Il parait que les marchands d’esclaves avaient déjà entamé cette riche conquête avant les légions. Ainsi nous voyons des Daces et des Suèves figurer au triomphe du vainqueur d’Actium, et ensanglanter l’arène après les lions et les tigres[1]. Les Sicambres, les Usipètes et les Tenchtères, les plus rapprochés du Rhin, et par conséquent les plus exposés à ce pillage, ayant découvert parmi eux quelques-uns des agents de cet infâme trafic, les mirent en croix, passèrent le fleuve et commencèrent à leur tour à ravager la Gaule[2]. Les Rhètes, de leur côté, se réveillent à ce signal et se jettent en même temps sur la Gaule et sur l’Italie, égorgeant indistinctement tous les Romains mâles qui leur tombaient sous la main, et allant les chercher jusque dans le sein de leurs mères[3]. Les Gaulois eux-mêmes, fatigués d’un joug qu’ils n’avaient accepté qu’à regret, avaient promis leur concours et commençaient à remuer[4]. Un certain Licinius, esclave de Jules César, affranchi d’Auguste, et devenu leur gouverneur, divisait l’année en quatorze mois pour les forcer à payer au fisc quatorze fois par an au lieu de douze. Le mouvement, gagnant de proche en proche, se communiquait déjà aux nations belliqueuses de la Dalmatie, de l’Illyrie et de la Thrace, plus récemment soumises à la domination romaine et tout aussi peu façonnées à l’obéissance[5] ; pendant que les Daces et les Sarmates franchissaient le Danube sur la glace, et venaient donner la main aux Mysiens et aux Pannoniens révoltés[6]. Déjà Lollius Urbicus avait essuyé une première défaite sur le Rhin[7]. Le danger parut assez sérieux pour qu’Auguste crut devoir s’en occuper. Il se rendit en toute hâte à Lyon, pendant que Tibère s’avançait dans la Rhétie, et que Drusus marchait contre les Germains[8]. Le premier battit les Rhètes et les Vindéliciens réunis, ruina leurs châteaux forts et les poursuivit jusque dans les repaires où ils cherchaient un asile[9] ; le second étouffa la guerre des Gaules en mettant la main sur les principaux chefs de l’insurrection rassemblés à Lyon par ses ordres, et pénétra en une seule campagne (742) jusqu’au pays des Chauques, à travers le territoire des Sicambres, des Usipètes et des Frisons effrayés[10]. L’année suivante (743) il parvint jusqu’aux Chérusques, sur la rive gauche du Weser ; et déjà il voyait fuir devant lui les Barbares éperdus, lorsqu’un essaim d’abeilles l’arrêta tout à coup sur cette fatale limite[11]. En 744, il ravagea les terres des Cettes, franchit enfin, le Weser, après avoir dispersé les Suèves qui en défendaient les approches, et arriva à l’Elbe. Ce fut le terme de ses succès. Il essaya vainement de le franchir comme il avait déjà franchi le Rhin et le Weser ; il fallut songer au retour et se contenter d’élever un trophée sur la rive[12]. Mais en quittant la Germanie, il pouvait croire que la domination romaine y était affermie pour jamais. Un pont jeté à demeure sur le Rhin entre Bonn et Gelduba, semblait la rattacher définitivement à la Gaule. Le fer et la flamme avaient éclairci ses impénétrables forêts ; une route militaire la traversait dans toute son étendue ; des forts élevés de distance en distance protégeaient contre de nouvelles attaques les rives de l’Elbe et du Weser, et sur celles du Rhin on en comptait jusqu’à cinquante[13]. L’héroïque jeune homme mourut avant d’avoir revu la Gaule, et le surnom de Germanicus, que ses soldats venaient de lui donner, ne servit qu’à orner ses funérailles. Tibère le remplaça. Ce méchant prince fut un habile général. Dès la première campagne il pénétra jusqu’à l’Elbe, rejeta au-delà du fleuve les plus obstinés des Barbares, et ramena avec lui, en-deçà du Rhin 40.000 Suèves et Sicambres, qu’il établit dans la Gaule[14]. Une longue éclipse survint tout à coup, et voila en même temps l’histoire des vaincus et la fortune du vainqueur. Tibère disgracié se retira dans l’île de Rhodes, et les Germains feignirent de se soumettre pour mieux assurer leur vengeance. Ce n’est qu’en 754 que nous les retrouvons en présence. Tibère revenait d’un exil de huit ans pour raffermir l’Empire ébranlé de nouveau ; et les Germains se dédommageaient depuis trois ans, aux dépens de M. Vinicius, de tous les revers que ses prédécesseurs leur avaient fait essuyer[15]. Tibère soumit en arrivant les Canninéfates, les Attuaires, les Bructères, les Chérusques ; et reporta les aigles romaines en quelques mois de l’autre côté du Weser[16]. L’année suivante (755), les Chauques furent replacés sous le joug ; et on vit l’élite de leurs guerriers, placés sans armes au milieu de l’armée romaine, qu’ils dominaient par leur taille élevée, venir se prosterner au pied du tribunal où Tibère les attendait assis[17]. Les Lombards furent atteints et domptés pour la première fois, et pour la première fois aussi une armée romaine campa enfin sur la rive orientale de l’Elbe[18]. Ainsi la liberté germanique allait succomber à son tour après celle de l’Espagne et de la Gaule ; et déjà l’administration impériale arrivait à la suite des légions pour prendre possession de cette nouvelle conquête, lorsqu’un immense mouvement, parti de la Bohème, vint donner une autre face aux affaires. Dans le Ier siècle de l’ère chrétienne, cette Germanie, si changeante et si mobile, semble avoir été livrée à une perturbation générale, qui modifia d’une manière fâcheuse la position des Romains à son égard. La vaste domination que les Suèves avaient fondée, à une époque inconnue, entre le Rhin et l’Oder[19], et qui menaça un moment de s’étendre jusque sur la Gaule, se brise et donne naissance à deux empires rivaux, l’un au midi, l’autre au nord. Arminius et ses Chérusques dominent depuis l’Elbe et la Baltique jusqu’à la Sala et au Mein[20] ; tandis que Maroboduus, à la tête des Marcomans, quitte les bords du Rhin pour échapper à la contagion des mœurs romaines, et va chasser de la Bohême la nation gauloise des Boii, dont elle continua de porter le nom[21]. Le pays que Maroboduus venait de quitter fut occupé par des Helvètes sortis de la Gaule, et qui, à ce titre, reçurent des Germains, au milieu desquels ils s’établirent, le surnom d’Allemanni ou Étrangers, pendant qu’ils donnaient eux-mêmes le nom moderne d’Allemagne, d’abord au nouveau pays qu’ils habitaient, et ensuite à toute la vieille Germanie[22]. Cet important déplacement mit le monde romain en contact avec la Barbarie germanique par ses deux frontières les plus exposées ; et les guerres de Germanie se firent désormais à la fois sur le Danube et sur le Rhin. La sûreté de l’Empire en fut d’autant plus précaire, car la résistance que les Germains opposaient toujours à ses armées se trouva liée désormais à celle que les tribus mal soumises de l’Illyrie et de la Pannonie pouvaient leur opposer encore. La Bohême d’ailleurs, entourée de hautes montagnes et de forêts impraticables, était merveilleusement propre à devenir le centre d’une ligue générale dé tous les peuples du nord[23] ; et le Barbare qui venait de s’y établir avec les Marcomans n’était pas homme à négliger aucun des avantages qu’elle lui présentait. Ce Maroboduus, qui se dérobait avec tant de soin à l’influence des mœurs et des idées romaines, profita plus que tout autre peut-être des leçons des Romains, et semble avoir été leur plus habile ennemi. A force de les redouter, il parvint à se rendre redoutable à son tour, et réussit à leur enlever presque tous les secrets de leur puissance. L’autorité qu’il exerçait sur ses sujets ne ressemblait à rien de ce que les Barbares avait connu jusque là. Il avait non seulement des clients, mais une cour ; non seulement une armée, mais des prétoriens ; et, chose inouïe jusqu’alors parmi les Barbares, il commandait l’obéissance au lieu de la demander. Ses Germains marchaient au combat avec les armes, la tactique et la discipline romaines. Il avait bâti des villes, percé des routes, élevé des fortifications ; et la sauvage Marcomanie ressembla sous son règne à une province de l’Empire[24]. Quelque pressé que nous soyons, dit Velleius Paterculus qui l’avait combattu, nous ne pouvons nous empêcher de nous arrêter un moment devant un tel homme. Il pavait su s’élever en peu de temps à une grandeur extraordinaire, et redoutable même aux Romains. Les ambassadeurs qu’il envoyait aux deux Césars[25] lui prêtaient tantôt de ton d’un suppliant et tantôt celui d’un égal. Les tribus et les particuliers qui abandonnaient notre cause trouvaient également un asile auprès de lui. Son armée se composait de soixante-dix mille fantassins et de quatre mille cavaliers, et les guerres continuelles qu’il entretenait à dessein avec les peuples du voisinage n’étaient qu’une préparation à une entreprise plus sérieuse. Il était d’autant plus à craindre, qu’ayant les Germains de front et à sa gauche, les Pannoniens à sa droite, et derrière lui la Norique, il pouvait à toute heure se jeter indifféremment sur eux tous, et se faisait ainsi également redouter ides uns et des autres. L’Italie elle-même ne pouvait rester à indifférente à ses succès ; car les frontières de son empire à n’étaient pas éloignées de plus de deux cent mille pas de la chaîne des Alpes qui sert de borne à l’Italie. Tel était l’homme, tel était le pays que le César Tibère résolut d’attaquer de divers côtés à la fois. Sentius Saturninus eut ordre de se frayer une route à travers l’immense profondeur de la forêt Hercynia, et de conduire ses légions dans la Bohème ; pendant que lui-même s’y rendrait de son côté à la tête de l’armée d’Illyrie, en partant de Carnuntum, de toute la Norique la place la plus rapprochée de cette frontière[26]. Ce plan hardi avait reçu un commencement d’exécution ; et Tibère était déjà sur le Danube, lorsqu’il fut violemment ramené sur ses pas par une révolte générale de tous les peuples qu’il laissait derrière lui. L’Illyrie, la Pannonie, la Thrace et la Dalmatie venaient de secouer le joug qu’elles ne portaient qu’en frémissant, et de se réunir pour lui fermer le retour. Velleius, que la peur aura sans doute égaré, parle de huit cent mille révoltés et plus, d’une armée de deux cent mille fantassins et de neuf mille cavaliers[27]. Les uns se jetèrent sur la Macédoine pour l’entraîner dans le mouvement, pendant que d’autres se préparaient à envahir l’Italie. Le vieil Auguste en fut tout troublé. Il se rendit au sénat, et déclara qu’en dix jours l’ennemi pouvait être à Rome[28]. Tous les vétérans furent rappelés sous les drapeaux ; chaque citoyen romain fut taxé à un certain nombre d’esclaves, à proportion de sa fortune ; les sénateurs et les chevaliers romains furent enrôlés comme les autres, et toute cette multitude se mit en marche vers les Alpes[29]. Auguste lui-même s’avança jusqu’à Rimini ; mais Tibère dissipa ces frayeurs par de grandes et mémorables victoires. Il réprima pour jamais les rébellions de l’Illyrie et de la Thrace par deux années entières de massacres[30] ; et Maroboduus, le héros de l’insurrection, ne conserva une souveraineté précaire pendant quelque temps encore, que pour se la voir enlever bientôt par ces mêmes Germains qu’il avait voulu rendre libres[31]. Mais à peine le vainqueur était-il descendu de son char de triomphe, que des lettres funèbres, venues de la Germanie, apprirent à Rome le massacre des légions de Varus. Et en effet, la Germanie, par un dernier effort, venait de briser encore le joug de Rome, et d’échapper pour toujours au régime des intendants et des proconsuls. Depuis longtemps la toile était ourdie, et déjà des mains habiles l’avaient étendue doucement sur la farouche liberté des Germains. Des garnisons romaines étalées de distance en distance sur toute la surface du territoire, tenaient les mercenaires en respect, et étouffaient jusqu'aux murmures. Un système habilement ménagé de murailles et de fortifications dominait tous les points importants, et enveloppait même le commerce comme dans un indestructible réseau. Des armées aguerries et bien disciplinées le parcouraient incessamment dans toutes les directions et rendaient presque partout présente la terreur du nom romain. Le commerce, et la corruption qui marchait à sa suite, initiaient rapidement les Barbares à tous les vices de leurs maîtres, et prêtaient à la tyrannie l'éclat et les séductions d'une civilisation supérieure. Ainsi, la conquête, si laborieusement commencée par les armes, allait s'achever doucement dans ce paisible échange des mœurs, des idées et des vices des deux peuples[32] : lorsque Quintilius Varus prit le commandement des légions destinées à maintenir les tribus du nord dans la soumission, pendant que Tibère se préparait à y faire rentrer celles du sud. Ce nouveau général venait de la Syrie, soumise aux Romaine depuis deux siècles, et de tout temps esclave de ses maîtres. Il crut qu’il n’avait fait que changer de province, et ne vit aucun motif pour changer de conduite. Il résolut d’asseoir les Germains à la triple obligation que Rome avait coutume d’imposer aux vaincus : le recrutement, les concessions de terre et le tribut[33]. Les Barbares se soumirent, en apparence, avec une facilité admirable, et semblèrent courir d’eux-mêmes au-devant de la servitude. Arminius et Segimère, les plus puissants et les plus respectés de leurs chefs, répondirent à Varus de l’obéissance de tous, et endormirent sa vigilance par des caresses étudiées et une familiarité pleine d’abandon. Ils mangeaient tous les jours sous la tente du général, lui parlaient avec un égal respect de sa personne et du peuple romain, dénonçaient eux-mêmes les rebelles, et se chargeaient le plus souvent de les punir. Et cependant ils l’éloignaient du Rhin sur de vains prétextes, et l’entraînaient à petites journées au fond de la Germanie, vers le pays des Chérusques, à travers des contrées où nulle armée romaine n’avait encore osé se montrer. Dans la mute, ils eurent l’art de lui enlever son armée par détachements, tantôt pour châtier une tribu indocile, tantôt pour saisir des brigands, quelquefois pour protéger l’arrivée d’un convoi. Tout à coup on annonce qu’une peuplade éloignée vient de secouer le joug et de prendre les armes. A l’instant même, Varus se met en marche pour l’accabler. Il avait bête d’arriver, et marchait sans précaution, avec des femmes, des enfants et un très lourd bagage. II se croyait d’ailleurs en pays ami ; et en effet, il recevait partout un accueil rassurant. Cependant Arminius et Ségimère avaient disparu, et après eux tous les Germains chargés de prolonger l’illusion de Varus. Enfin, on arrive au milieu d’une vaste forêt. Un orage éclate tout à coup, et des torrents de pluie tombent sur la tête des Romains avec les arbres renversés et les éclats de la foudre. Alors parurent les Barbares, et à leur tête Arminius et Ségimère. Les légions combattirent pendant toute la journée contre ce double péril, et le retrouvèrent plus grand le lendemain. Ceux que l’incertitude du succès avait retenus jusqu’alors s’étaient déclarés avec lui ; et l’armée romaine, épuisée par les fatigues de la veille, se voyait cernée de toute part[34]. Alors commença un affreux massacre. Pendant que la foule des simples soldats étaient égorgés pêle-mêle, les tribuns et les centurions étaient conduits hors du champ de bataille, et immolés sur un autel. Varus, déjà blessé dans la mêlée, se donna la mort de sa propre main. Arminius, après le carnage, monta sur une éminence, et félicita ses Barbares ; puis chacun, avant de se retirer, crucifia ou enterra les prisonniers, ou bien encore leur cloua la tête contre les arbres de la forêt[35]. Celle de Varus fut envoyée au roi des Marcomans, qui en fit présent à Auguste[36]. Ce coup terrible sauva la Germanie et commença la ruine de l’empire. Les Romains ne firent plus que d’inutiles tentatives pour reprendre ce qu’ils avaient perdu sans retour ; et les Barbares, augurant mieux de l’avenir, ne cessèrent de frapper que lorsqu’ils eurent renversé le colossal édifice. Auguste, que la vieillesse rendait de jour en jour plus peureux, crut de nouveau que la barrière des Alpes allait céder à tant d’efforts, et désespéra un moment de la fortune de Rome. Il déchira ses vêtements, laissa croître ses cheveux et sa barbe, et dans sa douleur il se frappait la tête contre les murs de son appartement en criant : Varus, rends-moi mes légions. Il renouvela tous les vœux que la crainte avait autrefois inspirés aux Romains à l’époque de l’invasion des Teutons et des Cimbres, désarma les Gaulois et les Germains di sa garde, confisqua les biens de tous ceux qui refusaient de s’enrôler dans la milice, et compléta son année avec des affranchis et des serfs[37]. Tibère eut ordre de se rendre de nouveau dans la Gaule, pour en interdire du moins l’entrée aux Barbares ; mais il semble que la peur l’ait gagné comme les autres, et malgré les métaphores belliqueuses de Velleius, son flatteur, il parait que ses exploits se bornèrent pour cette fois à célébrer des jeux sur les bords du Rhin en l’honneur d’Auguste[38]. Germanicus le remplaça[39]. Ce beau nom rappelait à la fois les victoires de Drusus dont Germanicus était le fils, et présageait celles qui allaient faire de Germanicus lui-même l’objet d’un amour si triste et d’une si douloureuse admiration pour les Romains. La mort d’Auguste (14 ap. J.-C.), venait de soumettre son œuvre à une épreuve qui devait décider à la fois de la fortune de sa maison et de celle de l’empire. Tibère, que la tremblante servilité du sénat avait désigné pour son successeur, paraissait dans ces commencements apporter à la conduite des affaires plus de prudence que de vigueur ; et sa longue hypocrisie pouvait encore ressembler à de l’indécision[40]. Le sénat, à force de bassesses, laissait percer sa haine et ses espérances ; les nations tributaires attendaient en silence le dénouement de cette crise dangereuse, pendant que les conspirations renaissaient en Italie, et que la révolte était au camp des légions. Derrière le Danube et le Rhin les Barbares s’ébranlaient de nouveau, en faisant porter devant eux les aigles enlevées aux soldats de Varus[41], et se préparaient à célébrer les funérailles d’Auguste en dévastant l’Italie et la Gaule[42]. Germanicus conjura l’orage. Il désarma l’émeute par une fermeté pleine de modération[43] ; et en poursuivant Arminius depuis le Rhin jusqu’au Weser, il écrasa ou dispersa sur sa route les Marges, les Bructères, les Usipètes et les Tubantes[44]. Arminius et ses Chérusques lui donnèrent plus d’embarras. Le barbare qui avait à venger la trahison de son frère, la captivité de sa femme et de son fils, le massacre de ses alliés et la ruine de sa tribu, résolut de s’arrêter sur cette limite, pour livrer une dernière bataille dans le sanctuaire de la liberté germanique, et en présence des dieux à qui la garde en était confiée[45]. Mais l’infortuné se vit trahi à la fois par les Germains et par les dieux. Son armée, chassée de colline en colline, harassée, décimée par un combat de huit heures, et prise entre le Weser et l’ennemi, fut précipitée dans le fleuve et y resta ensevelie. Lui-même se sauva avec peine, à force d’audace et de vigueur. Son cheval l’emporta sain et sauf à travers les rangs des Romains : le sang dont il était couvert empêcha qu’on ne le reconnût. Le vainqueur fit élever un trophée sur la rive et reprit la route du Rhin, pour aller recevoir de Tibère des félicitations hypocrites, et de la main de Plancine le poison qui devait l’enlever si tôt aux espérances et à l’amour de Rome[46]. Le jour où il monta au Capitole pour rendre grâces aux dieux protecteurs de l’empire, on vit figurer dans la pompe triomphale, à côté des aigles jadis enlevées à Varus, la Germanie vaincue avec ses fleuves captifs et ses princes enchaînés. Strabon, témoin de ce grand spectacle, semble prendre plaisir à le faire passer sous nos yeux : On y remarquait Segimundus, fils de Ségeste, et chef des Chérusques ; Thusnelda, sa sœur, et femme d’Arminius, avec son fils Thumelicus, à peine âgé de trois ans ; Sesithacus, fils de Segimère, autre chef des Chérusques ; Ramis, sa femme ; Théodoric le Sicambre, Libès le grand-prêtre, et beaucoup d’autres prisonniers. Quant à Ségeste, il fut traité avec honneur (il avait trahi tous les siens !), et assista, de la place qui lui avait été réservée, à l’humiliation de ceux qui lui étaient les plus chers[47]. Mais tous les regards s’arrêtaient avec complaisance sur le char où le vainqueur paraissait entouré de sa femme Agrippine, et de ses cinq enfants. Sa belle taille, sa jeunesse et la noble expression de son visage relevaient encore l’éclat de sa fortune, et ajoutaient à l’intérêt qui s’attachait à tant de gloire. Mais un secret pressentiment venait troubler toute cette joie, et répandait quelque tristesse auteur de ce char de triomphe. On se rappelait que la faveur publique avait porté malheur à son père Drusus ; que son oncle Marcellus avait été enlevé à la fleur de l’âge, et au sein de la plus brillante popularité ; et que la destinée s’était toujours plue à frapper avant le temps toutes les têtes que l’amour du peuple romain semblait avoir consacrées[48]. Un long assoupissement succéda à cette crise ; et dans les dernières années de son règne, Tibère, oublieux de sa propre gloire, laissa les Daces ravager impunément les provinces du Danube, pendant que les Frisons dévastaient les campagnes de la Gaule avec la même impunité[49]. On en a accusé son insouciance et les honteux loisirs de sa vieillesse dans la solitude de Caprée. Cette explication est plausible et pourrait suffire au besoin ; mais il est permis d’en soupçonner une autre qui a aussi sa vraisemblance. Le vieux Tibère, qui avait été envoyé jusqu’à neuf foie dans la Germanie par Auguste[50], et qui venait encore tout récemment de faire une si triste expérience des difficultés de cette guerre, ne pouvait plus partager les illusions dont les Romains de son temps aimaient encore à se bercer ; et content d’avoir vengé sur les Barbares les légions de Varus, il renonça facilement à une conquête qu’il jugeait dès lors impossible. Auguste lui-même, cruellement désabusé par ce fatal événement, avait conseillé par testament de laisser à l’Empire les frontières qu’il lui avait données, et qu’il croyait avoir suffisamment protégées en les plaçant sous la garde de vingt-cinq légions[51]. Ce vœu du fondateur de l’Empire était depuis longtemps celui des plus grands capitaines et des plus sages magistrats de la République. Déjà Scipion Æmilien, après la ruine de Carthage, proposait de changer la formule de prières que le consul, en entrant en charge, avait coutume d’adresser aux dieux, et de leur demander, non plus l’agrandissement de l’Empire, mais sa conservation[52]. Et toutefois, peut-être était-il aussi difficile d’en garder les limites que de les étendre. Les guerres étrangères étaient devenues le seul remède, ou du moins la seule distraction au fléau des guerres civiles ; et, de leur côté, les Barbares ne ralentissaient momentanément leurs attaques que pour les recommencer avec plus de fureur. Ainsi la guerre était une des nécessités de cette cruelle époque ; et Rome était condamnée à périr par les mêmes moyens qui avaient fondé sa puissance. On vit donc les plus imbéciles comme les plus énergiques successeurs d’Auguste, s’obstiner également à poursuivre la dangereuse chimère à laquelle il n’avait lui-même renoncé qu’avec peine, et précipiter de concert l’Empire fatigué vers la catastrophe finale que les destins avait marquée d’avance. Du reste, Tibère, après ce grand et dernier effort contre les Germains, put croire un moment que les dieux s’étaient chargés du soin d’achever son ouvrage. Les Barbares, débarrassés des Romains, tournèrent leurs armes contre eux-mêmes, et l’on vit les deux hommes les plus remarquables de la Germanie déployer pour sa ruine une énergie et des talents qui auraient suffi pour la sauver. Arminius, le héros de l’insurrection, était resté populaire malgré ses défaites ; tandis que Maroboduus, le protégé et l’ami des Romains, était regardé comme un traître et un déserteur de la cause nationale. Le premier, suivi de ses fidèles Chérusques et de leurs alliés, vint attaquer son rival, souleva contre lui les Suèves, les Semnons, les Lombards, qui n’obéissaient déjà qu’à regret, et lui livra une de ces batailles furieuses qui ruinent également le vaincu et le vainqueur. Maroboduus effrayé se hâta de recourir aux Romains. Tibère lui répondit froidement qu’il n’avait rien fait autrefois pour aider Rome à venger sur Arminius le massacre de ses légions, et envoya Drusus pour l’achever[53]. Un jeune barbare, Catualda, chassé naguère de sa patrie par le roi des Marcomans, se chargea volontiers de ce soin. A la tête des Goths, ses compatriotes, il se jette sur les états de son ennemi, s’empare de son palais, de sa tour, et le force à se réfugier tout tremblant sur les terres romaines. De la Norique, le fugitif écrivit de nouveau à Tibère pour lui rappeler ses services. Tibère se contenta de lui offrir un asile ; puis il se rendit au sénat pour lui parler longuement de l’importance d’un tel prisonnier, du nombre et de la férocité des peuples qui lui obéissaient, du danger d’un tel voisinage pour l’Italie, et enfin de la sagesse surhumaine avec laquelle il avait lui-même préparé et précipité sa chute[54]. Velleius, dont l’histoire n’est que la paraphrase des panégyriques de Tibère, compare Maroboduus, chassé de la Bohème par les artifices des Romains, à un serpent attiré hors de sa caverne par l’appât d’un breuvage perfide, et placé sans défense sous le pied qui doit l’écraser[55]. Il vieillit obscurément à Ravenne pendant dix-huit ans encore, mais vaincu et méprisé ; car sa gloire, dit Tacite, eut beaucoup à souffrir de son extrême attachement à la vie[56]. Sa chiite et l’éloignement des Romains laissaient Arminius sans rival. Il abusa de sa fortune, et finit par armer contre lui cette jalouse liberté des Germains, qu’il avait rendue si redoutable à ses ennemis. Mais la force ne pouvait rien contre un tel homme : on eut recours à la ruse, et le héros de tant de batailles périt misérablement de la main de ses proches. Ce fut, sans aucun doute, le libérateur de la Germanie, dit Tacite. Il n’eut point à lutter comme tant d’autres contre les commencements encore mal affermis de la puissance romaine, mais il osa l’attaquer dans toute sa force et dans la plénitude de son développement. S’il fut vaincu quelquefois, l’issue de la lutte resta toujours indécise. Il ne vécut que trente-sept ans, et en passa douze dans l’exercice du pouvoir. Son nom retentit encore dans les chants des nations barbares ; mais on ne le trouve nulle part, dans les livres des Grecs, qui n’admirent d’autre histoire que la leur ; et il ne jouit que d’une réputation médiocre parmi les Romains, qui réservent tout leur enthousiasme pour l’antiquité, sans aucun souci du présent[57]. |
[1] Dion Cassius, LI, 6.
[2] Strabon, Géogr., VII, 2, 4. — Dion Cassius, LIV.
[3] Dion Cassius, LIV.
[4] Dion Cassius, LIV.
[5] Dion Cassius, LIV.
[6] Velleius Paterculus, II, 95, 96, 98.
[7] Dion Cassius, LIV.
[8] Velleius Paterculus, II : Accepta in Germania clades sub M. Lollio (ad ann. 737, U. C.)
[9] Velleius Paterculus, II, 95. — Florus, IV, 12. — Dion Cassius, LIV.
[10] Velleius Paterculus, II, 95.
[11] Dion Cassius, LIV.
[12] Dion Cassius, LIV.
[13] Florus, IV, 19.
[14] Velleius Paterculus, II, 97. — Tacite, Annal., II, 97. — Suétone, Auguste.
[15] Velleius Paterculus, II, 104.
[16] Velleius Paterculus, II, 105.
[17] Velleius Paterculus, II, 106.
[18] Velleius Paterculus, II, 106.
[19] Strabon, Georg., VII, 2, § 3. De toutes ces nations les Suevi sont les plus considérables ; car ils s’étendent depuis le Rhin jusqu’à l’Elbe, et il y en avait qui s’étendaient au-delà de ce fleuve, comme les Hermonduri et les Langobardi ; et même aujourd’hui ces derniers ont été forcés de passer tous de l’autre côté de l’Elbe.
[20] Cluv., Antiq. german.
[21] Velleius Paterculus, II, 108. — Tacite, Germanie, 28.
[22] Asinius Quadratus ap. Agathiam. — Ce passage est décisif pour l’interprétation que nous donnons au mot Allemans (ξεγήλιδες). — Voyez aussi Wachter., Glossarium teutonic., in voc. Allemanni.
[23] Velleius Paterculus, II, 109.
[24] Velleius Paterculus, II, 108.
[25] Drusus et Tibère.
[26] Velleius Paterculus, II, 108, 109.
[27] Velleius Paterculus, II, 110.
[28] Velleius Paterculus, II, 111.
[29] Velleius Paterculus, II, 111. — Suétone, Auguste, 25.
[30] Dion Cassius, LVI.
[31] Vid. infra.
[32] Didicere jam Barbari quoque ignoscere vitiis blandientibus, dit Tacite en parlant des Bretons. — Agricola 18.
[33] Tacite, Annal., I, 59.
[34] Dion Cassius LVI. — C’est de tous les historiens de Rome celui qui nous donne sur ce grand fait les renseignements les plus précieux.
[35] Tacite, Annal., I, 61.
[36] Velleius Paterculus, II, 109.
[37] Suétone, Auguste, 23. — Dion Cassius, LXI.
[38] Velleius Paterculus, II, 120. — Dion Cassius, LVI.
[39] Dion Cassius, LVI.
[40] C’est de lui qu’est le mot si fameux : Teneo lupum auribus. Il ne tenait encore la louve de Romulus que par les oreilles, disait-il à ceux qui le pressaient d’agir.
[41] Tacite, Annal., I, 60. — Dion Cassius, LX.
[42] Tacite, Annal., I, 44, 50.
[43] Velleius seul a pu dire : Pleraque ignave Germanicus. J’aime mieux, en fait de courage, m’en rapporter à Tacite.
[44] Tacite, Annal., I, 50, 51.
[45] Tacite, Ibid., 10.
[46] Tacite, Annal., I, 11.
[47] Strabon, Géogr., VII, 2, § 4.
[48] Tacite, Annal., II, 41.
[49] Tacite, Annal., IV, 72, 73.
[50] Tacite, Annal., II, 26.
[51] Tacite, Annal., I, 11.
[52] Valère Maxime, IV, 1, 10. — C’était aussi le vœu de Tacite (Germanie, 32.)
[53] Tacite prétend que ce fut pour rétablir la paix : Missus tamen Drusus pacis firmator, Annal., II, 46. — On en jugera.
[54] Tacite, Annal., II, 63.
[55] Velleius Paterculus, II, 129.
[56] Tacite, Annal., II, 63.
[57] Tacite, Annal., II, 88.