Nous l’avons vu, tes anciens usages de la nation, les seules lois qu’elle connût, avaient déterminé d’avance les relations du chef et du guerrier. Nul pouvoir s’il n’était consenti, nulle obéissance si elle n’était volontaire. Des chevaux, des armes, accordés par le prince à la valeur du soldat, quelques mesures de blé, ou une riche dépouille prélevée sur le butin et offerte en don au roi de la tribu ; tels étaient les droits et les devoirs de cette société dans l’enfance. Il n’existait chez les nations transrhénanes aucun pouvoir assez étendu pour éprouver le besoin de ces ressources régulières et permanentes dont l’administration impériale s’était entourée, ni assez fort pour imposer de tels sacrifices à des égaux. Le guerrier germain ne devait à sa patrie que son sang dans les batailles, et au chef dont il suivait la bannière, qu’un dévouement proportionné aux bienfaits qu’il en avait reçus. Mais cette heureuse enfance d’une société qui s’ignorait encore ne pouvait durer qu’aussi longtemps qu’elle aurait pour abri les profondes forêts de la Germanie, et elle était condamnée à périr à son tour sur cette vieille terre romaine, où tant de nationalités différentes avaient déjà péri. Les institutions germaniques, qui consacraient l’indépendance fière et dédaigneuse du guerrier entouré de sa clientèle, devaient naturellement se trouver aux prises avec la tendance contraire qui portait les rois vers les principes et les maximes du gouvernement impérial. Il était facile de prévoir que ces derniers seraient tentés un jour d’appliquer à leurs anciens compagnons d’armes le système qu’ils avaient trouvé établi dans la Gaule, et qui avait continué de la régir sous leur administration. La liberté germanique était pour eux un obstacle et une menace ; ils devaient essayer de la faire fléchir, en faisant tomber une à une toutes les barrières qui la protégeaient. Cette aristocratie turbulente et factieuse se trouvait dans chaque circonstance, après comme avant la conquête, en opposition d’intérêts et de vues avec les intérêts et les prétentions de la royauté. Aussi longtemps que leurs luttes n’ont eu pour théâtre et pour témoins que les forêts de la Germanie, l’histoire a pu les ignorer ou les passer sous silence ; mais après l’invasion, et au milieu de ce premier travail d’organisation qui la suivit, elles ont acquis une importance qui ne permet pas de les négliger. Les Francs ne subirent point aussi promptement que leurs rois l’influence énervante des idées romaines et du nouveau climat qu’ils habitaient. On remarque dans leur histoire une turbulence, un besoin d’activité qui s’accordent assez mal avec la fainéantise de leurs princes. Aussi, l’invasion semble-t-elle, pendant tout un siècle, rester errante sur le sol de la Gaule et s’y fixer avec peine. Tantôt c’est une guerre de Thuringe ou de Bourgogne ; tantôt une lointaine expédition par delà les Alpes ou les Pyrénées. Cette terre romaine si riante et si belle, avec ses vignes pendantes et ses champs cultivés, les Barbares semblent la dédaigner depuis qu’ils en sont les maîtres, et qu’ils peuvent la fouler à loisir. Ils regrettent parfois, au milieu des richesses et des voluptés de la Gaule, la vie sauvage des forêts d’outre-Rhin, avec ses vives émotions et ses plaisirs enivrants. Ils tâchent au moins d’en reproduire incessamment l’image, en perpétuant les maux de la conquête par leurs pillages et leurs dévastions dans la Gaule. Sur le prétexte le plus frivole, ils ravagent toute une province[1]. Quand ils repassent les eaux du Rhin, c’est pour semer l’effroi chez toutes les nations transrhénanes, depuis la Baltique jusqu’au Danube. Lorsqu’ils franchissent les Alpes, ils partent dans l’intention de pénétrer jusqu’au Bosphore, et s’arrêtent désespérés dans la Calabre[2]. Le Christianisme, qui pouvait seul dompter cette barbarie en la fixant, luttait péniblement contre elle, et était obligé de recommencer tous les jours ses premières victoires. Ses progrès, d’abord si rapides, devenaient de plus en plus lents à mesure qu’il avançait vers le nord. C’est là que l’invasion, partout ailleurs mobile et passagère, s’était arrêtée à demeure, et la barbarie germanique s’y présentait en quelque sorte par couches plus profondes. A peine si quelques milliers de Francs avaient consenti à recevoir le baptême avec Clovis ; le reste avait protesté en quittant ses drapeaux pour se retirer vers le Rhin[3]. Ainsi le paganisme continua longtemps encore d’être la religion du grand nombre. Cent cinquante ans plus tard, la légende nous montre les Barbares à Sens, à Luxeuil, à Metz, à Cambrai, à Térouanne, en Auvergne, dans toutes les provinces de la Gaule, rassemblés en tumulte autour de leurs informes divinités, et se gorgeant à plaisir en leur honneur de viande, de bière et de vin[4]. D’ailleurs, le principe aristocratique, qui formait la base de la société franque au-delà du Rhin, semblait avoir gagné plus que la royauté elle-même, au changement apporté par la conquête dans leurs communes destinées. On conne le système des Germains sur la propriété. Toutes les terres appartenaient à la communauté qui, chaque année, en faisait la répartition entre tous les membres qui la composaient, en raison des besoins de leurs familles et de leur dignité personnelle[5]. La terre, dans cette enfance des sociétés, est vile encore et de nulle valeur ; car elle n’a pas encore été sanctifiée et consacrée par les sueurs et le travail de l’homme. Dans un tel état de choses, l’aristocratie ne pouvait prendre racine dans le sol ; et elle resta mobile comme la terre qui devait un jour en devenir la base. L’aristocratie, de quelque côté qu’on l’envisage, a besoin, pour durer, de reposer sur la propriété territoriale. L’illustration héréditaire est une base trop fragile pour. un tel édifice. L’humanité, déjà si inégale dans une seule vie, l’est bien davantage si on la considère dans une longue série d’existences. Cette force mystérieuse, qui fait la supériorité des grands hommes, s’évanouit presque toujours avec eux ; ou si parfois elle leur survit, on la voit s’altérer de plus en plus à mesure qu’elle descend, et venir enfin s’éteindre misérablement dans un Arrhidée. Il faut donc qu’elle trouve à s’appuyer au dehors sur quelque chose qui soutienne ses défaillances, qui la relève à chaque rechute, et qui puisse toujours, lorsqu’elle s’éclipse, suppléer en quelque manière à son absence. La propriété foncière possède au plus haut degré cet avantage. C’est sur elle que toutes les sociétés se sont assises au sortir de leur berceau ; c’est par elle que quelques-unes ont cru follement se donner une durée éternelle. Il est de l’essence de toute situation violente d’amener une crise qui se termine promptement par un coup d’éclat, ou qui en se prolongeant opère à petit bruit un déplacement général de tous les intérêts sociaux, et aboutisse à une combinaison nouvelle que personne n’avait prévue ou désirée. Mais aucun de ces grands changements, quelle que soit d’ailleurs sa portée ou son caractère, ne saurait avoir lieu qu’il ne réagisse tôt ou tard sur la propriété ; la propriété étant par sa nature la base même de tout ordre social, et le plus grand des intérêts humains en dehors du domaine du cœur et de l’intelligence. Ainsi, dans la Rome primitive, la propriété foncière était le fondement des institutions civiles et politiques ; et la Rome impériale, malgré le prodigieux désordre que tant de révolutions y avaient introduit, n’en avait point cherché un autre. C’est sur la propriété que repose en définitive ce merveilleux édifice de la jurisprudence romaine, depuis les Douze Tables jusqu’au Code ; c’est à la définir, à la classer, à en régler la transmission, qu’elle a consacré ses plus grands efforts. Et lorsque plus tard, sous la double influence de la philosophie stoïque et de la foi chrétienne, elle parait plus particulièrement occupée des personnes, elle ne les considère encore, dans la réalité, que sous le point de vue de leurs rapports avec les choses. Mais les Barbares avaient sur ce point des idées bien différentes. C’est la personnalité qui a surtout préoccupé leurs différents législateurs. La terre trouve à peine une place dans leurs institutions, aussi longtemps qu’ils ne sont point eux-mêmes placés sous l’influence des idées romaines. Ils la traitent avec dédain, et laissent à leurs vieillards et à leurs femmes le soin de la féconder par leurs sueurs. Après une première moisson, ils la quittent, et pour ne plus y revenir. Ils l’abandonnent sans regret à un autre qui la quittera avec la même indifférence ; et le sol qui, dans une civilisation plus avancée, finira par conquérir sur l’homme un sorte d’empire, en le fixant comme malgré lui sur son héritage, n’est guère encore à cette époque qu’un lieu de campement pour les tribus errantes du désert. Mais la conquête opéra dans les habitudes des Barbares une révolution analogue à celle que tant de nouveaux spectacles avaient déjà faite dans leurs idées. La terre nouvelle qui se déployait sous leurs yeux avec sa riche parure de vignes et de moissons, ressemblait bien peu à cette autre terre inculte et dépouillée qu’ils avaient laissée derrière eut. lis résolurent de s’y fixer avec leur famille et leur bétail ; et ainsi ces longues migrations qui avaient commencé au fond de, l’Asie, s’arrêtèrent enfin au milieu des vignes et des orangers de l’Italie ou de la Gaule. Mais dans l’Empire, la loi romaine avait classé, fixé, immobilisé toutes choses, et surtout la propriété. Les nombreux changements introduits dans le droit primitif de la caste patricienne s’étaient arrêtés à cette limite. Les fundi immobiles du vieux patriciat, en devenant matière de commerce et d’échanges comme les valeurs immobilières, n’avaient perdu, dans cette révolution, aucun des caractères qui les rendaient inviolables. Or les Barbares, en devenant pour la première fois et dans la véritable acception de ce mot, que leur langue a été obligée d’emprunter à la langue latine, propriétaires dans l’Empire, prirent la propriété romaine avec toutes ses conditions d’existence, et n’en créèrent de nouvelles que pour les bénéfices. Ainsi l’aristocratie germanique, jusqu’alors mobile au gré des accidents ou des caprices de la vie barbare, s’y fixa avec elle, et acquit en quelque sorte la consistance et la perpétuité même de la propriété foncière qui lui servait de base. Son influence, d’ailleurs, après comme avant la conquête, resta sans limites, comme le droit d’association sur lequel elle reposait. Cette institution remarquable, qui entourait le prince d’une élite nombreuse de guerriers fidèles et dévoués, profitait à tous ceux qui avaient quelque importance. Dans la Gaule comme dans la Germanie, l’étendue de ce patronage militaire que chaque noble franc exerçait autour de lui, se mesurait sur sa valeur, sa réputation, sa fortune, et n’avait point d’autres limites[6]. Dans la Germanie, les inconvénients attachés à ce droit de patronage s’étaient réduits à quelques factions qui se dissipaient avec autant de facilité qu’elles s’étaient formées. Mais, dans la Gaule, l’institution germanique dut fatalement subir l’influence de l’état social au milieu duquel dite se trouvait transplantée, et produisit tout à coup des résultats inattendus. Le fait immense de la propriété héréditaire, introduit par la conquête dans le droit barbare, avait réagi sur toute l’organisation politique des Germains, et les conduisait, par voie de conséquence, à d’étranges nouveautés. Le Franc, lié, attaché à la terre par le droit de propriété, finit par s’identifier avec elle ; et en devint en quelque sorte inséparable. Sa terre, si je puis m’exprimer ainsi, le suivit forcément dans toutes les transactions de la vie civile, dans tous les exercices de la vie politique ; et lorsqu’il vint, comme autrefois en Germanie, se recommander à quelque puissant personnage, il plaçait ordinairement, par un seul et -même acte, la terre et l’homme sous sa protection. Or, ces sortes de transactions entre le puissant et le faible tendaient à se multiplier indéfiniment, à mesure que la société devenait plus violente ; et les nécessités de chaque jour venant ainsi en aide aux coutumes et aux traditions nationales, le fait primitif de l’association des guerriers et du chef, qui, dans la constitution des germains d’outre-Rhin était un cas prévu, et accepté, entraîna dans la Gaule une révolution territoriale que personne n’avait soupçonnée, et tendit incessamment à renverser l’équilibre, en déplaçant le pouvoir. Les guerres civiles qui suivirent la conquête, et qui en perpétuaient les misères, exposaient chaque jour les habitants des provinces à de nouveaux ravages. C’est ainsi que l’invasion des Barbares, qui avait renversé l’Empire, continuait de le fouler après sa chute ; et l’on vit se reproduire, sous les gouvernements qui lui avaient succédé, tous les symptômes qui avaient autrefois présagé sa ruine. C’était la même dureté et la même impuissance dans l’administration ; le même désordre et la même anarchie ; les mêmes fléaux, les mêmes misères, et bientôt le même désespoir. Le malheureux qui ne pouvait plus suffire à sa propre défense allait, Comme jadis le possesseur dans les dernières années de l’Empire, se livrer, lui et sa terre, entre les mains de quelque puissant seigneur qui s’en chargeait[7]. Il devenait dès ce moment son homme, son vassal, et cessait de faire partie de la grande association nationale à laquelle il avait appartenu jusqu’alors, pour entrer dans celle qui gravitait déjà dans quelque coin de la Gaule autour du maître qu’il s’était donné. Ainsi la monarchie mérovingienne, encore à son berceau, se morcelait déjà comme l’Empire décrépit qu’elle avait remplacé. Ces petites sociétés, qui germaient instantanément dans chacun de ses débris, se multipliaient à chaque secousse et s’étendaient de proche en proche. Dès cette époque, chacune d’elles agissait dans sa sphère avec la plénitude des attributions dont se composa plus tard la suzeraineté féodale, et entraînait dans son tourbillon tout le cortége de terres dépendantes qui se rangeait autour d’elle[8]. Ce fait, à force de se répéter, devint une institution, et l’on rédigea tout exprès une formule juridique pour le consacrer[9]. L’impulsion était si forte, qu’après avoir traversé la propriété foncière, elle la dépassa ; et l’homme libre, qui n’avait point de terre à donner, prenait le parti de se vendre[10]. Tout le territoire conquis tendit ainsi à se concentrer entre les mains des hommes de la conquête, et tous les hommes libres autour de ces vastes possessions territoriales, où leur patrimoine et leur indépendance étaient venus se perdre en même temps. Il était impossible que d’une telle situation ne sortit point, tôt ou tard, une crise politique. Le mal intérieur qui avait miné l’Empire s’était communiqué comme par contagion aux sociétés barbares, et l’isolement du pouvoir le menaçait d’une nouvelle chute. La centralisation monstrueuse qui avait rattaché autrefois à la roche du Capitole les trois continents de l’ancien monde, s’était brisée au choc des nations barbares et sous les coups d’une administration meurtrière. La centralisation partielle que les Mérovingiens, après le démembrement de l’Empire, essayèrent de maintenir dans la Gaule, se trouva en moins d’un siècle aux prises avec les mêmes difficultés, et menaça ruine de toutes parts. Il était temps d’arrêter l’avenir sur cette pente ; et quelque idée qu’on veuille se faire de l’imprévoyance tant décriée des rois mérovingiens, leur exemple, comme beaucoup d’autres, prouve que l’intérêt est toujours assez clairvoyant. Ils s’aperçurent de bonne heure que la société leur échappait à petit bruit, et que leur autorité, à laquelle ils croyaient avoir donné l’indestructible base de la législation impériale, ne portait que sur un abîme. Je ne sais jusqu’à quel point il est vrai de dire, avec Vély et Anquetil, qu’ils s’endormirent sur le trône ; mais je me persuade que, dans tous les cas, ce sommeil ne fut point de longue durée, car nous les voyons protester énergiquement contre la tendance qui commence à prévaloir, et faire de continuels efforts pour ramener à eux le pouvoir qui s’éloigne. C’est là, si je ne m’abuse, un côté de la question que l’on a généralement négligé. Nous croyons donc utile de nous y arrêter. Les Lois Salique et Ripuaire sont à la fois le premier, résultat de cette politique, et les premiers monuments qui la constatent. Je sais que la codification des lois barbares ne fut souvent, comme de nos jours, qu’une transaction entre des intérêts opposés, et quelquefois une concession du prince à des intérêts menacés qui imposent des conditions et réclament des garanties. Ainsi, Gondebaud accorda à ses sujets gallo-romains des lois plus douces, selon l’expression de Grégoire de Tours[11], pour tâcher de leur faire oublier qu’il était mien, et qu’il avait commencé par persécuter leur croyance. Ainsi Alaric obéissait aux mêmes nécessités et aux mêmes craintes, lorsqu’il disait dans le commonitorium placé en tête de son Bréviaire : Ce qui paraissait injuste dans les lois de nos prédécesseurs, nous l’avons réformé après une plus mûre délibération...., en présence des prélats et des nobles hommes. Mais les rois francs, qui se trouvaient placés dans d’autres conditions, agirent aussi par des motifs tout contraires ; et l’on peut affirmer que la codification des coutumes nationales, loin de diminuer leur pouvoir, en recula considérablement les limites et en facilita l’exercice. Déjà un illustre professeur a remarqué[12] que l’impulsion dut naturellement partir de leur main, et qu’ils se placèrent en effet à la tête de la réforme, par le double motif que l’ordre ne s’établit jamais qu’au profit du pouvoir, et que le besoin d’une répression juridique se fait surtout sentir à ceux qui sont chargés de le faire respecter. On sait que la Loi des Ripuaires n’a pas subi moins de quatre modifications différentes, depuis Thierry jusqu’à Dagobert[13] ; et celle des Francs Saliens, comparativement beaucoup plus originale, a été elle-même remaniée une fois au moins par Clovis depuis sa conversion. Or, il est remarquable que celle des deux qui a été remaniée le plus souvent est précisément celle qui fait la part la plue belle à la prérogative du roi : de telle sorte qu’il est facile de mesurer toute la distance qu’elle a parcourue depuis la fin du Ve jusqu’au milieu du VIIe siècle[14]. Si nous avions entre les mains le texte primitif de la Loi Salique, tel qu’il existait chez les Francs avant que l’esprit du Christianisme en eût modifié le caractère et changé les dispositions, il n’est pas permis de douter que les différences ne panassent bien plus considérables encore. Mais ces altérations de l’ancien droit germanique, quelle que soit leur importance, ne sont rien eu comparaison de celles qu’y apportaient les innovations presque journalières dont les circonstances révélaient à besoin, et que le roi s’était réservé la faculté de décréter par ordonnances. C’est surtout dans les edicta, les pacta et les decretiones des rois mérovingiens qu’il faut aller chercher l’esprit de leur gouvernement et les nécessités de leur position. Ces précieux monuments de l’administration mérovingienne sont malheureusement peu nombreux ; ils suffisent pour nous montrer combien les actes du pouvoir étaient en désaccord avec l’esprit et le texte de la constitution, et combien le fait tendait chaque jour à s’écarter du droit, à mesure que la société elle-même faisait effort pour échapper à la barbarie et aux vices mêmes de sa constitution. Et de même que nous pouvons étudier dans chacune des ordonnances de saint Louis ou de Philippe-le-Bel les progrès de l’esprit nouveau dont le souffle emportait déjà là monarchie féodale des premiers Capétiens vers la monarchie despotique de Richelieu et de Louis XIV ; de même aussi il est facile d’entrevoir, dans ces monuments informes de la politique des Mérovingiens, la pensée civilisatrice qui, ne trouvant plus un appui suffisant dans la loi écrite, improvise chaque jour une nouvelle loi pour remédier à un nouveau désordre, ou pour combattre un ancien abus[15]. Childebert, roi des Francs, homme illustre. Comme nous nous sommes réunis, au nom de Dieu, dans les Calendes de Mars, avec nos leudes, pour traiter ensemble de nos affaires, savoir faisons à tous et à chacun, 1. Que, ..... etc. 4. Nous sommes convenus
pareillement, aux Calendes de Mars, que quiconque aura l’audace de se rendre
coupable de rapt (puisqu’enfin
un crime si impie est devenu si fréquent)
soit condamné à perdre la vie, et qu’aucun de nos fidèles ne vienne
intercéder pour lui, mais que chacun se hâte
de courir sus à l’ennemi de Dieu. Si quelqu’un était si osé que de mépriser
notre édit, que le juge du pagus où le rapt aura été commis rassemble
des troupes tue le ravisseur, et abandonne le cadavre sur la voie publique. 5. Pour ce qui est des homicides, nous ordonnons que quiconque aura la témérité de tuer un autre sans motif, soit lui-même mis à mort sans rémission ; qu’il ne soit admis ni à se racheter, ni à composer... ; car il est juste que celui qui sait tuer apprenne à mourir. 7. Quant aux voleurs et malfaiteurs, lorsque cinq ou sept hommes d’une réputation intacte affirmeront sous la foi du serment, et sans y être poussés par un sentiment d’inimitié personnelle, qu’un autre est coupable, nous ordonnons que qui a volé contre la loi meure sans être protégé par la loi. Que si un juge était convaincu d’avoir relâché un voleur, qu’il perde lui-même la vie, et que l’ordre soit maintenu parmi le peuple par tous les moyens. 8. Pareillement il a été arrêté à Cologne, aux Calendes de Mars, et nous avons fait bannir en conséquence, que dès qu’un vol sera parvenu à la connaissance du juge, il se rende incontinent à la maison du malfaiteur et lui fasse mettre les fers ; de telle sorte que si c’est un Franc, il soit conduit en notre présence, et s’il est d’un rang inférieur, il soit pendu sur place. 9. Si quelqu’un refuse de prêter main-forte au centenier ou à tout autre juge contre un malfaiteur, qu’il soit condamné à soixante sols d’amende. 14. Pareillement en ce qui concerne le jour du seigneur, si un homme libre ose se livrer dans ce saint jour à aucune œuvre servile, sauf la préparation des aliments ; si c’est un Salien, il nous a plu d’ordonner qu’il paiera quinze sols ; si c’est un Romain, sept sols et demi ; un esclave[16] paiera trois sols, ou bien son dos paiera pour lui. Asclépiodote a contresigné. Il n’est presque aucune des dispositions de cette ordonnance qui n’abroge ou ne contredise quelque disposition de la loi barbare. La loi barbare admet le ravisseur à composition[17] ; l’édit de Childebert ne lui réserve d’autre châtiment que le mort. La loi barbare admet indistinctement tous les homicides à imposition[18] ; l’édit n’admet la composition pour aucun cas, et déclare que qui sait tuer doit apprendre à mourir. Le vol lui-même, le vol si cher à tous les Barbares et si fort en honneur parmi les Germains d’outre-Rhin[19], devient dans l’édit un cas digne de mort. C’est que, pour me servir des expressions mêmes de l’édit, il faut que l’ordre soit maintenu par tous les moyens possibles. Or, les besoins de l’ordre sont en perpétuelle opposition avec les besoins de la liberté ; et dans cette lutte, en l’absence des tempéraments qui conservent l’un par l’autre, Il faut que l’un ou l’autre périsse. Il est évident que toutes ces dépositions pénales sont particulièrement dirigées contre les Francs, puisque c’étaient eux qui représentaient l’élément barbare dans la société nouvelle. Par contre, c’étaient autant de pas qui rapprochaient l’administration mérovingienne des Gallo-romains ; et en effet, le gouvernement semble d’autant plus préoccupé du soin de s’assurer leur concours, que les Francs s’en éloignent de jour en jour davantage, et se montrent de plus en plus hostiles à un système qui ne respecte aucun de leurs privilèges. Cette tendance n’est nulle part plus sensible que dans le décret suivant de Chlotaire I, sous la date de 560 : Chlotaire, roi des Francs, à tous
ses agents. Il est de la clémence du prince
de pourvoir avec une sollicitude paternelle aux nécessités des provinces et
aux besoins de tous les peuples soumis à son autorité, et de prendre, par
ordonnances, dans l’intérêt de leur repos, toutes les mesures qui s’accordent
avec la justice ; car plus il se montre animé à leur égard de l’esprit
d’équité et de justice, plus il acquiert de titres à leur obéissance et à
leur amour. A ces causes, mandons et ordonnons par la présente constitution
générale, que dans toutes les causes le règle de l’ancien droit soit
observée, et qu’aucun arrêt ne soit rendu exécutoire par le juge, s’il
dépasse les bornes de la loi et de l’équité. 2. Ainsi, dans les successions, que les dispositions des lois soient observées, sans que personne puisse rien obtenir qui soit contraire à leur teneur. Que si quelqu’un obtenait ou extorquait, par quelque moyen que ce soit, des décisions de ce genre, que les juges n’en tiennent aucun compte, et qu’ils les regardent comme vaines et non avenues. 3. Si quelqu’un est accusé, qu’il ne puisse titre condamné sans avoir été entendu. Mais si l’accusé, après un débat contradictoire et préalable, était convaincu, qu’il reçoive un châtiment proportionné à la gravité de sa faute. 4. Nous ordonnons qu’entre Romains tous les procès se décident par les lois romaines. 5. Si quelqu’un parvenait à obtenir subrepticement et par fraude un præceptum contraire à la loi, qu’il reste sans effet. 6. Si un juge condamnait quelqu’un injustement et contre la loi, qu’en notre absence il soit châtié par les évêques ; de telle sorte qu’après une discussion plus approfondie, il amende le mal jugé. 7. Que nul ne s’avise de réclamer en mariage une veuve ou une jeune fille par notre autorité et sans son consentement ou de les enlever contre toute justice avec des autorisations frauduleuses. 8. Que personne n’ait l’audace d’épouser une religieuse. 9. Que les grâces accordées jusqu’ici en toute justice et conformément à la loi, soient maintenues en tout et partout, et qu’on ne puisse les annuler par des grâces subséquentes obtenues contrairement à la loi. 11. Nous remettons à l’Église, en témoignage de notre foi et de notre dévouement, l’impôt de la terre, celui des pâturages, la dîme des porcs ; de telle sorte que nul régisseur ou décimateur ne puisse entrer dans les biens de l’église. De plus, que nul officier public n’exige aucun service public des églises ou des clercs qui ont obtenu une immunité de notre aïeul, de notre père ou de notre oncle. 12. Tout ce que l’Église, les clercs ou toute autre personne ont obtenu de la munificence de ces princes de glorieuse mémoire, nous le maintenons et confirmons. Du reste, la loi écrite elle-même (et nous l’avons remarqué), à mesure qu’elle s’éloigne du berceau de la monarchie, s’empreint chaque jour plus fortement de ce caractère de méfiance réciproque et d’hostilité déclarée entre les Francs et leurs rois, pendant que l’alliance entre les Mérovingiens et les Gallo-romains devient chaque jour plus étroite. La loi des Ripuaires est un monument curieux de cette situation. On sait que sa rédaction est postérieure à celle de la Loi Salique ; et M. Guizot a remarqué que l’influence ecclésiastique y est beaucoup plus apparente. Mais il y a quelque chose d’aussi remarquable : c’est que le Romain y est toujours placé sur la même ligne que l’ecclésiastique et l’homme du roi, et y est traité de la même manière, c’est-à-dire beaucoup plus favorablement que le Barbare. Si quelqu’un[20] a été légalement requis pour le service du roi, qu’il s’agisse du service militaire ou de toute autre ; s’il s’y refuse, et qu’il n’ait pas été retenu par la maladie, qu’il soit condamné à une amende de soixante sols. Si c’est un Romain, un ecclésiastique ou un homme du roi ; qu’il soit condamné à payer trente sols entre les mains du juge dont il aura méprisé les ordres. Si quelqu’un refuse de recevoir chez lui un envoyé du roi, qui revient vers lui ou qui s’éloigne pour son service, sans qu’une immunité royale l’en dispense, qu’il paie une amende de soixante sols. Si c’est un homme du roi, un Romain ou un ecclésiastique, il ne paiera que trente sols. Si quelqu’un[21] est assez osé pour recevoir dans sa maison un banni ; si
c’est un Ripuaire, qu’il soit condamné à une amende de soixante sols ;
si c’est un homme du roi, un ecclésiastique ou un Romain, il fera amende de trente
sols. Ces dispositions parlent d’elles-mêmes. Celles qui suivent-me paraissent tout aussi significatives, camelles sont évidemment dirigées contre les Barbares : Si quelqu’un est infidèle au roi, qu’il compose pour sa vie, et que tout ce qu’il possède appartienne au fisc, dit la loi des Ripuaires[22]. Si quelqu’un méprise le sceau ou l’ordre du duc, ou tout avertissement venant de sa part, qu’il fasse amende de douze sols, dit la loi des Allemans[23]. Que nul Bavarois ne perde son alleu ou sa vie, s’il n’est convaincu d’un crime capital ; c’est-à-dire s’il n’a pas comploté la mort du duc, appelé les ennemis dans la province, ou aidé les étrangers à s’emparer de quelque ville, dit la loi des Bavarois[24]. Toutes ces dispositions, inspirées par une crainte trop légitime et par les besoins d’une situation déjà presque désespérée, étaient autant d’innovations, et paraissaient aux yeux des Francs de véritables attentats contre leurs privilèges. Autrefois, dans les jours si regrettés de l’antique liberté des Germains, quiconque voulait tuer- le roi pouvait se passer ce caprice : il en était quitte pour payer l’amende légale, c’est-à-dire un peu plus que s’il avait tué un cheval on un bœuf[25]. Mais dans la Gaule, sous l’influence des idées romaines, et de l’espèce de consécration sous laquelle elles avaient placé le pouvoir, ces sortes de licences étaient, non plus des délits, mais des crimes contre la société tout entière ; et c’était la société elle-même qui se chargeait de sa propre vengeance, en frappant de mort le meurtrier. Et non seulement le prince réclamait pour lui-même une inviolabilité que les institutions germaniques ne garantissaient à personne, mais il prétendait l’étendre aussi à ses agents ; et la loi, qui n’est que l’interprète des besoins nouveaux de la société, mesurait en effet sa protection sur la part qu’ils prenaient à l’exercice du pouvoir. La vie d’un Franc n’était évaluée qu’à deux cents sols[26] ; celle d’un comte[27], d’un sagibaron[28], d’un antrustion, d’un convive du roi, en valait six cents[29]. Ainsi le mundeburd, ou protection du prince, suffisait pour tripler la valeur, d’une tête humaine. Faut-il s’étonner après cela si chacun, dans une société où le droit de tuer n’avait d’autre limite que l’argent qu’il en coûtait, se bâtait de mettre sa tête sous cette puissante garantie[30] ? Bien plus, l’esclave du roi, son cheval et son bœuf, entraient eux-mêmes en partage de cet inestimable privilège, chacun à son rang, et proportionnellement à son importance[31]. Le titre de Barbare, chose étrange ! valait juste la moitié de plus que celui de libre porcher ou de cuisinier du roi[32]. Chaque jour quelque nouveau decretum du prince venait mettre à néant quelqu’un de ces dangereux privilèges que les vieux Germains exerçaient sans scrupule dans leurs forêts d’outre-Rhin. On ne pouvait plus s’unir ni avec la femme de son frère, ni avec la sœur de sa femme, ni avec la femme de son oncle, ni avec celle de son père[33]. Les spectacles ambulants dans les jours de fêtes, les danses nocturnes et les solennelles orgies dont elles étaient accompagnées au milieu des richesses et des loisirs de la Gaule soumise, étaient proscrites, non seulement comme un désordre répréhensible, mais encore comme un odieux sacrilège[34]. Le meurtre enfin ne pouvait plus se racheter à prix d’argent[35]. Le vol lui-même, le vol, si cher à tous les Barbares, et si fort en honneur chez les Germains[36], était impitoyablement proscrit. Le juge du pagus entrait sans façon dans la maison du voleur, le faisait lier sous ses yeux, et le conduisait en cet état en présence du roi, s’il était d’origine barbare ; dans le cas contraire, il était pendu sur place[37]. Le droit barbare fléchit partout sous ce nouveau despotisme. Autrefois, dans la libre Germanie, la nation tout entière intervenait dans l’élection de ses magistrats[38] ; dans la Gaule, le roi seul’ s’est arrogé le droit de les nommer[39]. Les affaires qui se traitaient autrefois dans le Maalberg, aux réunions périodiques du peuple, sous les yeux et avec le concours de tous, se décident maintenant selon le caprice de quelques-uns, à la cour du prince, dans l’alcôve de ses femmes, entre les mains de ses favoris. Chacune de leurs sentences devient pour lui une source de revenus, et chaque condamnation un profit. C’est dans son fisc que viennent tomber pêle-mêle les Freda, les confiscations, les amendes, avec le produit des fermes royales, l’argent des nations tributaires et les tributs de la Gaule conquise. Ainsi ce fisc insatiable, où l’Empire romain avait fini par disparaître, les empereurs en tombant semblent l’avoir légué comme un Beau aux nations barbares qui leur ont succédé. Le voilà qui vient se placer de nouveau à toutes les sources de la richesse publique pour les dessécher une à une ; qui enveloppe dans son immense réseau les peuples enfants dont l’inexpérience se défend mal contre ses attaques, qui les circonvient, qui les épuise, et qui menace de les épuiser jusqu’à la mort. Pendant qu’il aspire par les impôts tout l’or de la Gaule romaine, il mine à petit bruit les privilèges des Barbares par des inventions et des nouveautés frauduleuses. Ainsi il prélève un droit dans toutes les transactions où le nom du prince se trouve mêlé[40] ; il exige que nul ne se présente les mains vides devant le roi[41] ; il vend au comte son comté[42], à l’évêque sa mitre et son armyean[43]. Il vend indifféremment au premier venu la vie du Barbare comme celle du Romain, la faveur comme l’inimitié du prince, sa justice comme sa clémence, sa protection comme sa colère[44]. Mais toutes ces innovations lucratives, que l’usage a converties en droit, menacent d’échapper en même temps au roi Mérovingien avec son domaine, chaque jour appauvri par la concession de nouveaux bénéfices[45] ; avec la société qui s’écarte chaque jour davantage du centre autour duquel il essaie de la retenir ; avec les derniers hommes libres qui abjurent leur liberté, et qui se jettent à l’envi dans le vasselage, ou dans la servitude plus supportable que la liberté. En effet, l’usage ou plutôt l’abus des immunités menaçait d’enlever au fisc ses dernières ressources. L’immunité, alors même qu’elle était chèrement vendue par le prince, ne pouvait manquer de devenir pour ses finances une cause prochaine de ruine, puisque en vue d’un intérêt présent, il faisait pour l’avenir l’abandon de tous ses droits. Les amendes et les autres frais de justice diminuaient d’autant[46]. Il en résulte que les assises du comte deviennent de jour en jour plus désertes ; personne d’ailleurs ne veut de la justice qu’on y rend, et pour retenir autour de son tribunal un nombre compétent d’assesseurs, de témoins, d’accusateurs, et un public qui s’intéresse à leurs débats, la loi est obligée d’intervenir et de sévir[47]. Elle n’admet que trois excuses : la maladie, un empêchement causé par le service du prince, la mort soudaine d’un proche ou d’un ami[48]. On s’aperçoit, à de tels indices, que les juridictions bénéficiaires, qui ont pris naissance après la conquête, et qui se multiplient avec une rapidité proportionnée à l’affaiblissement graduel de l’autorité centrale, attirent déjà dans leur sphère une partie notable de la population, et élargissent incessamment le vide qui se fait autour du pouvoir. Ainsi, on peut prévoir déjà que cette monarchie mérovingienne ne périra pas d’une autre manière que celle des empereurs, et les symptômes de sa décadence sont pour ainsi dire contemporains de son établissement. Aussi la voyons-nous recueillir ses dernières forces pour empêcher le mal de s’étendre, et se hâter de porter la main à la blessure avant qu’elle ne soit devenue incurable. Tout gouvernement central a besoin de reposer sur les hommes libres. C’est ce qui explique les efforts persévérants des empereurs pour les défendre contre les dangers, contre les séductions de l’esclavage ; c’est ce qui explique encore les tentatives aussi persévérantes, aussi infructueuses des rois mérovingiens pour les arracher à la servitude. La servitude ! Voilà le serpent que nous trouvons dans le berceau de toutes les sociétés antiques, et qui a toujours fini par les étouffer : partout nous voyons les législateurs occupés à les défendre contre ses attaques, et les lois barbares sont moins étrangères que toute autre à ces précautions. Il est curieux de constater ainsi, à tant de siècles de distance, les mêmes nécessités politiques, les mêmes maladies sociales, et l’application des mêmes palliatifs à défaut de remèdes. Si quelqu’un, sans motif, réduit en esclavage un homme libre, qu’il soit jugé coupable pour MCC deniers qui font XXX sols. Que s’il l’emmène quelque part enchaîné ; qu’il soit jugé coupable pour MDCCC deniers qui font XLV sols[49]. Si c’est un Romain qui a enchaîné un Franc, sans un juste motif, qu’il soit jugé coupable pour MCC deniers qui font XXX sols. Mais si c’est un Franc qui a enchaîné un Romain sans motif, qu’il ne soit jugé coupable que pour DC deniers qui font XV sols. Si quelqu’un dérobe (plagiaverit) un homme libre et le vend, et que l’homme vendu retourne plus tard dans sa patrie, que le coupable paie deux cents sols, et s’il ne retourne pas dans sa patrie, l’amende sera encore de deux cents sols[50]. La Loi Ripuaire est plus sévère encore : Si un homme libre vend au-delà des frontières un autre homme libre de la nation des Ripuaires, et qu’il ne puisse pas le représenter, qu’il soit coupable de six cents sols. Si au contraire il le ramène, que l’amende soit de deux cents sols. Que cette règle soit aussi applicable à la femme libre[51]. Nous trouvons des dispositions analogues dans la Loi des Allemans[52] et dans celle des Bavarois. Mais ces hommes libres, que la loi avait tant de peine à protéger contre les plagiaires, essayaient le plus souvent de se soustraire à cette protection onéreuse, et couraient chercher un asile deus la servitude, ou dans le vasselage, ou bien encore dans l’Église. C’était surtout vers l’Église que les malheureux accouraient ; car son joug était doux et sa puissance presque sans limites. Les Barbares, qu’elle avait enfantés à la vie chrétienne avec tant de douleur, se pressaient autour d’elle pour avoir part, le petit nombre, à son pouvoir, et la foule à sa protection. Elle tendait les bras à tous indistinctement, et accueillait le serf et le prince avec à même amour. La sainteté de ses autels était un asile plus inviolable encore que le château fort du grand seigneur : tous les opprimés y accouraient, leurs titres de propriété à la main, pour les déposer sur l’autel et se reposer eux-mêmes à son ombre. On ne mit d’abord aucune entrave à cette tendresse. Si un homme libre veut livrer sa terre ou sa personne à l’Église, que nul ne puisse l’en empêcher, ni le duc, ni le comte, ni aucune autre personne ; mais que tout chrétien soit libre de se vouer au service de Dieu à son gré, ou de se racheter avec son bien[53]. Si un homme libre a donné ses biens à l’Église, et qu’ensuite il les ait repris des mains du pasteur par le bienfait de l’Église pour en avoir son pain de chaque jour jusqu’à sa mort, qu’il paie à l’Église le cens qu’il a promis de lui payer, et qu’il en contracte l’obligation par écrit, afin qu’après sa mort nul de ses héritiers n’y contredise[54]. Si quelqu’un poursuit un fugitif, libre ou esclave, et que le malheureux cherche un asile dans l’intérieur de l’Église, que nul n’ait le droit de l’en arracher. Et si quelqu’un l’en arrache, qu’il paie dix-huit sols à l’Église, et au fisc soixante ; parce qu’il a enfreint la loi ; parce qu’il a refusé à l’Église l’honneur, à Dieu le respect qu’il leur devait, et afin que les autres sachent que les chrétiens craignent Dieu et honorent l’Église[55]. Ainsi l’Église couvrait également de sa protection le malheureux et le coupable ; et cette protection était si sainte et si respectée, que les petits enfants venaient la rechercher presqu’au sortir de leur berceau. Le père, tenant son fils par la main, s’avançait vers l’autel, et enveloppant cette main dans le voile blanc qui le recouvrait, il jurait en présence de l’abbé, et sur les reliques des saints, que l’enfant vivrait soumis à la règle jusqu’à sa mort, sans jamais songer à secouer le joug salutaire qui lui était imposé[56]. Ainsi le peuple, sous les Mérovingiens comme sous l’Empire, désertait les charges de la vie civile et se pressait en foule aux portes du sanctuaire. Il fallut à la fin que la loi s’interposât pour arrêter ce flot qui allait toujours grossissant ; et déjà, au VIe siècle, l’homme libre, avant de se consacrer à l’autel, est obligé d’en obtenir la permission du roi[57]. Mais toutes ces précautions furent impuissantes. La société franque, longtemps tenue en équilibre par les deux forces contraires qui se la disputaient, penchait décidément du côté de l’aristocratie. La terre romaine, qui d’abord avait recherché la protection du roi pour échapper aux ravages des Barbares, n’y avait trouvé, au lieu de la protection qu’elle réclamait, que les persécutions du fisc, plus désastreuses que celles des Barbares. Alors elle se tourna vers les Barbares eux-mêmes, et vint se placer en lieu plus sûr sous leur main. Les Mérovingiens se virent contraints de la poursuivre dans ce dernier asile : ils essayèrent de soumettre les Francs à l’impôt. Ce fut le signal d’une autre crise dans l’histoire de la dynastie. |
[1] Greg. Turon, III, 12, de clade arverna.
[2] Greg. Turon, III, 32. — Voir dans Procope l’expédition de Childebert.
[3] Hincmar, Vit. S. Remig. Du Buat, I. III, c. 4, § 4, a conjecturé avec beaucoup de vraisemblance que les vassaux seuls de Clovis, ses comites, se crurent dans l’obligation de l’imiter.
[4] Greg. Turon., de vit Patr., c. 6. — Vit. S. Lupi, episcop. Senonens., ad ann. 614, ap. D. Bouquet, t. III, p. 491. — Ibid., p. 507, Vit. S. Arnulfe episcop. — Ibid., p. 528, VII, S. Audomari, episcop., Tarcennens., ad ann. 637. — Voir en outre Constitut. Childebert. reg., de aboletedis reliquiis idolatriæ, ad ann. 554, apud Baluz., t. I. — Voir encore les savantes remarques de Canciani, in indicalum superstitionem et paganiarum, t. III, p. 78.
[5] Cæsar., Comment., 6. — Tacite, Germania, 26.
[6] Greg. Turon, IV, 47. — Et passim.
[7] Voir la formule expressive dont on se servait en pareil cas. Sirmond., formul. veter., XLIV.
[8] Edictum Chlothacharii R., apud D. Bouquet, t. IV, p. 114. —V. les savants Mémoires de M. Naudet, sur l’état des personnes sous la première rare, dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.
[9] Marculf., formul., lib. I, 21, de causas alterius receptas.
[10] Formul., Sirmond., X.
[11] Greg. Turon., II, 23.
[12] Guizot, Histoire de la civilisation en France.
[13] Lex Ripuar., in prolog.
[14] V. dans la Loi des Ripuaires, tit. 11 ; tit. 53.
[15] Childeberti II regis Decretio, ad ann. 598, ap. Pertz, t. III, p. 9.
[16] Cette disproportion entre l’amende infligée aux Francs et celle infligée aux Romains pour le même délit est remarquable. La répression est plus énergique quand il s’agit du Barbare, parce que l’habitude est plus enracinée.
[17] Lex Ripuar., tit. 34.
[18] Pour tuer le Graf lui-même il n’en coûtait que 600 sols (Lex Ripuar., tit. 33.)
[19] Cæsar, Comment., VI, 23.
[20] Lex Ripuar., tit. 65.
[21] Lex Ripuar., tit. 87.
Néanmoins le titre 38, De diversis interjectionibus, fait exception à la règle. La vie du Franc est évaluée à deux cents sols ; celles du Burgonde, de l’Alleman, du Frison, du Bavarois et du Saxon, à cent soixante ; celle du Romain, à cent sols seulement.
[22] Lex Ripuar., 60, 1.
[23] Lex Alamannor., tit. 28.
[24] Lex Bajuvar., tit. 2, 1.
[25] Liber Constitution. Ætheired. R.
[26] Lex Salic. antiq., tit. 44.
[27] Lex Ripuar., tit. 53.
[28] Lex Salic. antiq., tit. 57.
[29] Lex Ripuar., tit. 53.
[30] Marculf., form., I, 18.
[31] Lex Ripuar., tit. 14. — Ibid., tit. 2.
[32] Lex Ripuar., tit. 9. — Ibid., tit. 7.
[33] Decret Childebert. R., ad ann. 595, ap. Baluze, t. I, p. 17.
[34] Childebert. R. Constitut., ad ann. 554, ap. Pertz, t. III, p. 1.
[35] Childebert. R. Constitut., ad ann. 554, ap. Pertz, t. III, p. 1.
[36] Cæsar, Comment., VI, 23.
[37] Cæsar, Comment., VI, 23. — Justum est ut qui injuste novit occidere, discat juste morire, dit le roi Childebert. (Decret. Childebert. R., ad ann. 595.)
[38] Tacite, Germania, 12.
[39] V. Legg. Barbar. antiq. — On trouve encore néanmoins quelques traces de l’élection des magistrats. — Lex Alamannor., tit. 41.
[40] Marculf., formul., I, 20 : De divisione ubi regis accesserit missus.
[41] C’était un usage qui équivalait à une loi.
[42] Greg. Turon, Histor., IV, 42.
[43] Greg. Turon, Histor., passim.
[44] Greg. Turon, Histor., passim.
[45] Un passage de la vie de saint Eloi, évêque de Noyon, nous montre quelles étaient les conséquences des nombreuses concessions de bénéfices dont il est question dans les monuments de l’époque mérovingienne. Vit. S. Eligii Noviomensis epicop., c. 15, ap. Acherium, t. 5, Spicilegil.
[46] Marculf., formul., I, 3.
[47] Lex Salic., tit 1. — V. Lex. Alamannor., tit. 36.
[48] Lex Salic., tit. 19, 6.
[49] Lex Salic. antiq., tit. 25.
[50] Lex Salic. antiq., tit. 42, IV.
[51] Lex Ripuar., tit. 16.
[52] Lex Alamannor., tit. 46, 47, 48. — Lex Bajuvar., tit. 3, 15. — Tit. 8, 4.
[53] Lex Alamannor., tit. 1, 1.
[54] Lex Alamannor., tit. 1, 2. — A ceci se rattache la grande et importante question des Précaires, c’est-à-dire la grandeur territoriale de l’Église ; mais nous ne pouvons que l’indiquer.
[55] Lex Alamannor., tit. 3, 1. — Il existe des dispositions analogues dans la Loi des Bavarois, tit 1, c. 1.
[56] Baluze, formul. veter., XXXI.
[57] Marculf., formul., I, 19. — Lex Salic. reformat., tit. 26, § 2.