HISTOIRE DES INSTITUTIONS CAROLINGIENNES

LIVRE PREMIER. — ORIGINES MÉROVINGIENNES.

CHAPITRE VI.

SYSTÈME DE LEIBNITZ SUR L’ORIGINE DES FRANCS. - ÉTYMOLOGIE DE LEUR NOM. - SYSTÈME DE FRÉRET.

 

 

Nous venons de prouver par des monuments incontestables, tels que les histoires de Sulpicius Alexander et d’Ammien Marcellin, les panégyriques du rhéteur Eumène, les vers de Claudien et de Sidoine Apollinaire, que les Francs, à la fin du IVe et au commencement du Ve siècle, s’étendaient depuis le Rhin jusqu’à l’Elbe, et que leur ligue comprenait dès lors toutes les anciennes tribus qui, depuis cinq cents ans, figuraient dans l’histoire à un autre titre, tels que les Cattes, les Bructères, les Chamaves, les Chérusques, les Ampsivares, les Sicambres, etc. D’autres monuments moins certains, mais pourtant très respectables, nous ont porté à croire que les marécages de l’Elbe et les côtes méridionales de la Baltique ont été leur premier berceau. Et en effet, nul autre indice ne nous permet de les suivre au-delà de cette limite, et ne vient éclairer les traces qu’ils ont pu laisser derrière eux avant d’y arriver. Sans doute que leur ligue y aura pris naissance postérieurement à l’époque où Ptolémée écrivait, puisqu’il n’en parle pas, c’est-à-dire après le règne d’Antonin le Pieux, mort en l’année 161 de l’ère chrétienne. Quoi qu’il en soit, nous venons de voir qu’au milieu du IIIe siècle, en 242, ils étaient parvenus aux bords du Rhin, et traversaient déjà le fleuve pour piller et ravager la Gaule. Il nous reste à rechercher au milieu de quelles circonstances cette nouvelle ligue se forma, et par quels événements elle fut poussée vers la rive orientale du Rhin, et jetée ensuite au-delà du fleuve.

Commençons par quelques recherches étymologiques sur la signification du mot Franc.

Remarquons d’abord que le mot s’écrivait anciennement Fraci ou Franci, à volonté. Il paraît même que le n est une addition postérieure qui’ n’a été introduite que par l’euphonie latine[1]. C’est sans doute sur la foi de cette ancienne orthographe que le sophiste Libanius affirmait que leur nom était synonyme de Φράκτοι, et désignait des hommes à qui leur courage tenait lieu de rempart et d’armure[2]. Je sais bien que l’étymologie de Libanius est ridicule ; mais il est important de la recueillir, en faisant observer qu’elle n’a pu lui être inspirée que par un fait matériel, très visible et très palpable, qui dès lors était de sa compétence, et qu’il est par conséquent intéressant de rappeler.

Or, je lis dans l’excellent Glossarium Germanicum de Wachter :

Warg, exilé, chassé du pagus. D’après un autre dialecte wrag, ce qui est plus près de la racine, car elle vient de recken, expulser, par la prosthèse de la lettre w. Aussi les Anglo-Saxons emploient-ils le mot wrœcca dans la même acception ; la Loi Salique dit wargus, en transposant la canine. Plus tard, cette dénomination fut appliquée à tous les scélérats, aux hommes de mauvaise réputation. De là le gothique wergjan, condamner, expulser du territoire, traiter quelqu’un comme un scélérat..... Dans la langue suédoise, werg signifie loup, parce que le brigand est mis au rang des bêtes féroces.

Voici ce qu’il ajoute sous le mot wrang, qui n’est qu’une autre forme du même mot[3] :

Wrang, cruel, féroce. Wendelin prétend que le mot appartient à la langue des Francs attuatiques, et que le nom des Francs en est venu, comme qui dirait turangi, à cause de la férocité naturelle à ce peuple. C’est l’explication qu’il en donne dans son Glossarium salicum. Voici les propres paroles de l’auteur : Ce n’est donc pas sans raison que les auteurs nous répètent à l’envi que les Francs ont été nommés FÉROCES par l’empereur Valentinien dans la langue attique (ou plutôt dans la langue attuatique), somme le sagace Gibet ta remarqué le premier et me l’a fait remarquer à moi-même.

La forme wrang, usitée particulièrement dans les dialectes de la Basse-Allemagne, et notamment dans la Hollande[4], se rapproche merveilleusement de celle qui a fini par prévaloir, et établit la transition naturelle des unes à l’autre. Nous verrons, en effet, que les Francs ont longtemps séjourné dans la Hollande actuelle, et c’est là que leur nom a revêtu sa forme dernière.

Le wrag, wrœc, wrang des vieux Germains, le warg, frec, franc des modernes, était donc le même que le utlagh des Anglo-Saxons. C’était l’homme exclu de la protection de la loi, banni de la société, et assimilé aux bêtes sauvages dont il partageait là vie errante. Aussi warg signifiait-il indifféremment loup, brigand ou banni, dans toutes les langues du Nord, parce qu’on procédait contre eux de la même manière[5]. Les royaumes scandinaves ont eu ainsi, jusqu’au XIe siècle, leurs loups ou exilés, qui restaient brigands ou devenaient rois dans les contrées étrangères[6]. C’est ainsi que lorsque Harald Harfagr eut soumis toute la Norvège (875), ceux qui ne voulurent point accepter le joug du nouveau maître furent chassés, ou émigrèrent d’eux-mêmes pour se faire pirates[7].

Le fameux Rolf Ganga, le chef des Normands de la Seine, commença, sous de semblables auspices son étrange et brillante destinée, Chassé de la Norvège pour avoir volé des moutons, il devint warg et se mit à parcourir les mers. Il faut sans doute en dire autant de Rurik, de Hastings, et en général de tous ces rois de la mer que l’on rencontre au berceau de tant de royaumes. Les Warègues de Rurik et les Varanges des empereurs de Constantinople appartiennent à la même famille. Ce sont des wargs, des exilés scandinaves, dont les uns ont fondé le plus grand empire de notre Europe, et dont les autres ont été pendant cent cinquante ans les seuls soutiens des Grecs de Byzance. Il suffit de lire Ducange sur cela[8]. L’ancienne législation des Scandinaves a conservé de nombreuses traces de cette lutte laborieuse de l’ordre naissant contre les habitudes d’indiscipline qui en contrariaient l’application[9]. On en trouve même quelques vestiges jusque dans les Lois Salique et Ripuaire ; car, à mesure que le besoin de l’ordre se faisait plus vivement sentir chez les Francs de la Gaule, ils éprouvaient à leur tour, et dans la même proportion, le besoin d’une répression plus énergique, et ils finirent aussi par avoir leurs wargi, après avoir commencé par l’être eux-mêmes. Le titre 58 de la Loi Salique nous fournit à cet égard de précieux renseignements.

Si quelqu’un dépouille le corps d’un homme tué avant qu’il soit confié à la terre, qu’il soit jugé coupable pour MMD deniers, qui font LXII sols et demi ; et d’après l’ancienne loi e s’il a déterré le cadavre pour le dépouiller, qu’il soit wargus, jusqu’au jour où il aura traité avec les parents du mort, et jusqu’à ce que ceux-ci demandent pour lui /a permission d’habiter de nouveau parmi les hommes. Et quiconque, avant ce jour, lui aura donné du pain ou le couvert, serait-ce sa femme elle-même ou sa proche parente, qu’il soit jugé coupable pour DC deniers, qui font XV sols. Enfin, que l’auteur du crime, après avoir été convaincu, soit jugé coupable pour VIII M deniers, qui font CC sols.

Et dans un autre texte, tit. LVII :

Si quelqu’un déterre un cadavre et le dépouille, qu’il soit wargus ; c’est-à-dire qu’il soit banni du pays. La Loi des Ripuaires n’est pas moins explicite[10] :

Si quelqu’un est assez osé pour recevoir un banni (forbannitus) dans sa maison, si c’est un Ripuaire, il paiera soixante sols ; si c’est un homme du roi, un Romain ou un clerc, il ne paiera que trente sols.

Le forbannitus de la Loi des Ripuaires n’est que la traduction du wargus de la Loi Salique.

Un texte infiniment curieux, resté inconnu jusqu’ici, retrouvé et mis en lumière par M. Pertz[11], nous offre encore une application remarquable de cette étrange pénalité, et en outre, la formule usitée pour cela.

Si quelqu’un veut actionner un autre en justice, qu’il commence par faire preuve devant les voisins qu’il possède, et qu’il dépose préalablement l’amende légale entre les mains des Rachimbourgs, après quoi il pourra citer son adversaire ; et qu’il n’ait point la présomption de le citer sans cela. Que s’il s’avise de citer avant d’avoir accompli ces formalités, il perde son procès. Car si c’était mi méchant homme qui pi du mal dans le pagus, qui n’eût point de demeure à lui, ni de biens pour réparer ses méfaits, et qui vécût dans les forêts, sans que son adversaire ou ses propres parents pussent mettre la main sur lui pour le conduire en notre présence ; alors que son adversaire et tous ceux à qui il aura causé quelque dommage l’accusent auprès de nous, et nous le mettrons hors de notre parole, afin que quiconque le rencontrera puisse le tuer sans autre forme de procès.

C’est bien là le banni des lois antiques, que l’on tue sans scrupule, comme un animal malfaisant. Le forban était mis hors de la parole du roi (mittemus foras nostro sermone) : le roi, comme nous le dirions aujourd’hui, retirait sa main du coupable, et alors il était loisible à chacun de lui courir sus. La rigueur de cet ancien droit respire encore tout entière dans cette curieuse formule du forban, qui nous a été conservée par Goldast[12] :

Nous déclarons ta femme veuve et tes enfants orphelins ; nous adjugeons ton fief au seigneur dont tu relèves, ton héritage et tes propres à tes enfants, ton corps et ta chair aux bêtes des forêts, aux oiseaux du ciel et qui poissons qui vivent dans les eaux ; nous permettons à chacun de troubler ton repos et ta sûreté partout où les autres ont le droit d’en jouir, et nous t’envoyons aux quatre coins du monde, au nom du diable.

La législation carolingienne conserve encore quelques traces de cet antique usage[13] :

A l’avenir, dit Charles le Chauve, quiconque aura donné asile à un voleur, surtout à un voleur déjà mis à notre ban, ou aura reçu dans sa maison celui que nos missi auront mis hors la loi, sera tenu, conformément à ce qui est écrit dans les Capitulaires de notre aïeul et de notre père, au liv. III, chap. XXIII, si c’est un Franc, de jurer avec douze autres Francs du même ordre qu’il ignorait que ce fût un voleur ; et cela quand bien même il s’agirait de son père, de son frère ou de son parent. S’il ne peut jurer, et qu’il soit convaincu d’avoir reçu un voleur dans sa maison, qu’il soit réputé lui-même voleur et infidèle ; parce que c’était un voleur, un infidèle à nous et aux Francs, et que qui le reçoit lui ressemble.

Lorsque nos missi auront mis un voleur à leur ban, qu’ils le mandent aux autres missi et comtes. Et s’il s’échappe d’une circonscription dans une autre, et qu’il vienne à proximité, le missus qui l’a forbanni ne doit pas pour cela négliger de le poursuivre et de le saisir. S’il s’en fuit plus loin, le missus dans la juridiction duquel il se sera réfugié saisira son al eu, s’il en a, et le ramènera, bon gré malgré, pour qu’il répare le dommage là où il l’a causé. Et s’il se réfugie dans un village, et que les gens du village entreprennent de le défendre, qu’on les traite ainsi qu’il est porté aux Capitulaires de notre aïeul et de notre père. Et s’il importe que justice soit faite incontinent, que l’on somme le seigneur du village de livrer le voleur, ainsi que ceux qui auront voulu le protéger, afin qu’ils reçoivent tel châtiment que de droit, et qu’ils fassent telle amende qu’il appartiendra. Que s’il refuse de le faire après deux sommations, qu’il paie d’abord le han du roi (soixante sols) ; puis, qu’il donne caution pour qu’il ait à se présenter devant les missi, à cette fin qu’il soit statué ainsi qu’il appartiendra, et sur lui-même ; et sur les opposants, et enfin sur le voleur, pour que les autres soient arrêtés par la crainte.

Il serait facile de multiplier ces citations, car les Capitulaires abondent en dispositions analogues[14]. Nous nous contenterons de remarquer qu’elles se retrouvent en général chez tous les peuples d’origine germanique, notamment chez les Anglo-Saxons et chez les Lombards.

Nous lisons dans l’Édit de Rotharis[15] :

Tous les wargangues qui viendront des pays étrangers dans le nôtre et qui se réfugieront sous le bouclier de notre puissance, devront vivre d’après la loi des Lombards, à moins qu’ils n’aient obtenu de notre piété d’en choisir une autre. S’ils ont des enfants légitimes, ces enfants hériteront de la totalité de leurs biens, comme cela se pratique pour les Lombards. Mais s’ils n’ont point d’enfants légitimes, ils ne pourront point, sans notre permission, donner leurs biens à qui que ce soit, ou en disposer n’importe à quel titre.

Un Capitulaire de Radelgise, duc de Bénévent, porte[16] : Tous les Wargangues de première, de mitoyenne ou de troisième condition, qui jusqu’ici se sont réfugiés sur vos terres, nous vous les abandonnons.

Enfin, on lit au titre XVII de la loi des Saxons[17] :

L’homme libre qui, placé sous le patronage d’un noble, aura été condamné au bannissement, et qui, forcé par la nécessité, voudra vendre son héritage, en fera d’abord l’offre à son parent ; si celui-ci refuse d’acheter, qu’il l’offre à son patron ou à celui que le roi aura établi gardien. Si celui-ci refuse encore, qu’il vende à qui il voudra.

Nous n’ajouterons plus qu’une observation : Tacite nous apprend que les Bataves faisaient autrefois partie des Caltes, l’une des nations les plus puissantes de la Germanie, et qu’ils avaient été forcée d’émigrer à la suite d’une sédition domestique[18]. Ces fugitifs, qui sont contraints de s’expatrier et d’aller au loin chercher une autre patrie, ressemblent beaucoup aux wargi des âges postérieurs ; et pour mon compte, je ne doute pas que ce ne fussent de véritables bannis, dans l’acception légale du mot, comme l’étaient Rolf-Ganga et ses compagnons. Le nom de Bataves, sous lequel, ils sont connus, ne doit pas nous arrêter ; il leur venait de l’île de Betaw, où les Romains leur accordèrent la permission de se fixer. Le mot est gaulois, et signifie dans tous les dialectes de la langue celtique, lieux entourés d’eaux, lieux marécageux, et quelquefois un fleuve ou une rivière[19].

C’est à coup sûr de cette manière qu’ont dû se former les premiers essaims de Francs, par dei bannissements ou des émigrations volontaires. Lorsque les tribus germaniques, longtemps livrées à tous les désordres, à toute l’anarchie des sociétés encore barbares, essayèrent d’en sortir par des institutions plus fortes et plus répressives, les résistances furent nombreuses et les collisions très fréquentes. Les vaincus, selon la loi des âges héroïques, durent se résigner à l’exil ; et ils ne tardaient guère à l’embrasser comme une espérance. La vie de pillage et d’aventures est si riche d’émotions poétiques et de plaisirs ‘enivrants ! On émigrait donc, et l’on finissait par adopter comme un titre et une distinction ce qui n’était qu’une condamnation et une flétrissure dans la bouche de ceux qui l’infligeaient. D’ailleurs le brigandage, si infamant aux yeux des peuples civilisés, fut de tout temps en grand honneur chez les peuples héroïques : le vol ressemble si bien à la guerre ! et dans l’antiquité ces deux choses ne se distinguaient pas. Les Germains du temps de César n’y voyaient encore aucune différence ; c’est là une subtilité de légiste qu’ils ne pouvaient soupçonner tout d’abord.

Et en effet, outre cette signification primitive, le mot warg en a plusieurs autres qui sont toutes fort honorables, et dont chacune désigne ou une qualité, ou un défaut équivalant à une qualité dans les idées des Barbares, Je veux parler de celles qu’il conserve encore dans tous les dialectes de la langue germanique, et auxquelles les auteurs du Bas-Empire font de fréquentes allusions. Frac, frech, vrac et leurs composés, tous dérivés de l’ancien radical warg, signifient aujourd’hui fier, courageux, entreprenant, et même cruel et sanguinaire[20]. Ces divers sens, bien que secondaires, ont fini par prévaloir ; car à mesure que les moeurs devenaient plus douces et plus humaines, on attachait aux mots, comme il arrive, une signification toujours voisine de la première, mais de plus en plus favorable. Ainsi, au IVe siècle, le mot Franc ne signifiait plus que féroce, c’est-à-dire hardi et belliqueux ; plus tard il devint synonyme de liberté ; plus tard encore, il désigna toutes les qualités nobles et généreuses de l’âme.

C’est à la première de ces significations que se sont arrêtés ceux de nos anciens auteurs qui en ont raisonné avec le plus de sens et de justesse. C’est là, entre autres, ce que Hincmar[21], la Chronique de Moissac[22] et Adon de Vienne[23] ont voulu dire, en soutenant que les Francs ont reçu le nom qu’ils portent à cause de leur férocité. Seulement ils ont eu tort, la Chronique d’ajouter que ce fut l’empereur Valentinien I qui leur donna ce surnom pour avoir vaincu les Alains, et Adon de soutenir que le mot appartient à la langue grecque, et même au dialecte attique. Il n’y avait rien d’attique, pas même le nom, dans les Francs de cette époque. Isidore de Séville[24] affirme comme eux que les Francs ont été ainsi nommés à cause de la barbarie ou de la férocité de leurs moeurs, mais sans recourir à la même fable pour appuyer son interprétation. D’autres enfin, trouvant le mot dans l’histoire, mais ne pouvant plus y attacher de sens, inventèrent une Autre fable pour l’expliquer. C’est là, par exemple, ce qui aura fait dire à Frédégaire[25] et à tant d’autres après lui, que Franci et Frigii sont synonymes, et que le dernier de ces noms vient de celui de Friga, l’un des premiers rois de la nation franque. Puis, on aura remarqué le rapport des Frigii de Frédégaire avec les Phrygii des anciens ; et ce simple rapprochement aura suffi pour autoriser à conclure que les premiers descendaient des seconds en droite ligne, et par suite des Troyens leurs ancêtres communs. Ainsi, par un abus bizarre du système des analogies, d’une simple consonance sera sorti tout un système[26].

Quant à cette férocité de moeurs qu’on leur attribue, les Francs eux-mêmes la reconnaissent ; et loin de la mer, ils s’en font gloire dans la préface de leur Loi[27]. En effet, elle était devenue proverbiale dans l’antiquité ; et les Romains, qui l’avaient éprouvée tant de fois, ne cessent de la leur reprocher. On dirait qu’ils ont deviné, à force d’en souffrir et de le craindre, le véritable sens de ce mot odieux[28].

Ainsi, et pour résumer cette longue discussion, tout porte à croire que les premiers Francs n’étaient que des exilés, des bannis sortis des diverses tribus de la Germanie, sorte de ver sacrum chassé de la patrie commune et réduit à en chercher une autre dans des régions inconnues. Ils se réfugièrent au milieu des marais impraticables que les eaux stagnantes de l’Elbe forment près de son embouchure, et en firent à la fois un repaire et un asile. Ils continuèrent de s’y livrer à la piraterie, aux guerres de rapine et de brigandage, attaquant indistinctement toutes les tribus dont ils étaient entourés, et poursuivant à outrance, au milieu de la vaste et barbare Allemagne, l’étrange et glorieuse fortune qu’ils ne devaient rencontrer que dans la Gaule. Le symbole de ces destinées errantes fut un essaim d’abeilles qui émigrent, et ils en parsemèrent leurs boucliers[29]. Ils devinrent en peu de temps la terreur de tout le Nord ; leurs succès et leurs richesses firent bientôt oublier leur origine, et ils finirent par adopter eux-mêmes comme une glorieuse distinction le nom odieux qu’ils avaient reçu comme une injure. Il arriva même à la longue que le mot perdit sa signification primitive, et ne réveilla plus que des idées de bravoure, d’intrépidité héroïque, de noble et courageuse férocité dans les batailles. Et ainsi naquit la première nation de l’Europe moderne.

D’après cet exposé, il est facile de déterminer la part de vérité que renferme l’opinion vulgaire sur l’origine des premiers Francs. La très grande majorité de nos critiques y a vu une ligue, une confédération entre plusieurs tribus indépendantes, dans un but commun de protection mutuelle et de défense nationale contre les Romains. Ils ajoutent, par simple conjecture et sans en donner aucune preuve, que cette ligue se forma vers l’époque où l’empereur Maximin porta le fer et le feu sur les terres des Germains avec un succès si cruel, c’est-à-dire vers le milieu du IIIe siècle de l’ère chrétienne. Ce qui les a portés à choisir cette date préférablement à toute autre, c’est qu’elle coïncide assez bien avec l’apparition des premiers Francs sur le Rhin, et qu’il existe encore aujourd’hui une lettre curieuse de Maximin, où il rend compte au sénat des ravagés vraiment merveilleux qu’il venait d’exercer aux dépens des Barbares[30]. Du reste, on ne voit pas, et on n’explique point autrement, quelle influence la lettre de Maximin a pu exercer sur la formation d’une ligue dont elle ne dit pas mi mot. D’ailleurs, est-ce la seule fois, est-ce la première fois que les armées romaines ont franchi le Rhin et massacré les Barbares ? Pourquoi donc ne trouvons-nous point dans l’histoire autant de ligues germaniques que nous y trouvons d’expéditions entreprises par les Romains ; ou pourquoi de tant de ligues qui ont dû se former depuis Auguste jusqu’à Maximin, la ligue des Francs serait-elle la seule qui eût survécu aux circonstances qui, les auraient fait naître ? Encore une fois il n’y a rien, absolument rien dans l’histoire qui puisse justifier une telle supposition ; et pourtant, dans la foule des historiens. et des critiques qui l’ont soutenue ou acceptée, je rencontre deux des critiques les plus éminents du dernier siècle, le judicieux Spener de l’autre côté du Rhin[31], et parmi nous notre admirable Fréret[32].

C’est qu’en effet il a existé, et l’on trouve en réalité dans l’histoire, une ligue de plusieurs peuples germaniques qui prenaient tous le nom générique de Francs, et nous en avons nous-même constaté l’existence un peu plus haut, en disant d’après Sulpitius Alexander et Sidoine, que les Bructères, les Sicambres, les Chamaves, les Ampsivares, etc., en faisaient partie. Mais cette ligue, loin d’avoir été provoquée par les attaques de Maximin, ce dont l’histoire ne dit mot, ne fut qu’une suite naturelle des succès qui signalèrent les premières attaques des premiers Francs contre leurs voisins de Germanie, et la conséquence inévitable des avantages que présentait leur alliance. On subissait quelquefois la loi du plus fort, mais le plus souvent on courait au-devant d’elle. De même qu’après la conquête des Gaules, nous voyons un guerrier se recommander à un guerrier plus puissant, et rechercher le vasselage à la fois comme une protection et comme un honneur ; de même les tribus entières d’outre-Rhin avaient coutume de se choisir parmi les tribus plus belliqueuses quelque utile patronage, et de le mériter par une soumission volontaire et des présents solennels[33]. Ainsi, lorsque les Francs se furent rendus célèbres par leurs exploits contre leurs compatriotes, et plus tard contre les Romains, leur confédération, d’abord formée exclusivement de fugitifs et de bandits, s’agrandit de toutes les tribus qui voulaient avoir une part à ce riche pillage, mais qui manquaient de la force nécessaire pour l’exercer isolément et en leur propre nom. Elle finit ainsi par s’étendre à presque tous les peuples qui avaient déjà fait partie de l’ancienne confédération dés Suèves ; et dans la dernière moitié du ive siècle elle partageait avec les Saxons et les Allemans, toutes les tribus qui erraient depuis Arioviste, entre l’Elbe et le Rhin. Du reste, les limites de leur domination et le nombre des peuples qui la formaient étaient variables comme leur fortune, et il n’y avait rien de permanent dans leurs destinées que la terreur qu’ils inspiraient à tous. C’est à cette époque de leur histoire, que l’on peut appliquer avec quelque raison ce que tant d’auteurs ont écrit sur la confédération franque. C’est aussi à cette époque et à cet état de choses, que se rapportent les expressions si souvent citées de Nazarius et d’Eumène : Collativa vis..., conspiratione fœderatæ civitatis[34]. Il existait alors en effet une véritable ligue de tribus franques ; mais tout porte à croire qu’elle s’était formée comme nous venons de le dire, et rien ne justifie l’opinion de ceux qui en font remonter l’origine aux ravages de Maximin. Si Tacite et Ptolémée n’en disent rien, ce n’est pas qu’il n’y eût point de leur temps des Francs dans la Germanie, en prenant ce mot dans sa signification primitive ; mais c’est qu’ils ne s’étaient pas fait connaître encore, ni par leurs exploits, ni par leur nombre : l’histoire n’a commencé à en parler que lorsqu’ils se sont trouvés à sa hauteur.

Il nous reste à examiner rapidement quelles furent les circonstances générales qui favorisèrent le développement de leur puissance. Nous étudierons ensuite les causes et les progrès de leur établissement dans la Gaule.

 

 

 



[1] Eccard, ad Leg. Salic.

[2] Liban., panég. Julian. A.

[3] Je remarque que cette excellente étymologie est déjà adoptée par Fréret, dans la fameuse dissertation qui le fit mettre à la Bastille : de l’origine des Français et de leur établissement dans les Gaules. (1714. manusc.) Cf. aussi Somner et Benjohnson, Dictionnar. anglo-saxonic.

[4] V. ECCARD., Notas in Leibnitz., de origin. Francor. libell., p. 253.

[5] Il est remarquable qu’au Ve siècle le mot avait déjà passé dans la langue gauloise avec une signification analogue. — Sidon. Apollinaire, Epistol., VI, 4. Vargorum nomine indigence (Arverni) latrunculos nuncupant.

[6] V. Bartholin. : De causis contemptœ a Danis mortis.

[7] Thierry, Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands.

[8] In v° WARGUS. — V. etiam Orderic. Vital., Histor. IV, et Sax. Grammatic., Histor. Danic., XII.

[9] V. GRAGAS, sect. III, 49 : de Proscriptis, — 59 : de Vagabundis, et toute la section VIII.

[10] Lex Ripuar., tit. XVCIII.

[11] Pertz, Monument., t. IV, p. 10 : Chilperici regis edictum.

[12] Goldast, Reichsœtzang, t. I, p. 238.

[13] Karol., II, Capitular ad ann. 853 (apud Pertz, I legem, p. 424).

Voici le texte du Capitulaire de Charlemagne, cité par Charles le Chauve, Cupitular. reg. Francor., l. III, 49 : De latrone forbannito liber homo qui eum suscepit, quindecim solidos componat, et servus centum vigenti perdussionibus vapulet.

[14] V. Karlomanni Capitula in Broilo Compendii ad ann. 883. (Ap. Pertz, Monument, p. 550.)

[15] Leg. Langobard. (in Rotharis edicto), CCCXC.

[16] Ibid., in Capitular. Radelchis. principis Beneventan, 12.

[17] Lex Saxon., tit. 17.

[18] Tacite, German., 29.

[19] Owen’s (William), Dictionary of the Weleh Language, — London, 1793-94.

[20] Voir un dictionnaire allemand.

[21] Vit. S. Remigii.

[22] Chronic. Moissiac. reg. Francor., apud D. Bouquet, t. II.

[23] Adon., Chronic. in initio : Francos lingua attica Valentinianus imperator a severitate et duritia atque audacia appellari primus voluit. — Il est inutile de prétendre qu’il faut lire cattica (dans la langue des Cattes) au lieu de attica ; car il est bien probable que l’empereur Valentinien ne savait pas la langue des Cattes.

[24] Orig., IX, 2.

[25] Histor. Francorum epitomat., c. 2.

[26] Fréret, Dissertation sur l’origine des Français, t. V, p. 158 de l’édit. de 1796, attribue cette confusion, avec beaucoup de vraisemblance, au rapport des mots Phrygii Phrygiens, et Frisii, peuple de la Frise. On sait en effet que les Francs habitèrent longtemps la Frise avant de se fixer dans l’Empire, et on les désigne sons le nom de Frisii et même de Frigones, ce qui rendit la confusion plus facile encore. (V. Geogr. ravennat.)

[27] Gens inclyta, audax et aspera. C’est la traduction exacte du Hollandais wrang.

[28] Nazar., in Panegyr. Constantin. M. dict. — Eumène, Panegyr. Constant. dict.

[29] C’est là, à notre sens, la véritable explication de ces armoiries énigmatiques qui ont paru tantôt des fleurs de lis, tantôt des fers de lance, et tantôt des crapauds. Cette dernière explication parut extrêmement plausible, au dix-septième siècle aux érudits espagnols et allemands. Il était trop Juste que, battus depuis cinquante ans par les Français, il leur fût permis au moins de s’en venger par des épigrammes de cette force-là. Non, ce ne sont ni des fleurs de lis, ni des crapauds ; ce sont des abeilles, et voilà pourquoi on en trouva une si grande quantité dans le tombeau de Childéric Ier, à Tournay. (Voir Chifflet, Anastasis Childerici I regis.) Mais la tradition véritable s’étant perdue, les fleurs de lis devaient prévaloir.

[30] Jul. Capitolin, in Maxim.

[31] Notitia Germaniæ antiq., l. IV, p. 338.

[32] De l’origine des Français et de leur établissement dans la Gaule, t. V, p. 155 des Œuvres complètes, édit. de 1796. — Il avait emprunté cette opinion à Jean-Isaac Pontanus, Origins Francicœ, 1618, in-4°, et à Nicol. Viguier, Traité de l’état et origine des anciens François, Troyes, 1582, qui paraissent en avoir été les premiers auteurs.

[33] Tacite, Germ., 15.

[34] Eumène, Panegyr., VI, 5. — Et IV, 17. — Nazar., Panég., IX, 18.