Nous avons prouvé ailleurs que les sociétés germaniques, avant l’invasion, ne connaissaient d’autre tribut que les dons volontaires, et l’amende imposée à titre d’expiation. Ainsi, lorsque les Barbares entrèrent dans l’Empire, ils ne connaissaient l’impôt public que par ce qu’ils en avaient entendu raconter dans leurs libres forêts, et par les misères dont le spectacle s’offrit alors de tous côtés à leurs regards[1]. Quelquefois cependant ils l’avaient infligé aux nations vaincues, comme une punition et un outrage, lorsqu’ils étaient encore au-delà du Rhin ; m’ais jamais ils ne purent avoir l’idée de se l’infliger à eux-mêmes. Le tribut, au berceau des sociétés, fut toujours la marque d’une infériorité politique ou sociale[2]. L’esclave et le vaincu s’y soumettent ; l’homme libre et victorieux ne paie d’autre impôt que son sang[3]. Et pourtant l’on a mis en question si les Francs, après la conquête, prirent leur part des charges qui continuèrent de peser sur les Romains, de même qu’ils prirent une part à leurs dépouilles. Boulainvilliers avait rejeté ce soupçon comme une injure. Il soutint, avec le dédain aristocratique qui le caractérise, que l’impôt en France ne regarda jamais que les vaincus. L’abbé Dubos lui répondit, avec plus de vivacité encore[4] et tout aussi peu de vérité, que les Francs payèrent l’impôt au même titre que les Romains ; que d’ailleurs il ne connaissait en France ni vainqueurs ni vaincus ; que les Francs avaient été appelés par les Gaulois, et n’étaient entrés dans la Gaule ;qu’à titre d’amis et d’alliés : d’où il concluait que les uns et les autres eurent, dès le principe, une part égale aux charges et aux honneurs de l’État qui venait de naître de leur union. Montesquieu, à son tour, reprit la thèse du comte de Boulainvilliers ; et, non content d’affirmer comme lui que les Francs ne furent jamais soumis à l’impôt, il alla jusqu’à donner à entendre, sans toutefois oser l’affirmer, que l’impôt ne survécut pas à la chute de l’Empire, et que la Gaule mérovingienne n’eut rien à démêler avec lui[5]. La vérité, dans les questions de cette nature, n’est jamais dans l’absolu. Ici encore, comme toujours, il faut la chercher entre les deux extrêmes. Je citerai les textes. Le prêtre Salvien, de Marseille, à la vue de tant de nations barbares qui mettaient l’Empire romain en lambeaux, faisait, vers l’an 440, le tableau de ces grandes misères, et cherchait le doigt de Dieu dans ces bouleversements. Il parle, avec une admirable énergie, du fardeau accablant des impôts, et, dans son indignation, il s’écrie[6] : Où donc, et chez quels autres peuples que les Romains, trouverons-nous de pareils maux ?.... Car les Francs ne savent même pas ce que c’est qu’un tel crime. Rien de semblable chez les Vandales, rien chez les Goths. Tant s’en faut que les Barbares aient à souffrir de pareils tourments chez les Goths, que les Romains mêmes qui vivent parmi eux en sont exempts. Aussi ne forment-ils tous qu’un seul vœu, c’est de ne jamais être réduits à passer de nouveau sous le joug de Rome. Oui, toute cette plèbe romaine ne demande qu’une grâce au ciel, celle de pouvoir passer au milieu des Barbares la vie telle quelle dont elle vit. C’est pourquoi, non seulement nos frères ne songent point à passer comme transfuges de leur camp dans le nôtre ; mais ils désertent nos provinces pour se réfugier auprès d’eux. Je pourrais m’étonner, du reste, que tous les tributaires pauvres n’en fassent pas autant, si je ne connaissais point l’unique motif qui les arrête ; l’impossibilité de transporter avec eux leur petit patrimoine, leur chétive cabane et leur misérable famille. Car noua voyons le plus grand nombre abandonner leurs champs et la tente qui les abrite, pour se soustraire par la fuite à la violence des exactions. Et ailleurs[7]. Que dire maintenant de cette monstruosité, de cette inhumanité si étrangère aux Barbares, si familière aux Romains : la proscription mutuelle par de mutuelles exactions. Au moment où le prêtre de Marseille traçait ces lignes éloquentes, les Barbares qu’il admire n’étaient plus dans leurs forêts d’outre-Rhin. Ils étaient déjà en possession d’une notable partie du territoire des Gaules ; ils avaient des Romains au milieu d’eux, et toutefois ils n’avaient point d’impôts publies. Orose ne tient pas un autre langage. Les Barbares eux-mêmes n’ont pas plutôt achevé leurs conquêtes, que, prenant leurs glaives en exécration, ils se sont tournés vers les travaux des champs ; et nous les voyons aujourd’hui traiter les Romains qui restent au milieu d’eux comme des amis et comme des frères ; au point qu’il n’est pas rare de trouver chez eux des Romains qui préfèrent une pauvreté libre au milieu des Barbares, aux angoisses d’une vie tourmentée par les exactions de Rome[8]. Ainsi, les usages et les mœurs de la Germanie se sont maintenus chez les Germains, même après leur établissement dans la Gaule. Les Barbares venaient à peine de déployer leurs tentes sur le territoire de l’Empire ; ils avaient alors bien autre chose à faire que de modifier leur organisation politique d’après les idées et la politique romaines. Aussi laissèrent-ils toutes choses à peu près dans l’état où ils les trouvaient en arrivant, et ne firent guère de brèche que dans l’endroit précis où porta leur hache d’armes. Nous savons en particulier, qu’après le démembrement de l’Empire d’Occident, tous les peuples barbares qui se l’étaient partagé maintinrent le système d’impositions publiques que les Romains avaient établi avant eux. Nous l’avons prouvé pour les Francs ; pour les autres, la chose n’est pas contestée. Mais, tout en maintenant le tribut à l’égard des indigènes, les Francs s’y soumirent-ils eux-mêmes tout d’abord ? Ou bien la barrière qui, sur certains points séparait encore les deux peuples, protégea-t-elle les Barbares contre ses atteintes ? Les textes répondront. Nous lisons dans Frédégaire : Après que les Francs eurent chassé Childéric, leur roi, Ægidius, qui le remplaçait, établit sur les Francs, en qualité de lieutenant (subrogulus), Wiomadus, ami de Childéric, et imposa, par son conseil, chacun des Francs à un sou d’or. Ceux-ci y consentirent et payèrent. Wiomadus dit de nouveau à Ægidius : C’est une race intraitable que celle que tu m’as donnée à gouverner. Ils ne sont pas assez imposés. Leur orgueil les rend indociles. Ordonne qu’ils soient imposés à trois sous. Ils le furent, et les Francs s’y soumirent encore en disant : Il vaut mieux payer trois sous d’impôt, que de mener une vie si dure sous Childéric[9]. Il résulte de ce passage que, sous Childéric, les Francs n’étaient pas soumis à l’impôt. Ainsi, un texte positif vient en aide aux inductions que le simple bon sens nous avait déjà fournies ; ainsi Boulainvilliers et Montesquieu ont raison jusqu’ici. Je sais bien que Grégoire de Tours, plus rapproché des événements, ne parle que de supplices ordonnés par Ægidius, et ne dit pas un mot du tribut. Je n’hésite point à regarder son récit comme plus fidèle, et cependant je maintiens toutes les assertions que celui de Frédégaire m’a inspirées. C’est à Grégoire de Tours lui-même que je laisserai tout à l’heure le soin de les confirmer. Et ce qui prouve que l’exemption originelle des Francs ne fut point un accident, mais un principe, c’est que nous voyons que partout ailleurs les Barbares jouissent de la même franchise à l’exclusion des Romains. Ainsi les Wisigoths avaient affranchi de l’impôt les terres qui formaient leur partage, et y soumettaient celles qu’ils laissaient aux indigènes. Je n’ignore pas que l’abbé Dubos a cru prouver le contraire[10] ; mais je ne veux, pour établir mon opinion, que les textes qu’il cite pour appuyer la sienne : Que les juges et les prévôts enlèvent les tiers des Romains[11] à ceux qui s’en sont emparés, et qu’ils les leur fassent rendre sans aucun retard, afin que le fisc n’y perde rien[12]. Le fisc perdait donc la quote-part qui revenait à une propriété romaine dans l’impôt foncier, lorsque celle-ci passait entre les mains d’un Goth. Une loi célèbre de Chindesuinthe semble avoir eu pour objet de porter remède au même abus[13] : Que les curiales ou les particuliers qui sont dans l’obligation de fournir des chevaux pour le service public, ou d’acquitter quelqu’autre charge envers le trésor, ne puissent jamais aliéner leur bien ni par vente, ni par donation, ni par échange. Et cependant, s’il arrive qu’ils se soient dépouillés de tous leurs biens en faveur d’un autre, volontairement ou par nécessité, par vente ou par donation ; celui qui en est nanti se chargera de payer le cens de celui dont il l’aura reçu, et le rôle des contributions portera à son article toute la somme que l’autre payait auparavant. S’il n’en a reçu que lu moitié, ou une part quelconque des esclaves, des villæ, des vignobles et des maisons, il sera débiteur envers le trésor à proportion de ce qu’il aura reçu. L’exemple des Vandales est peut-être encore plus concluant. Je lis dans Procope[14] : S’il se trouvait en Afrique ou une terre fertile ou quelqu’autre chose digne d’envie, Genseric partageait le tout entre ses fils. Il enleva de même les meilleures terres de l’Afrique à leurs légitimes possesseurs pour les distribuer aux Vandales. Ce sont celles que l’on appelle encore aujourd’hui terres des Vandales, et elles sont restées longtemps exemptes de toute charge publique entre les mains de leurs nouveaux maîtres ; car Genséric les déclara exemptes à perpétuité de tout impôt ou tribut. Et même si quelqu’un croyait n’avoir pas reçu une bonne terre en partage, il pouvait la rendre aux anciens propriétaires, et recevoir l’équivalent du domaine public. L’exemple des Ostrogoths, qui payaient l’impôt comme les Romains, ne saurait être un embarras pour personne, quoique l’abbé Dubos s’en prévale ; et il suffira toujours, pour réduire son argumentation à néant, de lui répéter ces paroles de Montesquieu[15] : Je ferai voir quelque jour, dans
un ouvrage particulier, que le plan de la monarchie des Ostrogoths était
entièrement différent du plan de celles qui furent fondées en ce temps-là par
les autres peuples barbares ; et que, bien loin qu’on puisse dire qu’une
chose existait chez les Francs parce qu’elle
était en usage chez les Ostrogoths, on a au contraire un sujet de penser
qu’une chose qui se pratiquait chez les Ostrogoths ne se pratiquait pas chez
les Francs. Aussi persistons-nous à dire que dans le principe, les Francs étaient exempts de tout impôt. Mais il arriva un moment où il devint indispensable de le faire remonter jusqu’à eux. Il était impossible qu’il s’arrêtât longtemps devant leurs privilèges ; car indépendamment de toute nécessité politique, l’action lente et graduelle du temps devait, peu à peu en effacer le souvenir. Chaque jour passé au milieu des Gaulois emportait quelque chose du prestige qui protégeait encore les Barbares, et tendait à les placer sous le même niveau. Déjà la barrière qui avait d’abord si nettement séparé les deux races, avait cédé sur plus d’un point, et allait tomber après quelques générations, avec les préjugés qui l’avaient élevée[16]. L’intérêt des rois d’ailleurs était de hâter une confusion qui devait profiter à leur pouvoir, afin d’étendre sur les uns, à la faveur de cette confusion, un joug que les autres étaient forcés de subir comme une conséquence naturelle de leur infériorité politique. Mais indépendamment de cette raison toute politique, il en existait une autre toute sociale qui se rattache à la révolution importante que la propriété territoriale subissait alors dans la Gaule, et qui a exercé une influence décisive sur le sort de la dynastie. J’ai essayé ailleurs d’en expliquer les causes[17] ; la pensée de soumettre les Francs à l’impôt qui pesait déjà sur les Romains fut une de ses conséquences les plus mémorables. C’est sous la date de 548, à la mort du roi Théodebert, que Grégoire de Tours trouve pour la première fois occasion d’en parler[18]. Après tout cela, le roi
Théodebert tomba malade. Les médecins se donnèrent beaucoup de peine pour le
guérir ; mais leurs soins furent inutiles, parce que Dieu avait déjà résolu
de l’appeler à lui. C’est pourquoi, après avoir langui très longtemps, il
finit par succomber et rendit le dernier soupir. Mais les Francs, qui avaient
conçu une haine violente contre Parthenius, parce qu’il les avait soumis
au tribut sous le règne du feu roi, se mirent à le persécuter. Parthenius
se voyant en danger de mort, s’enfuit de la ville et supplia humblement deux
des évêques de le conduire jusqu’à Trèves, et d’appaiser par leurs
exhortations le soulèvement du peuple en fureur. Or, il arriva, pendant
qu’ils s’y rendaient, qu’une nuit Parthenius étant couché jeta un grand cri durant
son sommeil, puis on l’entendit dire : Hélas ! hélas ! venez à mon secours,
car je me meurs. Ses compagnons, réveillés par ses cris, lui demandèrent ce
qu’il avait : C’est mon ami Ausanius, répondit-il, et ma femme
Papianilla que j’ai fait mourir autrefois, et qui m’appellent en jugement.
Viens, me disent-ils, viens répondre devant Dieu, car nous te citons à son
tribunal. En effet, quelques années auparavant, dans un accès de jalousie,
il avait injustement tué sa femme et son ami. Cependant les évêques étant
arrivés à Trèves, et désespérant de résister aux violences du peuple qui
frémissait autour d’eux, résolurent de le cacher dans l’église, en le plaçant
dans un bahut et en le recouvrant des vêtements qui servaient à l’usage du
culte. Le peuple s’y précipita, fouilla dans tous les recoins, et n’y ayant
rien trouvé, il se préparait à sortir en grinçant les dents. Mais quelqu’un
se ravisant : Voici, s’écria-t-il, un bahut dans lequel nous n’avons pas
fouillé. Les gardiens répondirent qu’il n’y avait autre chose que des
ornements d’église. La foule demanda la clé, et ajouta : Si vous ne
l’ouvrez immédiatement, nous allons te mettre en pièces. Le bahut fut
ouvert, le linge fut enlevé, et on trouva le malheureux. Le peuple battit des
mains et s’écria : C’est Dieu qui a livré notre ennemi entre nos mains.
Alors on l’accabla de coups, on le couvrit de crachats, on lui lia les mains
derrière le dos, on l’attacha enfin lui-même à un pilier et on le lapida. Cette violence me persuade, mieux encore que le silence de l’historien pour les temps antérieurs, que ce fut là la première tentative et le premier châtiment. Il s’agissait pour les Francs de repousser à tout prix une première attaque, et d’étouffer ce pernicieux exemple avec son auteur. Presqu’à la même époque (584), nous voyons les mêmes tentatives et les mêmes résistances se produire en Neustrie. La reine Frédégonde[19] avait alors auprès d’elle le juge Audon, qui avait été de moitié avec elle dans plusieurs méchantes actions pendant la vie du roi Chilpéric ; car ce fut lui qui, de concert avec le préfet Mummolus, soumit au tribut public plusieurs d’entre les Francs qui n’y étaient pas soumis du temps de Childebert le vieux. Après la mort du roi il fut, dépouillé et ruiné par eux, de sorte qu’il ne lui resta que ce qu’il put emporter sur lui ; car ils mirent le feu à ses maisons, et ils lui auraient arraché la vie elle-même s’il ne s’était réfugié dans l’église avec la reine. Ainsi, du temps de Childebert l’ancien, un grand nombre de Francs (multos de Francis) étaient encore exempts de tout impôt : c’est ce qui résulte incontestablement de ce passage. Et pourtant il donne lieu à une double supposition. Faut-il croire que tous les Francs étaient, dans le principe, et par le fait même de leur qualité de Francs, exempts du tribut, et que le juge Audon avait méconnu leur privilège en les y soumettant ? Ou bien l’exemption était-elle particulière à une classe déterminée de Francs qui, nonobstant cette exemption, se trouva atteinte, comme toutes les autres, par les mesures fiscales du ministre de Frédégonde ? Il est fort difficile de répondre à cette question.
Commençons par rappeler que sous l’Empire tous les soldats, du moment où ils
entraient sous les drapeaux, obtenaient de droit l’immunité pour eux-mêmes[20], et que la même
faveur s’étendait progressivement à leur femme, après cinq ans de service
dans les troupes chargées de la garde des fleuves qui protégeaient l’Empire, (riparienses[21]) ; à leur femme, à leur père et à leur mère,
après un service d’égale durée dans celles qui portaient le nom de comitatenses, parce qu’elles étaient censées faire
partie de la garde (comitatus) de l’empereur[22]. Tous les
vétérans indistinctement, à quelque corps qu’ils eussent appartenu,
jouissaient du même privilège[23]. Les
auxiliaires, c’est-à-dire les Barbares
enrôlés au service de l’Empire, n’en étaient pas exclus[24]. On voudra bien
remarquer que les fonds de terre distribués aux vétérans dans les provinces,
et aux soldats limitanei, sur les
frontières, appartenaient tous à la res privata,
ou plus souvent encore aux sacræ largitiones,
puisqu’ils provenaient des confiscations, des déshérences, des terres
vacantes[25]
et enfin de celles qui étaient spécialement affectées à l’entretien des milites limitanei, sous le nom de terræ limitaneæ[26]. Or, la res privata[27], et toutes les
concessions de terres émanées des sacræ
largitiones[28], étaient
exemptes de l’impôt ordinaire. De plus, une loi de Constantin[29] avait assimilé
au peculium castrense tout ce que les Palatini avaient acquis pendant qu’ils étaient
en exercice, soit avec le produit de leurs épargnes, soit par la libéralité
du prince. Ils participaient, à ce titre, à toutes les immunités dont
jouissaient les soldats présents au drapeau et les vétérans, et notamment à
la plus importante de toutes, celle de l’impôt territorial ou canonique. Or, il y avait bien peu de Francs
dans la Gaule qui ne fussent pas compris dans l’une de ces catégories. Ou ils
servaient encore sous la bannière de leurs rois, et ils jouissaient alors de
l’immunité à un double titre ; comme membres de la nation conquérante, et
c’était là le privilège germanique ; et aussi comme enrôlés dans la milice,
et c’était là le privilège que les lois impériales leur avaient déjà assurés,
lorsqu’ils servaient l’Empire en qualité d’auxiliaires[30]. Ou bien ils
faisaient partie de la domesticité du
prince, de la milice palatine, et ils
étaient encore immunes, et pour leurs propres, puisqu’ils étaient assimilés aux
soldats de la milice armée ; et pour leurs bénéfices,
puisque le bénéfice était immunis,
soit qu’on le considère dans son origine romaine ou dans sa source
germanique. Nous sommes donc fondés à conclure que presque tous les Francs,
pour ne pas dire tous, étaient en possession de l’immunité,
soit que l’on n’ait égard qu’aux droits qui dérivaient de leur qualité de
conquérants et de Germains, soit qu’on envisage les précédents établis par la
législation impériale en faveur des auxiliaires recrutés parmi les Barbares.
Pour ce qui est de la préférence à accorder à l’une ou à l’autre de ces deux
suppositions, nous avouons que l’immunité
romaine nous parait avoir été la source et la première origine de celle dont
les Francs se trouvaient en possession lorsque Clovis monta sur le trône, et
qu’ensuite le privilège de là victoire sera venu se joindre à cette influence
pour en assurer de plus en plus les résultats. En résumé l’exemption que les Francs opposaient aux exigences du fisc des Mérovingiens se rattachait incontestablement, par un côté du moins, à celles dont ils avaient joui sous les empereurs, et peut-être pourrions-nous encore expliquer de la même manière la tentative dont ils se vengèrent si cruellement sur Parthenius et sur le juge Audon. Nous venons de voir que les bénéfices, sous les Romains, étaient exempts de l’impôt ordinaire. Mais dans les besoins pressants de l’État, et lorsque le prince croyait devoir recourir à une superindiction pour y faire face, le privilège disparaissait momentanément devant les nécessités du trésor, et on les taxait en raison directe du nombre d’années qui s’étaient écoulées depuis la concession. La loi d’Honorius et de Théodose le Jeune, que nous citons au bas de la page, en fournit à la fois la preuve et l’explication[31]. Il est à croire que quelque nécessité de cette nature aura aussi forcé les rois Chilpéric et Théodebert à soumettre les terres des Francs à l’impôt. Mais la tentative fut désastreuse ; car ce fut là ce qui mit aux prises les Mérovingiens et leurs leudes, et donna le signal de cette guerre implacable qui ne doit finir désormais que par le renversement de la dynastie. |
[1] Verba Arminii ad Cheruscos, ap. Tacite, Annal., I, 59.
[2] Stipendium capere, jure belli, quod victores victis imponere consuerunt, dit Arioviste à César, Comment., I, 44. — Tacite, Germania, 43.
[3] C’est ainsi que, chez les Perses, la tribu dominante, celle qui avait vaincu et soumis toutes les autres, était affranchie de tout impôt. (Hérodote, III, 91.)
[4] C’est à Boulainvilliers que s’adresse ce mot si dur : Certes, cette lettre n’est pas d’un prince qui ait réduit en une espèce de servitude les habitants des provinces des Gaules, ainsi qu’il a plu à des quarts de sçavants de l’écrire. — (V. Monarchie française, t. 2, p. 214.)
[5] Esprit des Lois, XXX, 12 : Des peuples simples, pauvres, libres, guerriers, pasteurs, qui vivaient sans industrie, et ne tenaient à leurs terres que par des cases de jonc, suivaient des chefs pour faire du butin, et non pas pour payer ou pour lever des tributs. L’art de la maltôte est toujours inventé après coup, set lorsque les hommes commencent à jouir de la félicité des autres arts.
[6] Salvien, de Gubernat. Dei. — Paris, 1684, p. 108.
[7] Salvien, de Gubernat. Dei., V, c. 4.
[8] Orose, Histor., VII, 41.
[9] Frédégaire, Chron., XI.
[10] Établissement de la Monarchie française, t. 2, p. 578 de l’édition in-4°.
[11] C’est encore dans ce sens qu’il faut entendre et expliquer la loi II du tit. I, liv. X, que Dubos n’a pas comprise davantage, et qu’il invoque à tort à l’appui de son système.
[12] Lex Wisigoth., lib. X, t. 1, l. 18. Dubos a soin de faire ici un contresens, et traduit : A condition toutefois que les Romains ainsi réintégrés paieront au fisc les mêmes redevances que payaient les Wisigoths qu’on aurait dépouillés.
[13] Lex Wisigoth., lib. V, tit. 4, l. 19.
[14] Procope, de Bell. Vand.
[15] Esprit des Lois, XXX, 12 : — Nous n’adoptons pas toute la pensée de Montesquieu à cet égard, et nous ne croyons pas que, de ce qu’une chose existait chez les Ostrogoths, il faille en conclure qu’elle n’existait pas chez les Francs. Mais enfin, dans le cas particulier qui nous occupe, la différence est formelle.
[16] Je veux parler de la différence des lois. Il est peut-être vrai de dire que, dans le principe, il ne fut pas loisible à chacun de suivre la loi qu’il voulait (quoiqu’il y ait à notre avis beaucoup à dire sur cela) mais il est certain dans tous les cas que, dès la seconde race, chacun avait la liberté du choix. — Capitul., passim.
[17] Voir plus haut, chap. VI, sub fin.
[18] Greg. Turon, Histor., III, 30.
[19] Greg. Turon., Histor., VII, 15.
[20] Cod. Theod., VII, tit. 13, lib. 6.
[21] Cod. Theod., VII, tit. 13, liv. 7.
[22] Cod. Theod., VII, tit. 13, liv. 7.
[23] VII, Cod. Theod., XX, 8.
[24] Cod. Theod., VII, tit. 13, liv. 7.
[25] XI, Cod. Theod., de conlation. donat., tit.20. — X, tit. 10, de petitionibus et ultrodatis, et delatoribus. — VII, tit. 20, de veteranis, 11.
[26] VII, Cod. Theod., tit. 14, de terris limitaneis.
[27] XI, Cod. Theod., I, 1 : Praeter privatas res nostras.... C’est une loi de Constantin. — Il semblerait, d’après une loi postérieure de Gratien, Valentinien II et Théodose (382), que la législation ait été changée en ce point (XI, Cod. Theod., XVI, 13) : induction confirmée par une autre loi des mêmes empereurs (XI, Cod. Theod., XIII, 1) ; mais une autre loi de Théodose le Jeune et de Valentinien III, sous la date de 431, rendit l’immunité à la res privata (XI, Cod, Theod., I, 36).
[28] XI, Cod. Theod., XX, 4.
[29] VI, Cod. Theod., XXXV, 15.
[30] Nous pouvons en juger par l’exemple des Wisigoths, qui avaient reçu la Narbonnaise au même titre ; et Jornandès emploie, en parlant de cette concession, l’expression consacrée de donatio.
[31] XI, Cod. Theod., XX, 4.