HISTOIRE DE LA RÉGENCE

 

 

CHAPITRE III.

 

 

Finances. — Refonte des monnaies. — Visa. — Chambre de justice. — Première banque de Law. — D'Argenson.

 

LES chevaliers français introduits dans le sanctuaire de l'administration y apportèrent leurs mœurs et leur caractère. L'amour du bruit et de la gloire ne put s'accommoder des formes sévères et mystérieuses consacrées par les règnes précédents. L'usage des beaux préambules commença donc à cette époque, et chaque loi fut un thème où le législateur se montra plus jaloux d'être admiré que d'être obéi. Un arrêt du conseil invita même tous les citoyens à communiquer leurs idées sur l'amélioration des affaires publiques, et un bureau de rêveries fut légalement établi au sein du gouvernement[1]. On douta cependant si c'était la modestie qui demandait des conseils ou la vanité qui tâchait d'échauffer les esprits et d'attirer les regards.

Nulle entreprise n'avait plus droit de plaire au conseil des finances que le projet de substituer une imposition proportionnelle à la taille arbitraire qui désolait les campagnes. Renaut, officier général, l'avait formé sur quelques idées du maréchal de Vauban. Cet homme, qui dans le corps d'un nain cachait l'âme la plus opiniâtre qui ait jamais existé, fit goûter ses vues au duc de Noailles. Des comtes, des marquis, transformés en financiers, furent envoyés dans les provinces pour fonder le nouveau système. La ville de Lisieux les accueillit avec des feux de joie ; mais les paysans du Poitou menacèrent de les assommer. L'impatience et la présomption détruisirent ce plan vraiment utile. Un million de dépenses fut perdu. Renaut mourut de fatigue et de chagrin au milieu des désastres de sa croisade, et les vieux abus sortirent plus affermis que jamais d'une attaque mal concertée.

D'autres desseins eurent une issue différente. La compagnie de Guinée fut abolie et le commerce d'Afrique rendu libre[2]. Peut être était-il odieux d'abandonner à l'émulation de la cupidité un trafic dont la vente des hommes fait la base. Mais cette mesure fut absoute par le succès autant que le succès peut absoudre. Ce commerce, si languissant sous le monopole, fut quinze fois doublé par des mains libres, et, couvrant nos îles d'un peuple d'esclaves, commença la période si fatale et si brillante de notre prospérité coloniale. Les manufacturiers applaudirent aussi à la prohibition des étoffes et des tissus de l'Inde, poussée avec la vivacité d'une exécution militaire[3]. Ni les palais des princes, ni les foyers domestiques ne furent un asile respecté. La torche du bourreau consuma les marchandises, les meubles, et jusqu'aux vêtements saisis. Je ne rappelle cette espèce de guerre civile entre les fabricants avides et les consommateurs capricieux, à l'occasion de quelques pièces de toile étrangère, que comme une bizarrerie de cette régence où toutes les fortunes allaient être bientôt volontairement englouties par une compagnie des Indes.

Au reste, les travaux de cette nature n'étaient, que les distractions du conseil des finances. Un plus grand fardeau l'accablait : plusieurs milliards de dettes, les revenus de trois années consommées d'avance, tout crédit anéanti, un mécontentement général dont la mort du roi venait d'emporter la digue ; voilà le spectacle qui effraya ses premiers regards. Sans doute avec de la patience et de la bonne foi, une nation qui ne doit qu'à elle-même, dût-elle plus qu'elle ne possède, n'est jamais dans une situation désespérée. Mais de telles vérités n'étaient pas alors assez connues. Une voix proposa de ne pas reconnaitre les engagements de Louis XIV. Cet acte de barbarie injuste, inhumain, et qui eût été funeste à la puissance royale, fut unanimement rejeté, plus par un sentiment d'honneur que par un calcul réfléchi. Aussi la régence, satisfaite d'avoir épargné au débiteur l'affront d'une banqueroute générale, ne parut plus occupée qu'à ruiner tes créanciers par des banqueroutes partielles.

Les contrats d'affaires conclus avec l'ancien gouvernement sont détruits avec partialité ; on réduit à moitié la plupart des rentes perpétuelles on viagères ; le même sort atteint les pensions au-dessus de six cents livres ; ou n'en excepte que celles des chevaliers de Saint-Louis, comme le prix du sang répandu pour l'État, et celle de madame de Maintenon, que son désintéressement lui avait rendue nécessaire[4]. Cette foule d'offices et de privilèges, si onéreux, si extravagants, si ridicules, que l'indigence avait créés pour l'orgueil et l'avarice, sont frappés sans ménagement. Ils tombent par milliers sous la faux de la réforme, et l'on applaudirait à cette sévérité, si le remboursement eût été possible. Une circonstance importante de cette destruction fut l'anéantissement de tous les offices municipaux, qui rendit aux communes l'élection de leurs administrateurs immédiats[5].

Le même esprit de spoliation se signala dans les trois grandes opérations du conseil des finances, la refonte, le visa et la chambre de justice.

Les variations des monnaies se reproduiront si souvent dans cette époque de notre histoire qu'il convient de se faire une idée précise de cette matière si simple et si mystérieuse. Chez des peuples sans instruction et sans commerce on a vu des princes altérer le titre ou le poids des espèces ; c'est simplement le crime d'un faux monnayeur que sa puissance met au-dessus des lois. Mais dans les pays plus avancés, où nulle force ne peut influer sur la valeur commune et intrinsèque des métaux, on se borne à hausser ou à baisser leur valeur numéraire. Ce prestige qui n'agit que dans l'enceinte de l'État, et qui ne trompe la multitude qu'un moment, est toujours une méprise de l'ignorance ou une jonglerie de la mauvaise foi. Ses effets sont constamment funestes. Des injustices sans nombre accompagnent l'exécution de tous les contrats ; la confiance se perd et la circulation s'arrête. L'étranger tire des gains immenses soit de la refonte qu'il fait lui-même de vos propres espèces, soit de l'agiotage frauduleux qu'il pratique contre vous avec impunité pendant la crise du changement. Le gouvernement reperd bientôt, par l'accroissement de ses dépenses et la diminution de ses impôts, le profit momentané qu'il avait arraché avec violence ; enfin comme l'équilibre général s'établit aussitôt avec les nouvelles valeurs numéraires, on ne peut revenir sur ses pas sans rencontrer les mêmes dangers et sans recommencer les mêmes iniquités.

Telle sera l'issue de toute refonte ; tel fut le sort de celle qu'entreprit le duc de Noailles[6]. Il ne changeait ni le titre ni le poids des espèces, mais seulement l'effigie ; il élevait à vingt livres le logis de quatorze, et à cinq livres l'écu de trois livres dix sous, et recevait aux hôtels des monnaies le premier pour seize livres, et le second pour quatre livres. Il avait compté sur une fabrication de plus d'un milliard, et sur un bénéfice de plus de deux cents millions, si pourtant on peut appeler bénéfice le plus inepte des larcins. Les espérances furent bien trompées ; on n'apporta aux hôtels des monnaies que trois cent soixante-dix-neuf millions. Le bénéfice n'excéda pas soixante-douze millions, et l'or du royaume s'écoula par torrents chez l'étranger, où se fit la véritable refonte. Le gouvernement furieux porta des lois de sang qui n'intimidèrent personne ; il poussa le délire jus, qu'à défendre l'entrée en France des espèces marquées de sa nouvelle empreinte[7]. Enfin il les décria lui-même[8], et continua cependant à les recevoir pour toute leur valeur ; dénouement ridicule, et bien digne d'une si méprisable spéculation ! En réunissant les altérations subies par les espèces pendant les huit années de la régence, on voit que le bénéfice levé par le roi sur les particuliers s'éleva jusqu'à trois cent cinquante-deux millions, mais que celui des étrangers fut incalculable. Au reste, ce genre de concussion n'était pas nouveau. Louis XIV, qui l'exerça fréquemment, pouvait citer d'illustres complices. Comme la livre, qui contenait autrefois douze onces d'argent, n'en contient plus aujourd'hui que le sixième d'une once, il est évident que depuis 814 jusqu'à 1726, par la seule manœuvre des monnaies, le gouvernement a dérobé soixante et onze fois tout le capital monétaire de la France.

Tandis qu'on refondait les monnaies, on essayait le même procédé sur les effets publics. Leur nombre était inconnu, leurs espèces variées, leur discrédit énorme, et l'on soupçonnait bien des fraudes dans leur origine. On imagina d'en faire la revue générale, et de les refrapper pour ainsi dire, en une seule espèce de billet d'état. Mais comme ici ou n'avait point à craindre la concurrence des étrangers, et que personne ne nous enviait ces tristes fruits de tant de lauriers, on opéra plus largement. Les quatre frères Paris, nés dans un cabaret des Alpes dauphinoises, et doués éminemment de la sagacité si commune aux habitants de leur pays, apportèrent dans ce travail des vues ingénieuses et une rare promptitude. Six cents millions furent présentés au visa. Une loi ordonna qu'ils seraient réduits le plus équitablement qu'on pourrait à deux cent cinquante millions de billets d'état portant un intérêt de quatre pour cent. Mais, par une infidélité trop facile dans les ténèbres de la finance, et qui est longtemps demeurée inconnue, on ne délivra aux propriétaires des effets visés que cent quatre-vingt-quinze millions, et les cinquante-cinq millions qui restaient furent détournés à d'autres remboursements qu'on voulut favoriser. Tel était cependant l'engourdissement du crédit public, qu'une si énorme amputation se fit sans de fortes douleurs, et que sur une spoliation avérée de quatre cents millions, il n'y eut que quatorze millions de réclamations, dont huit seulement parurent fondés[9]. La France est le pays où ces phénomènes de résignation sont le moins rares.

Je n'imiterai pas la légèreté avec laquelle les historiens ont parlé des chambres de justice. L'histoire aurait bien peu d'utilité si elle ne s'attachait à signaler les fautes que les mêmes passions peuvent reproduire. La coutume de reprendre par des proscriptions les rapines qu'une administration vicieuse a tolérées est un art de l'Asie qui sied mal à des gouvernements réguliers. Mais la France, condamnée par ses goûts dissipateurs à l'anarchie des finances, ne savait roi, y apporter dès longtemps que ce remède odieux. Après la spoliation des Juifs et des Templiers, les quatorzième, quinzième et seizième siècles voient se renouveler fréquemment d'homicides attaques contre les administrateurs du revenu public ; des surintendants, des ministres, des trésoriers périssent par le gibet, au profit des persécuteurs puissants et aux acclamations d'une populace méchante, prompte à jouir du mal même qu'elle ne fait pas. Leurs créatures sont dépouillées sans formalités, e comme sur un champ de bataille. On accomplit ces violences tantôt par des commissions, quelquefois par les tribunaux, quand on est sûr de leur complaisance ; et enfin par des chambres de justice, espèce de creusets brûlants où des classes d'hommes sont jetées pêle-mêle. Le même désordre des finances, dans le dix-septième siècle, entraîne la continuation des mêmes expédients. La dureté naturelle de Sully s'en accommode ; Richelieu va plus loin, et il prescrit le retour périodique des chambres de justice tous les dix ans ; menace extravagante, qui ne permettait désormais le maniement des deniers publics qu'à d'audacieux aventuriers, et qui suffirait à prouver combien le cardinal, si habile à opprimer, était dépourvu de tout esprit administratif. Colbert toucha lui-même une fois à cette arme honteuse au début de son ministère ; mais il n'y revint plus, parce que ce grand homme, ayant enfin créé et maintenu un système de comptabilité, se dispensa de l'injustice par la vigilance. Je sais qu'après lui les moyens forcés qui alimentèrent durant trente années les finances de Louis XIV, firent sortir des derniers rangs du peuple une classe de traitants durs, avides et sans foi. Mais quel homme délicat eût voulu servir d'instrument aux turpitudes fiscales de ces temps-là, et lutter de fourberies avec les ministères obérés de Pontchartrain, de Chamillart et de Desmarets ? La bassesse des publicains avait cet avantage que le gouvernement pouvait quelquefois consoler le peuple en les immolant à sa risée. Ce fut au milieu de la famine et des revers de 1709 qu'il permit de représenter sur le premier théâtre de la nation la comédie de Turcaret, satire foudroyante de génie, et supérieure par le plan, la verve et la gaieté aux mordantes allégories d'Aristophane[10].

La régence, qui avait résolu de se passer des traitants, leur fit bientôt sentir qu'elle ne se contenterait pas d'exploiter leurs ridicules. Elle se flatta d'éteindre les dettes de l'État avec leurs dépouilles, de satisfaire le peuple par leur chute, et surtout de venger la noblesse et la haute magistrature trop humiliées par le faste des personnes. Mais un gouvernement ne sait pas à quoi il s'engage quand il fait le premier pas dans la carrière de l'injustice. La terreur installa au couvent des Grands - Augustins la nouvelle chambre ardente, et disposa dans une salle voisine les instruments de torture destinés à l'interrogatoire des enrichis ; comme si l'on eût voulu, par le choix du lieu et la nature des rapports, armer une recherche fiscale de toute l'horreur de l'inquisition catholique. Il fallut d'abord un code nouveau, et il fut atroce : la peine de mort y était prodiguée sans mesure pour tous les délits des justiciables. Le carcan attendait les témoins négligents, les galères punissaient l'erreur dans la déclaration des fortunes. Voici deux dispositions qu'on ne lirait pas sans frémir dans Suétone on dans Tacite : par l'une la médisance contre les délateurs était punie du dernier supplice[11], et par l'autre les domestiques étaient autorisés à déposer contre leurs maîtres, sous des noms empruntés[12]. Outre le cinquième des confiscations, les dénonciateurs recevaient des brevets qui les déclaraient protégés du roi, les affranchissaient des poursuites de leurs créanciers, et les conservaient sous l'égide de l'infamie. Il fallut ensuite meure l'opinion publique au niveau de pareilles lois. Le peuple jaloux des riches déteste les traitants ; cette haine naturelle fut encore enflammée par des chansons barbares et des estampes abominables[13]. Le Régent lui-même fit frapper, en l'honneur de la chambre de justice, une médaille où elle était représentée sous les traits d'Hercule qui terrasse le voleur Cacus, avec cette légende : victor avarœ fraudis. Des stimulants plus énergiques furent employés. Les jugements de confiscation en assignèrent une partie pour être distribuée aux habitants du lieu où résidaient les condamnés : véritable invention de démagogue dont l'usage un peu répété anéantirait tout ordre social.

La terreur et le désespoir s'emparèrent de ces maisons superbes dont les financiers avaient décoré Paris, et d'où une loi imprévue leur défendit tout à coup de sortir sous peine de la vie[14]. L'épouvante fut telle que plusieurs hasardèrent leurs jours par la fuite, et d'autres les terminèrent par le suicide. Acheter leur argenterie fut un crime ; on poursuivit leurs richesses jusque dans les cloîtres et les églises. On affecta de les emprisonner avec éclat, avec outrage ; le peuple aidait les archers[15], et les mêmes scènes se répétaient dans les provinces. Quelques-uns furent exécutés à mort ; d'autres subirent une exposition infamante. Les arts dédommageaient à l'envi par des représentations fidèles les curieux qui n'avaient pu en être témoins. Ce qu'on appelait le pilori était alors une cage tournant sur un pivot, d'où sortaient la tête et les mains du condamné. On a sagement aboli cette coutume, qui d'une peine légale faisait un spectacle burlesque.

Cependant chaque confiscation coûtait un jugement criminel, et la lenteur des formes, tient les gens de robe les plus passionnés ne s'affranchissent jamais tout-à-fait, fatiguait l'impatience du duc de Noailles. Le système fut tout à coup changé[16] ; la chambre ne subsista plus que comme un épouvantail et un lieu de torture pour arracher la déclaration des fortunes et le paiement des taxes. On fut désormais poursuivi non comme concussionnaire, mais comme riche, et cette franchise ramena la jurisprudence à la simplicité du calcul arithmétique. Une commission de six membres parut alors suffisante pour taxer arbitrairement toutes les richesses. Vingt rôles, montant à deux cent vingt millions, furent successivement publiés. Quatre mille quatre cent soixante et dix chefs de famille y étaient inscrits[17], et plusieurs d'entre eux purent, à l'exemple des anciens proscrits, imputer la place qu'ils tenaient sur ces tables sinistres à leur belle maison d'Auteuil ou à leur hôtel de la place Vendôme. L'excès de ces violences y amena un étrange remède. Le Régent, qui avait promis d'être inflexible, céda au torrent des réclamations. A ce signal, tout ce qui l'entourait, princes, roués, intrigants, femmes perdues, tout s'érigea en solliciteurs. L'indulgence eut ses tarifs comme la vengeance avait ses rôles, et la cour de France ne fut plus que le marché scandaleux d'un royaume mis au pillage.

Le peuple, voyant seulement les vols changer de mains, s'irrita des peines et s'irrita des grâces. L'aspect de tant de femmes et d'enfants tombés de l'opulence et chassés de leurs maisons, fit renaître la pitié pour les coupables. D'ailleurs, les recherches remontaient à vingt-sept années (1er janvier 1689). L'édit était si vague que per sonne ne pouvait répondre de son innocence. Ceux qui d'abord avaient applaudi aux rigueurs tremblèrent pour eux-mêmes. Chacun cacha sa fortune ; le luxe s'éteignit ; le travail cessa ; ce qui restait de numéraire disparut ; et dans ce concours de terreur et de misère, on alla jusqu'à implorer vainement les bienfaits de l'usure. Il fallut enfin que la chambre de justice tombât sous la malédiction universelle, après une année d'existence partagée en six mois d'un régime de sang et six mois d'un régime d'argent. La plupart des victimes furent réhabilitées ; des lois adulatrices promirent aux chefs de la finance qu'ils ne seraient plus troublés dans leurs jouissances. Ainsi s'écroula cette tyrannie imprudente, sans autre fruit que d'avoir mis au jour la faiblesse du Régent, nourri la corruption, de sa cour, comblé la détresse publique, déshonoré le conseil des finances, et sur ses ruines pavé la route à de plus dangereux charlatans[18].

Pendant ces orages, la fortune de Law s'était élevée. Cet aventurier offrait au Régent, tout ce qui devait lui plaire, une théorie neuve énoncée avec clarté, des idées hardies présentées avec assurance, un système complet qui dispensait les initiés de toute autre étude, et une perspective sans bornes, des prospérités de tout genre. Mais n'ayant pu, au début de la régence, vaincre l'ascendant du duc de Noailles, il en était devenu le flatteur le plus assidu, et avait, par cette souplesse, surpris son consentement à l'essai d'une banque trop modeste pour faire ombrage à ce vicie de la finance.

Le privilège en fut donné pour vingt années à la compagnie de Law[19]. Son fonds, de six millions, se partageait en douze cents actions. Elle s'interdisait tout commerce et tout emprunt ; correspondait dans les provinces avec les directeurs des monnaies ; gérait les caisses des particuliers, escomptait les lettres de change, recevait les dépôts, et délivrait des billets payables à vue et en monnaie de Banque invariable. Un établissement si sage et si bien conçu essuya d'abord tous les affronts réservés aux vérités nouvelles. Les capitalistes de ce temps-là, tous enfants de la maltôte et de l'usure, ne comprenaient rien aux théories du crédit et les premiers progrès de la banque se firent au milieu des railleries publiques. Ils n'en furent pas moins prodigieux, surtout lorsque le duc de Noailles eut terminé ses ravages. La fixité de la monnaie de banque rappela le commerce, renoua les liaisons avec l'étranger, et rétablit les changes, tandis que le mouvement facile d'un papier remboursable en tout temps et en tout lieu, et l'intérêt modéré de l'escompte ranimèrent la confiance et les manufactures, et laissèrent sur ses coffres l'usure oisive et déconcertée. On ne soupçonnait cependant ni la ténacité du ressort qui agissait si puissamment[20], ni la grandeur des Conséquences qui allaient en résulter.

Le Régent voulut d'abord faire partager au gouvernement les avantages que la banque assurait aux particuliers. Il ordonna que ses billets seraient reçus en paiement des impositions, et enjoignit à tous les comptables d'échanger contre ce papier les deniers de leur caisse[21]. On vit alors deux choses inouïes dans les fastes de la monarchie, une monnaie fictive émise par des particuliers, et tous les revenus de l'état confiés à la seule bonne foi d'une compagnie indépendante. Les idées communes subirent encore une altération non moins sensible. La banque ayant à distribuer un dividende énorme de sept et demi pour un seul semestre convoqua ses actionnaires[22]. Le Régent présida l'assemblée ; la plupart des grands seigneurs, actionnaires comme lui, l'accompagnèrent ; tous, et le Régent lui-même, votèrent à leur tour, et ce dernier, nommé à l'une des places de directeurs, accepta. Ainsi la hiérarchie monarchique, ainsi les principes de Louis XIV s'éteignaient dans une sorte de confusion et d'égalité dont jusqu'alors les cavernes de jeux de hasard avaient seules donné l'exemple aux Français.

Ici fut jeté presque au hasard le germe de notre fameuse compagnie des Indes ; et l'on n'apprendra pas sans étonnement que la première idée de cette création ne sortit point de la tête de Law. Crozat ayant désarmé la chambre de justice par l'abdication de la Louisiane, le conseil des finances se trouva plus embarrassé qu'enrichi de cette conquête. Il imagina d'en livrer la culture à une société qui voudrait y destiner un modique capital de deux millions, et il jeta les yeux sur l'Ecossais dont la fortune commençait à irriter l'envie, espérant bien par cette confiance apparente l'attirer dans un piège propre à sa ruine[23]. Mais loin de refuser ce don perfide, Law le féconda de son génie, et disposa sur cette base étroite deux cent mille actions de cinq cents francs. Dans une nombreuse assemblée de capitalistes devant laquelle il développait ses idées sur l'exploitation de ce vaste pays, une voix sortie de la foule lui cria : Si vous tenez parole, vous mériterez une statue ! Et aussitôt on répondit de toute part : Oui, oui, nous vous la dresserons nous-mêmes sur la plus belle place de Paris. Ce sordide enthousiasme paraît bien neuf chez une nation où l'amour des gains les plus légitimes n'osait s'avouer que dans les classes inférieures de la société. Il semble qu'en changeant de siècle, on a changé de pays et qu'on lise des annales d'Angleterre ou de Hollande. Le conseil, témoin de cette cupidité naïve, enjoignit alors aux porteurs des billets d'état de les convertir en actions de la compagnie d'Occident ; mais Law, offensé d'un arrêt rendu sans sa participation, et où l'on voulait faire par l'autorité ce qu'il attendait de la persuasion, referma tontes les espérances, et suspendit pour d'autres temps l'explosion dont on avait pu entrevoir la violence[24].

Ces contrariétés ne sont pas difficiles à expliquer. Le duc de Noailles, qui favorisait Law suppliant, le détesta triomphant. Accablé sous le poids de ces billets d'état décrédités en naissant, il voyait avec effroi son rival prêt à l'en soulager. Après avoir épuisé les secrets les plus injustes de la finance, il employait maintenant les plus corrupteurs, les rentes viagères et les loteries[25]. Vains efforts ! la crise approchait ; les grands propriétaires tout-puissants sous une régence aristocratique, venaient d'emporter, par leurs clameurs, la suppression du dixième, impôt que son équité leur rendait odieux ; les receveurs généraux avaient suspendu leur service, et la solde des troupes ne se payait pas. Le Régent, ne pouvant plus administrer avec deux ministres et deux systèmes opposés, ouvrit des conférences au Palais-Royal, où les rivaux devaient combattre et reconnaître un vainqueur. Dans cette lutte que prolongèrent les talents très-distingués des athlètes, l'avantage fut rarement douteux. Le duc de Noailles, dans ses verbeux Mémoires, n'offrait que des moyens lents et usés ; il demandait à une cour prodigue quinze ans d'économie, et promettait quinze ans de constance au nom du ministère le plus versatile. L'ensemble de ses vues parut odieux par les : souvenirs du passé, insuffisant pour les besoins da moment, triste et incertain pour l'avenir[26]. De son côté, Law séduisait par une doctrine dont l'expérience avait justifié une partie, et dont tous les dangers restaient inconnus. Il prétendait qu'on s'était mépris sur la situation de la fortune publique, et que cette masse  d'effets royaux qu'on mutilait comme un principe de mort, n'était funeste que par sa stagnation, et se changerait en véritables richesses des que le mouvement lui serait rendu. Ce langage éblouit un prince passionné pour tout ce qui était ingénieux, et lui inspira le dégoût de ce qui existait, sans lui donner la force d'y substituer un ordre nouveau. Il lui fallut encore une année d'hésitation pour arriver à cette mémorable épreuve.

Ce changement, quoique imparfait, dans la direction des affaires, en nécessitait un autre dans l'emploi des hommes. Noailles quitta le conseil des finances, et D'Aguesseau, dont le Régent connaissait l'extrême faiblesse pour le parlement, que l'on commençait à craindre, perdit les sceaux, et fut envoyé dans sa terre de Fresne[27]. Comme l'Écossais, en sa qualité d'hérétique et d'étranger, ne pouvait succéder ni à l'un ni à l'autre, les sceaux et la présidence des finances furent réunis sur la tête de D'Argenson, lieutenant-général de police. Ce choix annonçait l'intention d'agir avec vigueur. Destiné à remplacer un chancelier qui ne savait jamais prendre de parti, et un chef des finances qui en changeait continuellement, D'Argenson était bien propre à les faire oublier par des qualités contraires. Haï des gens de robe, officieux avec les grands, terrible à la populace, il possédait tous les genres d'esprit et de courage. Sans préjugé, sans attachement, sans opinions politiques, il tournait à son gré les hommes, les choses et les lois, et semblait administrer autant par la force d'un instinct privilégié que par l'application de ses vastes connaissances. On le voyait commencer ses audiences à trois heures du matin, dicter, sur diverses matières, à quatre secrétaires à la fois, et faire ses courses de nuit en travaillant dans sa voiture devant un bureau éclairé par des bougies. Il savait encore semer sur tant de travaux arides les saillies d'un esprit libre et plaisant, ce qui, en France, et peut-être ailleurs aussi, est le plus sûr indice des hommes supérieurs.

Par la retraite de Noailles et de D'Aguesseau, il ne restait qu'un membre du premier triumvirat de la régence. En examinant ce que devinrent les rapports politiques de la France, nous apprendrons le sort du maréchal d'Uxelles ; car après les premiers soins donnés aux intrigues de la cour et à la crise des finances, la situation de l'Europe avait été l'étude du Régent.

 

 

 



[1] Arrêt du 25 avril 1716.

[2] Lettres patentes de janvier 1716.

[3] Arrêts du conseil du 20 janvier et du 22 février 1716.

[4] Ce désintéressement de madame de Maintenon lui était personnel, et ses favoris n'en pillaient pas avec moins d'avidité. Les registres du conseil du dedans du royaume attestent, à la date du 17 juillet 1717, que Léger, son valet de chambre, fut contraint de restituer trente mille livres qu'il avait tirées du marquis de Coetmadra, pour le faire sortir de prison.

[5] Voyez, sur ces diverses opérations, l'arrêt du 28 septembre 1715, les édits des 17 octobre et 23 décembre 1715, de décembre 1716, de janvier et de juin 1717.

[6] Edit de décembre 1715, enregistré le 8 janvier, deux mois après la promesse solennelle de ne pas toucher aux monnaies.

[7] 29 août 1716.

[8] 15 janvier 1717.

[9] La déclaration pour le visa est du 7 décembre 1715, et celle pour la liquidation et la réduction, du 1er avril 1716.

[10] Il est remarquable que Molière n'attaqua point les financiers. On croit que ce fut par ordre de Colbert. Ce grand ministre pensa qu'il y aurait de l'inconséquence à diffamer des hommes dont la probité est tout à la fois si difficile et si précieuse.

[11] Déclaration du 17 mars 1716, art. 23.

[12] Déclaration du 1er avril 1716.

[13] J'en ai surtout distingué deux que n'auraient pas désavoués les forcenés de 1793. L'une, intitulée l'Opéra d'Enfer, représentait les financiers dans des tortures hideuses et variées. L'autre était un pressoir sur lequel s'asseyaient la justice et la mort ; au-dessous des corps humains faisaient ruisseler de l'or de leurs membres écrasés.

[14] Ordonnance du 7 mars 1716.

[15] Je ne puis omettre une circonstance digne de réflexion. Les gardes du commerce, voulant profiter des dispositions du peuple, ne manquaient pas, lorsqu'ils avaient un débiteur à arrêter, de dire hautement que c'était un justiciable de la chambre de justice. Un arrêt de cette chambre défendit sévèrement à tous huissiers d'user de ce stratagème, comme tendant à avilir les exécuteurs de ses décrets. Il faut remarquer que plusieurs parlements de province ne reconnaissaient pas la chambre de justice et auraient fait pendre sans rémission, à Grenoble, à Toulouse, à Aix et à Dijon, les sbires si glorieux à Paris.

[16] Déclaration du 18 septembre 1716.

[17] Forbonnais ne porte ce nombre qu'à quatre mille quatre cent dix ; mais il n'avait pas connu le vingtième rôle.

[18] Le duc de Noailles dit qu'il fut payé soixante-dix millions sur les taxes ; mais le duc d'Antin noua apprend que ce fut en denrées et sans produire aucun soulagement. Après l'amnistie prononcée le 22 mars 17 ;r7, le Régent établit deux bureaux pour la révision des taxes chez le duc de La Force, et Le Pelletier Desforts. On présume bien que toute l'affaire tomba dans l'oubli, lorsque d'Argenson, que la chambre de justice avait vivement harcelé, fut mis lui-même à la tête des finances.

[19] Lettres patentes de création du 2 mai 1716 ; règlement de la banque générale du 20 du même mois.

[20] Quelque modique que fût le fonds de cette banque, les actionnaires ne comptèrent jamais qu'environ le dixième du prix de leurs actions, savoir trois cent soixante-quinze mille livres en espèces, et un million cent vingt-cinq mille livres en billets d'état qui perdaient soixante-dix pour cent. Manuscrit sur Jean Law, in-4°, par Ledran.

[21] Arrêts du conseil du 10 avril 1717, du 12 septembre suivant et du 26 février 1718.

[22] 20 décembre 1717.

[23] Manuscrit du comte de La Marck.

[24] La compagnie d'Occident, créée par un édit du mois d'août 1717, avec un capital de cent millions, pour exploiter les terres et le commerce de la Louisiane, n'entra en activité qu'an mois de juillet de l'année suivante.

[25] Édits d'août 1717. Création d'un million deux cent mille livres de rentes viagères ; loterie indéfinie tirée tous les mois ; billets à vingt-cinq sous ; lots proportionnés à la masse de mises et payés en espèces. Ceux qui les gagnaient rapportaient une somme égale en billets d'état, dont on convertissait l'intérêt en rente viagère sur leurs têtes. Cet escamotage assez ingénieux eut du succès, et prépara le peuple à la grande ivresse du système.

[26] Si quelques-unes de ces économies étaient raisonnables, d'autres révoltaient par une exagération insensée ; il réduisait les dépenses de la marine pour 1718, à quatre millions cinq cent mille livres. Elles s'élevaient encore, en 1715, à quinze millions cent soixante-six mille livres.

[27] 28 janvier 1718. D'Aguesseau n'était point opposé à Law, comme l'ont cru quelques personnes ; mais le duc de Noailles le subjuguait. Dans les premiers temps, le Régent, le chancelier, Law et Noailles passèrent une journée dans une petite maison du faubourg Saint-Antoine qui appartenait à ce dernier. Le but de cette conférence était de s'entendre à fond sur les idées de l'Écossais. Lorsque le duc d'Antin et quelques autres seigneurs vinrent le soir souper avec eux, ils les trouvèrent tous quatre d'accord, et le Régent triomphait de cette union. Manuscrit de d'Antin.