Séjour du comte de
Charollais au Plessis. — Hommage du duché de Bretagne. Idée politique de
Louis XI. — La Savoie et le royaume de Chypre. — Vicissitudes de Marguerite
d'Anjou et guerre des Deux Roses. — Affaires d'Italie. Jean de Calabre à
Naples. — Le légat Joffredi et la pragmatique sanction. Voyage du roi en
Bretagne. — Cession des terres de Louis de Thouars à la couronne.
Pendant
que le roi mettait ordre aux affaires intérieures du royaume la politique
étrangère amenait ses complications, et il devait faire preuve de la plus
grande habileté pour ne pas s'y laisser entraîner. Louis entretenait les
meilleures relations avec la Bourgogne. Les lettres d'abolition promises au
duc Philippe et données à Tours disent positivement : « Nous abolissons,
absolvons, pardonnons, de notre grâce spéciale et autorité royale, tout ce
que les officiers du duc de Bourgogne pourraient avoir commis ou perpétré
depuis la paix d'Arras jusqu'aujourd'hui contre nous, nos droits, notre
autorité ou nos règlements, soit en méprisant les arrêts de notre parlement,
soit en y désobéissant. » Outre cela, le 31 octobre il nomme le bâtard
de Bourgogne son lieutenant général en Tournaisis, à la place du sire de
Tancarrin. Ces faveurs étaient le complément de la gracieuse réception faite
au comte de Charollais, son cousin, qu'il appelle son frère, quoique celui-ci
fût veuf de Catherine de France depuis 4.446 et remarié en 1454 à Isabelle de
Bourbon. Il
s'agissait d'une saison de chasse et d'un simple rendez-vous. Dès que le roi
sut que le comte venait avec trois cent cinquante chevaux et une suite de
seigneurs, « il envoya à sa rencontre, dit Duclercq, le duc d'Alençon,
les comtes d'Eu, de la Marche, de Pardiac, et tous les seigneurs de sa cour
a. Quand Charles fut entré à Tours, le 22 octobre, le roi l'engagea à venir
loger en son palais même au Plessis. A son arrivée il descendit de sa chambre
jusqu'en bas, et lui fit grande fête. Un des premiers actes du roi après
l'arrivée de son hôte, selon la courtoisie du temps, fut de confirmer la
grâce donnée à un assassin par le comte de Charollais comme prince du sang à
son entrée en la ville de Troyes. Pendant tout son séjour en Touraine il fut
défrayé avec magnificence ; et la plus cordiale amitié régnait entre le roi
et lui. Les mêmes sympathies les unissaient pour la maison de Lancastre,
malgré l'opinion contraire du duc Philippe. Aussi le comte obtint-il sans
peine l'élargissement du duc de Sommerset, dont les arrêts d'ailleurs
n'étaient qu'une mesure de précaution. Un
jour, dans une partie de chasse que le roi fit avec lui, il advint, dit la
chronique, que le comte poursuivit fort loin une bête rousse, tellement qu'il
se perdit. Louis et le comte du Maine revinrent, croyant sans doute que le
comte de Charollais revenait aussi. « Quand le roi fut descendu il demanda
son beau-frère le comte de Charollais ; on lui répondit qu'on ne savait où il
était. Alors fut le roi troublé comme on ne le vit oncques. » Il envoya par
tous les villages circonvoisins dans la direction d'où il venait ; et fit
même allumer des feux aux clochers pour que le comte eût un moyen de se
guider. On ajoute qu'étant inquiet au plus haut degré, il fit partir des gens
avec torches et fallots par champs et bois, et jura de ne boire ni manger
jusqu'à ce qu'il en eût reçu des nouvelles. Le comte, de son côté, avait
trouvé dans un village une hôtellerie où il s'hébergea, « car il était nuit
noire ». Mais, pressentant l'inquiétude que son absence devait causer, il
écrivit en quelques mots son aventure au roi, et comme il n'était guère qu'à
deux lieues du Plessis, il envoya au palais Philippe de Crèvecœur avec sa
lettre, sous la direction d'un paysan du lieu. « Il était bien onze heures
dans la nuit quand ils arrivèrent au château. » Le roi fut rassuré et rendu
fort joyeux par ce message. C'est
le 11 décembre que le comte prit congé du roi et partit du Plessis pour aller
célébrer la fête de Noël dans sa famille. Avant son départ, et pour mieux lui
témoigner toute sa confiance, Louis XI le nomma gouverneur de la Normandie
avec une pension de 36.000 livres qui fut d'abord exactement payée[1], savoir, 16.000 comptant et
20.000 assignées sur les revenus de la province. Les comptes de Pierre
Joubert, général des finances en Normandie, font foi de ce payement intégral.
C'est donc à tort que le comte le nia trois ans après. Le roi et lui se séparèrent
dans les meilleurs termes d'amitié, et le comte s'en alla par la Normandie.
Arrivé le vendredi 19 à Rouen, il se logea au Lion-d'Or, prit l'autorité en
main et fut dignement accueilli, comme les lettres du roi l'avaient
recommandé à la ville. On lui rendit les mêmes honneurs qu'au souverain et
Rouen lui fit don de ses plus belles draperies. En ce
temps vinrent à Tours les envoyés du duc de Bretagne : le comte de Laval,
Jean de Lévi, seigneur de Vannes ; le vicomte du Fou, amiral de Bretagne ;
Jean de Romillé, vice-chancelier et diplomate habile, Michel de Parthenay et
les deux hérauts, Bretagne et Montfort. Le roi, de son côté, envoya au duc
François Il le sire de Montauban, amiral de France, qui était Breton, et le
comte de Dunois. Il se peut que Louis ait souhaité que le comte Charles ne se
trouvât point au Plessis avec le duc de Bretagne. Le comte aurait-il eu,
comme on l'a dit, la pensée de traiter avec le duc contre Louis XI dans le
palais même du roi ? La chose est fort possible, et c'était un acte de
prudence d'empêcher leur réunion. Parmi
les ambassades étrangères chargées alors de venir complimenter le roi, on
remarqua à Tours celle de Florence conduite par Philippe de Médicis,
archevêque de Pise. Elle fut des plus solennelles et on y vit Donato
Acciajuoli, écrivain alors estimé, offrir à Louis XI une vie de
Charlemagne écrite de sa main. Les sympathies du roi étaient acquises au
héros. Il y eut échange et presque émulation de témoignages d'amitié. Plus
ces populations affectaient d'êtres libres, plus le roi attachait de prix à
leurs protestations de fidélité. La
question de l'hommage du duc de Bretagne devenait de nouveau une discussion
délicate. Le roi l'eût voulu lige, et le duc ne le voulait rendre que simple.
Cette difficulté se compliquait encore d'un assez grave différend survenu au
sujet de l'évêque de Nantes, touchant l'exécution d'un arrêt du parlement. Au
fait, malgré les prétentions des ducs de Bretagne à l'indépendance,
Philippe-Auguste avait exigé de Pierre Mauclerc, le 27 janvier 1213, un
hommage-lige, et même ce duc reçut l'hommage des Bretons avec cette clause :
« sauf la fidélité au roi de France n. Jean le Roux, fils aîné de Mauclerc,
et d'Alix, avait également rendu hommage-lige à saint Louis en 1237. Les
guerres de l'Angleterre contre la France interrompirent cet ordre de choses ;
et souvent pour différentes causes, fort peu louables, les ducs de Bretagne
s'y prononcèrent contre nos rois. Le duc Jean dit le Sage, qui régna de 1399
à 1442, avait successivement reconnu Henri VI et Charles VII, et de sa par
ton se contenta d'un hommage simple. En 1446, on se montra peu exigeant à
l'égard de François Ier, fils de Jean V et de Jeanne de France, et en 1449 il
témoigna sa reconnaissance par un traité avec Charles VII contre les Anglais.
Le connétable de Richemont refusa l'hommage-lige pour son duché et ne
l'accorda point sans difficulté pour son comté de Montfort. François II vint
à Montbazon le 28 février 1459, et rendit au roi l'hommage comme son
prédécesseur. On se
demande pourquoi ce vasselage n'était plus ce qu'il avait été autrefois. Le
duc se faisait peu scrupule, depuis assez longtemps, d'anticiper sur les
droits royaux, à la faveur de son éloignement. Si en 1458 il avait refusé au
dauphin les 4.000 livres qui lui furent demandées, ce pouvait être par
crainte du courroux de Charles VII ; mais il inscrivait sur ses actes, de nos
pouvoirs royaux et ducaux ; il affectait d'agir en souverain, de traiter
directement avec le saint-père, de faire en sorte qu'à Rome on distinguât
entre la France et la Bretagne ; de se dire duc par la grâce de Dieu, signe
d'une indépendance absolue ; enfin le conseil de ses barons lui tenant lieu
de parlement et d'états, il refusait de se soumettre aux arrêts du parlement
de Paris. On savait aussi que la dame de Villequier était à sa cour, et que
les gentilshommes bretons ne se gênaient nullement d'y mal parler du roi. Louis
XI ne crut pas devoir tolérer cette absence de respect. D'Amboise il en
écrivit à Nantes, le 28 octobre, au sire de Montauban et à Dunois, ses
ambassadeurs. Parmi ceux que le roi signale comme coupables de vilains propos
on remarque Jean et Guillaume Chauvin et Guillaume de Rosnyven. L'amiral
donna ordre aussitôt à Guillaume du Perrier et à Guillon de Broc, par lettre
de Nantes du 13 novembre, de saisir et d'enfermer les coupables présumés
partout où ils se trouveraient, hors lieux saints. Cette affaire fut assoupie
pour un temps, mais devait renaître bientôt. A
l'égard de l'hommage, le duc François II réunit son conseil le 5 décembre
pour en délibérer. Là furent présents le chancelier de Bretagne, le
président, le grand maître de l'hôtel du duc, Messire de la Rivière, Tanneguy
du Châtel, capitaine de Nantes, le vice-chancelier, le trésorier Landais, les
sénéchaux de Rennes, de Nantes et de Ploërmel, Eustache de l'Epinay et
Olivier de Coêtlogon. Il fut décidé « que le duc, en faisant hommage du duché
de Bretagne, déclarerait qu'il ne fait pas l'hommage-lige, mais en la manière
dont ses prédécesseurs l'ont fait ; qu'à l'appui de cette déclaration, le
trésorier des titres baillerait au vice-chancelier les lettres et pièces
relatives aux précédents hommages ; mais que pour le comté de Montfort et les
autres terres qu'il tient en France, il ferait hommage-lige, déteint et à
genoux, selon l'usage. Que pour celui de la pairie, il déclarerait, s'il en
était parlé, qu'il n'en ferait point pour le présent ; qu'à l'égard de
l'arrêt contre l'évêque de Nantes, il ferait remarquer ce qu'il y a de
nouveau dans ce cas, et qu'on ferait tout pour obtenir délai et sursis à
l'exécution des sentences. » Malgré
toute la bonne volonté du roi il y avait des deux côtés défiance et
susceptibilité. Quand le duc François H, avec tous les principaux seigneurs
de sa cour, arriva le 18 décembre à Tours, où Tanneguy du Châtel et le sire
de Rouville l'avaient précédé chargés de diverses missions, il s'aperçut
bientôt que le roi voulait aplanir toute difficulté. Dès qu'il eut salué
respectueusement, selon l'usage, sur un signe du roi, le comte de Dunois et
Jean de Montauban, amiral, s'approchèrent du duc et lui dirent à voix basse
qu'entre leurs prédécesseurs, rois et ducs, il y avait eu discussion sur la
forme de l'hommage ; que le roi, afin d'éviter ce contredit, lui faisait
déclarer que son intention n'était point d'exiger l'hommage-lige pour le
duché et que le procès-verbal ne ferait aucune mention de lige ou de
non-lige. Cette concession était d'accord avec les lettres patentes du roi de
Tours, 4 janvier suivant, par lesquelles il établit le duc de Bretagne pour
huit mois son lieutenant général dans le Maine, l'Anjou, la Touraine et dans
tous les pays compris entre la Seine et la Loire, à moins qu'il ne soit plus
tôt de retour. N'oublions
pas que Louis XI avait un but que déjà Louis IX et Philippe IV avaient
entrevu avant lei : c'était de donner à la bourgeoisie l'influence qu'elle
méritait, afin de procurer aux Français, par l'industrie et le travail libre,
l'aisance, la prospérité et les lumières dont jouissaient les populations les
plus civilisées. Il fallait donc détruire beaucoup de préjugés et s'assurer
de la soumission des grands vassaux, afin que de proche en proche l'esprit de
subordination à l'autorité légitime et de respect pour la loi descendit des
plus hautes classes jusqu'aux dernières. Mais combien d'obstacles à surmonter
! On le
sait, quelques princes possédaient des provinces entières, tels que les ducs
d'Orléans, d'Alençon, d'Anjou et de Bourbon. Ces deux dernières maisons se
partageaient en plusieurs branches. Les ducs de Bourgogne et de Bretagne
étaient comme deux rois. Outre les princes du sang, il y avait en Guienne et
en Languedoc le duc de Nemours, les comtes de Foix et d'Armagnac, le sire
d'Albret, seigneurs indépendants chez eux. On en voit d'autres, à leur
imitation, parvenir à une puissance presque aussi grande, comme les comtes de
Dunois et de Dammartin, les sires de Brezé et de Laval. Tous, pour avoir aidé
le roi à chasser les Anglais, croyaient avoir acquis le droit d'être
souverains en leur terre, et Charles VII n'avait eu ni la force ni le temps
de reprendre les droits royaux qui lui avaient échappé. Pendant plus de vingt
ans, que la pragmatique fut observée, on dut s'apercevoir que les seigneurs
grands et petits savaient, par leur influence dans les élections, y trouver
une prépondérance nouvelle. De là, peut-être, vint au roi l'idée de séparer
la puissance de la noblesse des intérêts du clergé. Pour
donner force réelle à l'autorité royale, vraie sauvegarde de la liberté de
tous, il fallait amoindrir l'influence des grands et contenir leur ambition
dans de justes limites. Plusieurs fois ils avaient conspiré contre le
gouvernement de Charles VII et lui forcèrent ainsi la main. On devait couper
court à ces fâcheux précédents, faire accepter aux grands vassaux l'exercice,
non pas nominal, mais bien réel des droits royaux ; et si l'on pouvait
augmenter le nombre de nos provinces, resserrer aussi les liens qui les
devaient unir. Louis
XI comprit que pour y réussir il devait au dehors préserver sa politique de
toute complication étrangère, et à l'intérieur affaiblir de tout son pouvoir
les points d'appui de ceux qui allaient devenir ses adversaires. De tous
côtés cependant il était sollicité par ses sympathies à intervenir dans des
guerres désastreuses. Il eut certainement voulu secourir la religion et la
maison d'Anjou, sa famille maternelle ; mais l'état de la marine française ne
lui permettait pas d'entreprendre de lointaines expéditions. Alors
cependant les malheurs de la chrétienté étaient grands ; bien des familles
royales prenaient le chemin de l'exil et la noble maison de Lusignan en donne
un frappant exemple. Janus, roi de Chypre, en reconnaissance des services
dont il se croyait redevable, avait donné sa fille Anne en mariage au duc
Louis de Savoie avec une dot de 100.000 ducats de Venise. Son fils Jean III,
marié à Hélène Paléologue, lui succéda. Charlotte, leur fille, avait d'abord
épousé Jean de Portugal ; niais celui-ci étant mort sans enfants en 1457,
Jean III, pour second époux de sa fille, songea à Louis de Savoie, comte de
Genève et second fils de la duchesse Anne, sa sœur. Il envoya donc en Savoie,
à cet effet, et avec des dispenses, Janus de Montofil, vicomte de Nicosie et
maréchal de Chypre. Le mariage fut arrêté le 10 octobre 1458, et le comte de
Genève prit tout d'abord le titre de prince d'Antioche. Il fut convenu que si
Jean III mourait sans hoirs mâles la couronne reviendrait à la princesse
Charlotte et à son époux. Pendant
que tout se réglait ainsi à Turin Jean mourut à Nicosie. Suivant les archives
du pays, Charlotte, sa fille, fut couronnée reine de Chypre le ter septembre
1458. Le nouveau roi s'embarqua à Venise avec un certain nombre de
gentilshommes et arriva à à Nicosie le 7 octobre 1459. A la nouvelle de son
couronnement la joie fut grande à la cour de Savoie, mais de courte durée. Jacques,
bâtard de Jean II, évêque de Nicosie, avait déjà du vivant de son père montré
un caractère entreprenant et cruel. La reine Hélène l'avait obligé à sortir
de l'ile. Retiré à Rhodes il n'y resta pas en repos, et après la mort du roi
il prétendit à la couronne. Il parut dans l'île de Chypre avant l'arrivée de
Louis de Savoie, s'y assura d'un parti, et, sans attendre la venue du prince
nouvel époux de Charlotte, il se rendit en Égypte. Là, appuyé de quelques
nobles Vénitiens, et surtout s'étant déclaré vassal du soudan, il se fit
reconnaître et aider de Melec-Ella, en 1460, malgré les ambassades du duc
Louis de Savoie et du grand maitre de Rhodes. Il
revint donc avec une armée à demi barbare. Il débarqua en Chypre, en dépit
des efforts de Louis et de Charlotte ; ayant surpris successivement toutes
les places, il s'y établit, et s'empara même de Famagouste, que les Génois
possédaient dans cette île. A leur
tour, Louis et Charlotte allèrent à Rhodes en février 1461 et y reçurent
l'hospitalité des chevaliers. En ces conjonctures ils implorèrent le secours
du pape Pie II et de la chrétienté ; niais le saint-père se contenta
d'intercéder pour eux, tandis que l'année suivante il sut faire passer
Georges Castriot d'Épire en Italie pour combattre Jean de Calabre. C'est
ainsi que les chrétiens dans leurs discussions venaient souvent en aide aux
efforts des infidèles. Dans ces épreuves Charlotte soutint le courage de son
époux et ne se laissa point abattre par l'adversité. Une
autre reine bien digne d'intérêt luttait aussi contre le malheur. La maison
d'Yorck triomphait, et, malgré ses sympathies, Louis XI ne voulait point
s'immiscer dans les affaires intérieures de l'Angleterre. Il n'avait jamais
cessé de suivre les tristes alternatives de cette guerre civile. En Irlande
le duc Richard n'était pas resté inactif. Un aventurier, nommé Cade, se
disant par sa mère issu du second fils d'Édouard III, fut lancé comme un
ballon d'essai par le duc d'Yorck. Bientôt, le 28 mai 1451, il est entouré
d'une foule d'émeutiers. Le 17 juillet il défait à Blackeath les troupes
envoyées contre lui et entre à Londres. Cet orage semble se calmer aisément.
Cade est saisi avec plusieurs des siens et décapité. Mais on avait sondé les
chances que pouvait avoir une prétention à la couronne. Le duc de Sommerset
revint de France à Londres, et son influence succéda à celle de Suffolck. « Alors,
dit-on[2], la main de Dieu pesait sur
l'Angleterre. » En
1453, la maladie du roi mit le comble aux embarras de Marguerite. Richard
d'Yorck vit un rival dans le duc de Sommerset, et fit si bien que celui-ci
fut envoyé à la Tour de Londres. C'est lui qui, le 24 février 1453, ouvrit le
parlement comme lieutenant général. Il eut alors assez de crédit pour écarter
de plus en plus ceux qui lui étaient hostiles. Ainsi il fit enfermer pour
dettes Thomas Thorp, l'orateur des communes. Un grand désordre règne dans les
registres du parlement britannique sur les opérations de cette session. Le
comte de Devonshire fut accusé de trahison. Richard d'Yorck, impliqué dans le
procès, déclara avec serment qu'il serait toujours fidèle au roi, et le comte
fut absous. Au fond, la chambre des lords était favorable à Richard, et le roi
ayant été déclaré incapable de se livrer aux affaires, il fut déclaré
protecteur du royaume le 27 mars 1454. Les
partisans du roi et de la reine stipulèrent, il est vrai, que le roi pourrait
révoquer ce titre à son gré, que nulle atteinte n'en serait portée au droit
du prince de Galles, qui prendrait les rênes du gouvernement si la maladie
durait. Mais Richard trouvait là un moyen de fortifier son parti et de se
substituer à la place de Sommerset dans le gouvernement de Calais. A Noël
1454, le roi ayant paru rétabli, il mit fin au protectorat. Alors Sommerset
est autorisé à sortir de la Tour sous caution, jusqu'à ce qu'il ait répondu à
ses juges de Westminster. En vain le roi essaya-t-il de le réconcilier avec
Richard par des arbitres agréés des deux parts, le duc d'Yorck quitta la
cour. Son prétexte, comme celui de tous les ambitieux, était le bien public ;
et bientôt, accompagné de Norfolck, Salisbury et Warwick, il se présente à la
tête de plus de 3.000 hommes ; il entre à Saint-Alban de vive force,
Sommerset est tué dans la lutte, et le roi, tombé au pouvoir de ses
adversaires, est forcé de sanctionner leurs volontés. Henri pardonne donc ces
actes de révolte et de violence, le 18 juillet 1455. Le 12 novembre suivant
Richard d'Yorck ouvre le parlement et reprend bientôt le titre de protecteur
; alors le gouvernement ne fut que le triumvirat de Richard, Salisbury et
Warwick. Enfin, le 25 février 1458, le roi se rendit au parlement, et la charge
de protecteur fut formellement révoquée par acte du pouvoir législatif. Mais
pendant ces continuelles agitations Marguerite voyait se former l'orage
auquel il lui faudrait tenir tête. « Cette dame, dit Commines, eût mieux fait
beaucoup de faire office de juge et de médiateur entre les parties que de
dire : je soutiendrai cette part. » Cette remarque prouve que l'on ne savait
pas toujours en France ce qui se passait à l'étranger. La reine avait fait
tout ce qu'elle pouvait pour rapprocher les partis : celui qu'elle soutenait
était universellement estimé pour être le meilleur, et prévalut à la fin.
Voyant la faiblesse de son mari, elle cherche par des concessions à calmer
les Yorckistes et elle en réunit les chefs à Londres. Henri VI est reconnu
par tous, du moins en apparence, dans l'église de Saint-Paul 1e25 mars I 45Z.
La pacification fut publiée et célébrée par une procession solennelle. Mais
dans une querelle de valets le comte de Warwick ayant couru quelque danger,
pour cela comme pour les attaques de Thomas Percy contre les Yorckistes, on
s'en prit à la reine. Salisbury arrive bientôt avec des forces. Marguerite
charge le baron d'Audley de l'arrêter, et même de le combattre. Quoique le
plus fort, le baron fut battu à Borcheath. Les deux partis rose blanche
d'Yorck et rose rouge de Lancastre armèrent de toutes parts, et le duc
Richard ne dissimula plus ses prétentions. Les
deux armées se rencontrent à Ludlow. Grâce aux vieilles troupes de France,
restées fidèles au roi, les triumvirs sont dispersés en Irlande, à Jersey et
à Calais. Ils sont déclarés traîtres et incapables de succéder jusqu'à la
quatrième génération. Mais ils s'entendent toujours ; ils s'emparent de la
mer, et surprennent à Sandwich le comte de Montfort. Sûrs de la coopération
de la province de Kent, ils concentrent leurs forces. Bientôt, à la tète
d'une armée, ils sont reçus avec acclamation à Londres, et le comte de
Candale avec ses troupes royales en fut repoussé. Cette
préférence des magistrats et des gens de Londres pour les Yorckistes était de
bien mauvais présage. A cette nouvelle, la reine réunit une armée ; part de
Chester avec le roi, les sires de Sommerset, de Buckingham, de Shrewsbury, de
Beaumont et de Clifford. Richard d'Yorck et Warwick laissent à Londres
Salisbury et Cobham, et marchent avec 25.000 hommes contre les troupes royales.
La bataille fut livrée à Northampton, le 19 juillet 1460, et l'on y combattit
cinq heures avec acharnement. La reine la perdit, et 10.000 hommes y
périrent. Buckingham, Shrewsbury, Beaumont et Clifford y furent tués : le roi
fut pris. La reine avec son fils et Sommerset se sauvèrent. Elle alla au nord
vers Durham, et de là en Écosse. Le duc
d'Yorck entra donc triomphant à Londres, l'épée à la main. Il alla droit à
Westminster et au parlement ; et malgré les représentations de l'archevêque
de Cantorbéry, il s'assit à la place destinée au roi. Personne n'osa
répliquer à son discours, mais quand il fallut voter les voix se trouvèrent
partagées. Enfin l'acte qui obtint la majorité portait qu'Henri VI resterait
roi sa vie durant, qu'après lui la couronne passerait à la maison d'Yorck, et
qu'en attendant Richard serait protecteur du royaume. Marguerite
grandit dans les épreuves. On la voit égale en courage aux plus grands
hommes. Elle songe à former une armée pour voler au secours de son mari. «
Elle veut le délivrer[3] ou perdre la vie. » Cinq mois
après sa défaite, malgré l'attitude du légat du pape, qui s'était prononcé
pour le parti d'Yorck, elle paraît dans les provinces du nord avec une armée
qui grossit à vue d'œil. Elle veut surtout faire casser l'arrêt du parlement. Richard
d'Yorck, rendu présomptueux par le succès, commande à Warwick et à Norfolck
d'empêcher la reine de s'échapper. Il donne ordre à Édouard, son fils aîné,
de le suivre avec des troupes, et accompagné de son second fils, le comte de
Rutland, il s'en va avec cinq ou six mille hommes au château de Sawdall. La
reine arriva à Wakefield plus tôt qu'il ne pensait. Il néglige d'attendre son
fils, et va se ranger dans la plaine avec ses troupes trop peu nombreuses. En
une demi-heure il est enveloppé et mis en déroute. Le comte de Rutland, jeune
enfant de douze ans, fut pris ; et comme il demandait la vie à genoux, le
comte de Clifford lui plongea son glaive dans le sein ; puis ce barbare,
voyant le duc d'Yorck étendu mort, lui coupa la tête et alla la présenter à
la reine. Salisbury, beau-frère du duc d'Yorck, et tous ceux qui furent pris,
eurent la tête tranchée. Ces têtes furent plantées sur les murs d'Yorck, et
pour distinguer celle de Richard, on lui mit une couronne de carton. La reine
n'eut donc pas la force d'empêcher ou du moins de désapprouver ces horreurs
qui lui attireront un jour de funestes représailles. Édouard,
comte de la Marche, approchait. Marguerite le fait attaquer par les sires de
Pernbrock et de Wiltshire. Ils furent battus près d'Hereford. On ne fit nulle
grâce aux prisonniers. La reine marche vers Londres, où on la craignait plus
qu'on ne l'aimait ; Warwick et Norfolk sortent avec ce qu'ils peuvent réunir
de soldats et d'hommes de bonne volonté. Le 15 février ils sont battus à Barnads-Heath,
près Saint-Alban. Ainsi Marguerite victorieuse délivre son mari, niais elle
dut s'apercevoir que sa cause n'était pas populaire au peuple de Londres.
Pour cette raison, sans doute, au lieu d'attendre le comte de la Marche dans
la capitale, elle retourna dans le nord où elle trouvait de sincères
dévouements. Elle demandait inutilement de l'argent à Charles VII. De son
côté Édouard revient à Londres où il est reçu en triomphe. Il s'y montre avec
le manteau de saint Édouard et le sceptre royal, mais il y avait là un nœud
que l'épée devait trancher. Aussi arme-t-on de part et d'autre. Au
printemps Edouard marche vers le sud et les deux armées sont bientôt en
présence. Le cruel Clifford commande l'avant-garde de la reine et débute par
surprendre lord Fitzwater dans le château de Ferbrick : surpris lui-même près
de Castleford par Falcombridge, chef de l'avant-garde des Yorckistes, il y
est tué le 21 mars. Le lendemain, jour des Rameaux, la rencontre à Townton
fut terrible. L'ordre d'Édouard était de ne point faire de prisonniers. La
lutte fut acharnée et dura depuis neuf heures du matin jusqu'à la nuit. Les
comtes de Northumberland et de Westmorland, les lords de Beaumont, d'Acres,
Grey, Wels et autres principaux officiers d'Henri ayant été tués, les
Lancastriens lâchèrent pied, laissant, dit-on, 36.000 hommes sur la place.
Édouard, victorieux, retourne à Londres et y réunit le parlement qui
désormais sera le docile instrument du vainqueur, il fait casser tous les
actes votés contre la maison d'Yorck et il est couronné roi d'Angleterre le
20 juin 1461. De son côté Marguerite s'était sauvée en Écosse avec son époux,
et Charles VII mourant n'accorda rien à ses sollicitations. Bien
que le roi Louis XI eût aimé à soutenir la maison d'Anjou en Angleterre et en
Italie, il ne donne que de faibles secours d'hommes et d'argent à la reine
Marguerite et n'appuie que par la diplomatie les droits de Jean de Calabre
sur le royaume de Naples. En Italie, la France possédait Savone, où le sire
de Laval, forcé d'abandonner Gènes, s'était retiré avec sa garnison
française. Louis XI, pour récompenser cette ville de sa fidélité, lui accorda
toutes sortes de privilèges. On sait qu'en dépit des prétentions de la
famille d'Orléans, le roi avait renouvelé son alliance avec François Sforza,
duc de Milan. Louis, de son côté, est informé par son ambassadeur de Milan de
tout ce qui se passe en Italie. Le diplomate français lui mande, le 41
novembre, que le duc est très-malade, que dans l'état où en sont les choses
il ne tiendrait qu'au roi d'exercer en Italie une très-grande influence ; il
lui montre tous les États secondaires de la péninsule disposés à recevoir son
alliance et même à la solliciter. Plus tard encore, le 28 février, il
représente au roi que, s'il lui plaît, il peut être en Italie l'arbitre des
plus grands intérêts et des graves questions qu'on y agite. Louis
XI ne se laisse point séduire par ces lointaines perspectives. Ne voulant
point être détourné de son but, il lui suffit de donner appui à son cousin
Jean de Lorraine, fils de René, en lui assurant la protection du saint-père.
Jean de Calabre, duc de Bar et de Lorraine, était l'homme le plus capable de
relever en Italie la bannière d'Anjou ; il avait le droit polir lui. En 4458,
Alphonse, roi d'Aragon, de Naples et de Sicile, qui avait prévalu sur le roi
René, étant mort, instituant par testament pour son successeur Ferdinand, son
fils naturel, le parti aragonais l'avait reconnu, malgré l'opposition du pape
Calixte III. Jean de
Calabre réunit autour de lui les seigneurs des diverses contrées de l'Italie,
Jean Antoine des Ursins, prince de Tarente, les comtes de Centilia, de
Campo-Basso, et beaucoup d'autres ; le parti angevin, encore nombreux,
l'appelait. Encouragé par son père qui lui envoie quelques vaisseaux des
ports de Provence, il s'embarque à Gênes, le 4 octobre 1459 avec quelques
forces et beaucoup d'espérances et va débarquer à l'embouchure du Gariliano
et du Vulturne. De là il marche vers Sessa ; cette ville lui ouvre ses portes
; plusieurs autres suivent cet exemple et des provinces entières s'arment
pour sa cause. Le 7 juillet 1460 il rencontre son compétiteur à Sarno, lui
livre une sanglante bataille et remporte un tel succès que Ferdinand,
assure-t-on, eut de la peine à revenir à Naples avec une centaine de
cavaliers. Le 27 du même mois son lieutenant Piccinino gagnait une nouvelle
victoire à San-Fabiano sur Frédéric, fils de Ferdinand. Comment Jean de
Calabre n'alla-t-il pas immédiatement à Naples ? On croit qu'il en fut
détourné par les conseils du duc de Tarente, qui aurait été touché des larmes
de sa sœur, épouse du roi d'Aragon. Par
cette double défaite Ferdinand se vit réduit à une telle détresse, qu'on vit
Isabelle, son épouse, quêter la bourse à la main, de maison en maison. Les
circonstances lui ménageaient un secours plus efficace : Pie II, qui venait
de succéder à Calixte ne devait pas suivre la même politique que son
prédécesseur. Il se préoccupa tout d'abord de l'abolition de la pragmatique,
qui lui semblait incompatible avec les droits de la papauté, et pour ce motif
il sut dissimuler ses prédilections pour la maison d'Aragon. On croit même
que, le dauphin étant encore à Genappe, il employa auprès de lui la sagacité
de son légat Jean Joffredi pour le disposer à entrer dans cette voie. Quand
Louis XI fut à Tours, on reprit le projet d'abolition. Pie II, en déléguant
Joffredi en France pour cette mission délicate, eut soin de lui faire
entendre que, s'il réussissait, le chapeau de cardinal serait sa récompense.
Né en Franche-Comté, cet homme habile passa d'abbé de Luxeuil évêque d'Arras
en 1460, quoiqu'il eût un Montmorency pour compétiteur. Par son savoir et son
génie il réparait ce qui lui manquait du côté de la naissance. C'est lui qui
représentait le pape au sacre de Louis XI, et l'on ne doit pas s'étonner s'il
sut plaire à l'un et à l'autre. Le
principal avantage de la pragmatique était de soumettre en France les actes
pontificaux à l'approbation du roi et de rendre aux églises les élections
ecclésiastiques, alors que Rome imposait souvent des titulaires étrangers ou
provisoires aux bénéfices devenus vacants. D1ais, par suite des sympathies
mutuelles de l'aristocratie et du clergé, les élections étaient pour les
grands un moyen d'influence et ainsi un péril de plus pour la royauté. Le roi
se prépara donc à sacrifier la pragmatique, dont on n'obtenait pas ce que
l'on avait cru devoir espérer, puisque le nombre des abbayes et des évêchés
en commende et d'autres abus encore continuaient à se multiplier. D'ailleurs
avec un pape tel qu'Æneas Silvius, tel du moins qu'on croyait le connaître,
Louis XI pouvait espérer de s'entendre aisément sur le choix des prélats et
des plus notables bénéficiers. Toutefois
ces illusions durent se dissiper quand on fit attention au texte de la bulle
contre les appels au futur concile intitulée Exsecrabilis, au langage
tenu à Rome contre la pragmatique, « et aux réponses fort sèches faites
par le saint-père dans le concile de Mantoue[4] aux ambassadeurs de Charles VII
et du roi René. » Cependant Louis XI croyait, et on le lui avait donné à
entendre, que par cette concession il obtiendrait aisément du pape
l'investiture de Naples pour Jean de Calabre. C'est
au mois d'octobre 1464 que cette affaire commença à être sérieusement traitée
par lettres mutuelles et par conférences avec le légat. Louis demandait que
l'investiture papale fût d'abord donnée, assurant que l'abolition suivrait : « Non,
dit le saint-père ; car de cette façon l'abolition semblerait avoir été
donnée au prix de l'investiture, et le roi perdrait le mérite de
l'initiative. » Joffredi, qui s'était insinué dans la confiance du roi,
appuya cette pensée de tout son pouvoir, et Louis XI consentit enfin à
accorder l'abolition demandée. Au lieu d'être soupçonneux, il finit donc par
être confiant à l'excès. Le roi
avait certainement dit à Joffredi qu'il comptait en retour sur la protection
du saint-père en faveur de la maison d'Anjou, ce qui n'empêcha pas le prélat
d'écrire au pape pour le flatter que l'abolition allait être donnée sans
condition. Voici en quels termes, :et en un latin meilleur qu'on ne le
faisait alors, Joffredi rend compte au pape de cette concession : Dei
perfecta sunt opera. Hoc die, decreto publico, adstante frequentia magna
nobilium optimus el, plus quam humanœ votes possent exprimere, religiosus
Dominus noster rex pragmaticam sanctionem stirpitus sustulil, abrogapit et
eliminavit tuxque liberx potestati, qualem ante pragmaticam habebat
apostolica sedes auctoritatem sine pacto, sine conditione, scilicet
ecclesiarum dispositionem causarum que cognitionem tibi restituit. «
L'œuvre de Dieu s'est accomplie. Aujourd'hui, par édit public, en présence
d'une nombreuse assistance de noblesse, notre seigneur, roi excellent et plus
pieux que le langage humain ne saurait l'exprimer, a abrogé et radicalement
détruit et anéanti la pragmatique sanction, et a rendu à votre libre pouvoir,
sans condition aucune, toute l'autorité qu'il avait avant la pragmatique,
c'est-à-dire la disposition des sièges et la connaissance des causes
ecclésiastiques. » Aucune
condition, en effet, n'était ni ne pouvait être explicitement marquée ; mais
on se demande comment Louis XI avait pu croire aux bonnes dispositions du
saint-père pour la maison d'Anjou, alors que par une bulle de 1460 il
supprimait l'ordre du Croissant, institué depuis douze ans par le roi René ? Sitôt
que le pape reçut cette nouvelle tant désirée, sans même en attendre la
notification officielle, il écrit au roi le 26 octobre pour l'en féliciter : « Béni
soit Dieu, dit-il, qui a été le gardien de votre personne, qui vous a
conservé afin que vous puissiez rendre à la sainte Église romaine sa liberté.
Le grand Constantin, les deux Théodose, Charlemagne, plusieurs de vos
ancêtres se sont acquis une gloire immortelle pour avoir rendu à l'Église,
leur mère, l'honneur qui lui est si légitimement dû. Parce que vous marchez
sur leurs traces, nous vous aimons de tout notre cœur ; nous vous
complimentons, et la postérité a parlera de vous. Avoir spontanément pris la
résolution d'anéantir la pragmatique c'est ce qu'il y a de plus beau, c'est
un effet de votre prudence qui fait voir que vous êtes un grand roi, et que
vous vous gouvernez par vous-même. Ce qui est juste et honnête ne se persuade
pas aisément à une multitude souvent agitée de diverses passions ; mais la
lumière jaillit plus pure et plus vive du milieu d'un petit nombre de
personnes choisies. Ce sont là les conseils dont parle l'Écriture. Il faut a
peser les voix plutôt que les compter. Il vous a suffi de savoir que la
pragmatique déplaisait à Dieu, pour la bannir de vos États et ne pas souffrir
qu'on mette en question cette bonne résolution. Avoir une volonté si ferme,
c'est être roi, et même grand roi. On n'a que du mépris pour ceux qui se
laissent gouverner et ne voient rien par eux-mêmes. Nous approuvons donc et
nous louons cette résolution d'abolir la pragmatique, et nous vous exhortons
à l'exécuter sans retard. On ne doit pas remettre au lendemain le bien qu'on
peut faire le jour même, et Dieu aime celui qui donne de bon cœur... Si les
prélats et les universités de votre royaume veulent quelque chose de nous,
c'est à vous qu'ils doivent s'adresser ; par vous seul ils pourront
l'obtenir. » Vient
ensuite le conseil de porter secours à la reine de Chypre, dont les États
sont envahis par le soudan d'Égypte. Il voit avec douleur le Turc, passé en
Europe, menaçant toute la chrétienté ; il entend les cris des chrétiens
d'Asie et de Grèce, qui souffrent et réclament assistance ; il voit le
tombeau de Jésus-Christ possédé par des hordes sauvages. Le roi de France
seul peut porter remède à de si grands fléaux, et s'entendre à cet effet avec
les rois ses voisins. Il l'invite donc à se faire le défenseur de la croix. « Puisque
Dieu a tant fait pour vous, dit-il en finissant, faites a donc quelque chose
pour lui. » A ces touchantes exhortations le pape ajouta le don d'une épée
bénite de sa main ; quatre vers latins invitant le roi à combattre les Turcs
accompagnaient ce présent. Le roi
répondit au pape, le 27 novembre, une lettre pleine de soumission : « Persuadé,
dit-il, que Dieu gouverne tout, il veut suivre ses avis en toute chose,
surtout pour les affaires ecclésiastiques, et écouter sa voix qui est celle
du véritable pasteur. Il accorde donc la suppression de la pragmatique, bien
que faite après mitre délibération depuis un assez grand nombre d'années.
Nous voulons bien, ajoute-t-il, nous acquitter ainsi de nos promesses,
d'autant mieux que nous reconnaissons que c'est Dieu qui nous a placé sur le
trône, Dieu qui protège ce florissant royaume. » Le texte latin de cette
lettre dit, il est vrai : « Usez comme vous voudrez de votre pouvoir en
notre royaume[5]. » Cela ne s'entend
évidemment que de l'autorité spirituelle : c'était la formule obligée du
temps. Il admet que la pragmatique avait été faite à une époque de schisme et
de sédition, qu'elle tend à affaiblir l'autorité des lois et surtout celle du
Saint-Siège. « Il ne dissimule pas que de doctes personnes lui ont fait
des remontrances fort sérieuses sur cette suppression ; mais il le reconnaît
pour le pasteur du troupeau du Seigneur : il abroge donc la pragmatique dans
le royaume et dans le Dauphiné ; et il lui restitue l'autorité qu'ont eue
Martin V et Eugène IV, sûr d'obtenir ce qu'il lui demandera pour le repos de
son royaume et de l'Église. » On voit ainsi une condition de réciprocité
très-délicatement exprimée. Cette lettre fut précieusement gardée dans les
archives romaines, si bien que le 10 décembre 1512, sous le pontificat de
Jules II, on en fit solennellement lecture dans la quatrième session du
concile de Latran. De son
côté, l'évêque d'Arras ne manqua pas demander à Sa Sainteté des nouvelles de
France. Il l'informe du prochain départ d'une ambassade pour Rome. Il sait
que plusieurs évêques en feront partie ; que le seigneur d'Amboise la
présidera, ainsi que Jean de Beauvau, évêque d'Angers, particulièrement
chargé des intérêts de la maison d'Anjou ; qu'ils auront mission, selon leurs
instructions, de débattre certains points qui étaient à régler ; que René
d'Anjou venait d'écrire une lettre fort vive pour se plaindre de la
protection donnée par le saint-père à Ferdinand, et que le roi en était
vivement impressionné. Il ajoutait qu'il serait difficile de repousser les
Angevins d'Italie et de conserver les avantages obtenus en France. Le roi,
espérant toujours voir quelque preuve de la protection de Pie II en faveur de
Jean de Calabre, persévéra quelques mois dans son projet d'abolition, et même
de Tours il envoya le 11 janvier, au parlement de Toulouse, l'ordre
d'exécuter cette nouvelle loi. Mais le pape ne donna point cette investiture
tant souhaitée ; toutes ses sympathies étaient pour Ferdinand d'Aragon, et il
ne dissimula plus. Le
parlement de Paris, on le conçoit, refusa d'enregistrer les lettres
d'abolition. La conduite politique suivie en Italie par le saint-père, si
contraire aux intérêts français, ne faisait qu'appuyer l'opposition des
magistrats. Il fut fait à cet égard de longues remontrances, que l'on
attribue à Jean Rely. « Si on en croit les parlementaires[6], Louis XI demanda lui-même des
remontrances sur les inconvénients de l'abolition. » Elles portent
quatre-vingt-neuf articles, qui ne furent enregistrés que vers le mois de
mars, et prouvent la haute sagesse de la cour. « La pragmatique[7] ne continua pas moins d'être
observée. Quelques complaisances momentanées des princes pour les papes
n'empêchèrent pas qu'elle ne fût regardée comme une loi de l'Église et de
l'État. » Ainsi
en réalité elle ne fut pas abolie, et Louis XI lui-même continua de
l'observer. Le pape, qui rétracta par une bulle en 1463, adressée au recteur
et à l'université de Cologne, ce qu'il avait pensé et écrit sur le concile de
Bâle, ne pouvait nullement se plaindre que le roi eût changé d'avis. Tandis
que, d'une part, la politique romaine calme de son mieux les craintes que le
duc de Milan lui manifeste ; de l'autre le marquis de Ferrare, dévoué au roi,
cherchait à s'entendre avec les Vénitiens et travaillait à former une ligue.
qui pût tenir tête à celle de Rome. « Si le roi, écrivait le marquis,
faisait passer quelques troupes à Asti et à Savone, alors Malatesta et les
nobles du parti angevin se déclareraient. » On savait aussi que le pape avait
demandé 40.000 écus à emprunter aux marchands de Florence, et cette nouvelle
décida le roi à écrire à la chancellerie romaine une lettre acérée. Après
tant d'affaires souvent épineuses, où se révélaient déjà les difficultés de
l'avenir, Louis XI se dirigea vers la Bretagne et s'en fut en pèlerinage à
Saint-Sauveur de Redon. Outre le motif de sa piété pour ce sanctuaire, on a
cru que son but était aussi de connaître les forces de la Bretagne. Parmi
ceux qui l'accompagnaient on cite le comte de Dunois, le sire de Montauban et
aussi Louis d'Amboise, vicomte de Thouars, le dernier de la branche aînée de
cette grande famille. Il allait en Bretagne revoir sa tille Françoise,
duchesse douairière et veuve de Pierre II. Dans
chaque province il y avait ainsi plusieurs grandes maisons qui tenaient le
premier rang de l'aristocratie. Elles réunissaient souvent l'ancienneté
traditionnelle à l'étendue de leurs domaines. Tels étaient en Poitou les la
Trémoille, portés d'abord au pouvoir par le connétable de Richemont, puis ses
rivaux, la famille de Gilles de Laval, maréchal de Raiz, qui périt brûlé par
justice, ce qui prouve qu'un grand nom ne mettait pas à l'abri de toute
punition ; enfin la maison de Thouars, dite aussi d' Amboise. Là encore
apparurent deux hommes qui, en attendant Luther et Descartes, semblent venir
pour annoncer les réformes du XVIe siècle : Rabelais, le piquant frondeur de
Chinon, se fait remarquer dans un couvent de cordeliers de Fontenay-le-Comte,
et Guillaume Villon, poète sans retenue, protégé de Jean de Bourbon, élabore
déjà ses rimes informes dans un cloître de Saint-Maixent. Louis
d'Amboise, vicomte de Thouars, prince de Talmont, comte de Benaon, seigneur
de Mauléon, de Montrichard et de l'île de Ré, avait passé par une longue
suite de vicissitudes. Sous le règne précédent il avait été, par arrêt, privé
de ses biens et de sa liberté comme partisan des Anglais et surtout comme
ennemi de la Trémoille. Grâce à l'entremise de la reine Marie d'Anjou,
l'arrêt avait été annulé par le conseil du roi, comme mal fondé. Mais
ensuite, à cause du dérangement de ses affaires, et à la requête, dit-on, du
duc et de la duchesse de Bretagne, il fut interdit : et par provision, le
parlement lui défendit de disposer de ses biens sans le conseil de Robert
Siboust, président au parlement. Françoise, sa fille, était une femme pieuse
et charitable. Après la mort de son mari elle se consacra aux bonnes œuvres,
à la prière et à la méditation. Très-souvent on la vit soigner elle-même,
visiter, servir les pauvres et leur élever des hôpitaux. Son inclination
était pour les tilles de Sainte-Claire ; mais la faiblesse de sa santé ne se
conciliant point avec leurs austérités, elle appela auprès d'elle des sœurs
carmélites de Liège, leur fit bâtir un couvent et prit leur règle. Malgré ces
habitudes, qui annonçaient peu de goût pour le mariage, il paraît que le père
de François, ainsi que le roi, désiraient la décider à épouser un des princes
de Savoie, frère de la reine Charlotte. Françoise
rendit hommage à Louis XI en présence du duc de Bretagne pour sa terre de
Benaon, mais, malgré toutes les instances qu'on put faire, elle déclara
qu'elle ne se remarierait point. Le vicomte avait eu encore deux autres
filles : Peronnelle, qui fut mariée à Guillaume d'Harcourt, comte de
Tancarville, et Marguerite, épouse de Louis Pr, seigneur de la Trémoille,
fils de Georges. Le
vicomte, assure-t-on, mécontent de Marguerite et de son gendre, voulait
léguer toute sa fortune à Françoise, et pour cette raison désirait la voir
mariée. Il parait même qu'à Nantes, avec les deux oncles de Françoise, les
seigneurs de Montauban et de Beaubois, le père forma un projet d'enlèvement,
et que le duc de Bretagne y mit obstacle. Rien, absolument rien ne prouve que
le roi ait pris part à ce dessein. On ne voit même pas quel intérêt direct il
eût eu dans cette affaire. La première mention de cette allégation
calomnieuse est venue du biographe infidèle de Françoise. « D'ailleurs[8] aucune des démarches du roi,
même u les moins répréhensibles, n'était favorablement interprétée. » Si
Louis XI tomba plus d'une fois dans le défaut des aliénations reprochées à
ses successeurs, il réserva toujours la souveraineté et les droits royaux. Il
avait cependant en vue l'unité française, et pour cela il aima les annexions.
Il convoita donc les domaines de cette maison de Thouars, qui s'éteignait. Le
vicomte parut disposé à la cession de ses terres au roi. Le procès
d'interdiction fut évoqué devant le conseil, et sa sentence du 5 septembre
1461 cassa la décision provisionnelle du parlement. Le vicomte, alors rentré
dans ses droits, produisit un acte du 26 janvier 4.464 par lequel il cède
toutes ses terres au roi, moyennant la conservation de la jouissance sa vie
durant et 100.000 écus, dont il ne reçut qu'une partie. Suivant
le déplorable usage des princes de ce temps, Louis marie alors sa fille Anne,
qui n'avait qu'un an, avec Nicolas de Lorraine, fils de Jean de Calabre, âgé
de treize ans. Il témoignait là encore de son amitié pour la maison d'Anjou,
alors si éprouvée. Il paya une bonne partie de la dot de 100.000 écus, mais
le mariage ne se fit point. Pendant ce temps la cour de Bourgogne avait aussi ses épreuves. Le duc tomba gravement malade à Bruxelles. La duchesse, humiliée des inconstances de son époux, s'était retirée dans un couvent de Saint-François, qu'elle avait fondé dans la forêt de Nieppe. Elle en revint promptement à la nouvelle de la maladie du duc Philippe. Son fils accourut aussi du Quesnoy. Grâce à leurs soins il se remit, mais sa convalescence fut longue. Quelques mois après, en juillet, un varlet du comte de Charollais, appelé Coustain, conspira et voulut empoisonner son maitre. Un nommé Dini ou Osmy, son complice, qui avait été chercher le poison en Italie et n'avait point reçu la récompense promise, le dénonça. Coustain, convaincu par ses propres aveux, fut écartelé, et son complice eut la tête tranchée. |