HISTOIRE DE LA RÉGENCE

 

 

CHAPITRE VIII.

 

 

Guerre avec l'Espagne. — Disgrâce d'Alberoni. — Paix avec l'Espagne. — Médiation et paix du Nord.

 

LA force des armés allait enfin terminer au grand jour cette guerre de conspirations que Alberoni et le Régent s'étaient faite sans résultat, et l'on se demandait par quelles ressources l'Espagne résisterait aux efforts combinés de la France, de l'Allemagne et de l'Angleterre. Les familles précipitées du trône sont longtemps le fléau commun des peuples. Dédaignées tant que l'horizon est calme, elles brillent dans la tourmente, comme des signes funestes. Alberoni se hâta de tirer Jacques III de l'obscurité ou il végétait dans les états du pape[1]. Ce prince fut reçu eu Espagne avec les honneurs publics et les mépris secrets dont on paie les idoles[2]. L'expédition qui devait lui conquérir trois royaumes partit sans lui, sous les ordres du duc d'Ormond, qualifié de capitaine-général de sa majesté Catholique. On reconnut l'imagination déréglée d'Alberoni, quand on sut qu'une telle entreprise était confiée à une petite flotte de vingt-quatre voiles, qui ne portait que cinq mille hommes et ne comptait que deux vaisseaux de guerre et une frégate. Le secret fut même si mal gardé, que te roi Georges était d'avance sur une défensive formidable. Une proclamation avait mis à prix la tête du duc d'Ormond et de ses adhérents ; des secours hollandais et autrichiens étaient débarqués, et les troupes du Régent attendaient sur les côtes de Normandie que le roi osât montrer à l'Angleterre des Français pour amis.

La fortune rendit ces préparatifs inutiles. L'expédition sortie de Cadix le 7 mars fut dispersée au cap Finistère par une tempête qui dura douze jours. On jeta tous les chevaux à la mer. Les vaisseaux cherchèrent un asile dans les rades du Portugal et de la Galice. Deux firent naufrage, et deux seulement atteignirent les rivages d'Ecosse. Une poignée d'aventuriers eut l'audace d'y débarquer, se saisit d'un château, mais bientôt capitula et fut traînée en triomphe dans les villes d'Angleterre. Cependant le duc d'Ormond, ayant réparé ses bâtiments, sortit de nouveau dans le dessein de seconder en Bretagne les trames que le cardinal y avait aussi mal ourdies qu'en Ecosse. Mais au lieu de trouver une province révoltée, prompte à saisir les armes qu'il lui apportait, il ne vit qu'une côte hérissée de troupes fidèles et put il peine recueillir furtivement sur son bord quelques malheureux fugitifs, pâles et affamés, que poursuivaient la justice et les remords. Georges songea aussi à rendre à l'Espagne les maux qu'elle avait voulu lui faire. L'amiral Mighels porta la flamme et le pillage à Ribadeo, à Pontavedra, à Vigo, et eut la joie de brûler dans ce dernier port les restes de l'expédition d'Ecosse. Les Anglais, satisfaits de ce brigandage, n'attaquèrent point la Corogne, qui était le but de leur entreprise, et ne surent se venger qu'en pirates de l'insulte d'un fou.

Un incident romanesque permit alors à l'Espagne de renvoyer l'hôte dangereux qu'elle s'était donné. Le pape, attentif à ne pas laisser éteindre la maison de Stuart, espérance chérie de l'église romaine, avait négocié l'union du Prétendant avec la princesse Clémentine Sobieska, et le mariage s'était fait par procureur. La princesse, accompagnée de sa mère et de sa sœur, traversait l'Allemagne pour joindre son époux à Pesaro, lorsqu'elle fut arrêtée par ordre de l'empereur le 25 octobre 1718 et enfermée dans un couvent d'Insprück. Cet attentat, commis en pleine paix, au mépris de la religion et du droit des gens, contre une femme et une parente, contre la petite-fille du grand Sobieski à qui l'ingrate Autriche devait sa conservation, excita un intérêt général pour la jeune captive. Quatre Irlandais, Miscar, Guidon, Rhogan, et Toole jurèrent de rompre les fers où elle gémissait depuis sept mois. Guidon, qui était major du régiment de Dillon, paraît à Insprück avec le cos- tume et le langage d'un Flamand qui va voyager eu Italie. Les trois autres passent pour ses laquais. Les fils du complot se tendent avec habileté. Au moment prescrit, la princesse s'échappe du couvent déguisée en ouvrière, traverse en tremblant la ville sur les traces d'un inconnu dont le signalement lui a été donné, arrive à la voiture où ses libérateurs l'attendent, et fait trente-deux lieues sans s'arrêter. Cependant des émissaires la poursuivent sur toutes les routes, et l'un d'eux l'atteint dans un cabaret isolé où elle prenait quelque repos. Heureusement les Irlandais le reconnaissent et dissimulent. Sous l'apparence de la familiarité commune entre voyageurs, ils lui servent d'un vin mêlé d'opium, et, le laissant endormi, ils partent précipitamment et remettent enfin à Bologne leur précieuse conquête. A cette nouvelle imprévue, Alberoni se bâta de congédier respectueusement et d'accompagner lui-même jusqu'à cinq lieues de Madrid un prince de qui ses alliés ne pouvaient attendre d'autre service que la continuation de sa race.

De nouveaux périls agitaient ailleurs l'Espagne de soins plus sérieux. Quarante mille Français s'avançaient vers les Pyrénées. Le Régent avait désiré que dans cette guerre de famille un prince du sang parût sous ses drapeaux. Conti, jeune et avide, fit acheter son nom cent mille écus, et vint quelques instants embarrasser l'armée de son rang, de son inexpérience et de ses querelles avec le maréchal de Berwick. Celui-ci avait accepté le commandement en chef, quoique ami de Philippe V, frère de Jacques III et père du duc de Liria établi en Espagne, et comblé comme lui des bienfaits du roi. Berwick était un étranger à qui le désir effréné d'une place au conseil de régence ne permit pas d'imiter la délicatesse dont quelques généraux français lui donnèrent l'exemple. A peine arrivé à son camp, il écrivit par un trompette à son fils, qui avait aussi un commandement dans l'armée ennemie, pour lui recommander de bien faire son devoir. On remarqua beaucoup cette démarche qui ressemblait à une étourderie chevaleresque, mais qui n'était réellement, de la part du maréchal, qu'une politique familière à ses compatriotes. Chez les Ecossais, peuple exercé aux guerres civiles, c'est l'usage, dit un de leurs historiens[3], que le père et le fils embrassent des partis contraires, afin que l'un d'eux, quel que soit l'événement, sauve les biens de la famille et la tête du vaincu.

L'imprévoyance d'Alberoni parut alors au grand jour, et le provocateur de la guerre ne se trouva prêt que pour l'intrigue[4]. Il avait fait peindre sur ses drapeaux des fleurs de lis que nos soldats ne virent pas, parce que son armée, de moitié trop faible, n'osa jamais se montrer. Il ne sut répandre que des écrits dans le camp français où le Régent faisait verser l'or à pleines mains. Rien n'était plus singulier que l'échange des manifestes où chaque parti s'annonçait pour le libérateur et l'ami de ceux qu'il venait combattre. Mais les académiciens employés par l'abbé Dubois lui donnaient tout l'avantage de la modération, du talent et de la dignité sur les libelles de son grossier rival. L'inutilité de cette guerre de plume déconcerta étrangement Alberoni, car il avait amené de Madrid, au milieu des sarcasmes publics[5], le roi, la reine enceinte et le prince des Asturies, en leur persuadant que les Français allaient tomber aux pieds du petit-fils de Louis XIV. Mais la foi militaire et l'attachement pour leurs drapeaux n'étaient pas si faciles à déraciner du sein de ces vieilles cohortes qui se souvenaient de Turenne et de Catinat. Un malheureux officier en fit l'épreuve. Venu d'Espagne, comme déserteur, il apportait quelques lettres des réfugiés français qui engageaient leurs amis à les imiter ; il fut aussitôt dénoncé par ceux qu'il voulait séduire, et attaché à un gibet au milieu du camp[6]. L'impudent Alberoni était désabusé ; mais l'obstination de son maître, qui persistait dans sa crédulité et voulait se rendre à l'armée de Berwick, le jeta dans un embarras inexprimable. Il n'imagina d'autres ressources pour en sortir que de faire égarer, la nuit, par de fausses marches, l'escorte qui devait accompagner le prince trop ingénu. Cependant la simplicité de Philippe jugeait mieux que la finesse de son ministre ; car, de tous les accidents qu'on avait recommandé à Berwick d'éviter, la capture du roi ennemi tenait le premier rang[7], et cette bizarre condition est probablement unique dans les annales militaires.

Le même danger que le cardinal écartait de la personne de Philippe planait sur la sienne. L'idée assez simple que la guerre finirait à l'instant, si l'on pouvait enlever Alberoni et le livrer aux Français, entra clans la tête, d'un homme. Elle n'y rencontra pas un de ces caractères sombres et cruels qui méditent lentement de grandes catastrophes. Le baron de Ferrette, réfugié français, étourdi et voluptueux, le même qui se trouvait à la tête de la liste des créatures de Cellamare, servait dans l'armée espagnole et déridait par ses bons mots la gravité castillane. Si sa légèreté naturelle ne lui laissait pas creuser ses complots bien avant, elle servait aussi à le rendre moins suspect. Quoi qu'il en soit, il parvint à concerter son plan avec le maréchal de Berwick. Le jour fut pris, et un détachement français attendait sa proie. Ferrette avait choisi pour confident un baron de Steten, officier allemand, dont la, pesante simplicité le rassurait. Plus d'une fois, dit-il[8], il admira en souriant la bonhomie nationale de ce complice désintéressé. Mais au moment où il croyait exécuter son projet dont la malice d'Alberoni lui avait aplani les obstacles, l'indiscret conspirateur se vit lui-même arrêté et conduit à la tour de Ségovie par ce bon Allemand qui était un espion du cardinal. Cette tentative, quoique avortée, pouvait se renouveler, et remplissait d'inquiétude la tète qu'elle avait menacée.

Les revers se succédèrent rapidement. Une division française emporta Behodia, Saint-Marcel, Castel-Folit, Sainte-Isabelle, et parvint au port du Passage, que la nature a disposé pour former l'un des plus beaux établissements militaires de l'Europe. Une nombreuse artillerie, un bon arsenal, de riches magasins, et six vaisseaux de guerre en construction, devinrent la proie des flammes. Les seuls débris apportés à Saint-Jean-de-Luz furent estimés deux millions. Ces premiers événements, s'écrie un officier de l'armée française, ressemblent assez à quelques-uns de la conquête du Mexique, où l'Espagnol prend la place de l'Indien[9]. Deux mois après, la rade de Santogna éprouva le même sort, et les torches françaises y consumèrent trois vaisseaux sur le chantier, et les matériaux pour sept autres. Cette guerre de destruction, aussi barbare qu'impolitique, démentait hautement les manifestes du Régent. Faut-il le dire ? Le roi Georges le voulait ; un ministre qu'il entretenait dans l'armée française surveillait en personne ces sauvages expéditions ; c'était Stanhope, cousin du secrétaire d'état, et le même qui, sous le nom de Harrington, joua un rôle considérable pendant le règne de Georges II[10]. On ne l'avait d'abord envoyé dans notre camp que sous le prétexte de fomenter par d'imposantes promesses la révolte des provinces espagnoles. Mais ce fut lui qui exigea l'incendie de Santogna ; afin, dit Berwick, que le gouvernement de l'Angleterre puisse faire voir au parlement prochain que l'on n'a rien négligé pour diminuer la marine d'Espagne[11]. On reconnaît, dans cette politique, l'implacable jalousie qui rend si terribles les guerres des peuples marchands. Berwick et Dubois y apportaient une honteuse docilité[12]. C'est à ce prix qu'un gouvernement sans dignité calmait les soupçons et payait l'alliance des Anglais.

Fontarabie, dont la tranchée avait été ouverte avec une gaieté toute française, capitula lorsqu'un éclat de bombe eut emporté la tête de son gouverneur. Saint-Sébastien suivit cet exemple ; la garnison nombreuse, mais composée de mauvaises troupes, se retira dans la citadelle. La position était forte ; les assiégés, pour toute défense, roulaient à la main des pierres et des boulets de 48 sur les travailleurs. Il faut que la mollesse générale de cette époque eût déjà infecté l'armée, car ce premier obstacle la rebuta au point que Berwick demanda au Régent la permission de lever le siège. Sur ces entrefaites, arriva au camp le chevalier Folard, envoyé par le ministre comme un simple observateur sans lettres de service. Etonné du découragement de Berwick, il s'efforça de lui prouver que la forteresse n'était point inabordable et qu'il ne s'agissait que de déconcerter l'ennemi par un coup de vigueur. Sa féconde imagination lui fit aussitôt inventer pour la circonstance un gabion qui roulait comme un énorme cylindre. Mais le méthodique général resta froid devant l'impétueux commentateur de Polybe ; voici dans quels termes Folard en informa le ministre : M. le maréchal m'a bien dit qu'il avait pensé comme moi, mais qu'il s'était fait une loi de suivre les règles, et qu'il aimait mieux pêcher par trop de prudence que d'avoir tenté une chose hors de règles[13]. Heureusement la citadelle de Saint-Sébastien s'était rendue lorsque le comte de Bellisle apporta le consentement du prince à la levée du siège. Cette lassitude de l'armée n'accusait point un défaut de courage ; on remarquait au contraire parmi les officiers un e certaine verve de bravoure qu'ils n'avaient point eue dans la guerre de la succession. Les observateurs l'attribuaient à ce charme des espérances que fait naître un gouvernement rajeuni ; car on épargne son sang au service d'un vieux monarque qui n'aura peut-être pas le temps de le payer ; et ce calcul n'est que trop naturel aux hommes de guerre, en qui notre politique a travaillé, depuis trois siècles, à étouffer les affections par la discipline, et à remplacer l'amour de la patrie par l'ambition de la faveur.

Le maréchal de Berwick occupait deux provinces espagnoles, ne levait point de contributions, renvoyait les prisonniers, et par cette conduite généreuse tâchait d'expier ses complaisances pour l'Angleterre. De son côté la famille royale d'Espagne semblait n'être venue que pour assister aux triomphes de l'ennemi. Philippe V, témoin de la prise de Fontarabie, et accablé de cette fidélité des Français, qui lui paraissait une défection, cachait dans la solitude un front humilié et de vives terreurs. La seule nourrice composait son domestique ; il faisait apporter de Madrid jusqu'à l'eau nécessaire à sa maison. Son âme fatiguée du trône conçut dès lors le projet d'abdication qu'il exécuta dans la suite[14]. La reine tâchait de remplacer aux yeux de l'armée son invisible époux. Amazone un peu efféminée, elle présidait aux revues, maniant un cheval fougueux, avec des pistolets à l'arçon de sa selle, et une robe dont les broderies d'argent éclataient sur un fond d'azur. Ses riches parures se fabriquaient toutes à Paris. Les hostilités n'interrompirent ni de part ni d'autre ce léger commerce ; les envois pour la toilette de la reine s'échangeaient fidèlement aux f avant-postes, et ce fut dans cette singulière guerre un article ajouté au droit des gens par la galanterie française[15]. Cependant Alberoni, sentant le péril de sa position, se bâta de cacher l'armée dans les remparts de Pampelune, et de ramener ses maîtres à Madrid, où il se croyait assez puissant pour écarter d'eux toute fâcheuse vérité.

Un seul incident aurait pu, pendant le cours de la campagne, dérider le front d'Alberoni. Les parties les moins accessibles des Pyrénées espagnoles étaient le refuge d'une population indépendante, que les querelles fréquentes des deux nations avaient familiarisée avec les armes, et que durant la paix la contrebande entretenait dans le goût du désordre. Ces montagnards, sans maîtres et sans lois, préféraient notre service à celui de leur propre patrie, et la France les soldait en temps de guerre pour n'avoir pas à les combattre. Depuis trois années, le Régent s'était ménagé la bienveillance des hordes en assignant de petites pensions à une trentaine de ceux que plus d'intelligence ou plus d'audace en avaient en quelque sorte institués les chefs[16]. Quand la rupture eut éclaté, on leva jusqu'à trois mille de ces hommes sous le nom d'arquebusiers de la montagne, et l'on résolut de s'en servir à la fois comme de troupes légères et de propagateurs de révolte. L'organisation et la conduite de ces bandes furent confiées à l'aventurier italien, à ce même Marini, qui, tour à tour payé par Alberoni et par le Régent, avait si bien poussé dans le piège le jeune duc de Richelieu. Une avant-garde de ces flibustiers de terre s'était portée fort loin à travers les défilés, et avait eu la témérité de s'établir dans un château, où elle se vit bientôt assiégée par un corps de l'armée espagnole. Marini, à la tête de quinze cents hommes de ses levées, arriva pour les délivrer ; mais au moment de l'attaque, sa troupe parut pensive et troublée ; il ne s'y trouvait peut-être pas une seule tête dont quelque jugement criminel n'eût d'avance disposé. De tels hommes n'ont jamais que le courage du désespoir ; une issue restait ouverte à ceux-ci ; c'était la fuite, et ils s'y précipitèrent par un instinct aussi brusque qu'irrésistible. Marini abandonné s'échappa le dernier. Sa terreur se peint encore dans la relation qu'il écrivit trois jours après l'événement. Hélas ! dit-il, je ne recommencerais pas la partie, quand il s'agirait pour moi d'y gagner la couronne de France. Je n'ai nul désir d'être livré à mon très-cher ami M. Alberoni[17]. Les espérances qu'on avait fondées assez chèrement sur les arquebusiers de la montagne s'évanouirent dans ce ridicule épisode. On n'a bien connu que vingt années plus tard l'utilité des troupes vagabondes ; je dirai alors comment la nécessité les introduisit dans les rudiments de l'art militaire.

Après la reddition de Saint-Sébastien, le maréchal de Berwick, qui n'abandonnait jamais ses premières idées, revint brusquement au plan qu'il avait d'abord proposé, et transporta son armée à l'autre extrémité des Pyrénées, pour pénétrer du Roussillon en Catalogne. La tranquille vallée d'Urgel se vit souillée par l'appareil des armes, et les forts qui la protégeaient cédèrent tous à l'approche de quatre pièces de canon. Roses fut ensuite investi, mais les vents ayant retenu les tartanes qui apportaient l'artillerie, les troupes se retirèrent pour prendre leurs quartiers d'hiver. Ainsi finit presque avec honte une campagne où il n'y eut de gloire pour personne, où l'Espagne essuya par imprévoyance des pertes irréparables, la France obtint à regret, par quatre vingt-deux millions de dépenses[18], des succès inutiles, et l'Angleterre profita du mal que souffrirent ses ennemis et ses amis.

Les Espagnols que la perte de leur flotte avait laissés enfermés dans les champs de la Sicile, succombaient aussi, mais avec un courage digne d'un autre sort. Chaque jour le camp de leurs ennemis devenait plus formidable ; la France le soldait, la flotte anglaise le nourrissait, et l'empereur y transportait cette grande armée de Hongrie tout orgueilleuse de ses triomphes récents sur les Turcs. On distinguait parmi ses généraux Merci, couvert de lauriers, et ce fameux comte de Bonneval, que Paris venait de voir à genoux dans le parquet du parlement solliciter des lettres de grâce. Les Castillans, abandonnés à eux-mêmes, opposaient à tant de forces une fermeté active, et je ne sais quelle antipathie furieuse contre les Allemands qui s'alluma tout à coup dans l'âme du soldat. Après de sanglantes batailles, Messine venait enfin de livrer aux impériaux ses portes en ruines et ses brèches que neuf assauts avaient comblées de morts. Le marquis de Leyde et les bataillons échappés à ce désastre allèrent se retrancher dans les laves de l'Etna. C'est de là que par de fréquentes éruptions ces braves continuèrent d'être la terreur de l'île, où ils ne possédaient plus que Palerme et un volcan. On vit plusieurs fois de gros corps de troupes allemandes s'enfuir devant de simples compagnies, en s'écriant avec rage : Ce ne sont pas là les Espagnols que nous connaissons ! Mais tant de beaux faits d'armes affaiblissaient toujours cette petite armée, et ne lui promettaient d'autre récompense qu'une destruction plus glorieuse.

Par un triste privilège des guerres modernes, les hostilités s'étaient aussi étendues dans les colonies, mais avec moins de vigueur. Pensacola fut pris, perdu et repris par les Français. On trouva sur les prisonniers l'ordre écrit du gouverneur de la Havane de condamner aux travaux perpétuels des mines tous les ennemis qui tomberaient entre leurs mains : tant s'était enracinée l'habitude des Castillans de traiter en criminels les étrangers qui paraissaient dans le nouveau monde ; tant le vice de leur première usurpation avait besoin de se voiler par un continuel mépris du droit des gens. Les Espagnols firent de leur côté, sans beaucoup de succès, quelques entreprises contre nos établissements de la Maubile. Si la campagne eût été décisive, on n'aurait su véritablement à quel peuple en attribuer la gloire ; car chaque parti comptait sous ses drapeaux autant de transfuges que de nationaux. Les seuls trophées de la victoire furent les gibets des déserteurs. L'Amérique, témoin de cette querelle d'un moment entre une poignée d'Européens, n'y put apercevoir qu'un assaut de défections et de lâchetés, comme si à de telles-distances l'honneur devenait muet et la patrie douteuse.

Tous les malheurs de la guerre retombaient sur le ministre qui l'avait suscitée. Déjà, dans un favori dépouillé de gloire, la reine commençait à ne plus voir qu'un sujet de son père, tiré de la lie du peuple, et en témoignait son dégoût[19]. Ce cardinal, étant un jour entré dans la chambre du roi, porta la main sur du linge que la nourrice préparait pour ce monarque, et sur-le-champ cette femme jeta dans le feu ce qu'il avait touché ; action brutale qui, par un juste retour, le chargeait des mêmes soupçons qu'il avait accrédités contre le duc d'Orléans. Alberoni était trop habile pour méconnaître les présages de sa chute, et trop ferme pour s'en laisser abattre. Il mit à l'abri des événements une partie de ses richesses, et engagea le cardinal Albani à préparer sa réconciliation avec le pape[20]. Ces soins de la prudence n'ôtèrent rien à l'intrépidité de ses résolutions. Pour arracher à la France ses alliés, il entreprit de jeter l'Espagne entre les bras de l'Autriche et de l'Angleterre, en demandant à l'une la main d'une archiduchesse pour le prince des Asturies, et en ouvrant à l'autre les portes du Mexique. Un négociateur[21] portait à Londres ces terribles nouveautés ; et le Régent, qui avait bravé la fortune d'Alberoni, trembla devant son désespoir. Mais le temps manqua aux derniers élans de ce génie audacieux, et un mot, un instant, détruisirent sa puissance. Le marquis Scoti, plus propre à divertir la foule sur les tréteaux d'un empirique, qu'à tenir les fils d'une négociation, parut à Madrid, apportant au roi et à la reine des lettres de la main du duc de Parme[22]. Il eut une audience de Philippe malgré tous les efforts de son ministre, et n'employa contre ce dernier que des armes fournies par lui-même. Alberoni fut perdu par cette habitude de fourberie qui le portait à parler souvent sans nécessité des langages contraires. Scoti montra des lettres de ce favori où, blâmant la guerre qui était son ouvrage, il osait en attribuer la cause aux seules passions de son maître. Philippe, homme simple et vrai, fut indigné, et, croyant, sans autre explication, que l'auteur d'une telle imposture était capable de tout, il signa sur-le-champ un décret[23] qui lui ordonnait de quitter Madrid dans huit jours et l'Espagne dans trois semaines. Le peuple célébra la fuite de cet aventurier comme la délivrance d'un fléau.

Le cardinal, outré d'une disgrâce qu'il ne prévoyait ni si prompte ni si honteuse, s'éloignait par la route qu'on lui avait prescrite à travers l'Aragon et la Catalogne. Il fut atteint, auprès de Lerida, par un détachement envoyé à sa poursuite. On sépara de lui ses gens que des soldats tinrent couchés en joue. Pendant ce temps on visita ses équipages, on fouilla sa personne avec outrage, et ou lui enleva tous ses papiers parmi lesquels se trouva, non le testament de Charles II, comme l'ont dit quelques écrivains niai informés, mais celui de Philippe V, qui nommait la reine régente et Alberoni chef du conseil[24]. Après cette avanie, il tomba, entre San-Saloni et Gironne, dans une embuscade dont il accusa le marquis de Grimaldo, mais qui probablement ne doit être attribuée qu'au désordre de la guerre. Deux cent cinquante miquelets attaquèrent, au défilé de Treinta-Pasos, son escorte composée de cinquante maîtres et de quelques fantassins. Alberoni saisit un sabre, sauta sur un cheval, et força le passage à la tête de sa petite troupe, dont quatre hommes furent tués et deux blessés. Arrivé à la frontière, il la franchit sans attendre son passeport et en s'écriant : Grâce au ciel ! me voilà sur une terre de chrétiens. J'aime mieux y mourir en prison que d'être libre en Espagne, où j'ai souffert tant d'indignités. Presque, tous ses domestiques l'avaient abandonné dans le voyage. Quatorze des plus pauvres lui restaient seuls. Sa belle-sœur et son neveu étaient cachés dans le nombre de ces misérables, dont les figures étranges et les vêtements délabrés donnèrent au cardinal, à son entrée en France, tout l'aspect d'un chef de bohémiens.

Le chevalier de Marcien, qui avait ordre de l'accompagner jusqu'à son embarquement dans le port d'Antibes, le joignit bientôt. Il trouva, comme Dubois l'avait prévu dans ses instructions, un homme-qui exhalait le feu de sa colère. Philippe était surtout l'objet de ses invectives, et il dévoilait sans pitié les faiblesses de ce roi malade[25]. Il n'a, disait-il, qu'un instinct animal avec lequel il a perverti la reine, et il ne lui faut qu'un prie-Dieu et une femme[26]. Il parlait d'Elisabeth avec moins de mépris : Si la reine, qui a le diable au corps, trouve un homme d'épée qui ait quelque ressource d'esprit, et qui soit un peu bon général, elle causera du vacarme en France et dans l'Europe[27]. Quant à l'Espagne, la détruire ou l'affaiblir, faire révolter ses provinces, lui refuser la paix ou lui en rendre les conditions dures et fatales, tels étaient les conseils de sa rage. Le ressentiment d'une injure récente les arrachait de sa bouche et non pas de sa plume ; car la prétendue lettre d'Alberoni au Régent, que ses amis répandirent alors, est apocryphe[28]. Il la désavoua par écrit et plus encore par les actions de toute sa vie.

Marcien échoua néanmoins dans les deux points essentiels de ses instructions. Alberoni, furieux ou discret à volonté, fut impénétrable sur l'objet du voyage de M. de Seyssan en Angleterre, et sur les complots de Cellamare et des Bretons. Loin de nommer aucun complice, loin de promettre des délations pour l'avenir, il jura que jamais rien de si lâche ne sortirait de sa bouche ; et quand on le pressa trop sur quelques personnages, tels que le duc du Maine et le comte de Rieux, il n'hésita pas à les justifier pleinement. Mais il dédommageait Marcien de cette retenue par des confidences bizarres[29], par des supplications larmoyantes[30], par des inspirations politiques qu'il exprimait en faveur du duc d'Orléans, quelquefois avec la véhémence d'une pythonisse. Parmi les conseils qu'il donne à ce prince il en est trois d'autant plus remarquables qu'ils furent exactement suivis. Il lui recommande, par le premier, de pensionner secrètement le fils de Jacques II comme une ressource utile à conserver contre l'Angleterre ; par le second, de se réconcilier bien ou mal avec le parti des jésuites, le seul qu'il ait à craindre ; et par le troisième, de marier une de ses filles à l'héritier de la couronne d'Espagne. Ce n'était pas une tête vulgaire que celle qui savait ainsi en peu de mots marquer au Régent tous les buts de sa carrière politique. Le cardinal rendait ses oracles dans une sorte de captivité. Son guide ne le perdait pas de vue ; on oubliait les honneurs dus à sa dignité, et les plus obscures hôtelleries des faubourgs étaient ses gîtes ordinaires. Mais les habitants des provinces qu'il traversa le vengèrent de cette rigueur pusillanime. Un concours immense, qui n'avait rien que de flatteur et de bienveillant, assiégea partout son passage, et faillit deux fois à lui être funeste. A Montpellier, il fut presque étouffé par la foule qui se précipita dans sa chambre, et, à Tarascon, l'empressement des curieux fit submerger la barque sur laquelle il avait traversé le Rhône[31]. Le caractère français parut dans sa beauté naturelle, et le peuple, qui avait maltraité dans Cellamare un ambassadeur perfide, admira dans Alberoni un ennemi courageux, et par de libres hommages illustra sa disgrâce.

Alberoni n'alla point à Gênes réjouir, par le spectacle de son humiliation, la princesse des Ursins, son implacable ennemie, et le jouet d'une destinée toute semblable[32]. La petite ville de Sestré sur la côte orientale de la république fut son premier asile et bientôt sa prison. Le pape, le roi d'Espagne, le duc de Parme, l'Angleterre et la France conspiraient contre ce fugitif, qui, détenu dans sa maison par l'autorité du sénat et se défiant des arts de l'Italie, ne touchait à ses aliments qu'avec de grandes précautions[33], et redoutait la fin d'Annibal. Chavigny, notre ministre, avait reçu des ordres ambigus qui l'autorisaient presque également à le persécuter en public et à le protéger en secret[34]. Mais les Génois, après l'avoir arrêté par déférence pour le pape, le relâchèrent par égard pour leur propre dignité, et il s'enfuit au moment où deux cents soldats sortaient de Porto-Longone pour l'enlever à la manière des pirates[35]. Déguisé en marchand et accompagné d'un seul prêtre, il cacha, au sein des montagnes, une vie agitée jusqu'à la mort de Clément XI. Le colonel Boissimène qu'il avait lui-même employé comme espion, ne put y découvrir sa retraite, ni remplir la mission que lui avait donnée le Régent d'empêcher le fugitif par force ou par séduction de se livrer à l'empereur. La cour de Vienne feignit d'ignorer sa présence dans les fiefs impériaux, et lui laissa, par politique, une liberté qui alarmait tant de puissances. Le pontife et le roi d'Espagne poursuivaient son procès à Rome avec plus d'acharnement que de succès. Le pauvre proscrit leur opposait l'appui de ses propres juges, tout le sacré collège intéressé à l'inviolabilité de la pourpre, indulgent pour les fautes de la volupté et respectueux pour celles de l'ambition.

L'expulsion d'Alberoni devait assurer le retour de la paix. Cependant les premières propositions que fit la cour d'Espagne semblèrent annoncer que le génie de ce turbulent ministre y régnait encore. Elle demanda Gibraltar, Port-Mahon, la Sardaigne, la réversion de la Sicile et d'autres avantages dont la victoire eût à peine autorisé la prétention. La reine eut même quelque envie d'exiger le sacrifice de l'abbé Dubois en échange de celui d'Alberoni. Mais des conseils plus prudents étouffèrent cette saillie de vengeance. Les ministres des alliés virent avec douleur qu'une résistance si inconsidérée allait rouvrir la carrière à l'ambition de l'Autriche, et répondirent sévèrement qu'il fallait accepter la quadruple alliance ou continuer la guerre. L'effervescence de Philippe V tomba tout à coup, et il envoya au Régent lui-même son adhésion au traité de Londres, et le pouvoir qu'il donnait au marquis de Beretti-Landi, son ministre, de le signer sans réserve, ce qui fut en effet exécuté à La Haye le 17 février 1720. On paya sa complaisance par la promesse que les droits des puissances intéressées seraient de nouveau pesés avec justice dans un congrès, espèce de comédie politique imaginée dans tous les temps pour la consolation des vaincus.

Dégagé de cette pénible querelle, le Régent suivit avec plus de chaleur les soins qu'il avait données à la pacification du Nord. La malheureuse Suède, expiant son Charles XII, recueillait l'effroyable héritage que laisse après soi un conquérant sans génie. La misère et la famine la pressaient à la fuis ; des vieillards et des enfants peuplaient ses villes ; l'agriculture, le service des postes et jusqu'à celui des bains publics, étaient abandonnés à la main des femmes ; des jetons de cuivre ayant un cours forcé de cent quatre-vingt-huit fois leur valeur réelle, tenaient lieu de monnaie ; une armée épuisée et presque nue, une flotte restée depuis cinq ans sans réparation augmentaient plutôt les besoins de l'État que ses ressources. Ces braves et fidèles Suédois, compagnons de Charles, languissants dans les prisons des puissances du nord, étaient devenus comme les anciens gladiateurs un objet de trafic, et les Vénitiens en avaient acheté un grand nombre pour leur guerre du Péloponnèse. Le sénat, égaré par la joie de se voir délivré d'un maître impitoyable, résolut de garder l'exercice du pouvoir suprême, et ne déposa qu'à titre d'élection une ombre de royauté sur la tête de la princesse Ulrique, seconde sœur de Charles XII, au préjudice de son neveu le duc de Holstein qui en était l'héritier légitime. L'anarchie intérieure conspirait ainsi dans ce royaume avec la foule d'ennemis étrangers, qui brûlaient d'emporter ses derniers lambeaux. L'histoire offre peu d'exemples d'une conduite aussi généreuse que le fut celle de la France pour réparer des maux qui n'étaient pas son ouvrage.

Campredon débarqua[36] sur cette terre désolée avec huit millions en lingots d'or. Ulrique consuma une partie des dons de la France plutôt en épouse tendre qu'en reine magnanime. Elle acheta les voix du sénat pour faire passer sa propre couronne sur la tête du prince de Hesse, son infidèle mari. La Suède s'aperçut à peine qu'elle échangeait une femme sans talents et sans caractère contre un prince frivole et voluptueux qui s'endormit sur le trône de fer de Charles XII. La seule espérance du Régent était d'adoucir à la Suède des pertes inévitables et de lui conserver un pied dans l'empire. Ce fut l'objet des traités que ménagea le négociateur français. Par le premier, le roi d'Angleterre, électeur d'Hanovre, acquit les duchés de Bremen et de Verden pour un million de rixdales ; par le second, la Prusse garda, au même prix, la ville de Stettin et une portion de la Poméranie ; par le troisième, la Suède renonça à l'exemption des droits que le Danemark perçoit au passage du Sund et des Belts, et cette dernière puissance, abandonnant ses conquêtes sur la Suède[37], ne retint que le patrimoine du duc de Holstein, orphelin de vingt ans, à qui personne ne s'intéressait encore, ignorant et timide, faible et hautain, tel qu'il était sorti de la tutelle des femmes qui l'avaient élevé.

En désarmant trois de ses ennemis, la Suède comptait réduire le czar à se contenter d'une paix modérée, et pour ce dessein l'Angleterre s'était formellement engagée à envoyer une flotte dans la Baltique. Mais le ministère britannique ayant réfléchi que l'établissement des Russes dans cette mer ouvrirait de vastes débouchés au commerce anglais, le roi Georges ne songea plus qu'à éluder sa promesse. L'amiral Norris parut dans les ports de Suède. La- reine vint dîner sur son bord, et y fit apporter deux cent mille livres de fer, digne présent d'une souveraine du nord. Mais l'hôte infidèle, au lieu de poursuivre sa course, revint en Angleterre, et, par cette déloyauté, la Suède, qui avait mis un aux conférences de l'île d'Aland, fut livrée à la colère des Moscovites. Il faut remonter au temps de l'antique barbarie pour trouver des exemples de la férocité qui signala leurs incursions dans ce malheureux pays. Stockholm vit la flamme des villes qu'ils incendièrent ; le massacre et le pillage marquaient leurs pas, une fureur inexplicable les portait à exhumer les morts et à brûler leurs ossements ; ils entraînaient en esclavage les enfants et les adultes, à la différence des pirates orientaux qui eussent principalement enlevé les femmes. On serait tenté d'attribuer ces ravages aux excès de la soldatesque, si le czar n'eût osé en appeler l'horreur sur lui-même. Ce fut le sujet d'un triomphe qu'il célébra dans Pétersbourg, le 10 septembre 1719. Il fit répandre autour de son char et publier ensuite dans toutes les cours une relation où il se vante d'avoir détruit aux Suédois, en six semaines, par les deux expéditions de l'amiral Apraxin et du général Lesly, huit villes, cent quarante et un châteaux, mille trois Cent soixante et un villages ou hameaux, vingt-six grands magasins, seize mines, etc.[38]. L'Europe n'était plus accoutumée à cet orgueil des crimes, et il lui sembla entendre des rugissements de sauvages. Cependant le czar sollicitait dans le même temps la médiation de la France[39]. Le Régent, touché de tant de désastres, fit passer Campredon en Russie, où son entremise et ses largesses dénouèrent enfin cette fatale tragédie qui depuis vingt années ensanglantait le nord de l'Europe, et dont l'origine se perd dans l'avènement du roi Auguste et dans les volages amours de l'abbé de Polignac avec la veuve du grand Sobieski.

La paix de Nystadt coûta cher à la Suède. Elle y Céda les provinces de Livonie, d'Estonie, d'Ingrie et de Carélie. Quand le médiateur remontra au czar l'énormité de ses prétentions, il répondit tranquillement : Je ne veux pas voir de ma fenêtre les terres de mon voisin ; et cette raison était sans réplique depuis la bataille de Pultawa. Il en fut usé dans ce traité comme dans ceux qui avaient été conclus avec la Prusse et l'Angleterre ; la Russie paya au prince de Hesse, mari de la reine Ulrique, deux millions de rixdales. Il n'est point étonnant qu'un roi électif, réduit par la jalousie du sénat à n'être qu'un administrateur indigent, trouvât plus doux de vendre la Suède que de la gouverner. Pierre, transporté de joie en voyant ses longs travaux si heureusement couronnés, voulut, à l'exemple des Romains, triompher dans sa capitale. Il se fit solennellement proclamer Empereur, et se lava du sang de son indigne fils par le titre de Père de la patrie. Ce fut de ce haut degré de gloire qu'écoutant la politique ou la reconnaissance, il offrit la main de sa seconde fille et l'expectative du trône de Pologne au duc de Chartres, fils du Régent. Mais le roi Auguste, si connu par sa force prodigieuse, n'était âgé que de cinquante ans, et jamais le czar n'eut la pensée de le dépouiller du sceptre qu'il lui avait rendu. L'incertitude d'une succession si éloignée empêcha seule[40] cette grande alliance, qui, transplantant la maison d'Orléans sur le trône des Sarmates, eût probablement fort influé sur toutes les destinées du dix-huitième siècle.

Après les faits que nous venons de parcourir depuis le siège de Messine jusqu'au traité de Nystadt, on se demande sans doute par quel enchantement la France, que nous avons laissée écrasée sous le poids de ses dettes, pouvait tout à coup payer la guerre au midi et la paix au nord, et devenir, par ses prodigalités, l'arbitre de l'Europe. Les moyens qu'elle employa sont eux-mêmes un prodige qui mérite toute notre attention.

 

 

 



[1] Ce fut le 8 février 1719, que le chevalier de Saint-Georges s'embarqua secrètement à Nettuno sur une corvette, par les soins du cardinal Aquaviva. Trois laquais, décorés de l'ordre de la Jarretière, partirent en même temps dans des calèches, et furent arrêtés, comme on l'avait prévu, sur les frontières du Milanais. La nouvelle que le Prétendant était prisonnier trompa aussitôt toute l'Europe ; le roi Georges la reçut à la comédie au milieu des applaudissements publics.

[2] Un homme de confiance m'a mandé que le chevalier de Saint-Georges a été très-mal reçu à Madrid, et que, s'étant présenté au cardinal pour recevoir ses ordres, celui-ci l'a traité fort cavalièrement, s'étendant fort en invectives contre moi. Mais autant en emporte le vent ; quand il est question de mon devoir, je n'ai plus de considération humaine. Lettre du maréchal de Berwick à l'abbé Dubois, du 29 mars 1759.

[3] Hume, Histoire de la maison de Stuart.

[4] Monsieur le Régent peut, quand il voudra, envoyer une armée de Français. Assurez publiquement qu'il n'y aura pas un coup de fusil tiré et que le roi notre maitre tiendra des vivres prêts pour les recevoir. Lettre d'Alberoni à Cellamare, du 21 novembre 1718.

[5] On avait répandu en Espagne une estampe satirique. Le roi était représenté sur un duc, la reine tirait l'animal par la bride, et Alberoni le chassait à coups de fouet. On lisait au bas : Anda, animal, que lo manda el cardinal. Marche, animal, c'est l'ordre du cardinal.

[6] Il apportait surtout une lettre d'un réfugié appelé de Seyre pour M. Dumetral, lieutenant-colonel du régiment de Navarre, qui le fit sur-le-champ arrêter.

[7] Comme il est à propos de prévoir les différons événements, s'il arrivait que l'armée d'Espagne fût battue, rien ne serait plus avantageux que d'être maitre de la personne d'Alberoni, mais il y aurait beaucoup d'inconvénients et de très-sérieux à faire prisonnier le roi d'Espagne. Vous ne pourriez, en ce cas, apporter trop d'attention à employer toutes sortes de moyens pour lui faciliter sa retraite, de manière cependant qu'il parût s'être sauvé sans votre participation. Lettre de M. Le Blanc au maréchal de Berwick, du 2 juin 1719.

[8] Mémoires manuscrits de Ferrette.

[9] Lettre de M. Dujaunay au ministre, du 18 avril.

[10] Par sa lettre du 1er juin, M. Le Blanc fait part à Berwick de la mission de Stanhope, et il ajoute : Son Altesse Royale est persuadée que vous témoignerez à M. Stanhope beaucoup de considération, mais que vous ne lui communiquerez que les choses dont vous croirez qu'on puisse lui donner connaissance sans inconvénient. Je ne crois pas qu'il vous étourdisse de son caquet, car il parle peu ; il ne laisse pas d'être homme de bon sens.

[11] Lettre de Berwick au Régent, du 8 août.

[12] Aussitôt que vous nous aurez avertis de votre arrangement pour l'entreprise du Passage, nous avertirons les Anglais, et Neptune vous obéira. Lettre de Dubois à Berwick, du 6 janvier 1719.

[13] Lettre de Folard à M. Le Blanc, du 15 août.

[14] La reine m'a dit, à l'occasion de l'abdication : La campagne de Navarre a jeté les premiers fondements de notre résolution. Lettre de M. de Coulanges, chargé des affaires de France à Madrid, du 15 janvier 1724. La reine m'a dit avec amertume que la manière dont la France les avait traités pendant la minorité, n'avait pas peu contribué à l'abdication. Lettre du maréchal de k Tessé, du 23 février 1724.

[15] Le cardinal soutenait mal cette courtoisie guerrière, si on en juge par un passage de la lettre du maréchal de Berwick au Régent, du 17 juin : Le cardinal Alberoni est de si mauvaise humeur, qu'il a fait défendre qu'on me portât de la neige. Ainsi je boirai chaud pendant quelques jours ; mais j'espère qu'en dépit qu'il en ait, je me trouverai en lieu où je n'en manquerai pas.

[16] Registre des décisions de M. le Régent, article du 11 mai 1716.

[17] Lettre du comte Marini à M. Le Blanc, du 8 août 1719. Cet aventurier ne fut pas toujours aussi heureux ; car, s'étant rendu en Saxe avec sa fille naturelle, il s'y vit enfermé dans une forteresse. Voici le compte qu'en rendit le marquis de Monti, notre ambassadeur à Dresde, et Italien comme lui : J'ai fait arrêter ici l'indigne Marini, qui se dit brigadier au service du roi. Le roi de Pologne, à ma réquisition, l'a fait mettre dans une prison d'état. C'est un monstre qui a causé tant de malheurs à tant d'honnêtes gens, et à tant de familles dans tous les pays du monde, et particulièrement en France... Avant de l'enfermer on lui avait ordonné de sortir de la Saxe. Il répondit alors qu'il était venu pour exécuter une commission secrète de la part de madame la duchesse douairière, et que mai, étant son ennemi personnel, parce qu'il avait eu commission de m'arrêter pendant la régence, j'étais à présent la cause de son exil. Comme il avait la hardiesse de dire que c'était moi qui le faisais exiler, je demandai qu'il fût arrêté pour lui apprendre le respect qu'il doit à mon caractère. J'ai remercié le roi de Pologne ; je lui ai dit qu'il fait une bonne œuvre en enfermant un homme qui a causé tant de malheurs, et qui a trahi tous les princes et les ministres qu'il a servis. Il me répondit que c'étaient des monstres qu'il fallait ôter de la société, et je suis ravi d'y avoir contribué. J'ai demandé que ses dépositions fussent brûlées, afin qu'il n'en reste pas de vestiges. Lettre de M. de Monti à M. de Chauvelin, des 3 et 30 décembre 1732. Un art après, le marquis de Monti était prisonnier des Russes, et l'invincible intrigant Marini, vendu au nouvel électeur, faisait trembler la cour de France pour la sûreté de Stanislas.

[18] Rapport de M. de Chauvelin au cardinal de Fleury, du 1er mars 1729.

[19] Mémoires du marquis de Saint-Philippe.

[20] Lettre de l'évêque de Sisteron à Dubois, du 9 janvier 1720.

[21] M. de Seyssan, réfugié français.

[22] Le duc de Parme fut décidé à cette démarche par le lord Petersborough et le duc de Modène qui lui firent craindre qu'Alberoni ne sacrifiât l'Espagne à sa conservation personnelle. Scoti, qui ne s'exprimait que par des hyperboles ridicules, vint d'abord à Paris. Le Régent lui remit des mémoires et des pièces graves contre Alberoni. Il gorgea d'or cet insatiable Italien sans pouvoir le contenter.

[23] Le 5 décembre 1719. Le Régent reçut, le 21, la demande que la cour d'Espagne lui faisait d'un passeport, pour assurer le passage d'Alberoni en Italie à travers nos provinces méridionales.

[24] On lui enleva pareillement trois autres écrits de Philippe V que ce roi lui avait remis durant sa maladie. Le premier lui donnait pouvoir de suivre la guerre par tous les moyens qui lui conviendraient. Le second le chargeait de régir les finances et d'en disposer sans rendre compte. Le troisième l'autorisait à conclure la paix dans le temps et aux conditions qu'il jugerait à propos. Ces trois mandats opéraient une abdication temporaire de la couronne en faveur d'Alberoni.

[25] Philippe, troublé par ses superstitions, se jetait à genoux devant les figures des tapisseries de sa chambre et leur demandait, en larmes, l'absolution de ses péchés. Alberoni raconta qu'un prêtre, disant un jour la messe dans la chambre du roi, s'approcha du lit de ce prince pour lui présenter la paix à baiser. Le roi égaré le saisit à la gorge et voulut l'étrangler. Quand ce malheureux se fut dégagé, ce qui ne se fit pas sans peine, la reine tremblante de fureur lui dit : Prêtre, si tu lèves la langue sur ce qui vient de se passer, tu es mort. Mémoire général de Marcien.

[26] Lettre de Marcien du 7 janvier.

[27] Lettre de Marcien du 8 janvier.

[28] Alberoni n'adressa que deux lettres au Régent : l'une en très-peu de lignes, ne contient qu'un remerciement du traitement qu'il reçoit en France ; l'autre est signée par lui, mais rédigée par M. de Marcien. Il s'y disculpe d'être l'auteur de la guerre, mais sans se permettre rien d'injurieux ou d'hostile contre l'Espagne. C'est un abrégé de l'apologie qu'il publia dans la suite.

[29] Il lui dit un jour : Le pape n'a pas longtemps à vivre et je puis me mettre sur les rangs pour lui succéder. Je n'ai contre moi que ma jeunesse de cinquante-cinq ans et ma réputation de n'être pas un sot. Mais si la France veut me seconder, je réussirai. Il ajouta, un autre jour : Si l'empereur suivait mes conseils, il s'emparerait de Rome très-respectueusement, et ferait du pape son chapelain. Lettres de Marcien, des 12 et 18 janvier.

[30] Dans les articles dictés par Alberoni on lit le passage suivant : Qu'est-ce que Son Altesse Royale ne doit pas faire pour un cardinal qui avait plus de cent mille écus de revenu et qu'elle a réduit à demander l'aumône ? Marcien ajoute ces mots : Il m'a dicté cet article les larmes aux yeux. Mémoire général.

[31] Lettres des 12 et 19 janvier.

[32] Cette ancienne favorite était alors retirée à Gênes et intriguait encore pour faire nommer un jésuite de ses amis confesseur du roi d'Espagne. Elle faillit à mourir dans les transports de joie que lui causa la chute d'Alberoni.

[33] Lettre de Chavigny, du 26 février.

[34] Lettres de Dubois, du 23 janvier et du 24 mars. Demandez aux Gênois, disait-il, de faire ce que la France ne ferait pas à leur place. Il ne s'agit que de plaire an pape, dont nous avons besoin pour l'affaire de la bulle.

[35] Lettre de Chavigny, du 1er avril.

[36] 5 septembre 1719.

[37] Le Danemark, presque aussi obéré que la Suède, exigea une somme de six cent mille rixdales. La France les donna secrètement à l'Angleterre, qui eut l'orgueil de les compter, et l'air de les fournir elle-même. Exemple singulier de l'ascendant qu'exerçait sur nous le cabinet de Londres. Je vois dans une note de la main de l'abbé Dubois que, par l'effet des changes, cette somme coûta à la France cinq millions cinq cent mille livres. La rixdale de Suède vaut six livres de notre monnaie.

[38] J'ai vu une partie des procès-verbaux estimatifs de ces dégâts ; elle s'élève à quatorze millions de rixdales. Il parait que les Russes n'avaient alors aucune notion du droit des gens : M. de Romanzow, écrit M. de Campredon, vient à Stockholm sur un brigantin, avec un pavillon blanc et un trompette. Il rencontre en mer une chaloupe suédoise chargée de provisions, avec un homme et deux femmes. Il prend les provisions, bride la chaloupe et expose les trois personnes sur un rocher en pleine mer, où un bâtiment suédois les a recueillis par hasard. Lettre au Régent, du 16 octobre.

[39] Le czar écrivit, dans ce dessein, deux lettres au Régent. L'Angleterre eut l'injustice de se montrer jalouse d'une médiation que sa trahison envers la Suède n'avait rendue que trop nécessaire.

[40] Le Régent reçut, au mois de juillet 1723, la fausse nouvelle que le roi Auguste était mort d'une apoplexie. On passa la nuit à préparer les instructions et les dépêches dont voici un passage important : Si le czar est toujours, à l'égard de M. le duc de Chartres, dans les mêmes dispositions et les mêmes sentiments qu'il vous a chargé de faire connaître au roi et à M. le duc d'Orléans, il vous dira sans doute qu'il n'a pas changé de résolution ; en ce cas, après lui avoir témoigné la sensibilité du roi et la reconnaissance de M. le duc d'Orléans, vous lui demanderez de vous mettre en état de rendre compte au roi des mesures qu'il se propose de prendre, et des, moyens qu'il croit avoir. Lettre de Dubois à Campredon, du sa juillet. Dans le cas où le czar ne persisterait pas dans ses desseins sur le duc de Chartres, Campredon était chargé de diriger l'intérêt de ce monarque sur la personne de Stanislas.