. Des malades parurent dans les rues, traînant quelques lambeaux de l'indigence, ou quelques débris de leur richesse, les uns chassés par la misère, les autres par la barbarie de leurs parents ; ceux-ci survivant à tous leurs serviteurs, et ceux-là sans espoir, cherchant seulement un regard qui les plaignît à leur dernier soupir. L'histoire des contagions n'offre rien de semblable à ces places publiques où, sur des haillons infects, et à côté de cadavres déjà difformes et vieillis, de longues files de malades, tourmentés par l'ardeur du jour et par le froid des nuits méridionales, remplissaient l'air de cris et de gémissements. On vit de ces malheureux, abandonnés de toute la nature, ramper jusqu'au ruisseau de la rue, et y expirer en trempant leurs mains brûlantes et leur langue enflée. D'autres, assis ou debout contre les murailles, conservaient l'attitude dans laquelle ils étaient morts ; et rien ne bouleversait rame d'une terreur plus profonde que la rencontre inopinée de ces cadavres, qui avaient l'air de méditer. On reculait d'effroi et de douleur devant les restes sanglants du furieux qui s'était précipité des fenêtres, et devant l'enfant qui suçait encore le lait de sa mère expirée. Dirai-je la cause impie qui forçait tant d'infortunés à s'amonceler au sein des vastes places ? hélas ! dans toutes les rues ou des bancs et des auvents auraient pu leur servir d'abri, le cruel habitant avait soin, chaque jour, de les souiller d'immondices pour ôter au pauvre fugitif qui allait mourir l'envie d'y poser sa tête.

Comment une cité opulente n'avait-elle pas un toit pour couvrir son peuple mourant ? L'autorité ecclésiastique refusa les églises et les monastères ; de simples consuls n'osèrent pas disposer des maisons que les riches avaient délaissées. Les murs de la ville furent percés d'une brèche, et l'on dressa au pied du rempart des tentes que les malades, effrayés de la solitude, et mal défendus contre les injures de l'air, se hâtèrent de quitter. Les échevins poussaient avec vivacité la construction d'un vaste hôpital, en bois et en toile, dans le lieu indiqué par les médecins de Montpellier, lorsqu'un ouragan le renversa. Des Turcs, tirés des chiourmes, l'achevèrent au commencement d'octobre, lorsque son secours fut devenu moins nécessaire. Jusque-là un ancien hôpital, de peu d'étendue, resta seul ouvert aux pestiférés, qui se disputaient par des luttes hideuses l'entrée de ce sépulcre. Toutes les horreurs, éparses dans la ville, étaient réunies dans ce gouffre, dont nul malade ne sortit vivant, et qu'annonçaient au loin un nuage méphitique et des avenues chargées de mourants. On put gémir alors de la fuite des gens de bien : car cet unique asile de la pitié publique se trouva au pouvoir de scélérats. Ils y vivaient par un prodige infernal comme ces animaux venimeux du Nouveau-Monde qui grandissent dans des marais où tout expire. Leurs mains hâtaient la mort de ceux qui apportaient des débris de leur fortune : si quelque moribond leur remettait des clefs ou le secret d'un dépôt, le pillage suivait de près la confidence. La charité des consuls avait recueilli dans un autre hospice trois mille enfants abandonnés : il n'y en eut pas même cent de sauvés. Le monstre dont l'exécrable cupidité les avait fait mourir de faim, fut pendu.

L'égoïsme, qui bravait ainsi les vivants, tremblait à son tour devant les morts : la fausse opinion que les cadavres étaient contagieux[14] rendit les sépultures le plus terrible devoir des magistrats. An commencement de l'épidémie, ils allaient eux-mêmes la nuit faire enlever les corps par les serviteurs du lazaret ; ils furent ensuite contraints d'y employer des gens de la lie du peuple, enrôlés de force sous le nom de corbeaux. Il fallut bientôt suppléer à la désertion de ceux-ci par des forçats. Les commandants des galères ne les prêtèrent qu'avec peine, et sous la condition singulière que les consuls seraient tenus de les remplacer en nombre égal. C'était une affreuse milice que les corbeaux et les forçats ; les échevins les conduisaient l'épée à la main. Quand ces misérables pénétraient dans les maisons, ils ne consentaient qu'à prix d'or à emporter les cadavres, c'est-à-dire à les entraîner à l'aide de crocs de fer ; et s'ils rencontraient des malades abandonnés, ils ne manquaient pas de les tuer pour piller impunément. Aussi lorsqu'en 1743, durant la peste de Sicile, le grand-maître de Malte envoya aux habitants de Messine deux cents esclaves turcs pour enterrer leurs morts, les Messinois, refusant de les recevoir, répondirent qu'ils avaient assez de leurs propres bandits. Combien on doit regretter qu'il n'existe pas un corps religieux, dévoué par son institution à ces soins effrayants ; car la puissance humaine n'a pas de quoi payer de si grands sacrifices[15]. Le nombre des morts, croissant de jour en jour, exigea bientôt l'emploi de tombereaux pour les transporter. Mais dans ces temps malheureux les travaux les plus simples sont d'une inconcevable difficulté : il fallut saisir dans les campagnes les voitures et les chevaux dont on eut besoin. Les forçats brisaient les harnais à dessein, et les ouvriers épouvantés refusaient de les réparer. Enfin toute l'autorité des consuls ne put jamais parvenir à en faire rouler plus de vingt, quantité si insuffisante que la ville, engorgée de mille cadavres par jour, pensa toucher à sa fin. La tradition a conservé un trait bien honorable à la mémoire de M. de Belzunce. On raconte que, pour encourager les .conducteurs, il monta lui-même et s'assit sur le premier tombereau qui partit pour sa triste destination, quoique ailleurs ce prélat dissimulât mal l'horreur que lui inspiraient ces funérailles sans larmes et sans culte[16].

Les fosses communes étaient une autre source d'embarras. Des paysans, amenés par la violence, ne les creusaient qu'avec une terreur superstitieuse. On remplissait aussitôt ces vastes réceptacles ; mais la fermentation ayant accru le volume de tant de corps entassés, les fosses revomirent à la lumière leur, effroyable dépôt. Les ouvriers s'enfuirent ; le consul Moustier, saisissant une pioche, s'avança seul sur ce charnier mouvant ; quelques soldats, émus de honte, le suivirent, et la terre voila de nouveau ces fondrières de cadavres. Mais tant de contrariétés épuisaient les forces, et l'on délibéra s'il ne convenait pas de transporter dans les champs la population qui respirait encore, et de céder aux morts la ville qu'ils infestaient. Avant de prendre cette extrême résolution, on voulut cependant tenter un dernier effort : on enfonça les caveaux de plusieurs églises, et malgré la résistance de l'évêque on les emplit de cadavres jusqu'à la voûte[17], ce qui débarrassa quelques quartiers. Mais le danger le plus imminent était une sorte de volcan pestilentiel formé sur l'esplanade de la Tourette : près de deux mille corps y pourrissaient depuis trois semaines, masse horrible que sa fluidité ne permettait plus de transporter, et dont l'imagination ne saurait soutenir l'idée si la langue avait des expressions pour la peindre. La destruction de ce foyer de mort était un prodige réservé au chevalier Roze. Commissaire général de Rive-Neuve, partie de la ville qui est de l'autre côté du port, il y avait maintenu l'ordre, créé un hôpital, et retardé les progrès de l'épidémie en sacrifiant toute sa fortune. Aussi courageux qu'infatigable, il partageait encore les soins des consuls dans le reste de la cité : ce fut lui qui, ayant découvert que de vieilles fortifications voisines de l'esplanade étaient creuses jusqu'au niveau de la mer, en fit rompre la voûte, et disposa tout pour la plus hardie entreprise. Avec cent galériens, baignés de vinaigre, et que lui-même encourage de la voix et de l'exemple, il ose entourer la place fatale ; par une manœuvre aussi rapide que bien combinée, il pousse les monstrueux débris dont elle est jonchée, et en trente minutes les précipite dans les flancs de deux bastions qui jadis avaient moins utilement défendu contre Jules César la ville des Phocéens[18].

J'ai dit le plus haut degré de violence où s'éleva la maladie. Il est temps de voir comment et jusqu'où se propagea la contagion. Elle atteignît ceux qui avaient fui dans les clochers et ceux qui s'étaient retranchés sur des navires. Ces embarcations étroites et brûlantes, que le besoin de vivres forçait de communiquer avec la terre, essuyèrent de grands ravages. L'élément qui les portait fut lui-même corrompu. L'opinion que les animaux domestiques pouvaient communiquer la peste par leur fourrure en fit tuer un grand nombre. On jeta leurs dépouilles dans le port, tandis que les autres, poursuivis par la famine, rongeaient les cadavres de leurs maîtres. Les galères et l'arsenal furent plus heureux. Isolés par des murs et par une estacade, assurés de l'ordre par une police militaire, et de l'arrivée des subsistances par la mer, ils durent aussi beaucoup à l'excellent établissement d'un hôpital d'épreuve, où les malades recevaient les premiers secours sans frayeur. Une population de dix mille aines compta seulement mille deux cent soixante attaqués et sept cent soixante-deux morts, ce qui ne dépassait pas le tribut d'une épidémie ordinaire. La ville avait perdu plus du tiers de ses habitants. La proportion fut à peu près la même dans le territoire, mais la cruauté du supplice y révolta autant que le nombre des victimes ; cette foule de prolétaires craintifs qui s'étaient réfugiés le long des ruisseaux et jusque dans de profondes cavernes, se vit en proie à des souffrances qui font frémir, et au fer des brigands déchaînés dans le pays. Les routes offraient les embûches d'un crime nouvellement créé ; des troupes de mendiants, feignant d'être pestiférés, demandaient de loin aux voyageurs le secours de leur bourse, et ces derniers s'estimaient heureux de prévenir par cette rançon des approches plus meurtrières. Il est aussi vrai de dire que dans les campagnes, ce prétendu séjour d'innocence et de vertu, l'abandon des malades fut plus hideux, et l'égoïsme plus, effronté qu'à la ville. La peur y rendait les hommes si aveugles et si féroces, que le médecin et son cheval n'y trouvaient d'asile nulle part. Il leur fallait en sortant de la ville emporter leur ration et la consommer au milieu d'un champ[19].

Aix fut attaquée dans le mois d'août. L'attente du fléau, une situation saine, une population peu nombreuse, le séjour des premières autorités, un archevêque ferme, éclairé et propre à l'administration, tout promettait une heureuse défense. On imagina d'enfermer chaque famille dans sa maison, et de constituer la ville en quarantaine générale. Chaque jour on faisait une visite pour distribuer la nourriture, et enlever les malades à l'apparition du plus léger symptôme. La peste ; devenue méthodique et silencieuse, n'en fut pas moins meurtrière. L'expérience se prononça contre les infirmeries communes, puisque de huit mille malades qui y entrèrent, il n'en sortit que quatre cent soixante-six un peu vivants. Ceux qui, par crédit ou par ruse, éludèrent l'arrêt de mort qui les y envoyait obtinrent seuls quelques guérisons[20].

Le vol et la contrebande introduisirent, au commencement d'octobre, la peste dans Toulon ; comme ils l'avaient fait dans la ville d'Aix. Quoique lasse de retracer des scènes de désolation et d'horreur, ma plume doit à l'intérêt public de conserver quelques-unes des circonstances qui accompagnèrent la dépopulation du plus bel asile de nos forces navales. L'hiver n'y enchaîna pas les progrès de la contagion. Les premiers symptômes étaient un délire si furieux qu'on livrait les malades aux galériens, et ceux-ci les garrottaient de cordes avec une telle violence, que ceux qui survécurent en gardèrent toujours les cicatrices. On apprit qu'une des misères de la peste est de ne pouvoir créer de papier-monnaie, parce que la matière dont il se compose est un puissant conducteur du typhus, et que l'essai qu'on en fit porta la mort à tous les boulangers. L'évêque ordonna à la bâte des prêtres de vingt ans ; mais les secours spirituels devinrent si formidables qu'il fut à la fin défendu aux confesseurs de visiter aucun malade, sans être mandés par le commissaire. On fut réduit à bénir la hideuse assistance des forçats ; nul danger ne leur répugnait ; la liberté dont ils étaient redevables à la peste, les animait d'un courage et d'une force inconcevables ; l'hilarité de leur visage contrastait avec l'abattement général, et ils étaient à peine employés depuis quelques heures, qu'ils reparaissaient rayonnants de joie, délivrés des couleurs du bagne, et revêtus des meilleurs habits de la bourgeoisie. Toulon ayant, pour ainsi dire, réuni l'indiscipline de Marseille au régime pédantesque de la ville d'Aix, essuya les malheurs attachés à l'une et à l'autre. L'entreprise de soumettre toute la cité à une quarantaine de soixante jours, ajouta un fléau nouveau à celui de la nature. Seulement pour exécuter cette folie, il ne fallut pas moins de mille employés qui moururent tous. Sur une population de vingt-six mille deux cent soixante-seize habitants, il n'en resta que dix mille quatre cent quatre-vingt-treize, en comptant dans ce dernier nombre les étrangers qui n'étaient pas compris dans le premier recensement ; en sorte que, dans une ville d'environ vingt-six mille âmes, plus de vingt mille furent malades ; à peine quatre mille guérirent, et plus de seize mille succombèrent[21].

Arles ne fut défendue ni par sa vaste enceinte, ni par le Rhône, ni par ses plaines de cailloux. Forbin, son archevêque, publia un mandement tellement séditieux, que sa famille courut se jeter aux pieds du Régent, en demandant grâce pour la démence d'un vieillard qui accusait le ciel de punir le peuple des vices de la cour, et, tel qu'un musulman, érigeait la peste en un fléau privilégié qui tue de droit divin. La populace, poussée par la famine, rompit la clôture du pont, et, par une singularité qui confondait toutes les idées reçues, se répandit dans l'île de la Camargue sans y porter la peste. Le petit port de la Ciotat échappa au fléau par la sévérité des femmes, qui se chargèrent seules d'en garder les avenues. Avignon entra phis tard sous l'empire de la maladie, moins peut-être par une contagion réelle, que par esprit d'imitation. On ordonna la quarantaine, et la main du bourreau fouetta les femmes indiscrètes qui la violèrent. Mais le désordre croissant dans les murs, la France offrit le secours de ses soldats : il fut accepté par le vice-légat, qui, sans taleras et sans courage, restait caché dans le fond de son palais. Après s'être présentée devant Orange et Tarascon, la peste, traversant le fleuve, erra sur la croupe des Cévennes, et infesta la petite province du Gévaudan. Le trentième de la population y périt[22]. La terreur ou le manque de secours furent tels qu'on força, l'épée à la main, les misérables préposés aux sépultures à faire sur les vivants des opérations chirurgicales.

La contagion remplaça seulement dans Alais les maladies régnantes, sans augmenter la mortalité[23]. A Montpellier même, elle marqua de ses signes quelques femmes, mais ne démentit point dans leur propre ville les professeurs, qui s'étaient déclarés contre la contagion. Le maréchal de Berwick brûla plusieurs villages où elle paraissait plus rebelle, cruauté gratuite dont l'ordre ne fût pas sorti de la bouche d'un Français. Un ambassadeur turc, qui traversait alors le Languedoc, désigna la ligne où le fléau s'arrêterait. L'amour du merveilleux fit honneur à la sagacité de ce musulman d'une prédiction que le hasard justifia. Il eût été plus sûr d'observer qu'en s'éloignant de leur foyer les rayons de la peste s'affaiblissaient sensiblement. On a remarqué de même qu'au moins, jusqu'à présent la contagion de la fièvre jaune ne dépassait jamais ni une certaine hauteur au-dessus du niveau de la nier, ni une certaine distance de son rivage.

La modération du rial, que le Gévaudan devait à la distance des lieux, le temps l'opérait aussi dans Marseille. Ce fougueux désordre de l'économie vitale affectait une marche régulière, indépendante des vains efforts de l'homme. Après avoir atteint par degrés son plus haut période, il déclinait par la même progression. De grandes circonstances de l'atmosphère accompagnèrent ses divers états, et il est utile d'en garder le souvenir, puisque sans être des causes premières, elles devaient influer sur les deux éléments de toute contagion, c'est-à-dire sur le développement des miasmes, et sur les dispositions des organes. La nuit du 21 juillet fut troublée par un orage si terrible, que les vieillards ne se souvenaient pas d'en avoir vu de semblable. Les coups redoublés de la foudre frappèrent plusieurs parties de la ville. La maladie prit seulement alors son caractère épidémique. Les indices antérieurs s'étaient si bien dissipés, que le même jour les magistrats avaient écrit à la cour pour la rassurer sur la santé publique. Le mal s'accrut graduellement jusqu'au 2 septembre, époque d'un carnage sans exemple. Un vent qui s'éleva brusquement du nord arrêta toutes les éruptions salutaires, et, soufflant sur ces malheureux, abandonnés dans les rues à l'état de nature, les dévora comme une peuplade d'insectes. C'était une ancienne opinion accréditée parmi les Marseillais que la vendange était favorable à la guérison de la peste, surtout dans la ville où d'innombrables cuves servaient à la fermentation vineuse. Les échevins ordonnèrent la récolte, et la contagion déclina en même temps, sans qu'on puisse assurer qu'il existât entre ces deux faits une relation nécessaire. On ne saurait non plus attribuer trop d'influence à la saison, puisqu'au moment où le fléau tempérait son courroux dans Marseille, il commençait dans les villes voisines ses plus grands ravages, que l'hiver ne suspendit pas.

Jusqu'alors, le pouvoir borné et le courage indomptable des consuls avaient soutenu seuls ces crises réitérées. Mais l'adoucissement qui apparut dans les phénomènes morbides fut heureusement secondé par la nomination de M. de Langeron au commandement extraordinaire de Marseille et de son territoire. L'entière disposition des galères, et l'établissement d'un camp à la Chartreuse, mirent dans ses mains une autorité conforme à la grandeur du péril. Témoin du dévouement des échevins, il se fit une gloire de le diriger sans jalousie. Son noble caractère, sa justice et sa vigilance mêlèrent un rayon d'espoir au deuil général. Les fonctionnaires fugitifs furent contraints de revenir, et la cité vit disparaître la fange qui couvrait ses rues d'une couche si épaisse, qu'on ne pouvait plus y aller qu'à cheval. La municipalité avait bien jusqu'alors prescrit ces deux mesures, et beaucoup d'autres aussi utiles : mais que peut la sagesse des conseils sans la force qui exécute ? Les événements se pressèrent avec tant d'impétuosité, et le siège de l'autorité suprême était si éloigné, que le gouvernail flotta trop longtemps au hasard. De semblables circonstances amèneront encore le même désordre, tant qu'une loi particulière sur les contagions n'aura pas résolu d'avance plusieurs questions importantes an salut des peuples.

Le gouvernement ne se borna pas à donner à Marseille un chef digne d'éloges ; il avait, dès le principe, institué à Paris un bureau particulier pour hâter la correspondance et les secours. Quoiqu'une lettre des consuls, du 21 juillet, eût pu calmer ses sollicitudes, il envoya des médecins qui arrivèrent le 12 août. Le cordon des troupes fut établi avec rigueur et célérité. Les intendants et les commandants voisins reçurent l'ordre de fournir à la Provence d'abondants secours, et tout dépose que ces devoirs pieux furent remplis, Les médecins et chirurgiens manquèrent si peu, que la municipalité fit poser des affiches dans les principales villes du royaume, pour détourner ceux qui seraient tentés d'en venir augmenter le nombre déjà trop considérable[24]. Le Régent chargea le Rhône d'une si grande quantité de blé, que les administrateurs de la Provence, suivant le rapport de l'historien Papon[25], le supplièrent de retenir un bienfait qui ruinerait les agriculteurs du pays, et empêcherait le paiement de la taille. La disette continua néanmoins à Marseille, parce que le rayon de la peste, en s'étendant, éloignait de plus en plus le cordon sanitaire et l'emplacement des marchés. Malgré la crise violente où la chute du papier-monnaie avait mis le Régent, il fit aussi porter à Marseille vingt-deux-mille marcs d'argent ; et Law, tout abattu qu'il était, y joignit personnellement 100.000 livres[26]. Une société bienfaisante, où figuraient les Bernard et les Paris, fournit 300.000 livres par mois, pour tout le temps que durerait la contagion, et sakis intérêt pendant trois années. A la voix des évêques, les aumônes coulèrent aussi de tous les diocèses. L'impartialité réclamait ces détails, dont le penchant satirique des écrivains du dernier siècle négligeait volontiers la recherche. Je ne sais pas plus dissimuler les torts de la régence que lui en supposer d'imaginaires. On sait d'ailleurs que le Régent affectionnait Marseille et en connaissait l'importance ; il avait déjà, en 1719, révoqué les lois oppressives qui interdisaient au commerce de cette ville la navigation dans les mers de l'Amérique.

Cependant Marseille, délivrée des horreurs qui l'avaient souillée pendant deux mois, commençait à prendre un aspect mélancolique. Les citoyens quittant leur retraite apparaissaient comme des ombres étonnées, pâles et tremblantes. L'altération morale de leurs facultés était cependant moins 'profonde que celle des convalescents de la peste d'Athènes, dont plusieurs perdirent la mémoire, et oublièrent jusqu'à leur nom. Ils portaient de longs bâtons pour prévenir le contact de tous les corps, et s'interrogeaient de loin sur les malheurs communs. Ceux qui avaient été guéris, se croyant à l'abri des rechutes, consentaient pour de fortes rançons à servir les malades, et devenaient humains autant par erreur que par avarice. Des croix rouges peintes sur les maisons infectées frappaient l'aine de l'antique souvenir des vengeances divines. L'évêque, imitateur de Borromée, tantôt les pieds nus et la corde au cou, se traînait en victime expiatoire[27] ; tantôt la voix tonnante et l'hostie dans les mains, il montait sur le faîte d'une église, et lançait contre la peste les vieilles foudres de l'exorcisme[28]. Il ne m'appartient pas de décider si le christianisme commande ces lugubres spectacles, mais. je sais bien que la raison humaine en redoute les effets. De son côté, le pape, toujours plus indulgent, voulut joindre à ses faveurs spirituelles un secours effectif de trois mille charges de blé. Mais quelque mésintelligence régnait alors entre la France et le Saint-Siège. Lafitau, évêque de Sisteron, notre chargé d'affaires à Rome, soupçonna que cette offrande fastueusement annoncée n'avait d'autre but que d'accuser le gouvernement du régent, d'humilier la France, et de décréditer l'abbé Dubois, qui se consumait à la poursuite du cardinalat. Pour qui connaissait le caractère malin et spirituel de Clément XI, le soupçon n'était pas dénué de vraisemblance. L'évêque de Sisteron appliqua donc, par l'ordre de Dubois, toutes les ruses de son esprit à retenir dans les ports d'Italie les bâtiments frétés par le pape[29] ; et le pontife eut la satisfaction d'avoir réduit ces deux prêtres à un rôle si odieux, et de faire partir malgré eux les trois navires chargés de son bienfait. Un de ces vaisseaux fit naufrage ; les deux autres furent saisis par un barbaresque, qui, fidèle au plus beau précepte de l'Alcoran, les relâcha aussitôt qu'il en sut la pieuse destination. Ils déposèrent leur cargaison sur une île déserte, voisine de Toulon. M. de Belzunce en fit vendre la moitié, et distribua aux pauvres de Marseille, partie en nature et partie en argent, cette aumône célèbre, faite par un pape, repoussée par deux ecclésiastiques, sauvée par un pirate, et parvenue à son saint emploi par le concours singulier des deux religions de la Méditerranée.

La mortalité ayant pris fin avec l'année, on procéda dans le mois de janvier à la désinfection générale des maisons, des navires, et des marchandises, et de tout le mobilier. Ce dut être une immense et ruineuse opération dans un tempe sur. ; tout où la puissance des acides minéraux n'était pas encore connue. Mais à peine fut-elle achevée que la peste se réveilla ; des rechutes alarmèrent des personnes qui n'avaient pas encore été atteintes périrent, et les maladies d'autre nature qui reparaissaient étaient teintes de signes contagieux. Cet état douteux fut assez prolongé pour que les gens de l'art proposassent de recommencer la désinfection, à laquelle on était d'ailleurs convaincu que beaucoup d'effets suspects et volés avaient échappé. Mais le commerce s'opposa si vivement à une mesure qui allait redoubler les défiances de l'étranger, qu'on y renonça ; et tous les symptômes fâcheux s'éteignirent d'eux-mêmes avant le mois de juin. Ainsi la peste de Marseille, cachant dans d'obscurs nuages sa naissance et sa fin, hésita pendant deux mois à son début, comme avait fait la peste de Montpellier en 1629, et pendant cinq à son déclin, sans que la science médicale pût se vanter d'avoir arrêté l'un et participé à l'autre. Si l'on veut mesurer le temps pendant lequel avait réellement sévi la contagion, la durée de cinq mois en parait le terme moyen, et cette circonstance mérite d'être observée parce qu'elle fut commune à la fameuse peste noire du quatorzième siècle. En effet, ce fléau exterminateur, qui, arrivé des frontières de la Chine dans le Levant, envahit l'Italie et la Sicile en 1347, l'Espagne et la France en 1348, l'Angleterre en 1349, l'Allemagne et le Nord, eu 1350, reposa sur chacune de ces contrées pendant cinq mois son vol empoisonné. Les gens de l'art nous ont laissé ignorer si dans les années qui suivirent 1720, et au retour des mêmes époques, les malades guéris n'éprouvèrent pas des symptômes et des ressentiments du typhus. De nos jours, plusieurs des pestiférés de l'armée d'Égypte ont subi de ces avertissements périodiques. Mais il serait possible que la peste, égarée pour ainsi dire dans nos climats, et n'y rencontrant point le partage symétrique des vents du nord et du désert, perdît une partie de sa constitution orientale, et ne fit plus sur les organes humains qu'une impression moins régulière et moins profonde.

La situation morale des hommes, durant l'époque dont je viens de tracer les phases douloureuses, n'avait pas offert un phénomène moins étonnant. Dans cette mêlée où la vie est peu de chose et le reste n'est rien, l'ordre social se trouble, et l'échelle des peines se renverse. Les lois deviennent cruelles, et les hommes affreux. Des gibets dressés de toutes parts, au milieu même des mourons, transformaient les plus beaux lieux de Marseille en hideuses gémonies. L'imprudente habitude des hommes religieux d'attribuer à la colère céleste un fléau qui moissonnait de préférence les enfants, les pauvres, et de vertueux confesseurs, achevait de bouleverser toutes les idées du peuple sur la justice et sur la Providence. L'assassinat et le vol se multipliaient sans remords. On vit le monopole affamer Toulon, et ce qui restait de commerce à Marseille n'être qu'un tissu de calculs inhumains. Des spéculateurs poussèrent la perversité jusqu'à supposer dans quelques lieux de fausses contagions. D'ailleurs, on foulait aux pieds sans rougir, la probité, la nature et l'honneur ; et ce cynisme intrépide est la plaie la plus profonde que les temps de terreur puissent faire à la morale publique. J'ai trouvé parmi les vieillards de la Provence la prévention assez générale que le caractère de ses habitants avait été altéré par ce désastre. Au reste, ce débordement de crimes n'est point particulier à la peste de 1720. Celles d'Athènes et de Toulouse[30] en offrirent un semblable. L'expérience, peu flatteuse pour l'orgueil humain, a fait dire aux Italiens, dans un proverbe de leur langue, qu'il faut, pour vaincre la peste, l'or, le feu et la corde.

Aux forfaits de la cupidité s'alliait, dans Marseille périssante, une débauche effrénée ; non que le venin pestilentiel, comme quelques-uns l'ont pensé, provoquât les sens à de tels excès, mais parce qu'on se pressait d'épuiser en peu d'instants une vie qui allait échapper. La prostitution était commune et hardie. Les unions légitimes en différaient peu ; et il n'était pas taré de voir des femmes commencer et finir chaque mois un nouveau veuvage, sans que le simulacre d'autorité civile qui existait alors pût interposer, dans ces mariages si confus, autre chose que des précautions sanitaires. Comme c'étaient surtout les êtres disgraciés que la peste épargnait, les filles qui avaient vécu le rebut de leurs familles, en devenant tout à coup les seules héritières, se livraient avec hâte et fureur à des jouissances inespérées. Ainsi l'on avait vu, à la peste de Florence, les religieuses fuir de leurs Cloîtres dans les repaires de la corruption, et se venger par le délire dé la débauche de leurs longues austérités. Enfin, des élèves en chirurgie qu'on était réduit à employer, outrageaient à l'envi le peu de pudeur qui subsistait encore, et ce fut principalement de Toulon que parvinrent à la cour les plaintes les plus amères sur l'impudicité sacrilège de ces jeunes gens. Mais tandis que dans les villes maritimes la volupté souillait des antes jusqu'alors pures, le courtisanes d'Aix, au contraire, comme frappées d'une inspiration divine et d'un soudain repentir, couraient aux infirmeries se dévouer à une mort certaine en servant les malades. Le moraliste et le législateur contemplent avec inquiétude ces rapides mutations, où les uns, lassés de leur longue soumission à des bienséances convenues, brûlent de faire, sous la faux de la mort, au moins un essai de cet état de nature dont un vague désir vit peut-être à notre insu au fond de tous les cœurs ; pendant que d'autres, abandonnés jusqu'alors à leurs penchants individuels, s'élèvent d'un seul essor aux sacrifices les plus héroïques que se soit proposés l'émulation des sociétés. Ne dirait-on pas que ces temps monstrueux de souffrance et d'iniquité se plaisent dans une révulsion générale ?

L'enthousiasme des méridionaux se décelait à Marseille par d'autres effets remarquables. Dans tout le cours de l'épidémie, l'accouchement y fut constamment suivi de mort, et l'on reconnaît là le froid calcul de la nature, qui, n'ayant d'autre vue que l'accomplissement de la reproduction, abandonne la femme en couches à tous les maux dont elle la préservait durant la grossesse. Sur la Certitude de ce fait, il s'établit une association de jeunes gens, qui, animés d'un zèle apostolique, pénétraient au péril de leurs jours dans l'asile des femmes enceintes, épiaient le moment de leur délivrance, et après avoir, par une ablution furtive, assuré au nouveau-né la vie éternelle des chrétiens, couraient à des recherches nouvelles, et laissaient sans autres soins la mère et l'enfant subir leur infaillible perte. Une mission si étrangement spéciale rappelle, non la cruauté, mais la pensée prédominante de ces soldats de la croisade, qui ouvraient le ciel aux enfants des Sarrasins, en leur donnant ensemble le baptême et la mort. En même temps, le recours à la Divinité si naturel dans les grandes infortunes, et si propre à fortifier les âmes droites qu'ennoblit le sentiment religieux, se défigura dans les caprices d'une multitude ignorante. La populace, échauffée de débauche, s'abandonnait quelquefois par des emportements de piété à des prières communes, favorables aux progrès de la contagion à cause des attroupements qu'elles occasionnaient[31]. Deux fois les magistrats se plaignirent à l'évêque de ces pieuses imprudences, que deux fois l'événement avait cruellement punies. En effet, le 16 août, une procession en l'honneur de saint Roch avait commencé le caractère violent de l'épidémie, et le 15 novembre, la cérémonie où l'anathème emprunté à des rites barbares tomba du haut du clocher des Accoules, ranima le fléau qui s'éteignait. Mais il faut le dire, le prélat dont la foi était sans bornes et la charité si puissante, ne trouvait point dans son cœur la force de réprimer des mouvements qu'il croyait religieux ; et lui-même venait de vouer son diocèse à une pratique qui n'était pas à tous les yeux exempte de superstition[32].

Quelques vertus honorèrent cependant ces temps féconds en crimes. On loua la femme d'un laboureur, qui, près d'expirer, attacha l'extrémité d'une corde à ses jambes, pour que son mari pût l'ensevelir sans danger. On cita un jeune homme qui, après avoir servi son amante malade, et l'avoir déposée dans la fosse creusée de ses mains, tomba mort subitement. Mais combien furent stériles les affections humaines, si on les compare aux prodiges qu'enfanta la religion ! Voyez Belzunce : tout ce qu'il possédait il l'a donné ; tous ceux qui le servaient sont morts ; seul, pauvre, à pied, dès le matin il pénètre dans les horribles réduits de la misère, et le soir le retrouve au milieu des places jonchées de mourants ; il étanche leur soif, les console en ami, les exhorte en apôtre, et sur ce champ de mort glane des âmes abandonnées. L'exemple de ce prélat qui semble invulnérable, anime d'une courageuse émulation, non ce clergé de dignitaires oisifs et efféminés qui a fui au premier danger, mais les curés, les vicaires et les ordres religieux. Nul ne déserte ; nul ne met à ses fatigues de terme que sa vie. La France compte avec orgueil les saints qui succombèrent dans cette noble mission. Il périt vingt-six récollets, et dix-huit jésuites sur vingt-six. Les capucins appelèrent leurs confrères des autres provinces, et ceux-ci accoururent au martyr avec l'empressement des vieux chrétiens ; de cinquante-cinq, l'épidémie en tua quarante-trois. La conduite des prêtres de l'Oratoire fut plus magnanime, s'il est possible. Les fonctions du ministère sacré leur étaient interdites, car la peste n'avait pas suspendu la discorde théologique ; et des fanatiques, la bulle à la main, tourmentaient les mourants jusque sur les bords du tombeau où ils descendaient ensemble[33]. Mais les oratoriens refusèrent de profiter de leur propre disgrâce, et ils se dévouèrent au service des malades avec une héroïque humilité ; presque tous périrent, et il y eut encore des larmes dans la ville pour la mort du supérieur, homme d'une éminente vertu. Pendant que tant de sacri6ces volontaires disaient ce que peut la charité chrétienne, les moines de Saint-Victor, insensibles à tout autre soin qu'à celui de leur conservation, montraient jusqu'où va la prudence humaine. Leur abbaye, dont les portes restèrent inexorables, fut le seul lieu de la ville que la peste respecta. Ce tranquille égoïsme, si bien récompensé, était héréditaire dans leur opulente communauté ; de temps mémorial un contrat obligeait leur médecin à s'enfermer avec eux en cas de maladie contagieuse[34].

Le rétablissement complet de la sécurité dans Marseille y développa de nouveaux traits de caractère. Une joie folle enivra cette ville d'héritiers. L'éclat et la multiplicité de ses fêtes remplirent les gazettes, et contribuèrent à rouvrir les communications avec l'étranger. Cette soif de plaisirs qui suit constamment les grandes calamités, telle que l'éprouva Londres après la peste et l'incendie, et Paris après l'essai de sa république, paraît être une loi du cœur humain, un instinct énergique par lequel la nature répare ses catastrophes. Il a été vérifié par les registres des paroisses que, cinq années après la peste, la population de Marseille était précisément la même qu'en 1719[35]. De l'oubli des victimes on passa bientôt au mépris des bienfaiteurs. Les fuyards rentrés dans leurs foyers blâmèrent, avec la mauvaise foi ordinaire aux lâches, tout ce qui s'était fait en leur absence. Le beau dévouement des échevins fut calomnié ; l'orateur de la commune, Pachetty de Croissainte, qui avait publié. un extrait du mémorial de la ville, se vit contraint d'en retirer les exemplaires. Les déserteurs ecclésiastiques firent chasser par des arrêts ceux qui, aux jours du péril, les avaient courageusement remplacés, en vertu d'une nomination de l'évêque. Toulon retrouva aussi dans ses fuyards le même esprit de dénigrement, et cette ignoble envie qui hait les hommes pour la gloire qu'ils ont méritée, et surtout pour le bien qu'ils ont fait. Le généreux chevalier Roze ne fut point indemnisé, et sa fille unique, aussi belle que vertueuse, cacha dans un cloitre sa misère et la honte de ses concitoyens[36]. L'héroïsme de M. de Belzunce ne recueillit qu'une froide indifférence. Le régent seul pensa du moins à honorer là ce courageux pasteur, en lui offrant dans l'évêché de Laon la dignité du premier pair ecclésiastique. Mais M. de Belzunce s'honora encore plus lui-même en gardant le siège que ses belles actions avaient tant décoré. Ce fut douze ans après, lorsque l'Anglais Pope eut consacré à ce prélat deux vers de son Essai sur l'homme, que les muses françaises revendiquèrent sa gloire comme up titre national, et qu'un concert unanime plaça pour toujours le nom de Belzunce à côté de ceux de Vincent de Paul et de Fénelon. Il était réservé à notre siècle d'accorder enfin un tardif hommage aux mânes des hommes généreux, qui servirent leur patrie dans ce mémorable fléau. Puisse le monument qui leur a été élevé à Marseille eu 1821 les consoler d'une si longue ingratitude[37] !

On ne saurait évaluer le dommage que cette contagion causa au royaume ; mais il fut énorme, et aggrava beaucoup les embarras de la régence ; car le soupçon et l'épouvante attachés au pavillon, français lui avaient rendu les mers ennemies et fait fermer tous les ports, dans le temps même où le crédit public et les fortunes privées s'étaient confiés à une compagnie des Indes et à des spéculations maritimes. La perte en hommes n'est pas exactement connue. On sait seulement que Marseille, Arles, Aix et Toulon y contribuèrent ensemble pour soixante-dix-neuf mille quatre cent quatre-vingt-dix-neuf de leurs habitants[38]. La mortalité s'y distribua dans les classes de la société en proportion de leur misère, et avec des nuances singulièrement exactes[39]. De même à Moscou, sur cent mille morts on ne compta que trois nobles, un très-petit nombre de bourgeois distingués, et pas un médecin. La peste de Provence fut surtout remarquable en cc que, ni dans les villes, ni dans les champs, ni dans les arsenaux, ni dans les garnisons, elle ne frappa aucun chef ecclésiastique, civil ou militaire. Elle recula devant cet évêque, ces consuls de Marseille, ce chevalier Roze, qui la cherchaient à toute heure, en tous lieux, et dont la retraite la plus saine était l'hôtel-de-ville, où cinq cents personnes moururent sous leurs yeux. Tout porte à croire que la grandeur du caractère, les pensées généreuses et les fortes diversions, éloignent de l'homme une certaine disposition passive que la science n'a pas encore pu définir, mais qu'on s'accorde à regarder comme nécessaire à la communication du venin pestilentiel[40]. Elle fut sans doute l'égide qui couvrit dans Marseille deux autres commissaires intrépides, que je ne dois pas passer sous silence. Le premier fut le jésuite Millet, seul parmi les réguliers qui consentit à réunir les fonctions civiles aux travaux religieux ; le second, est le peintre Serres, élève du Puget, qui exprima, dans deux tableaux effrayants de vérité, les horreurs qui tout à la fois révoltaient ses sens, obtenaient ses secours et animaient ses pinceaux. Il semble même que l'habitude d'un courage brutal devenait un préservatif dans les âmes les plus basses, et les emplois les plus périlleux ; car j'ai découvert qu'il y eut huit cents lettres de grâce expédiées pour des forçats qui avaient servi durant la peste, et qu'on assura leur subsistance, soit dans le royaume, soit dans les colonies.

Le fléau laissa dans Marseille un produit que nul homme n'aurait pu prévoir. Parmi les citoyens que la terreur avait chassés au travers des campagnes, le hasard en rapprocha quelques-uns doués d'un esprit éclairé. Poussés par l'ennui de l'exil, et par le courage que donne la continuité du danger, ils osèrent se rassembler dans la maison d'un abbé de Perrade, où le besoin de charmer leurs cruelles inquiétudes les porta vers les occupations littéraires. Ils formèrent ainsi une sorte de société savante sous la présidence de M. de la Visclède, éprouvant à la fois, au milieu du commun désastre, le pouvoir consolateur des muses, et l'utilité des fortes distractions de l'esprit. Quand ils furent rentrés dans la ville purifiée, le même goût et la même intimité prolongèrent ces réunions périodiques ; dont le Maréchal de Villars, gouverneur de la province, se déclara le protecteur, et fit légaliser l'existence par des lettres patentes du mois d'août 1726. De cette manière ; Marseille posséda la première académie qui soit probablement née de la peste, et que favorisa une autre circonstance peut-être aussi singulière. La quantité de nouveaux habitants qui vinrent de toutes parts remplir le vide opéré par la maladie dans la population de la cité, ne laissa pas d'en altérer les vieilles habitudes, et de faire un peu plus de place à la langue française à côté du jargon dur et colère des Provençaux.

Quelques faits à méditer, et quelques soins de plus dans la police sanitaire du port de Marseille ; furent avec l'académie l'unique fruit de cette formidable expérience. Certes, ce surcroît de vigilance est bien précieux, soit que la pestes comme quelques-uns le prétendent, règne habituellement dans le lazaret de Marseille, soit que depuis 1720 elle y ait seulement éclaté six fois[41], comme on ne saurait en douter. Le célèbre Howard a composé dé sa visite des lazarets un ouvrage traduit dans notre langue, comme celui des prisons. La discipline du lazaret de Marseille y obtient son éloge ; mais il reproche aux autres, et notamment à ceux de l'Italie, un état effrayant de négligence et d'imperfection. Mille portes, à l'en croire, demeurent entr'ouvertes aux poisons de l'Orient ; et si l'Europe n'en est pas plus souvent assaillie, qu'elle en rende grâces à des causes ignorées de notre intelligence. La guerre dé plume que la contagion de Provence alluma pendant plusieurs années entre les médecins n'a éclairci aucune vérité[42]. Le seul résultat qu'un homme sensé put alors en tirer, c'est que la peste d'Afrique était un monstre équivoque, que l'art n'avait point encore osé bien envisager, et que les théories de l'école enveloppaient d'incertitude et de préjugés. La profondeur du mal se contemple aujourd'hui d'un regard plus ferme.

Trois furies voyageuses : la peste africaine, la fièvre jaune d'Amérique et le typhus européen des prisons poursuivent la race humaine sur ce globe. Si l'on compte les meurtres de la première à Marseille et à Moscou, les ravages de la seconde dans l'Andalousie et la Catalogne, et les victimes de la troisième à Nantes, Torgau, Nice et Mayence, on ne sait auquel des trois fléaux appartient le prix de la destruction. La fièvre jaune et le typhus d'Europe ont été observés et le seront facilement encore avec le secours des lumières que les sciences naturelles ont acquises de nos jours. Enfin les savants qui suivirent l'expédition française aux murs de Thèbes, se sont mesurés à leur tour avec le typhus des Africains ; et peut-être en auraient-ils irrévocablement pénétré tous les secrets, si plus de temps et plus de lieux d'observation eussent été donnés à leur génie et à leur intrépidité[43] ; et d'ailleurs la peste qui se glissa en rampant sous nos tentes, fut d'une nature timide et secondaire. Mais la véritable peste égyptienne, que nos soldats ne virent pas, est originaire de la Nubie ; elle va par intervalle y retremper ses flèches, et redescend plus terrible dans les plaines du Nil. Serait-il donc indiscret de désirer que des émules de ces hommes généreux allassent à loisir étudier un fléau qui n'attaque l'occident qu'à l'improviste, et comparassent la contagion dans l'Egypte, la Syrie et le golfe Persique, où la nature la donne, et dans les murs de Constantinople, où elle semble cultivée de la main des hommes ? Comme nulle terre n'est stérile devant d'habiles observateurs, qu'ils nous rapportent du commerce des barbares ce qui a surtout manqué aux Français dans la peste de Provence, et ce qui peut-être leur manquerait encore pour une aussi fatale épreuve, je veux dire l'extrême sagacité des médecins orientaux à discerner dans le typhus les premiers et les moindres signes de l'apparition morbide. Jusqu'à ce que tout ce mystère soit dévoilé, la sagesse et l'humanité nous conseilleront de redouter beaucoup la peste, tant qu'elle est éloignée, et de ne plus la craindre dès qu'elle est présente.

 

 

 



[1] L'un et l'autre furent bientôt renvoyés à l'ile déserte du Jarre, et ensuite brûlés par ordre de la cour. Voici, relativement à l'arrivée de ce vaisseau, une anecdote qui est consignée avec tous ses détails dans les archives de la ville de Cagliari. On raconte que vers ce temps-là, M. de Saint-Rémis, vice-roi de Sardaigne, fit un rêve pénible, où il lui sembla que la peste s'était introduite dans son gouvernement, et y faisait un affreux ravage. Précisément à son réveil, on lui annonça qu'un bâtiment de commerce sollicitait l'entrée du port, et il refusa sans hésiter. On revint à la charge en demandant qu'an moins le navire fût reçu dans le lazaret ; mais le vice-roi, encore tout ému des angoisses de sa nuit, s'y opposa avec véhémence, et menaça de faire tirer sur le navire s'il ne s'éloignait à l'instant. Toute la ville de Cagliari taxa ce procédé de caprice et de folie. Mais l'étonnement fut grand, quand on apprit que le bâtiment ainsi repoussé était celui du capitaine Chataud, qui avait ensuite porté la peste à Marseille. La singularité de ce fait et les pressentiments du vice-roi parurent assez remarquables pour qu'on les consignât dans les registres de la ville, où chacun peut encore en lire le récit.

[2] Deydier, médecin de Montpellier, soutint à ceux de Marseille que la peste était dans leurs murs dès l'année précédente, et il leur cita toutes les personnes qu'elle avait attaquées. Russel, dans son Histoire naturelle d'Alep, raconte aussi que la Syrie fut ravagée par la peste en 1719, circonstance qui parait ignorée de tous ceux qui ont écrit sur la contagion de la Provence.

[3] Il sortit de Marseille une énorme quantité de marchandises et d'hommes pour se rendra à Beaucaire, dont la foire a lieu le 22 juillet. Beaucoup de Marseillais se retirèrent à Lyon, où l'on ne commença à prendre des précautions que le 3 août. La peste ne parut point dans ces deux villes. Pendant la relâche que le bâtiment du capitaine Chataud avait faite à Livourne, les médecins de cette ville, consultés sur la nature de la maladie qui régnait parmi l'équipage, n'y avaient unanimement reconnu qu'une simple fièvre maligne.

[4] Ce territoire, jouissant de la franchise du port, contenait déjà, en 1720, près de dix mille maisons, outre plusieurs hameaux considérables. Sa population forme environ un quart de celle de Marseille. Il offre l'aspect d'une ville immense semée dans la campagne, telle à peu près qu'on se figure l'ancienne Lacédémone.

[5] Il est certain que Marseille n'aurait pas souffert la moitié de ses maux, si elle avait possédé des greniers d'abondance, espèce d'établissements contre lesquelles la théorie fait valoir de si bonnes raisons ; tant il est vrai qu'en administration il n'y a point de principe absolu !

[6] Le viguier M. de Piles, et les deux autres échevins Audimard et Dieudé, restèrent à leur poste, et servirent sans doute utilement, mais ne firent aucun de ces actes qui commandent au burin de l'histoire d'en consacrer le souvenir. Le chevalier Roze, dont je vais bientôt parler, quoique nommé l'un des seize intendants de santé pour l'année 1720, ne s'en tint pas aux prévoyances de cet emploi, devenues presque inutiles par l'invasion de la peste ; et le dévouement de ce grand citoyen fut tout volontaire. Il était né en 1677. Quoique simple négociant en Espagne, il y servit utilement la cause de Philippe V, et fis fort bien la guerre. Louis XIV le récompensa en le nommant chevalier de Saint-Lazare. Il fut ensuite notre consul à Modon, et s'y trouva dans un temps de peste qui lui donna quelque expérience de ce fléau. Il revenait à Marseille presque au moment où le fatal bâtiment du capitaine Chataud y abordait.

[7] Je présume que c'est en réfléchissant à cette circonstance de la peste de Marseille, qu'on a pratiqué de nos jours les sétons, comme le meilleur et peut-être le seul préservatif de la contagion. Cette opinion devenue générale a été confirmée par l'expérience de nos soldats blessés en Égypte, qui ne furent jamais atteints de la peste tant que durait la suppuration. Beaucoup d'Orientaux sont dans l'usage de se faire ouvrir deux cautères aussitôt que la peste se déclare. Cette précaution, et le soin que les infirmiers turcs prenaient es ; Égypte, pendant notre expédition, de séquestrer les malades, et de s'en tenir eux-mêmes à une forte distance, attestent combien est exagérée l'indifférence où nous croyons que ce peuple est plongé par le fatalisme. Ajoutons que plusieurs Orientaux ont, durant la peste, dans le vestibule de leurs maisons, des tonneaux d'eau froide où ils lavent fréquemment leurs mains, leurs corps, et même leurs habits.

[8] M. Pinel ne peut lui-même dans sa Nosographie désigner la peste que par la qualification de fièvre adéno-nerveuse (fièvre qui attaque les glandes et les nerfs), définition illusoire comme tant d'autres qui, au lieu de caractériser la maladie, en indiquent seulement un symptôme. M. Larrey, qui a sur ce célèbre médecin l'avantage d'avoir lui-même beaucoup vu et traité la peste dans l'armée d'Égypte, dont il était chirurgien en chef, soutient au contraire que le tissu des glandes n'est jamais attaqué ; il explique comment le venin, s'avançant du centre aux extrémités, établit ses foyers dans les régions inguinales et axillaires, à l'issue des grandes cavités où sa marche rencontre des obstacles ; il décrit les trois périodes de la maladie, l'inflammatoire, l'exanthématique et la nerveuse ou adynamique ; et il indique le traitement convenable à chaque époque. Son mémoire peut être regardé comme un des fruits les plus précieux de notre expédition d'Égypte. On le trouve au tome Ier des Mémoires de chirurgie militaire et campagnes de J. Larrey. De nos jours, Stoll a prétendu que, en tout temps et en tous lieux, il périt des malades attaqués de véritables pestes individuelles.

[9] La relation des médecins de Montpellier en cite un exemple touchant. Deux jeunes filles de l'avocat Ribes se dévouent au service des malades, et sont toutes deux atteintes ; lainée meurt et sa sœur guérit, mais est inconsolable de lui survivre. Une rechute semble enfin combler ses vœux ; mais aux derniers moments le courage abandonne cette âme tendre et pieuse, et son désespoir éclate en pleurs et en gémissements.

[10] C'est le nombre donné par les médecins de Montpellier. L'estimation de Bertrand est un peu moindre.

[11] Un chirurgien du fort réussit dans le traitement de plusieurs soldats, en débutant par un violent émétique qu'il appelait son furet, et ensuite du thé à grande dose. Ce remède fut toujours mortel dans la ville. Au reste les médecins, divisés d'opinion sur la nature de la maladie, s'accordaient assez sur le traitement. Ou se moque aujourd'hui de leur médecine humorale ; mais on n'est guère plus avancé. Les liniments d'huile, indiqués comme moyen curatif, et d'autres spécifiques vantés, attendent encore la sanction de l'expérience. En général la médecine interne fut impuissante dans cette peste ; l'ouverture hâtive de la tumeur et l'extirpation de la glande opérèrent à peu près toutes les guérisons.

[12] Ils étaient quatre : Chicoyneau, chancelier de l'université ; Deydier, Verny, et Soulier, anatomiste. Leur séjour à Marseille fut interrompu par quelques jours qu'ils passèrent à Aix.

[13] White, chirurgien de l'armée d'Abercrombie en Egypte, s'inocula la peste, non comme M. Desgenettes, mais à plusieurs reprises et avec acharnement. Il avait un domestique arabe, qu'avec un flegme scientifique il enveloppa du drap d'un pestiféré. L'Anglais mourut au bout de quatre jours, et l'Arabe ne ressentit aucun mal. Wittman, médecin de la même armée, assure avoir vu un pacha qui continua impunément tous ses rapports avec une Circassienne de son harem attaquée de la peste. Ces faits isolés ont peu d'importance, tant une peste diffère d'une autre peste, et souvent diffère d'elle-même dans le cours de sa durée. On peut au reste observer que la peste étant sujette à récidives, l'inoculation, de son venin est une audace sans but, et une curiosité inutile.

[14] Les cadavres des pestiférés ne diffèrent eu rien des autres. Soulier en faisait l'ouverture à Marseille, sans précautions. Savaresi a constamment agi de même en Egypte. Les Orientaux les lavent impunément. Il parait que les miasmes qu'exhalent les malades, et que conservent les tissus et les fourrures, sont le seul véhicule de la peste, lorsque des personnes, d'ailleurs disposées à la contagion, les respirent. La question de savoir si le seul contact transmet la maladie compte de grandes autorités pour et contre. M. Larrey pense que, seulement dans les convalescences, les rechutes et les ressentiments de la peste, la maladie cesse d'être contagieuse ; mais il semble croire, contre l'avis de Soulier, que l'ouverture des cadavres des pestiférés est dangereuse, et il attribue à cette cause la mort d'un de ses aides à Jaffa. Il est vrai que les deux corps sur lesquels ils opérèrent ensemble étaient déjà bien décomposés.

[15] L'abbé Gaudereau, missionnaire et consul en Perse, attribue le peu de ravage de la peste en cet empire à la secte des Guèbres, qui se fait un devoir sacré d'ensevelir les morts et de purifier les lieux malsains. (Relation des différentes espèces de peste, in-12, 1751, p. 39.) La conservation de la secte de Guèbres est un prodige plus utile et non moins singulier que celle de la race juive.

[16] Dans son mandement du 22 octobre, il parlait de corps jetés dans de vils et infantes tombereaux, et traînés dans une sépulture profane hors de l'enceinte des murs. Ces expressions imprudentes proférées durant la peste n'étaient propres qu'à augmenter le désespoir du peuple. Au reste, toutes les chaires du royaume retentissaient de même contre les Français de menaces et d'imprécations violentes telles que les comportaient jadis la dureté de mœurs des hébreux et l'hyperbole des langues orientales. Le pape seul, par un doux contraste avec la fureur toute juive de nos orateurs sacrés, n'adressa que des consolations aux villes consternées, et étendit jusqu'aux morts la faveur de ses indulgences. (Bref du 15 septembre.)

[17] On couvrit les cadavres de chaux vive, et on scella l'ouverture des caveaux avec soin ; il n'en résulta aucune suite fâcheuse.

[18] Cette expédition, unique dans les fastes des misères humaines, a été le sujet d'un tableau peint par J.-F. de Troy, et gravé par Thomassin. On prétend qu'à l'exception de deux ou trois, tous les soldats et tous les galériens qui y furent employés moururent en peu de jours. Quoique l'embellissement de Marseille pût le faire désirer, on n'a pas encore osé toucher à ces cavernes incommodes où donnent depuis un siècle tant de dépouilles de l'hydre pestilentielle.

[19] Relation de Bertrand.

[20] Relation des médecins de Montpellier. Un célibataire de la famille Portalis, se sentant attaqué ainsi que son domestique, se barricada dans sa maison et fut enfermé sous le scellé. Ces deux hommes, pour charmer leurs derniers moments, imaginèrent de s'enivrer ; mais à leur réveil ils étaient hors de danger, et leurs bubons étaient percés. Si un accès d'ivresse est un moyen imitatif ; surtout pour les Musulmans qui n'ont pas l'habitude des liqueurs fortes, il ne faut pas croire qu'une ivresse fréquente soit aussi un préservatif. Plusieurs Marseillais, ayant ouï dire qu'Alcibiade s'était garanti de la peste par la bonne chère, furent victimes de leur imitation. Tant excès affaiblit, et tout affaiblissement provoque la peste, maladie essentiellement nerveuse qui procède par extinction de forces. L'expérience des Français en Egypte a prouvé que l'unique soulagement à ce fléau était dans la médecine stimulante. Il faut seulement, suivant les circonstances, passer des plus faibles excitants aux plus énergiques, ou descendre des plus forts aux moins actifs. Mais infailliblement toute pratique débilitante est funeste.

[21] M. d'Antrechans, premier consul de Toulon, a publié une relation de la peste de 1720, pleine de vanité et de diffusion, où il a noyé quelques détails intéressants dans une foule d'observations oiseuses. On y trouve principalement sur le danger d'opérer la séquestration complète de toutes les maisons d'une ville, des faits et des résultats précieux que la seule expérience pouvait révéler.

[22] Ladevèze, qui commandait le Gévaudan, envoya une liste des morts détaillée par villes et villages avec une grande exactitude ; elle s'élève à cinq mille quatre cent trente-huit.

[23] On envoyait à la campagne les convalescents et ceux qui les avaient servis. L'émétique administré à ces derniers leur faisait rendre une grande quantité de petits vers semblables à des grains d'urge. Nosologie de Sauvages.

[24] Relation du docteur Bertrand.

[25] De la Peste, par Papon, tom. I, p. 358.

[26] Journal extrait de mémorial de la ville, par Pachetty de Croissainte, orateur de la ville et procureur du roi.

[27] 1er novembre.

[28] 15 novembre. Les prêtres de l'antiquité conjuraient les épidémies par des fêtes et des jeux publics, et ce fut dans ce dessein que les augures de l'Etrurie en apportèrent l'usage à Rome. Dans ses conseils aux magistrats de Marseille, Chirac, le premier médecin du roi, leur recommanda surtout de distraire le peuple par des chants, des danses et des parades exécutées en plein air ; mais son mémoire arriva trop tard et pendant que la désolation universelle rendait ce moyen impraticable. Lorsque, en 1743, Naples craignit que la peste de Calabre ne pénétrât dans ses murs, une effrayante procession y montra l'archevêque, tout le clergé et tous les moines, les pieds nus, la corde au cou, la tête souillée de cendres, et la voix entrecoupée de sanglots. La noblesse suivait à pied, sans épée, sans poudre, et, en habits de deuil. L'abattement et le désespoir que produisirent ces tristes images pouvaient être funestes. Tous les gens sensés craignirent que l'invasion de la peste n'en fût la suite. C'était, entre autres, l'avis de notre ambassadeur ; mais heureusement l'imagination de ce peuple fantasque le ramena dès le lendemain à ses bouffonneries ordinaires. Lettre du marquis de l'Hospital au roi, du 25 juin 1745, etc.

[29] Lettre de l'évêque de Sisteron à l'abbé Dubois, du 5 octobre.

[30] On doit à des assassins de Toulouse, pendant la peste de cette ville, la composition connue sous le nom de vinaigre des quatre valeurs, dont l'ail et le camphre font la base.

[31] Le 20 août et le 17 novembre, suivant le mémorial de la ville. J'ai ouï raconter par des Russes que, dans la peste de Moscou, l'archevêque, ayant eu le courage de faire enlever des reliques qui occasionnaient des rassemblements dangereux, fut massacré par des fanatiques. Cet archevêque avait bien aussi son héroïsme.

[32] Il s'agit de la dévotion moderne au sacré cœur de Jésus. L'origine, les progrès, les combats et les motifs secrets de cette institution, présentent des faits neufs et singuliers. Ils sont l'objet d'une dissertation qui figurera dans les pièces justificatives. Voir à la fin du deuxième volume.

[33] Comment des chrétiens ne rougissaient-ils pas de se montrer si inférieurs aux païens ? Ceux-ci dans les grandes calamités recouraient à des fêtes religieuses, où les procès étaient abolis, les inimitiés éteintes, et les prisonniers mis en liberté : tous les citoyens, riches ou pauvres, se réunissaient et s'embrassaient clans des agapes publiques, à l'exemple des dieux, dont toutes les statues étaient alors apportées et couchées sur des lits dans le même temple. Les historiens racontent comment cette fête des réconciliations, si pieuse et si fraternelle, eut lieu à l'occasion de la peste qui affligea l'empire romain en l'année 166, sous le règne de Marc-Aurèle.

[34] Il en fut à Moscou de l'hospice des enfuis trouvés comme de l'abbaye de Saint-Victor à Marseille. Ces deux maisons, préservées seules au milieu d'un immense foyer de destruction, et à l'aide d'un sévère isolement, confirment sans retour la qualité contagieuse de la peste. Les observations et les faits qui ont paru se contredire, prouvent, non que lm pestes ne sont pas contagieuses, mais qu'elles le sont à des degrés divers, et qu'il y a bien des conditions intermédiaires entre le contact formel et la simple respiration.

[35] Ce résultat n'était point extraordinaire. En 1709 et 1710, la peste ravagea la Prusse et la Lithuanie ; la population y fut réduite de 570.000 âmes à 322.267. Avant ce désastre la quantité annuelle des mariages était de 6.089, et celle des naissances de 26.896. Eh bien ! en 1711, dans l'année qui suivit immédiatement la contagion, il y eut 12.028 mariages et 32.522 naissances ; ainsi, quoique les habitants fussent réduits aux deux tiers, le nombre des mariages s'accrut du double, et celui des naissances de moitié. Voyez sur ce phénomène l'ouvrage de Sussmilch intitulé Gottliche Ordnung, tom. Ier, et celui de M. Malthus, Essai sur le principe de la population, tom. III, chap. 10.

[36] Un habitant de Marseille, M. Paul Autran, a publié récemment un éloge du chevalier Roze, où il conteste le fait relatif à la fille de ce vertueux citoyen. Il dit que M. Roze épousa, le 13 juillet 1722, une femme jeune et riche et mourut les septembre 1733 sans laisser d'enfants ; mais comme en 1722 le chevalier Roze avait cinquante-un ans, et que l'auteur ne dit point qu'il n'avait pas été précédemment marié, on sent que le fait allégué n'est rien moins que décisif. Jusqu'à une preuve complète et que je désire pour l'honneur de l'humanité, je ne saurais balancer entre le témoignage désintéressé des écrivains contemporains et l'assertion vague et tardive de M. Autran, lue dans une séance publique de l'Académie de Marseille avec l'intention trop évidente de plaire à ses compatriotes.

[37] M. de Belzunce, évêque de Marseille en 1709, eut pour successeur immédiat M. de Belloy, mort archevêque de Paris, en 1808. Si des évènements politiques n'eussent pas déplacé ce dernier, le même siège aurait été occupé par deux seuls évêques durant tout un siècle, circonstance unique dans les annales de l'Eglise. On connaît deux poèmes consacrés à la mémoire de M. de Belzunce : l'un intitulé La Peste de Marseille, par le Père Lombard, jésuite ; et l'autre Belzunce, par M. Charles Millevoye. Voici les vers de Pope :

Why drow Marseille' good bishop purer breath,

When natura sicken'd, and each gala was death ?

Quand l'air souffle la mort aux champs de le Provence,

D'où vient qu'un saint prélat, de mourants entouré,

Semble respirer seul un air plus épuré.

(Traduction de Delille.)

Cette expression de good bishop (bon évêque) est devenue chez les Anglais le synonyme de Belzunce. Howard ne l'appelle pas autrement dans son Histoire des Lazarets. La ville de Marseille n'a pas jugé que le monument de 1802 fût suffisant, et va en ériger un nouveau. Si le plan conçu par le préfet est exécuté, le port marseillais offrira aux navigateurs de toutes les nations un trophée digne des grands exemples qu'il doit immortaliser.

(Lemontey a écrit cette note au moment où il était question de ce projet, qui n'a reçu jusqu'ici aucune exécution. — Éd.)

[38] Marseille 39.134, territoire 10.148 ; Toulon 15.783 ; Arles 6.900 ; Aix 7.534. Il y eut dans la Provence soixante-trois villes, bourgs et villages contaminés, pour parler le langage du pays. M. de Villeneuve y évalué la perte totale à environ 88.000 âmes ; mais M. Antrechaus, premier consul de Toulon, la porte beaucoup plus haut.

[39] Qu'on me permette d'en citer un exemple frappant pris de deux espèces d'artisans les plus rapprochées. Il mourut à Marseille : 10 cordonniers sur 200, et 350 savetiers sur 400. (Relation du médecin Bertrand.)

[40] Il semblerait que le même phénomène a lieu dans la fièvre jaune, et que l'exaltation de rame y est aussi un antidote contre la contagion. En 1822, un jeune Anglais, arrivé récemment dans l'ile de Saint-Thomas avec une fort belle femme qu'il avait secrètement épousée, fut atteint de la fièvre jaune et bientôt menacé de la mort. Sa femme au désespoir prit la résolution de ne pas lui survivre, et dans un état de nudité complète se coucha auprès de lui, s'entrelaça à son corps brillant du feu de la maladie, et y resta pendant dix heures, jusqu'à ce que, le malheureux ayant expiré, on usât de violence pour la détacher du cadavre qu'elle tenait encore embrassé. L'esprit de cette femme fut quelque temps aliéné par la douleur, mais elle n'emporta d'une épreuve aussi opiniâtre aucun symptôme de fièvre jaune.

[41] En 1760, 1763, 1784, 1786, 1796, 1819. Ces faits sont authentiques et attestés par M. le comte de Villeneuve-Bargemont, préfet du département des Bouches-du-Rhône, dans la notice qu'il a publiée sur la peste de 1710. Le lazaret de Marseille a aussi reçu et étouffé la fièvre jaune en 1802, en 1804, eu 1805 et en 1821. Nous aurons désormais à craindre le voisinage de ce fléau qui menace de se naturaliser en Espagne, pour que la civilisation continue d'y rétrograder vers la barbarie africaine.

[42] Pendant deux années, le Journal des Savants fut exclusivement rempli de ces vaines dissertations ; il en devint si nauséabond que les lecteurs l'abandonnèrent, et que la rédaction en fut suspendue. Les plaisants annoncèrent, comme une nouvelle, que le Journal des Savants était mort de la peste. Une vive controverse va probablement s'élever à son tour sur la fièvre jaune, son origine, ses progrès et ses attributs contagieux. La lutte sera d'autant plus animée que les commerçants d'Amérique ont un immense intérêt à convaincre l'Europe que leur fièvre ictérode n'est pas susceptible d'être importée avec leurs matelots et leurs marchandises. Je ne conseillerai cependant pas aux partisans de cette opinion, qui paraissent jusqu'à présent les plus nombreux, de pousser leur argumentation jusqu'à imiter le docteur Valli, qui se revêtit audacieusement de la chemise d'un malade expiré de la fièvre jaune à la Havane, et mourut de l'expérience en peu de jours. Au reste, en de telles matières les préventions populaires sont communes ; le peuple de Constantinople assure que la peste vient d'Egypte ; et le peuple d'Egypte, qu'elle vient de Constantinople. L'opinion des Byzantins parait néanmoins la plus raisonnable ; car, tant que les Français occupèrent l'Egypte, on a pu remarquer qu'il n'éclata point de peste à Constantinople. Pour ma part, je suis convaincu que les riches inondations de la vallée du Nil sont un laboratoire constant de la peste, et qu'à son tour la ville de Constantinople en est le meilleur conservatoire.

[43] Voyez les écrits publiés par les officiers de santé de l'armée d'Egypte, MM. Desgenettes, Larrey, Pugnet, Savaresi, Sotira et Boussenard. Je recommanderai le livre très-court de Savaresi, intitulé Recueil de mémoires et d'opuscules physiques et médicaux sur l'Egypte, non-seulement parce qu'il traite de la peste d'une manière rationnelle et philosophique, mais parce qu'il fournit sur le tempérament, les mœurs, les préjugés et les vices des habitants de l'Egypte, ces détails intérieurs qu'on cherche en vain dans les pompeuses descriptions, et ces vérités nues que Montaigne aimait tant, et qu'il n'est donné qu'à un médecin de connaître et surtout de dire.